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RENÉ CLAIR : le poète de Paris
René Clair a donné au cinéma quelques chefs-d’œuvre inoubliables, réussissant ainsi à décrire, à travers ses narrations visuelles, l’esprit de toute une époque.
Quand René Clair réalisa en 1930 Sous les toits de Paris, son premier film parlant, il jouissait déjà d’une notoriété internationale grâce à ses films muets Entr’acte (1924) et Un Chapeau de paille d’Italie (1927). Celui qu’on avait appelé « le plus français des metteurs en scène » s’engagea dans l’aventure du parlant sans beaucoup d’enthousiasme, voire avec une certaine réticence. Il se demandait à cette époque « si la voix n’enlevait pas à l’image plus d’expression qu’elle n’en pouvait ajouter ». Tout en comprenant qu’il ne pouvait plus ignorer l’inéluctable triomphe du parlant, il resta cependant toujours convaincu que « le cinéma muet avait encore beaucoup à dire ».
Avec l’avènement de la technique nouvelle, René Clair dut donc se plier aux exigences du marché, mais il s’efforça de maintenir. la parole, dans ses premiers films parlants, au second plan. A l’exception de brefs moments de dialogue, ses films se présentaient comme « presque muets ». « J’évitais intentionnellement le dialogue – devait dire René Clair – parce qu’il aurait dû être une conquête du cinéma muet, c’est-à-dire qu’il aurait dû être exprimé essentiellement par l’image, avec la parole utilisée comme « élément en réserve » pour abréger des temps trop longs de narration visuelle. »
Cela ne signifie pas que René Clair n’ait pas su s’adapter aux temps nouveaux. Au contraire, il fut un expérimentateur de « sons ». Sous l’angle de la recherche, son film Sous les toits de Paris est exemplaire : il suffit de rappeler la scène de la rixe dont le fond sonore est constitué par le bruit de ferraille d’un train et par le sifflement de la locomotive, qu’il ne nous montre pas mais qu’il suggère par un simple panache de fumée, ou bien la séquence finale où toute la fébrile activité d’un quartier de Paris nous est rendue par les bruits assourdis qui montent de la rue et mieux, sans doute, que n’aurait pu le faire l’image.
VAUDEVILLE, MÉLO ET RÉALISME
Dans son film suivant, Le Million (1931), René Clair expérimenta, à partir de chansons, les possibilités que la musique offrait au cinéma. Le ressort de l’intrigue est assez semblable à celui d’Un Chapeau de paille d’Italie : alors que dans ce film c’était la recherche d’un chapeau qui servait de fil conducteur au récit, dans Le Million c’est celle d’un veston contenant un billet gagnant de la Loterie qui sert de catalyseur à l’action frénétique qui caractérise le style du cinéaste. Nous retrouvons dans ce film une des constantes de l’univers particulier de René Clair : la reconstitution du monde quotidien des petites gens, évocation nostalgique de ses années de jeunesse passées dans le quartier populaire et animé des Halles.
Cette œuvre fut suivie par A nous la liberté (1931), un film réalisé dans les studios d’Épinay-sur-Seine pour la Tobis, et qui se singularise, dès les séquences initiales, par l’absence de tout dialogue et par l’utilisation de la musique. La trame du récit repose sur l’amitié (autre thème récurrent chez Clair) entre deux détenus, Louis et Émile, qui réussissent à s’évader ; pour le premier, la liberté l’entraîne dans une course au succès, tandis que c’est l’amour qui domine chez le second. Après diverses péripéties, les deux amis se retrouvent : Louis est devenu le patron d’une fabrique de phonographes et Emile est un de ses employés. Louis abandonne alors son entreprise et décide de voyager librement de par le monde avec son ami. A propos de ce film, René Clair déclara : « C’était l’époque où je me sentais proche de l’extrême-gauche et où je voulais combattre la machine chaque fois qu’elle rend l’homme esclave au lieu de contribuer à son bonheur. Aujourd’hui je crois m’être trompé en utilisant la formule de l’opérette, mais à l’époque je pensais que le chant ferait accepter, plus facilement que le style réaliste, le caractère satirique de l’histoire. »
En 1936, la Tobis, directement contrôlée par Goebbels, chercha à traîner Charles Chaplin en justice, l’accusant d’avoir plagié A nous la liberté dans son film Modern Times (Les Temps modernes, 1936). C’est René Clair lui-même qui mit fin au différend juridique en déclarant : « Nous avons tous une dette envers cet homme que j’admire, dit-il. S’il était vrai qu’il s’est inspiré de mon film, ce serait pour moi un grand honneur. »
Dans le film suivant, 14 Juillet (1932), René Clair eut recours à des moyens stylistiques plus traditionnels pour raconter l’histoire mélancolique de l’amour d’un chauffeur de taxi pour une fleuriste, mais son inspiration poétique réapparut, peut-être à son sommet, dans des séquences restées fameuses, comme celles du baiser sous la pluie ou de la rencontre entre l’auto et la carriole à fleurs, qui provoquera la réconciliation des deux amoureux.
Les premiers pas de René Clair sur le terrain du cinéma parlant renvoient constamment à son expérience précédente du muet ; son style narratif, riche de traits satiriques, de brio et de mouvement, savait tirer le meilleur parti des décors de Lazare Meerson, reconstitutions poétiques d’un Paris gai et populaire avec ses bars, ses mansardes et ses commerces qu’il emplissait de voix et de tous les bruits des rues peuplées de petites gens.
En 1934, René Clair travailla pour la Pathé-Natan, firme française qui produisit Le Dernier Milliardaire. Le film fut un échec si cuisant qu’il hypothéqua gravement l’avenir de René Clair en France. Il décida donc d’émigrer en Angleterre. Voici en quels termes il évoque l’affaire : « La Tobis n’était pas d’accord sur le scénario, centré sur un dictateur imaginaire. Ayant reçu une offre de la Pathé, j’abandonnai la Tobis qui, vu l’insuccès du film, fit preuve d’un certain flair en refusant de le financer… Ce n’était pas un bon film. C’était en outre un film à caractère politique, et à l’époque Hitler et Mussolini détenaient le pouvoir en Allemagne et en Italie. A Paris, les opinions étaient très partagées : les organisations de droite s’opposaient à tout ce qui n’était pas de leur bord, pensez donc si elles étaient contentes qu’on ridiculisât la dictature… Nombreux étaient ceux qui souhaitaient la même chose pour la France, si bien que le film suscita non seulement une violente campagne de presse, mais aussi des bagarres dans les salles. »
SOUS LES TOITS DE LONDRES
« Jusqu’alors j’avais volé de succès en succès, mais ce brutal fiasco m’enleva de nombreuses sympathies, si bien qu’il me fallut penser à changer d’air. » En Grande-Bretagne, Alexander Korda avait acquis les droits de Sir Tristan Goes West d’Eric Keown, l’histoire d’un fantôme qui doit traverser l’Atlantique pour suivre son château démonté pierre par pierre et transféré d’Ecosse en Amérique. Cette intrigue plut tellement à René Clair qu’il demanda au metteur en scène et producteur hongrois de lui céder les droits, mais Korda lui répondit : « Si tu veux faire ce film viens chez moi et tourne-le pour ma maison de production.» Et c’est ainsi que Clair se rendit à Londres.
The Ghost Goes West (Fantôme à vendre, 1935), tourné pour la London Film, renouait avec la comédie légère, chère à Clair, dans un style fantastique rehaussé par le jeu brillant de Robert Donat dans le double rôle du propriétaire et du fantôme du manoir. Comme à l’habitude, le scénario fut écrit par René Clair lui-même : « Au début du parlant de très nombreux scénaristes pensaient que leur travail ne devait pas être revu et corrigé par le metteur en scène, lequel aurait dû se contenter d’être un directeur de scène comme au théâtre. En outre, les méthodes tyranniques des producteurs tendaient à scinder nettement ces rôles, de manière à contrôler chaque phase de fabrication. Ce n’est pas un hasard si les producteurs ne supportaient pas des personnes comme Chaplin et le sous-signé qui voulaient suivre le film dans ses différents moments. »
Toujours en Angleterre, René Clair tourna en 1937 Break the News (Fausses Nouvelles), autre suite burlesque d’épisodes hilarants, racontant la tentative de deux acteurs pour arriver au succès ; ce film bénéficia de l’interprétation de Jack Buchanan et de Maurice Chevalier. Il s’agissait d’une nouvelle version du film Le Mort en fuite, une production française de 1936 dont René Clair avait acquis les droits afin de la refaire à sa guise. Un peu plus tard, René Clair admit que le film était assez mince et sans grand intérêt.
UN PARISIEN EN AMÉRIQUE
Après ce film, René Clair se consacra à divers projets, qui ne purent aboutir, comme Wonder Hero, Voyage surprise, Rue de la gaîté, Air pur, et décida de gagner les Etats-Unis et de s’établir à Hollywood, rejoignant ainsi d’autres Français qui avaient fui l’Europe en guerre. Le premier film de sa période américaine fut The Flame of New Orleans (La Belle Ensorceleuse, 1941), une comédie brillante dont Clair ne fut pourtant pas très satisfait.
« J’aurais voulu tourner un film avec Deanna Durbin, expliqua le cinéaste, une fille que j’admirais beaucoup. Mais Deanna était sous contrat avec Universal, qui me répondit que l’actrice avait bien d’autres films au programme. Ils me proposèrent un film avec Marlene Dietrich, que j’estimais fort peu, mais telles étaient les lois de Hollywood. Le résultat ne fut pas heureux. »
Par la suite, Clair remplaça Hitchcock dans un épisode de Forever and a Day (Et la vie recommence, 1943), un film de propagande pour la Croix-Rouge interprété par des acteurs anglais réfugiés à Hollywood : « Le film ne m’intéressait pas beaucoup… J’étais considéré comme anglais parce que j’avais vécu en Grande-Bretagne… Ce fut la seule fois où je dus diriger des scènes qui n’avaient pas été écrites par moi. » Il faut rappeler à ce sujet que le nom de René Clair n’est pas mentionné dans le scénario de certains de ses films tournés en Grande-Bretagne et à Hollywood, bien que, comme à son habitude, il ait travaillé en étroite collaboration avec les scénaristes.
Un peu plus tard, le metteur en scène eut l’occasion de revenir à sa vieille passion pour la féerie et le fantastique, qui avaient marqué ses premiers films muets, de Paris qui dort (1923) au Voyage imaginaire (1925). L’occasion lui fut offerte par Ma femme est une sorcière (I Married a Witch, 1942), une comédie d’inspiration vaudevillesque, reposant sur des quiproquos et des actions parallèles, où la magie, la fantaisie et la réalité se rejoignent pour former une frénétique farandole.
Le film, tourné avec les gros capitaux de la Paramount en trente-trois jours seulement, mit en vedette une petite star blonde, alors tout à fait inconnue, qui s’appelait Veronica Lake. Son interprétation pleine de charme, aux côtés de Fredric March, contribua pour beaucoup au succès du film et donna un coup de pouce décisif à la carrière de l’actrice.
Le goût de Clair pour le bizarre et le fantastique trouva aussi à s’exprimer dans It Happened Tomorrow (C’est arrivé demain, 1944), histoire d’un reporter, Larry Stevens, qui parvient à lire les journaux du lendemain. Pour Clair, ces films – ainsi qu’il l’affirma lui-même étaient un moyen d’échapper à la volonté de réalisme qui dominait alors le cinéma américain, vers lequel il ne se sentait pas du tout attiré. Le succès rencontré par I Married a Witch l’aida à se libérer des lourdes contraintes auxquelles le système mis en place par les « majors » compagnies de Hollywood soumettait les metteurs en scène.
Après avoir écarté plusieurs propositions pour la réalisation de films de guerre, Clair acquit les droits cinématographiques d’un célèbre roman policier d’Agatha Christie, Dix Petits Nègres, Le film fut produit par Clair lui-même avec la firme 20th Century- Fox et obtint un grand succès, confirmant ainsi celui de l’adaptation théâtrale de cet ouvrage. La rédaction du scénario de And Then There Were None (Dix Petits Indiens, 1945), œuvre de René Clair et de Dudley Nichols (qui avait déjà collaboré avec le cinéaste pour It Happened Tomorrow), présenta certaines difficultés car, comme le remarqua Clair, « durant le tournage certains défauts du roman apparurent… Quand on le lit, un roman policier semble convaincant. Mais lorsqu’on l’adapte à l’écran, lequel réclame une logique plus serrée qu’un roman, on découvre des faiblesses… certaines parties doivent être refaites. Même cet écrivain très intelligent avait commis des erreurs. »
LE RETOUR EN FRANCE
And Then There Were None fut le dernier film réalisé par René Clair en Amérique. En 1945, après plus de cinq ans d' »exil volontaire », René Clair retrouvait Paris. Très ému à la vue de sa terre natale, il décrivit ainsi ces retrouvailles : « Je fus attristé des changements que j’y trouvai, j’avais perdu une partie de la vie de mon pays et de Paris, je m’étais retrouvé bien loin durant l’occupation nazie et j’avais l’impression d’être un étranger. » Cet état d’âme influença incontestablement la nouvelle production de Clair. Son style et sa technique n’avaient rien perdu de leur capacité créative d’images poétiques, mais trahissaient un esprit moins acéré dans la satire.
Le silence est d’or (1947), qui rappelle jusque dans son titre la position de Clair par rapport au cinéma parlant, donne l’impression, en racontant l’histoire nostalgique d’un metteur en scène du muet au début du siècle, que l’auteur est en train de faire son autobiographie et qu’il tente de se copier lui-même. L’histoire d’amour conventionnelle que Madeleine et Jacques, dirigés par Émile, jouent dans le cadre des décors de carton-pâte des studios Fortuna, se traduisant peu à peu en réalité, marque le retour de Clair à son style d’antan et, surtout, au Paris de sa jeunesse.
Deux années plus tard commençait une fructueuse collaboration avec Gérard Philipe, l’acteur qui allait devenir au cours des années 50 une des plus grandes vedettes françaises. René Clair lui confia le rôle principal dans La Beauté du diable (1949) : « Quand je commençai à m’intéresser à la légende de Faust qui est à la base de La Beauté du diable, je pensai immédiatement à Gérard Philipe, que je ne connaissais pas encore personnellement. A partir de ce moment, je me mis à rechercher des idées et des scénarios adaptés à cet acteur, avec lequel j’entendais tourner d’autres films. »
Cette œuvre fut suivie par Les Belles de nuit (1952) et Les Grandes Manœuvres (1955) ; dans le premier film, Gérard Philipe y confirme toutes ses qualités de comédien dans un rôle où l’intensité de la vie onirique prend le pas sur la réalité ; dans le second, les aventures amoureuses du jeune lieutenant de dragons Armand de Verne, par ailleurs incorrigible Don Juan, également interprété par Gérard Philipe, servent de trame à « une comédie des erreurs » très raffinée. Ce fut, comme le signala Sadoul, le « seul film d’amour » de Clair. li valut à son auteur de recevoir le Prix Louis-Delluc pour l’année 1955.
En 1957, René Clair traita à nouveau un thème qui lui était cher, celui de l’amitié, dans Porte des Lilas, interprété par Pierre Brasseur. Ce film est considéré comme le plus amer de toute la carrière du cinéaste.
Tiré du roman de René Fallet La Grande Ceinture, le sujet fut signalé à René Clair par Brasseur lui-même : « Je trouvai ce sujet très à mon goût et ce fut Brasseur qui fit tout pour que le film fût réalisé. J’écrivis le scénario et souvent je le cite comme exemple pour montrer qu’au fond il est plus facile de mettre en scène un sujet réaliste ou dramatique qu’une comédie. La preuve en fut donnée par le temps de préparation : j’eus besoin d’un mois pour ce scénario, alors que pour Les Belles de nuit, qui réclamait des trouvailles originales, il ne m’en fallut pas moins de huit. »
UN ÉPILOGUE MORAL
En 1960, Clair fut le premier représentant du septième art à être honoré du titre d’académicien français. La même année, il dirigea l’épisode Le Mariage du film à sketches La Française et l’amour, brève description de la vie conjugale d’une Française en 1962, avec Blasetti, Berlanga et Bromberger, il participe à un autre film de ce type, Les Quatre Vérités, avec Les Deux Pigeons, adaptation d’une fable de La Fontaine. L’avant-dernier long métrage de Clair, Tout l’or du monde, qui date de 1961, est une parabole sur le pouvoir de l’argent à travers l’opposition entre un monde paysan et la civilisation technologique, avec un Bourvil assez mal employé.
« Le film, comme le rappela René Clair lui-même, s’inspirait d’un événement réel. Qui avait raison et qui avait tort ? Ceux qui, séduits par l’argent, acceptaient de vendre le terrain, ou bien le seul paysan qui préférait passer le reste de sa vie parmi ses pommiers et ses puits ? Je ne sais pas. Je n’ai pas l’habitude de donner des jugements tranchés et je ne crois pas que chaque aventure ou chaque récit doive avoir nécessairement une morale. »
Affirmation contredite par le dernier film de René Clair, Les Fêtes galantes (1966), une production franco-roumaine, tournée en Roumanie et interprétée par Jean-Pierre Cassel. En fait, le cinéaste réalisait là un vieux projet qui lui tenait particulièrement à cœur : une satire contre l’inutilité de la guerre. Avec cette histoire se déroulant au XVIIe siècle (et écrite par René Clair), le réalisateur, dans une veine tragi-comique, dénonçait la guerre qui se fait toujours aux dépens des plus humbles, c’est-à-dire aux dépens de ce petit peuple que René Clair s’était plu à montrer dans ses reconstitutions parisiennes et pour lequel il éprouvait une grande tendresse. Le film fut un fiasco commercial.
Clair se retira alors du cinéma pour se consacrer totalement à son activité d’écrivain. Peut-être sa véritable passion, qu’il avait en quelque sorte trahie au profit de la caméra.
A VOIR ÉGALEMENT
LE MILLION – René Clair (1931)
Généralement considéré comme le chef-d’ œuvre de René Clair, Le Million est le résultat d’une fusion particulièrement heureuse entre la tradition du vaudeville et les expériences d’avant-garde. Dans la structure circulaire de la course poursuite, classique chez René Clair, le texte sert de support aux gags, aux digressions, au dénouement d’actions indépendantes ; ainsi, par de nombreux aspects, ce film se rattache à Un chapeau de paille d’Italie (1927). Lire la suite…
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