"Le privilège du cinématographe, c'est qu'il permet à un grand nombre de personnes de rêver ensemble le même rêve."(J.Cocteau)
duminică, 14 februarie 2021
David Fincher / Archives
Un seul être vous Mank…
Published on 2 décembre 2020
Et le cinéma est dépeuplé. Manipulation hasardeuse d’une citation connue, mais vous m’accorderez l’acrobatie stylistique pour le propos. Car il faut bien le dire, David Fincher nous a MANKé (promis on arrête les jeux de mots nuls ici) depuis Gone Girl. Le septième art n’est jamais trop pareil sans lui, c’est pourquoi l’arrivée de ce nouveau film sur Netflix (hélas, diront celles et ceux qui – à raison – auraient voulu en profiter en salles) tombe à point nommé. Mais si le film ne sort que maintenant, il faut remonter plusieurs décennies dans le temps pour en comprendre les origines.
Genèse du projet
Car le nouveau projet du réalisateur de génie, qui a su s’installer à Hollywood après avoir révolutionné les terres des clippers aux côtés de Madonna (l’une devant la caméra, l’autre derrière, les deux sous les draps), a beau arriver sur Netflix en décembre de l’année 2020, il remonte à loin. Très loin. Je dis ça pour qu’on se sente bien vieux en lisant l’article. C’est au début des années 90 que Jack Fincher, le paternel autrefois journaliste (rédacteur en chef de Life Magazine) et encore cinéphile absolu devant l’éternel, se retrouve à la retraite. Il s’était essayé à l’écriture de scénarii avant, comme en témoigne son fils dans divers entretiens (celui de Première est *chef’s kiss*), faisant naître en David un immense respect pour la profession ainsi qu’une conviction inébranlable : ne jamais devenir scénariste, c’est bien trop infernal. (le rédacteur de Cinématraque tape ces lignes en versant quelques larmes, lui-même atteint de ce mal terrible et incurable).
Ensemble donc, peu après le tournage d’Alien 3, Jack et David décident de s’attaquer à Citizen Kane. D’abord parce que c’était le plus grand film de tous les temps selon le père (et beaucoup d’autres, on va pas se mentir), mais aussi parce que le fils s’était intéressé à l’essai Raising Kane de Pauline Kael (considérée à juste titre comme une des plus grandes critiques cinéma de la brève histoire du septième art), qui avait déclenché les passions dans le tout Hollywood puisqu’il remettait en cause la paternité de l’œuvre. Le sujet est parfait : le réalisateur David Fincher se lance donc dans un projet avec le scénariste et paternel Jack Fincher, qui va mettre en lumière une plume de l’ombre et déboulonner la statue de l’icône Orson Welles.
Pourquoi alors faut-il attendre 30 ans voir le projet enfin aboutir ? Toujours dans Première, le fils explique que son père et lui se sont renvoyés la balle pendant des années à faire évoluer le scénario, qui ressemblait d’abord à un pamphlet dénonçant tout ce que peuvent vivre les scénaristes dans l’industrie, avant d’aboutir sur un vrai personnage autour de la figure mélancolique d’Herman Mankiewicz. Le projet a failli voir le jour en 1997 puis est tombé à l’eau. Quand enfin David Fincher réussit à obtenir de Netflix de le produire, fort du succès retentissant de ses différents projets pour la plate-forme de streaming, Jack Fincher a déjà passé l’arme à gauche depuis longtemps. Un pari étonnant et totalement paradoxal puisque le réalisateur s’assure la sortie la plus démocratique de sa carrière – Netflix ayant envahi tous les foyers de la planète – pour son film le plus opaque, exigeant, et sans doute personnel.
Amanda Seyfried impériale en Marion Davies, rivalisant d’esprit et de mélancolie avec le Mank de Oldman.
Cinéma exigeant
Car si Fincher se targue d’avoir créé une œuvre qui ne soit pas réellement un biopic ni même son point de vue authentique sur l’affaire Welles/Mank (le cinéma l’intéresse, pas la déclaration d’intention), force est de constater que Mank s’apprécie certainement en ayant connaissance du contexte qui entoure son histoire. Cela veut dire être familier de Citizen Kane et de Welles, mais aussi du système hollywoodien de l’âge d’or, de la personnalité publique et politique de Louis B. Mayer lorsqu’il était à la tête de la MGM, de la figure emblématique de William Hearst, inspiration prétendue mais toujours démentie pour le Kane du film, et de sa maîtresse Marion Davies…
Au fond, pourquoi Fincher ne pourrait-il pas se permettre cette exigence ? Après tout ce qu’il a accompli en 30 ans, il semble lâcher les rênes et s’être autorisé une œuvre qui ne recule devant aucune complexité. Surtout, l’univers dans lequel il inscrit ce scénariste qui demande qu’on l’appelle simplement « Mank » sert à sublimer ce qui restera sûrement comme un des plus beaux personnages de cinéma de sa filmographie. Gary Oldman, impérial, conte toute l’aigreur d’un homme qui a toujours su qu’il était plus intelligent que les autres, et qui a accepté de « servir le mal » en passant de la scène théâtrale de New York aux backlots mafieux du grand air californien. Son spleen, son alcoolisme et son humour sardonique en font une grande figure romantique comme on a peu l’occasion de voir chez Fincher. Un héros de la désillusion du 19ème siècle perdu dans un 20ème encore plus noir que le précédent.
Rétablir la vérité ?
C’est aussi en cela que Mank s’inscrit dans un contexte extrêmement précis : il faut comprendre pourquoi Herman J. Mankiewicz, scénariste à une époque où le métier était encore plus mercenarisé qu’aujourd’hui, se fichait complètement d’être crédité pour son travail. Contrairement à certains de ses camarades dans le film, il n’est pas du tout impliqué dans la Writer’s Guild qui vient de naître ; il se contente de flotter d’un lieu à l’autre, lançant une idée géniale ici (le monochrome du Kansas VS les couleurs du pays d’Oz, c’est lui) puis partant se bourrer la gueule là.
Et surtout, il faut comprendre pourquoi cela a changé avec Citizen Kane. Pourquoi soudain, le scénariste dandy se prend l’envie d’être reconnu pour son travail ? A titre personnel, David Fincher a un avis relativement tranché sur la question de la pérennité de Citizen Kane : il trouve qu’on fait encore trop mousser le jeune et présomptueux Orson Welles et que les autres acteurs (au sens d’agissants) autour du film méritent d’être reconnus aussi. Tout simplement parce qu’en tant qu’artisan et amoureux de son métier, Fincher n’aime pas voler le spotlight de ses camarades de jeu.
Mais il serait trompeur de penser que le réalisateur entreprend alors de redonner à César ce qui appartiendrait à César. Pour lui seule la vérité du cinéma compte, et ici elle n’est autre que celle d’un homme. Herman J. Mankiewicz, qui face à la folie du monde se découvre enfin le courage d’écrire le vrai. Voilà pourquoi le scénariste veut soudain être reconnu pour son travail : il a écrit quelque chose en quoi il croît.
Putain de merde, le cinéma.
Cinéphilie oui, mais cinéphilie politique
Cette vérité qui frappe Herman dans le film, c’est celle d’une responsabilité morale de l’art face au réel. C’est ici que Mank atteint son sommet, puisqu’en mettant son esthétique au service du passé hollywoodien, David Fincher discourt – comme toujours – sur notre époque. A cet égard, le cinéaste n’a sans doute jamais été aussi frontal qu’ici dans l’expression de sa cinéphilie. Pas seulement dans le portrait qu’il fait du grand Hollywood sulfureux, mais aussi et surtout dans la manière qu’il a de s’emparer d’une imagerie et d’une dynamique tout à fait particulière. Si les emprunts à Citizen Kane sont nombreux et évidents, on ne peut passer sous silence l’influence évidente du All About Eve de Joseph L. Mankiewicz, frère de Herman (qui apparaît aussi dans le film), accessoirement un des plus grands réalisateurs et scénaristes de l’histoire. Revoyez le film, le personnage de Lloyd Richards est beaucoup trop proche du « Mank » de Gary Oldman pour que cela soit un accident.
Formellement aussi, Fincher sait employer l’incroyable directeur de la photo Erik Messerschmidt (Mindhunter, Legion, Fargo…) pour capturer l’essence d’un Hollywood plus proche du mausolée que d’un Walt Disney Studios, et l’ancrer dans son style inimitable qui va vers la recherche d’une efficacité absolue. On retiendra à ce sujet plusieurs sommets de maîtrise qui prennent place dans la demeure du grand magnat William Hearst interprété par Charles Dance dans le film : deux scènes de réunions mondaines. La première pose les liens entre l’industrie du divertissement et les sphères politiques, en laissant une dizaine de personnages échanger et passer des sujets les plus triviaux (ce qu’il y a de bien au cinéma en ce moment) aux plus graves (Hitler est au pouvoir, les Allemands mettent les juifs dans des camps) sans sourciller. La seconde est un monologue de Herman J. Mankiewicz qui refuse enfin le rôle qu’il est donné lui-même : le bouffon du roi.
C’est dans le fond et dans les zones d’ombres de son noir et blanc que Mank dissimule une trame politique extrêmement sévère et moderne ; lorsque MGM et Louis B. Mayer se mêlent des élections afin d’empêcher l’avènement du progressisme en Californie et préserver le status quo. Lorsque le cinéma s’empare des codes de l’information pour les piller et se faire passer pour le réel, il devient l’ancêtre terrible et trop actuel des fakes news… Le cœur du film est ici, car c’est là que celui du protagoniste se brise.
Comment alors se venger de la fiction qui se fait passer pour du réel ? Fincher donne la réponse en un film : s’emparer du réel et la faire passer pour fiction. C’est tout ce que raconte le plan final : un cinéma qui même lorsqu’il fait semblant de parler de lui, ne parle que de nous. Oui, c’est indéniable : il nous avait manqué.
Mank, réalisé par David Fincher et écrit par Jack Fincher, avec Gary Oldman, Amanda Seyfried, Charles Dance, Lily Collins. Sortie sur Netflix le 4 décembre
Dans ce film qui jette un point de vue caustique sur le Hollywood des années 30, le scénariste Herman J. Mankiewicz (Gary Oldman), alcoolique invétéré au regard acerbe, tente de boucler à temps le script de Citizen Kane d’Orson Welles (Tom Burke).
Six ans après Gone Girl, c’est sur Netflix que David Fincher a choisi de présenter Mank, son nouveau long-métrage. Un choix qui avait de quoi laisser perplexe au départ, compte tenu notamment de l’amour du réalisateur pour le grand écran, mais qui prend finalement tout son sens à la vision du film. Une œuvre aussi singulière et complexe, de surcroît en noir et blanc, avait effectivement peu de chance de séduire les grands studios de cinéma.
Au-delà de sa forme atypique, c’est néanmoins surtout le fond qui passionne ici. A travers cet épisode d’écriture du scénario de Citizen Kane, le long-métrage propose en effet une histoire dense, abordant une multitude de thématiques telles que l’industrie cinématographique des années 30, bien sûr, mais aussi la politique, l’intégrité, les remords ou encore la puissance idéologique de l’art (qui peut aussi se transformer en propagande). Une richesse de sujets qui rend le film extrêmement complexe à appréhender, et qui le place donc par la même occasion parmi les œuvres à visionner plusieurs fois pour en saisir réellement toutes les subtilités. Construit sur deux lignes temporelles qui semblent régulièrement se répondre (celle du présent où l’on suit Mankiewicz élaborer le fameux scénario, et celle du passé où l’on découvre son évolution tumultueuse dans le milieu hollywoodien), le récit puise notamment sa force dans la qualité de ses dialogues, chacune des interventions des personnages faisant mouche pendant plus de 2 heures.
Formidablement mis en scène, Mank dévoile, scène après scène, une galerie de personnages tous plus charismatiques les uns que les autres, de laquelle émerge magnifiquement l’anti-héros interprété par Gary Oldman. A nouveau sensationnel dans la peau de ce scénariste désabusé et cynique, l’acteur britannique livre en effet une partition sans la moindre fausse note, évitant de sombrer dans le cabotinage grotesque qu’un personnage constamment imbibé d’alcool comme celui-là pouvait engendrer. Au contraire, le comédien fait montre d’une belle nuance de jeu, lui permettant de retranscrire, outre l’humour grinçant, toute la tendresse et la sensibilité du célèbre scénariste. A ses côtés, difficile d’extraire une performance plutôt qu’une autre tant l’ensemble du casting s’avère convaincant. On appréciera toutefois la malice du personnage incarné par Amanda Seyfried, dont les interactions avec Mank sont assez savoureuses, ainsi que la jolie dévotion de Tuppence Middleton, parfaite en épouse aimante et dévouée. Malgré le relatif retrait de son personnage, que l’on imagine au départ seulement dans l’ombre de son mari, ses échanges avec lui sont parmi les plus délicats du film.
Pour son premier film en six ans, David Fincher livre donc, avec Mank, un biopic dramatique extrêmement dense, aussi complexe que singulier. A travers l’histoire de l’écriture du script de Citizen Kane par Herman J. Mankiewicz (dit Mank), scénariste cynique très porté sur la boisson, le réalisateur propose un point de vue caustique sur le Hollywood des années 30. Emmené par un Gary Oldman étourdissant dans la peau de cet anti-héros, le film vaut autant pour sa plastique remarquable que pour la richesse de son propos. Une petite pépite !
David Fincher, né le 28 août 1962 à Denver (Colorado)
Impair.
5.5 Avec Mank (son premier film depuis Gone girl) Fincher entreprend de raconter une partie de l’histoire d’Herman Mankiewicz, celle qui le relie à Citizen Kane, dont il participa à la genèse puisqu’il fut coscénariste.
L’ambition première c’est de faire un film à la Citizen Kane. C’est mon premier problème : Je ne dois pas être assez fan du film de Welles pour apprécier vraiment celui de Fincher. Pire, j’ai la désagréable sensation de voir un film uniquement fait pour les initiés, incapable d’intéresser le spectateur néophyte, ni pour le cinéma des années 30, ni pour les histoires qui se déroulent en coulisse – ici la collaboration tumultueuse entre Mankiewicz et Welles, mais aussi celle avec Louis B. Mayer, ainsi que l’évolution d’Hollywood et l’ébullition politique.
Mon autre problème concerne la construction et l’écriture, tant Mank me semble pas hyper digeste. Outre les incessants va-et-vient, la somme conséquente de personnages, le peu de romanesque, je ne ressens rien devant Mank, rien.
Autre chose : J’ai le sentiment que le film me vend un scénario ou plutôt de l’intérêt pour les scénarios, les scénaristes, créant une plus nette identification à Mankiewicz qu’à Welles. Très bien. Mais hormis les lignes de scénario en début de scène, j’y vois que de la contradiction, de l’obsession formelle, un fétichisme pas franchement passionnant : Du travail de post-prod qui tente constamment de récréer le cachet pellicule avec le numérique, de viser Welles plutôt que Mankiewicz, en somme.
Dernier gros problème, qui découle peut-être de l’imposant projet (adapter le scénario de son père, Jack Fincher) je ne retrouve pas tellement Fincher là-dedans, ni par ce noir et blanc trop lisse, ni par l’émotion, ni par son ambiance sonore : Aucune utilité de prendre Trent Reznor & Atticus Ross, franchement. Ceci étant, c’est un film courageux, j’admire le geste, mais j’y suis resté complètement en retrait.
5.0 Je ne l’avais jamais revu, contrairement aux autres films de Fincher. C’est mineur (pour du Fincher) mais ça fonctionne bien, la mécanique est huilée, les rebondissements copieux et bien disséminés, le scénario de David Koepp efficace, et la demeure (ainsi que sa chambre de survie) est un personnage à part entière. Quant aux caractérisations des personnages, si elles sont un brin outrancières et fonctionnelles (la claustrophobie de la mère, le diabète insulino-dépendant de sa fille) elles participent aux diverses montées d’angoisse. Jodie Foster & Kristen Stewart y sont par ailleurs très investies. Chez les cambrioleurs aussi, il s’agit de faire entrer trois types très différents : Un bon (Forrest Whitaker), une brute (Dwight Yoakam) et un truand (Jared Leto). Un peu schématique mais imparable.
J’ai toutefois un gros problème avec l’utilisation du numérique là-dedans. Il semble qu’il ait révolutionné l’industrie, qu’il ait été prévisualisé en 3D avant même son tournage, permettant de faire naître une caméra omnisciente et des plans impossibles, d’une pièce à l’autre, d’un étage à l’autre, à travers le plancher ou des objets, serrures ou anse de cafetière. C’est sans doute techniquement révolutionnaire mais ça n’apporte pas grand-chose en terme d’ambiance, au contraire ça crée une certaine distance, moi ça me sort complètement du film en tout cas. Disons que ce thriller en huis-clos serait plus fort, à mon avis, si l’image était plus cheap, plus sale, mais c’est sans doute à cause de mon amour des survivals un peu dégueu, ou de mon admiration pour la morosité pluvieuse de Seven.
7.5 Il y a encore quelques jours je n’aurais pas cru pouvoir un jour être bouleversé par un film de Nolan et relativement déçu par un Fincher. Pourtant c’est le cas. Alors c’est un peu dur car j’ai trouvé Gone girl absolument brillant, efficace et passionnant sur l’instant, une séance comme je les aime, que l’on ne voit pas passer. J’ai simplement peur qu’il ne m’en reste vite plus grand chose. On verra. Là, dans l’immédiat, le film me plait. Mais ça me semble tout de même à des années lumières de ses récents précédents films – Hors Benjamin Button.
Un plan de Seven pourrait à lui seul résumer la démarche de Gone Girl, celui de ces lignes à haute tension, qui saturent le cadre autant qu’elles convoquent une multitude de possibles. Une voiture au loin, minuscule, y sillonnait cette profusion d’axe provoquant à la fois angoisse de l’indécision et fascination pour sa résolution. L’espace infini et menaçant était balayé d’un revers par une longue séquence dans cette voiture qui parvenait elle aussi à multiplier les sources d’angoisse. Dedans autant que dehors, rien de rassurant. On pourrait faire ce parallèle avec toute la filmographie de Fincher, cela dit.
Si au premier abord, Gone girl semble être un croisement entre Passion de Brian de Palma et Apparences de Robert Zemeckis, il ne s’en démarque que dans le dérèglement imposé par un récit transgressif, cynique, évolutif, d’un apparent statisme déconcertant. C’est à la fois un exercice de style triturant les bases du thriller domestique autant qu’un pur film d’épouvante sans qu’il ne choisisse véritablement de creuser le terreau hitchcockien ou s’aventurer sur les traces ésotériques d’un Lynch. A ne pas choisir, délibérément, le film surprend. Et son refus du climax accentue cette dimension angoissante. A tel point que ce détachement froid l’empêche aussi d’atteindre la grandeur de certains de ses précédents films.
Fincher réinvestit donc un genre qui l’a fait naître et qu’il a d’emblée trituré (Seven) peu avant de le faire éclater (Panic room) puis de le broyer (Fight club) pour le souiller encore aujourd’hui selon une construction qui ne ressemble à rien de déjà vu et un récit absolument déroutant sans cesse en mutation. Le film se rie d’une société renfermée sur l’obsession de ce qu’elle renvoie, d’un modèle bourgeois polaire, famélique, jusqu’à y trucider violemment, dans une séquence magistrale, un golden boy inoffensif, pure figuration et objet de transition pulvérisé qui serait de l’autre côté dans un livre d’Ellis.
Reste que Gone girl s’avère complètement prisonnier de son processus de désincarnation extrême, si bien que nous même nous désagrégeons à mesure qu’il s’engouffre dans cette glaciation sans fin. Cela est bien entendu renforcé par des jeux caricaturaux entre le regard de pierre d’une – excellente, au demeurant – Rosamund Pike en poupée de cire (Amazing Amy) que via un Ben Affleck rasoir qui n’a guère besoin de forcer son jeu amorphe habituel. C’est une grisaille – sublimes premiers plans – qui contamine absolument tout, jusqu’au plaisir diffus qu’on parvient pourtant à prendre, au détour d’une bourrasque de sucre qui remplace ce que l’on pensait être un doux manteau neigeux ou d’une composition de Reznor aussi riche que minimaliste qui fait grimper le désarroi.
La dernière partie du film aurait été parfaite si le couple, une fois réuni, avaient amorcé un vrai nouveau départ, amoral, improbable, d’admiration mutuelle, mué par la transcendance du mensonge et du danger. Ou s’il avait délibérément sombré dans une folie furieuse. Au lieu de ça il s’embourbe dans une pseudo haine sourde tout en faux-semblant, prête à éclater mais que l’on ne verra pas éclater. Après une si cotonneuse déroute le film aurait pourtant bien mérité de basculer dans la farce ou le pur film de genre.
9.0 A l’instar du JFK de Stone, Zodiac fait partie de ces œuvres qu’il faudrait revoir régulièrement, mettons tous les deux ans, pour constater qu’elle est, au-delà du renouvellement qu’elle impose au genre et la richesse de son récit, un miroir de nos propres sensibilités. Revoir Zodiac c’est revoir chaque fois un film différent. C’est se focaliser sur des éléments qui passaient au second plan la fois précédente. Choisir le mouvement ou la parole ou la reconstitution ou la fausse piste ou l’aliénation ou l’image ou le rythme. Il faudrait écrire des lignes sur chacune de ces composantes. Et voir à quel point c’est un film inépuisable.
La revoyure de Zodiac arrive à poing nommé dans mon envie de polar, enquête et buddy movie en tout genre juste après avoir revu un autre Fincher, Seven, mais surtout après l’électrochoc que constituèrent les huit épisodes de True Detective. Une belle histoire de polars parfaits, tout ça, en fin de compte. De trucs déments que l’on continuera de voir et de revoir indéfiniment. Qui traverseront j’en suis sûr le temps avec élégance.
J’ai d’abord reçu – la toute première fois – Zodiac en tant que monstre de documentation méticuleuse. Cette richesse m’avait impressionné mais aussi tenu à l’écart. C’est sa dimension aliénataire qui m’avait terrassé la deuxième fois. Ou l’impression de voir des hommes tomber devant la fascination éprouvée pour ce tueur aux lettres et aux symboles. Tomber physiquement, lamentablement, comme c’est le cas du personnage campé par Robert Downey Jr., qui sombre dans l’alcool et la folie. Ou tomber à petit feu, mentalement, se faire engloutir pour le personnage joué par Jack Gyllenhaal.
Aujourd’hui c’est l’obsession de Fincher pour mettre en scène la parole que je trouve hallucinant. Rien d’étonnant puisque je redécouvre son œuvre et l’appréhende entièrement de ce point de vue fondamental là. Ou comment ici tenir un film de près de trois heures sans jamais ou presque cesser le dialogue. Tout en restant limpide et passionnant.
C’est en fait un film d’une grande noirceur mais il est néanmoins habité d’une certaine humeur joviale par instants, arborant çà et là quelques saillies comiques, mais il ne donne pas le temps de rire ni parfois de comprendre qu’il était drôle ou détaché, tout se succédant et se superposant à une vitesse effrénée, indécente. C’est comme les fausses pistes qui le construisent, utilisées pour nous donner l’impression d’être parfois sur le bon fil avant de le détruire plus tard d’un coup de hache. L’une des pistes finales en est l’exemple le plus représentatif, puisqu’elle couvre une majeure partie de l’enquête parallèle de Graysmith et est évincée sans cérémonie. Le film ose cela, sans se défiler, de bâtir du solide et tout anéantir dans une cave – une séquence particulièrement éprouvante, par ailleurs.
Il y a peu de cinéastes capables de faire trois chefs d’œuvre en l’espace de cinq ans. Fincher fait dorénavant partie de ceux-là. C’est sa trilogie de l’incommunicabilité à lui. Même s’il fait ça depuis le début on sent dans ces trois films le besoin d’en faire une thématique à part entière. Robert Graysmith, Mark Zuckerberg, Lisbeth Salander. Trois personnages isolés aux similitudes confondantes. Véritables autistes et génies passionnés, en décalage total d’avec un monde qui les rejette, dans lequel ils n’ont en tout cas pas la place qu’ils souhaitent acquérir.
Le film fascine dans son processus de dédoublement et d’effacement, comme s’il voulait aligner sa respiration sur les conséquences de l’enquête. Perdre ses enquêteurs autant que perdre son spectateur. Il est à ce titre curieux de voir des personnages disparaître soudainement, comme Paul Avery qui noie son échec dans l’alcool, sur un vieux rafiot épave, hors du monde. Il pourrait être celui qui relance l’enquête, un moment donné, on se dit que c’est un personnage qui sert de relais, mais pas du tout. Une fois évincé, il ne servira vraiment plus à rien. Pas aux recherches de Graysmith tout du moins. Chez les flics c’est la même chose, ou presque. Si l’un d’eux disparaît à mi film ce n’est pas non plus pour nous orienter vers un banal duo Flic/journaliste que l’on attend (On attend impatiemment la vraie rencontre entre Graysmith/Gillenhaal et Toschi/Ruffalo) mais il n’aura qu’à peine lieu, maquillé. Quand on les sent se rapprocher David Toschi finit par se retirer de l’enquête. Toutes les attentes sont systématiquement déjouées. Ce ne sera plus qu’un duo à distance, téléphonique, codé, sans aucun affect. Le film est d’ailleurs très déceptif dans ses conclusions, au contraire des Fincher d’antan (Le twist de Fight club en est la plus fidèle illustration).
Le film impose un rythme et une tension hors du commun durant 2h40, et tout cela par le dialogue, généralement. Et puis il y a quelques scènes extérieures, d’une force rare. Celle du lac, avec le couple ligoté puis massacré au couteau. Scène impressionnante. Celle du taxi, en plein carrefour, de nuit, avec la caméra qui remonte peu à peu, venant capter l’appel de détresse de personnes âgées en train de voir exactement ce que l’on est en train de voir. Une autre scène en voiture, avec un bébé sur la banquette arrière cette fois. Et il y a les vingt dernières minutes du film que je trouve absolument extraordinaires. C’est la dynamique que Fincher a réussi à insuffler (par la musique, les mentions géographiques et temporelles, le mouvement permanent de ses personnages) qui est passionnante. On ne s’ennuie pas une seule seconde et pourtant on en comprend pas toujours tout tant ça va vite.
Les trois derniers films de David Fincher pourraient donc se décliner selon une trilogie, celle de la solitude, irrémédiable. Trois grands films sur l’autisme. Avec en son sein, un personnage génie au centre qui réussit en s’alliant à un tiers avant de sombrer dans sa solitude. La réussite a son revers. L’issue amoureuse pointe chaque fois mais se fait échec inéluctable chaque fois davantage. Graysmith délaisse sa famille mais les retrouvera dans le carton final, sans célébration. Zuckerberg se fait jeter par sa petite amie d’entrée de film et attend un clic d’acceptation à la fin. Lisbeth s’amourache de son binôme provisoire, mais le découvrant aux bras d’une autre lors de l’épilogue, s’engouffrera seule sur sa moto, dans la pénombre.
8.5 A l’époque, le cinéma de Fincher était un peu contaminé par cet effet de mode qui nourrissait tous les petits thrillers 90’s sophistiqués, dans sa construction, sa dynamique et son goût pour le twist. Il y insufflait pourtant un peu de sa personnalité. Seven reste un excellent polar (Quand on dira des derniers Fincher qu’ils sont de grands films, tout court). Il y avait là quelque chose de différent. Rien de révolutionnaire ni transcendant, mais c’était au-dessus du lot. Car au-delà de cette transparence imposée par le genre, le cinéaste a quelques grandes idées qui marquent durablement. Qui ne font pas adaptation de bouquin, ce qu’il tend néanmoins à être sans sa globalité (or, plus du tout lorsqu’il adapte le best-seller suédois). Tout d’abord Seven n’échappe pas à la règle Fincherienne du film monochrome, quasi noir et blanc. C’est sombre, pluvieux, cloitré et crade. La subtilité de son cinéma n’est pas encore de mise mais l’ambiance est déjà forte.
Naviguant au gré des cadavres retrouvés, pour la plupart en décrépitude, le film est une succession de séquences fermées, où l’odeur pestilentielle transpire de l’image, cumulant pour les plus marquants : un obèse dans son vomi de spaghetti, un dealer dans un corps d’escarres, une prostituée mutilée de l’intérieur. Saw n’a vraiment rien inventé. Dans la succession, la répétition, le film est fort, sans concessions. Il est plus conventionnel lorsqu’il tente de construire du scénario. A l’image de ce flic au seuil de la retraite, vieux briscard dont c’est la dernière affaire, qui a tout affronté excepté ce qu’il s’apprête à voir. C’est du roman, du chouette polar certes, mais cinématographiquement c’est un peu engoncé, ça empêche le film d’être une expérience à part entière comme le fut début 2014 la série anthologique True détective.
Il y a déjà cette attirance pour le buddy movie, grossièrement parlant. Certes, détourné. Comme ce sera le cas aussi dans Zodiac. Tellement coupés du monde que l’un rythme son sommeil d’un métronome sur sa table de chevet, l’autre semble vivre dans un souterrain, soulevant sa tasse de café lorsque le métro s’en mêle. C’est une affaire d’unions lointaines. Celle de Mills et Somerset n’existe qu’une seule semaine, pour John Doe, uniquement pour lui, ce tueur sans nom. Quant à la femme de Mills, pétrie par les doutes, elle lui cache provisoirement qu’elle est enceinte, tout en se confiant rapidement au collègue de son homme. La fin à ce titre n’en est que plus tragique. Mais là encore c’est du roman. Du twist.
Seven est un film sans fenêtres. Où s’il en est sans horizons. La fin seulement, étrangement lumineuse, mais infiniment désertique, est cadrée et bouchée par les câbles et les pylônes d’une ligne à haute tension. Les rares issues sont systématiquement abolies. Le paradoxe qui habite le film est celui qui hantera toute sa filmographie, avec plus ou moins de subtilité : maîtriser les coutures de son sujet tout en le décousant de l’intérieur. Seven est en somme la naissance de ce procédé tant il ne semble d’apparence pas se démarquer de cette masse. C’est un cinéma maniériste qui se cherche. Une quête à la fois fascinante et maladroite. Fascinante parce que maladroite. On ne savait pas encore si Fincher serait davantage attiré par les gimmicks et les pirouettes ou par les formes et les ambiances.
Le 7 du titre original remplace le V comme la double parenthèse fermée s’offrait le scalp du O dans Nymph()maniac. Mais le 7 ici ne sépare rien sinon deux flics antipodiques paumés. Dérèglement jusqu’aux génériques, scarifié pour l’un sous les bruits de Nine Inch Nails, se déroulant à l’envers (de haut en bas) pour celui de fin. Le sept est partout. Les sept péchés, les sept jours pré-retraite de Somerset. Et les indices d’un meurtre à un autre s’agglutinent. C’est du gadget. C’est joli, ça brille, ça impressionne, c’est adolescent. Et puis il y a cette succession de tableaux macabres. Le métro. La pluie. Ces lignes à haute tension. Nine Inch Nails, encore, déjà. Mais supplanté par Howard Shore. Tout un symbole. Film à défaut mais brillant exercice de mise en place d’un cinéma bientôt hallucinant et infiniment plus passionnant.
9.0 J’ai beau aimer (modérément) la version suédoise qui fut la première adaptation des romans de Stieg Larsson, la version de Fincher lui est infiniment supérieure à bien des égards et le cinéaste confirme qu’il est un nom important du cinéma contemporain. Fincher qui adapte le best-seller des aventures de Lisbeth Salander, l’idée était réjouissante de la part du réalisateur de Zodiac et The social network, puisque finalement sur le papier, The girl with the dragon tattoo pourrait grossièrement dit être un mélange des deux : Une enquête sur une histoire de meurtres vieille d’un demi-siècle enrobée à la sauce Internet, le flux d’information jusqu’à saturation, la solitude et l’enfermement dans la quête, l’aliénation, au service d’une mise en scène effrénée sur un large récit liée à une lisibilité de point de vue totalement nouvelle bref autant de thèmes majeurs de l’œuvre Fincherienne.
The girl with the dragon tattoo est un film qui va à cent à l’heure. C’est un cinéma de l’anti-pose, pourtant un peu manipulateur (relents de Fight club, de The game), un peu fulgurant (Seven), un peu pyrotechnique (Alien 3), c’est un film qui combine un peu tout ça mais trouve inéluctablement sa maturité en Zodiac et The social network dont il semble être le mélange parfait. Il leur doit en tout cas plus qu’aux autres. A la donnée « vitesse » qui investit son cinéma depuis ses débuts, mais gagne en cohérence de film en film, s’est ajouté ce que l’on pourrait appeler un minimalisme contre la facilité, qui englobe tout le reste, et fascine tant. Fincher dépouille le roman et en fait un film de pure mise en scène, se délestant de son homologue suédois, fidèle adaptation dépourvue d’un grand intérêt cinématographique qui n’en restait pas moins efficace. Les exemples sont nombreux. Le premier, le plus important, c’est le lieu, cette Suède glaciale. Elle était impersonnelle chez Oplev, manquait tellement de corps que je ne me souviens de peu de scènes en extérieur. Chez Fincher c’est l’élément majeur, la neige, le froid, ce climat si pesant, tout est rendu magnifiquement par cette façon de s’accaparer l’espace, et pourtant ça n’a rien à voir avec la durée, on sait combien le cinéma de Fincher est accéléré, mais le lieu enrobe les personnages, apprivoise leurs déplacements et les enchaînements sont d’une lisibilité exemplaire. On sait où l’on se trouve à chaque début de séquence sans que l’on nous placarde le nom des lieux façon James Bond ou Jason Bourne. Fincher fait le pari de la différenciation cinématographique, de rendre aux lieux leur indépendance et ça fonctionne à merveille.
Aux mécanismes un peu caricaturaux et lourds du film suédois répond donc cette économie générale concentrée sur l’action, le mouvement, le déplacement. La colossale scène dans les souterrains de métro en est l’exemple parfait. Rappelons l’idée commune : Lisbeth est dans le métro et se fait voler son ordinateur portable. Dans l’un, elle rattrape son agresseur (ils sont d’ailleurs plusieurs), prend des coups et en donne, garde son pc et retourne au quai. Il fallait montrer une guerrière, une femme qui n’aimait pas les hommes, du sang, il fallait que ça cogne, ostensiblement. Dans l’autre, cette scène est magnifique de subtilité. Elle se fait voler son ordinateur, rattrape son agresseur (il est seul) et semble lui rende la monnaie de sa pièce dans un escalator, semble car nous ne discernons pas vraiment l’action tant elle est ultra rapide. Et surtout nous n’entendons rien hormis le brouhaha incessant des couloirs de métro qui masquent tout, cris comme coups de poings. La jeune femme redescend en toboggan sur la partie lisse de l’escalator et réussi à récupérer le métro dans lequel elle se trouvait. C’est une affaire de dix secondes mais ça suffit. Cette Lisbeth-là m’impressionne beaucoup plus que l’autre. Justement pas parce qu’elle met/prend des nions mais parce qu’elle se déplace comme personne, il y a un côté surhumain dans cette colère ça en devient fascinant. En parlant de cette colère le film ne tombe pas non plus dans le piège du mauvais goût pour éclaircir le passé de Lisbeth, aucun flash-back (alors que la version suédoise en était bondée, essentiellement cette scène de l’allumette qui réapparaissait régulièrement) ni aucune donnée extérieure. On apprendra qu’elle a tenté de tuer son père par ses propres mots à elle, lorsque Michael lui demande ce qui lui est arrivé. Fincher choisit donc délibérément cette relation et non l’aspect sensationnel de l’histoire et si l’on apprend une donnée précieuse c’est au détour d’un simple glissement comme celui-ci.
Ensuite, le film est une course, une quête, sur deux niveaux tout d’abord qui se fondent finalement en un seul. Les personnages veulent tout autant dans les deux films connaître la vérité, mais le spectateur n’éprouve pas ce sentiment. A mon sens le film suédois existe majoritairement pour son intrigue et cela même si les acteurs y étaient excellents, quand le film américain devient le thriller en état de grâce, de profusion d’idées, qui ne concentre pas son plus grand intérêt sur l’enquête mais sur ses personnages. C’est aussi pour cela qu’il est beaucoup plus touchant et qu’il choisit clairement de naviguer sur une voie plus romantique, le final étant similaire à celui de The social network. Le noyau est une fausse piste. Comme l’est chaque fois le cinéma de David Fincher. Raconter le développement de Facebook ou l’histoire de la famille Vanger servent de prétexte ou du moins l’intéresse moins que l’histoire de ses personnages, le mystère et la douleur qui les caractérisent, de façon à faire sourdre une envergure insoupçonnée. De la même manière il y a le choix de mettre en scène cette recherche éperdue d’informations, de vieilles photographies et de confronter tout ça à la technicité actuelle. Michael représente cette recherche old school (Lettres, albums photos) quand Lisbeth, hackeuse imbattable, incarne cette modernité numérique. La scène où toutes les photos récupérées par Michael s’animent à faire un film, selon un panorama simple, c’est presque du De Palma ou un clin d’œil au Blow up d’Antonioni, tant ce hors-champ manquant devient cette obsession. Ce hors-champ c’est Lisbeth qui le dégotera en constatant sur les photos prises, un autre appareil photo. Déjà les deux esprits se rencontrent. Que le film accouche sur une relation sexuelle, probablement plus compassionnelle que sexuelle, c’est aussi parce qu’au cœur même du film, en tant qu’enquête, les deux se complètent et se sauvent mutuellement la vie. Le manque se dédouble. L’image qu’ils convoitent tous deux à temps plein convoque une autre image, celle de l’amour, qu’ils n’arrivent à entrevoir, encore moins à perpétuer.
Auparavant, le rapport entre les deux personnages centraux, bien que relativement froid (Michael Blonqvist doit essuyer une condamnation carcérale, Lisbeth Salander est ce bloc de colère mystérieux au passé douloureux et secret) aura créé une intimité, une astreinte dans leurs recherches. C’est d’abord assez bouleversant sans l’être, c’est trop abstrait, et puis ce sont tous deux des bêtes de travail à tel point que l’on ne voit pas quel amour peut éclore de ça. Il y a pourtant quelque chose, aussi masqué soit-il, dans cette façon de le mettre en scène que je trouve extraordinaire. Lisbeth est réduite à une espèce de micro-processeur téléguidé toujours maîtresse de ses moindres mouvements mais aussi toujours à la limite de la rupture, sorte de Sarah Connor mutée en Terminator. Puis son personnage s’humanise imperceptiblement, au contact d’un autre tout aussi hostile qu’elle. D’abord au détour d’un compliment fugace « J’aime travailler avec toi » qu’elle est la première à confier – il l’imitera aussitôt – et dont elle semble presque surprise que ce soit de sa bouche qu’il soit sorti. Puis, toujours en marge du récit central, tous deux font l’amour, machinalement, puis amicalement, puis c’est une main sous un t-shirt, puis c’est un blouson de cuir. Les trente dernières secondes sont les plus émouvantes de tout le cinéma de Fincher, je crois. Emouvant parce que ça a glissé alors qu’on ne s’y attendait pas. Pas de final brutal et fulgurant à la Seven, non, Fincher se satisfait de l’image que renvoi ce blouson dans une poubelle et de ces routes sinueuses empruntées aux opposés.
Deux mots sur la musique tout de même : c’est tout simplement la cerise sur le gâteau, une merveille de bande sonore (peut-être son chef d’œuvre) comme Trent Reznor sait nous en concocter (on se souvient encore de celle qui accompagnait The Social network) qui ajoute à cette ambiance glaciale du film, lui donne un bruit unique, une respiration nouvelle que nous n’avions encore jamais vu. Elle ne mise jamais sur l’accélération, rappelons que ça ne s’accélère presque jamais, que le film n’est d’ailleurs doté d’aucun climax propre au genre. Le film garde une dynamique monotone 2h40 durant, une monotonie étourdissante, sans sourciller, un tout qui fonce tête baissé du très beau générique d’entrée, cauchemardesque, saturé d’une substance noirâtre dégoulinante agrippant le visage d’une femme au milieu d’un dédale d’éléments propres au hacking, jusqu’à cet ultime plan et cette moto qui sort du cadre par la profondeur, qui agit autant comme une fin extrêmement douloureuse que comme le début d’autre chose, d’une éventuelle suite.
9.0 Fincher est au cinéma ce qu’Ellis est à la littérature. Son contemporain éternel. M’entendre aujourd’hui comparer ces deux auteurs et reconnaître Fincher maître étalon du cinéma américain moderne relève presque du miracle, au moins d’une totale remise en question tant je me sentais encore il y a peu très éloigné de son cinéma qui me paraissait plus fashion que pertinent.
Le cinéaste réitère donc ce qu’il avait magistralement réussi dans Zodiac (dont il m’a là aussi fallu apprécier tout le fruit seulement à partir du deuxième visionnage) à savoir sortir intégralement de ces archétypes hollywoodiens, qu’il propose des films de genre qui n’en sont pas vraiment puisque chacun de ses films semble être un remake du précédent. Fincher fait toujours le même film, au moins depuis peu. Je ne dis pas que ce n’est pas ce qu’il faisait avant, à l’époque de Fight club et Alien 3, que je classe à part, mais il n’y avait à mon sens pas ce refus total – spectacle, action, famille, love story – qu’il y avait dans le très beau Zodiac, et donc ce Social network (oui tiens, pourquoi ne pas avoir banni le The ?), film sur la bombe Facebook. C’est un peu ce que l’on entend partout : The social network le film sur Facebook, de Fincher le réalisateur de Seven. Hormis les thèmes chers au cinéaste que l’on retrouve systématiquement dans chacun de ses films, comme la solitude, l’avidité de pouvoir et le besoin d’appartenance à une entité, il n’y a plus rien de Seven dans ce nouveau film, qui sonne comme une maturité supplémentaire aussi paradoxale que ça puisse paraître car il traite d’un sujet d’actualité qui touche tout le monde, en particulier les jeunes.
Il y a deux ans j’émettais quelques réserves sur certains parti prix du film, à savoir son bavardage et son accent procédurier. C’était passer à côté des enjeux du film, de ses thématiques, du film lui-même. Le la est donnée dès la première séquence, vécue moins comme un procès justement que comme un lynchage, où Mark Zuckerberg, futur créateur du réseau Facebook, se fait larguer comme un malpropre par sa copine dans un bar. C’est une séquence monstrueuse. Cinq minutes pleines d’un débit de paroles effrénées. Facebook n’a pas encore vu le jour mais l’idée plane autour de cette dispute. Mieux vaut que l’on reste ami, remarque l’une quand l’autre lui répond fièrement qu’ils ne pourront jamais l’être. C’est déjà presque une affaire de clics.
La mise en scène de la parole devient donc essentiellement montage en adoptant un rythme proprement hallucinant. Il y a très peu de respiration dans The social network, les personnages m’apparaissent non comme des personnages vivants mais comme de simples concepts (le film va jusqu’à nous montrer deux jumeaux en procès contre Zuckerberg, quasi-sosies de William d’Angleterre). Les acteurs ne sont pas mauvais (au contraire ils sont excellents) mais c’est cette façon si désintéressée de les filmer qui peut gêner, qui installe donc un défilé d’avatars pseudos avec statuts quotidiens. « Facebook-moi et allons boire un verre! » Ou encore « Pourquoi tu dis que tu es célibataire sur ton mur ? » C’est donc un mal pour un bien nous diront-nous étant donné qu’il s’agit aussi de développer une forme de conflit permanent par les mots : chaque personnage a raison, ou bien a raison de croire qu’il a raison (ou bien personne n’a tort dit lui-même Fincher) et chaque personnage (Zuckerberg évidemment en tête) évolue au sein de sa propre bulle, et seulement là-dedans, dans ses propres connaissances de nerd névrosé. Marrant de parler de névrose (en même temps il s’agit aussi de cela, voir la sublime scène de fin) parce que quelque part j’ai pensé à Woody Allen. Qu’est-ce que faisait Allen, dans le débit de dialogue je veux dire ? C’est la respiration, les réflexions, la gestion du temps, sans parler de ces interventions fantaisistes ou absurdes. Il y a quelque chose de fascinant qui est différent dans The social network, enfoui, inaccessible. L’homme est devenu machine, capable de piratages et d’algorithmes, incapable de maîtriser une relation, amoureuse bien sûr mais aussi amicale, puisque les deux co-fondateurs du réseau s’affrontent aussi plus tard en procès, que l’on vit en parallèle, en même temps que l’ascension du réseau.
Aujourd’hui je trouve ce film immense. Je pense même que c’est le meilleur film de son réalisateur. La raison ? C’est que je le conseillerais difficilement. Il ne s’embarrasse tellement pas d’un éventuel capital séduction que l’on peut parfois trouver dans son cinéma que je trouve ça extraordinaire. Aucun compromis, aucune trajectoire facile, le film suit une ligne claire et ne s’en extrait jamais. Et l’on arrive à cette séquence finale, bouleversante, qui symbolise à elle seule tout le cinéma de Fincher : le piège qu’engendre le pouvoir ici remis à une demande d’ajout à une liste d’ami et à un clic d’actualisation sans fin.
6.5 Fight Club comme plus récemment Zodiac et surtout The Social Network ont une place nouvelle dans la filmographie de Fincher, quelque chose de pas aimable, au sens où ils ne caressent pas dans le sens du poil. Zodiac est un film d’enquête fleuve sur un serial killer dont on ne connaîtra jamais la véritable identité, mais surtout on apprend à voir le film avec cette idée, à se désintéresser des finalités de l’enquête. Comme on se fiche royalement de l’issue du procès dans The Social Network. Voilà pourquoi lors de mon premier visionnage Zodiac ne resta pas un grand souvenir. J’allais y voir un film américain formaté, commun, du déjà vu en somme, pas cet ovni de mise en scène, hyper dialogué et fait de fulgurances rythmiques hallucinantes quasi littéraires. Tout cela se vérifie dans son dernier film, construit en séquences de joutes verbales, entre film de procès et film sur le changement d’une époque, s’affranchissant des canons narratifs habituels, sans présence de la famille, sans relation amoureuse (dynamitée dès le prologue) ni même héroïsme direct à proprement parler, alors que le film parle de révolution actuelle. Zuckerberg est à la fois quelqu’un de fascinant, car imprévisible, attendrissant, dans son décalage face au monde, mais tout autant antipathique dans certains de ces choix discutables. En ce sens il y a une complexité des rapports riche et intéressante. Fight Club ne dérogeait pas à cette règle : le film n’entre pas dans les schémas tracés, ouverts par The game et Panic room par exemple, déjà un peu moins précédemment dans Seven, plus ambigu. Pas forcément facile à suivre, jetant nombreuses de ses cartes rapidement, les premières séquences sont difficiles à apprivoiser avec ce narrateur qui profite de ces groupes de thérapie pour palier à ses insomnies. Et puis c’est glauque. C’est un film plein de merde, à l’image de cette maison pourrie, cette espèce de lieu clandestin où il faut couper l’électricité quand il pleut. Fight Club n’a rien du film agréable, du film touristique. On a rarement vu une ville américaine aussi vidée de sa substance attirante. Il n’y a rien de l’american dream là-dedans. Les participants aux fight club ne se battent pas pour une idée de la compétition, de la victoire – d’abord on apprend vite que gagner les combats n’est pas une priorité – ils se battent pour exister. Il n’y a rien d’héroïque dans cette démarche. Et même dans le twist – qui est tout de même de ceux des plus marquants de ces dernières années – le film n’a rien de bandant véritablement à première vue. Il apparaît une demi-heure avant la fin du film, non comme un choc final façon cliffhanger de fin de saison de série, ou façon Sixième sens de Shyamalan, sorti un an plus tard. La toute fin, qui sonne comme une réussite de la révolte, que les personnages avancent durant tout le film, n’est même pas happy end puisqu’elle débarque à l’instant où le narrateur la rejette. La dernière image du film, image subliminale surprenante, fait même passer le film pour une blague. J’y reviens. Fincher a ses codes à lui, pas vraiment reluisants à première vue.
Même s’il le fait contre son gré ou plutôt inconsciemment, par l’intermédiaire d’un double, le narrateur souhaite effacer sa vie matérielle qui le suit probablement depuis toujours. Il y a d’abord la perte de sa mallette à l’aéroport, évènement à première vue anodin, puis l’explosion de son appartement, qui nous apparaît comme un fait du destin avant de devenir un acte pensé. C’est de l’autodestruction dont il est question, pour une meilleure reconstruction. Qu’il débutera dans cette maison taudis, opposé à cet appartement Ikea dans lequel il vivait. De la même manière il y a destruction du corps dans les combats. Rappelons que les premiers combats entre Tyler Durden et le narrateur n’existent pas, le narrateur est aux prises avec lui-même, il encaisse ses propres coups. Plus tard, lors d’une altercation orale avec son supérieur hiérarchique, le narrateur dira (en se martelant de coups, première fois qu’on le voit faire ça, Tyler Durden ayant momentanément disparu) que ça lui rappelle son premier combat, énorme piste proposée par le cinéaste. Dans The Social Network, l’altercation corporelle est soigneusement évitée au profit du dialogue, de la parole. Les dignes représentants du corps, les jumeaux Winklevoss et leurs muscles saillants, n’entrent jamais dans des contacts physiques. Ils sont menaçants mais uniquement dans la présence de leur corps, non dans leur utilisation. Tout le contraire dans Fight Club où la parole est souvent évitée au profit du contact physique. La parole prépondérante c’est celle du narrateur, off dans le film donc. Déjà, dans ces groupes de soutien, le narrateur éprouve de grandes émotions, un grand bonheur à se serrer contre le corps de ses collègues. Plus tard, lors des explications des règles de ce fameux club clandestin, succinctes au possible, les deux premières règles « Première règle du Fight Club, on ne parle pas du Fight Club ; Deuxième règle du Fight Club, on ne parle pas du Fight Club » volontairement répétitives, comme pour appuyer sur l’importance de la non divulgation du réseau, n’ont pas d’autres dessein que de mettre en avant les valeurs du corps plutôt que ceux de l’esprit. En ce sens The Social Network et Fight Club montrent des cheminements opposés, presque contradictoires. Ce sont des films miroirs (nombreuses scènes arrivent en écho évident) mais opposés. Comme on dirait des opposés qui s’attirent.
Une scène me dérange un peu, mais je pinaille justement parce que je trouve le film vraiment très réussi à ce niveau de cohérence : celle où le narrateur se bat pour la seconde fois avec Tyler Durden (autant dire qu’il se bat seul) et qu’un nombre de personne rappliquent. Fincher fait en sorte de ne pas montrer leur surprise, encore une fois rien de choquant. Plus tard, de façon elliptique, il montrera ces personnes se mêlant au jeu, se battant avec le narrateur ou entre eux. Mais dans l’état, ils auraient dû se battre seuls à seuls eux aussi. Il y a même quelque chose de plus intense et fort que de se battre contre soi-même. Du coup ça ne tient pas vraiment debout, même si en définitive ça ne choque pas, ils peuvent avoir compris que cet homme cherchait un adversaire afin de s’exprimer.
Cela tient essentiellement du scénario mais je tenais à en parler : la fabrication du savon dans Fight Club a quelque chose à voir avec la fabrication des mines de crayon dans Eraserhead. Le savon explosif est un concentré de graisse humaine tandis que les crayons chez Lynch sont des prélèvements sur des cerveaux humains. On reste systématiquement dans un domaine glauque et organique. Le bébé difforme chez Lynch et sa destruction font écho à ce défilé de corps nus qui s’entrechoquent et s’abîment chez Fincher. Fight Club aurait pu être un film en noir et blanc. Il se dégage un truc très primitif de tout ça. Dans les effets spéciaux finaux, approximatifs. Ou dans les apparitions subliminales de Brad Pitt à trois reprises dans le chant du vision du narrateur avant sa véritable apparition. L’image subliminale me semble un artifice désuet pourtant son utilisation ici pousse le film vers un côté arty new burlesque que j’aime bien. Tyler Durden, dans la présentation que nous offre le narrateur, travaille comme projectionniste dans un cinéma et s’amuse à passer des images pornos dans des pellicules tout public. La plupart des gens ont vu cette image, au sens où ils ont vu quelque chose de bizarre, mais ne préfèrent pas le relever dira t-il, ils choisissent de ne pas l’avoir vu, tentent de l’oublier aussitôt. Marrant car ces fameuses images subliminales créées par Fincher, en écho à celles utilisés par Durden, nous les vivons de cette façon là (Drôle de voir toutes les apparitions de Brad Pitt en images subliminales avant sa vraie apparition dans l’avion. Comme une image fantasmée, pas encore aboutie, qui s’apprête à prendre durablement place dans l’esprit du narrateur). On voit une image ou du moins une apparition mais on l’oublie aussitôt car on n’a rien vu de concret, de visible vraiment. La dernière image du film en est l’illustration parfaite. On a cru voir une bite mais doit-on dire qu’on a vu une bite ? Le choix de ce que l’on voit semble être une donnée importante dans le cinéma de Fincher mais bien plus encore dans Fight club. Le narrateur fait le choix de ne pas voir Tyler Durden, l’information n’est pas visuelle, elle reste à l’état psychologique. Lorsqu’il comprend qui est Durden sa perception du monde change. Et ce bouleversement agit sur le spectateur. Lorsque le film nous perd (avant que l’on découvre l’état schizophrénique) on refuse de voir ces images subliminales, pourtant on a vu quelque chose, mais on occulte tout ça car ça n’entre pas dans une ambiance de ce genre. Dès l’instant que le film offre son twist, tout devient clair, bien évidemment. Mais surtout, la dernière image subliminale l’est aussi. On a choisi de voir ce que l’on a vu, pas choisi de voir ce que l’on a choisi de voir. Il serait intéressant de développer davantage.
Tyler Durden se fait l’opposant aux mœurs des sociétés occidentales, de cette consommation de masse qui façonne l’individu selon un schéma commun et fabriqué. Selon lui, pour retrouver une conscience humaine il faut retrouver l’état primitif de l’homme, oublier ces notions de confort qui le pourrissent, ré apprivoiser les choses les plus basiques. Du coup, cette révolte se retourne un peu contre elle-même, elle devient sans queue ni tête puisqu’elle tente de faire renaître l’individu dans une microsociété nouvelle pourtant chaque personnalité est tout autant effacée au sein de ce groupe. Je crois donc en un Fight Club ironique, qui ne chercherait pas à être ce porte drapeau anarcho-révolutionnaire que Tyler Durden tend à être. Fight Club n’est que second degré sans non plus fustiger ses personnages. Ils ont une réelle existence, matière, parfois montrée maladroitement ou aux détours de l’humour, mais ils sont attachants, je parle des principaux. Le pénis en image subliminale finale ne fait qu’illustrer ce sentiment de second degré. De même que toute l’utilisation publicitaire. En fait il faut le percevoir comme on percevait Scarface ou Orange Mécanique. A aucun moment je n’ai en tête de suivre les choix de Tyler Durden comme à aucun moment je ne voudrais suivre ceux de Tony Montana ou d’Alexandre De Large. Ce sont au mieux des manipulateurs ou conards finis, au pire des êtres marginaux violents sans état d’âme. Ces films apparaissent non pas comme incompris mais comme mal compris. Beaucoup ont accusé le sérieux du film se voulant produit anarchiste et révolutionnaire qui condamnerait la société, d’autres ne voyant qu’expérience vaine se retournant contre elle-même qui ne serait que produit dangereux voire fascisant. Personnellement je vois là un film très drôle, inventif, speed qui n’a d’autres prétentions que la farce, et c’est d’autant plus flagrant la seconde fois.
En fin de compte, Fight Club n’est pas plus (pas moins) un film sur les combats que The Social Network est un film sur Facebook. Si dans le premier le titre correspond au nom du projet initial, et on n’est pas sans savoir que ce projet devient plus abouti dans Projet chaos, dans le dernier le titre n’est pas en lien avec le projet qui a maintes fois changé d’appellation (Harvard connection, Facemash, The Facebook puis Facebook) comme pour montrer que concrètement on se fiche d’un nom, on se fiche de facebook. Ce sont des films sur le destin d’un seul homme en particulier, non sur des entités groupées.
Tyler Durden n’est que la projection fantasmée du narrateur en un moi plus libre, beau, classe, malin et ambitieux. C’est quelqu’un a qui tout réussit. C’est l’homme qu’il souhaiterait être pour combattre son vrai moi, lâche et sans relief. Il est le substitut extrême et représente tout ce que ne représente pas le narrateur.
Tyler Durden incarne une certaine coolitude, un je-m’en-foutisme permanent (serveur, il pisse dans les plats ; projectionniste, il insère des images pornos dans les films tout public), une seconde jeunesse (il pourrait avoir la vingtaine mais il en a dix de plus) et un appétit de la révolte qu’on a plus ou moins tous rêvés, refoulés ou fantasmés sans réfléchir, à un moment de notre vie. Le film tend donc à une certaine inconscience, puérilité justement parce qu’il ne cherche pas à se faire l’avocat de ce que Tyler Durden dénonce. Mais jamais il n’encense non plus. Comme dans The Social Network Fincher n’est pas intéressé par l’effet de ces évènements groupés sur le spectateur, mais par son personnage principal, que l’on a rencontré à un moment étrange de son existence comme le dira le narrateur à la fin de Fight Club. Zuckerberg pourrait très bien dire les mêmes mots à la toute fin de The Social Network.
Car Norton c’est un peu le Eisenberg d’il y a 10 ans. Cet homme sans nom, masqué par celui de Tyler Durden, c’est un peu Mark Zuckerberg, dans leur opposition naissent de grandes similitudes. L’un crée un réseau de combat avec son ami imaginaire, une partie de lui cachée, plus forte, organisatrice et autoritaire. L’autre crée un réseau social virtuel à l’aide d’un tchatcheur qui lui dégote des fonds. Dans l’un, un homme surmonte ses difficultés d’expression hors environnement virtuel en se débusquant 500 millions d’amis qu’il ne verra jamais. Dans l’autre un homme surmonte sa solitude en se trouvant des amis partout aux Etats-Unis sans qu’il ne s’en rende compte car réalisé par son autre moi. Ce sont des personnages éternellement seuls.
On est simplement dans la tête d’un homme qui pour contrer cette vie qui le ronge, matérielle et sans saveur s’invente un ami imaginaire dans lequel il projette exactement son contraire. Auparavant il aura tenté de venir à bout de ses insomnies en incrustant des groupes d’entraides (les victimes du cancer des testicules par exemple) dans lesquels il écoute ses confrères, pleurent à leurs côtés, ce qui lui permet de retrouver le sommeil. Ça va durer un an jusqu’à ce que Marla, une fille qu’il aperçoit dans chacun des groupes et semble faire tout comme lui, perturbe le bon fonctionnement de son escroquerie.
Tout devient très masculin dans Fight Club. Marla, seule femme qui a du relief ici, est un danger, elle est intelligente et succombe aux plus beaux charmes, ceux de Tyler Durden, figure du beau gosse cinglé, anachronique mais assumé. Tout n’est alors qu’admiration et jalousie. L’exemple devient poignant avec l’apparition du personnage joué par Jared Leto, recrue efficace pour le Projet chaos (dérivé extrême du Fight club) qui remplit in the pocket le ‘devoir des trois jours sans broncher’ et apparaît telle une figure importante du club. Le narrateur ira jusqu’à le battre quasiment à mort lors d’un fight club pour simplement détruire du beau, dira t-il. Dans The Social Network la femme semble intouchable, sûr d’elle. Présente dans la première séquence et initiatrice du lynchage fait à Zuckerberg, elle est alors réduit au hors champ dans la dernière séquence, vision fantasmée de la fille aimée, présentée comme seule messie à cette débâcle du créateur de Facebook, qui semble s’engluer dans sa solitude. Tout le reste n’est qu’admiration et jalousie. Les jumeaux dans un premier temps, remontés contre la réussite individuelle de celui qui les a utilisé. Sean Parker dans un second, figure imprenable, admiré par Zuckerberg, jalousé par Eduardo Saverin. Il y a comme une vision moderne dans ces deux films (voire trois, voire quatre, si l’on considère et Zodiac et Seven) des névroses masculines, de ces volontés de pouvoir comme remède à leur solitude éternelle, qui deviennent alors destins tragiques dont il est carrément impossible de se sortir. Si la fin de Fight Club n’est qu’impasse ou simple farce, celle de The Social Network est l’illustration magnifique et parfaite de ces névroses éternelles.
La femme chez Fincher tient une place étrange, impalpable. La petite amie de Zuckerberg bien entendu, qu’il est impossible de modeler. Mais dans Seven déjà, avec Gwyneth Paltrow déifiée, mais détruite comme si ce n’était que le seul remède. Et Marla, le danger et la clairvoyance, c’est d’elle que l’on pourrait tirer plus tôt la double identité du narrateur.
Après, Fincher c’est toujours parfois un peu trop speed pour moi, il cherche trop à en mettre plein la vue. Au contraire de ces deux derniers films plus légitime quant à leur utilisation du langage indomptable, Fight Club aurait gagné à avancer crescendo, au rythme des modifications comportementales de son personnage. Quand les deux derniers sont des films sur la parole, celui-ci est un film du corps. C’est le versant corps de The Social Network, film esprit. Le corps dans ce dernier est très inquiétant, terrifiant même en apparaissant sous la forme des jumeaux sportifs. Dans Fight Club le corps reste au stade du fantasme, n’oublions pas qu’il faut être torse nu pour combattre.
Après Alfonso Cuarón puis Martin Scorsese, Netflix s’offre un nouveau grand nom en la personne de David Fincher. Il signe son nouveau long-métrage intitulé Mank, un biopic en noir et blanc à la fois surprenant, fascinant et déconcertant.
Mank est le diminutif sympathique de Herman J. Mankiewicz, scénariste américain qui officia durant la fameuse période dite de l’ âge d’or Hollywoodien, entre les années 1930 et 1950. Il est rentré dans l’Histoire du cinéma pour son scénario du légendaire Citizen Kane d’Orson Welles. C’est Gary Oldman qui l’interprète, dépeint ici comme un alcoolique invétéré et visiblement peu inquiet à l’idée de cacher son vice aux yeux d’autrui et bénéficiant d’un humour assez caustique. L’acteur américain, sans véritable surprise, se révèle formidable en doux rêveur passant la majeure partie du film alité ou titubant. De son côté, David Fincher, dont nous n’avions plus de nouvelles depuis Gone Girl il y a 6 ans (2014), décide de revenir sur le moment où Mank conçut le scénario sur une commande de Welles.
La naissance du nouveau projet de David Fincher sur Netflix ressemble à une affaire de famille. Un certain Jack Fincher est crédité au générique d’ouverture dans la catégorie scénario et après quelques recherches, il s’agit en réalité du père du cinéaste, ex-journaliste qui aurait entrepris d’écrire le récit relatant la genèse du « meilleur film de l’histoire du cinéma » sur les conseils de son fils, il y a de cela des années. Alors que beaucoup pensait le tourner fin des années 90 avec un casting apparemment pré-établi, ce ne fut pas le cas et voilà que le film débarque en 2020 dans un contexte tout particulier et qui plus est sur une plate-forme de streaming.
Une première absolue pour le réalisateur, dont les relations avec les studios ont toujours été compliquées et c’est un euphémisme. Nous avons tous en tête l’exemple très connu du cas Alien 3, mais récemment encore, Fincher ne trouvait pas d’accord définitif dans ce qui aurait pu être l’après Gone Girl, à savoir la suite du blockbuster World War Z avec Brad Pitt. Sans doute sa vision du monde, très sombre, voir nihiliste et le traitement qu’il apporte à ses personnages, souvent enfermés dans leur propre solitude ne doivent pas toujours faciliter les négociations avec les boîtes de production. Heureusement pour nous spectateurs, l’homme s’accroche toujours très fort à ses convictions et à une esthétique remarquable, en témoigne une filmographie impressionnante, d’une qualité bien difficile à remettre en question. Pour en revenir à MANK, deux questions se posent avant la vision : avec ce sujet, Fincher reste-t-il fidèle à son cinéma et d’une manière générale, est-ce qu’un tel film aurait pu sortir en salles financé de manière « traditionnelle » ?
Objet de cinéma évidemment fascinant, mais pas pour tout le monde, Mank oblige pour la première fois David Fincher à rompre son style habituel.
Dès les premières minutes, MANK se présente techniquement comme un hommage fétichiste aux films des années 30-50. Il y a tout d’abord un noir et blanc évident, imposé par David Fincher, mais aussi un traitement sonore particulier, aux effets de réverbération appuyés et qui transforment légèrement la voix de tous les comédiens. Exactement comme ce que nous pouvons entendre en relançant un long-métrage de cette époque. L’exemple le plus probant est caractérisé par la voix incroyable de l’acteur jouant Welles ; il suffit de fermer les yeux pour croire à son retour, le temps de rares séquences où ce dernier est évidemment montré dans toute sa puissance mégalomane. La mise en scène traditionnelle dite « Fincherienne » s’efface ici au profit de celle appelée mise en scène de la transparence, qui caractérise particulièrement bien cette période.
Tous les plus grands s’y prêtaient, de Howard Hawks à Michael Curtiz en passant par le Hitchcock des débuts, avant de partir dans une forme plus transgressive, avec la complicité de l’abandon du code Hays. Il s’agissait de cadrer les acteurs de la manière la plus imperceptible possible, la caméra étant censée « s’effacer » devant leurs prestations et leurs mouvements dans l’espace, d’où le terme de transparence. Ainsi Fincher accompagne la plupart des déambulations de ses protagonistes via de légers travellings et autres recadrages lorsque l’un se lève ou s’assoit. Les plans fixes pullulent également. L’hommage est tellement poussé que l’on notera même la présence des fameuses tâches noires, ces repères de changement de bobine que l’on verra par la suite jusqu’à l’avènement du numérique. Ce jusqu’au-boutisme technique se déguste au fil des minutes et saura réjouir les cinéphiles les plus exigeants.
Contribuer à réjouir les cinéphiles dans un geste de cinéma qui a tout pour fasciner. Sans doute était-ce présent dans la note d’intention de son auteur, or MANK est plus difficile que cela à appréhender, notamment pour les autres, dirons-nous, qui n’accorderont peut-être pas la même importance à l’enrobage séduisant, mais pourront se retrouver déconcertés par un récit assez fantasque et non linéaire, à l’image de son protagoniste principal après tout, truffé d’allers-retours temporels pas toujours évidents pour favoriser l’immersion. Dans ces nombreux flashbacks, on y parle beaucoup, avec une verve et un tempo soutenu et souvent politique.
On peut toutefois se laisser prendre au jeu de la sorte de parodie mise en scène par Fincher au sein du studio de la MGM et de son patron Louis Mayer notamment, mais il n’est pas évident pour qui ne connaît pas l’histoire d’origine de cerner immédiatement les enjeux, contrairement aux tête-à-tête entre Mank et Marion Davies, éternelle maîtresse de l’homme qu’il jalouse et qui va devenir sa principale source d’inspiration pour créer le magnat de la presse mégalo Charles Foster Kane dans Citizen Kane (William Randolph Hearst). Certainement amoureux d’elle, Mank se noie dans l’alcool et fait preuve d’une véritable audace dès lors qu’il s’éclipse devant son épouse pour aller flirter avec ou lorsqu’il se lance, saoul, dans un monologue plein d’insinuations perfides à l’encontre de son patron et de William Randolph Hearst lors d’un dîner.
Il faut aller au bout pour découvrir tous les thèmes brassés par MANK durant 2h12, le plus évident étant celui du sempiternel rapport entre un auteur/artiste et sa création et en quoi peut ressembler la phase de conception, l’inspiration tutoyant le génie et la folie.
Il y a aussi la relation très particulière toujours d’actualité à Hollywood entre le scénariste et le réalisateur, deux visions qui peuvent parfois diverger, un cas avec lequel David Fincher est sans doute familier et tout naturellement la question du fameux final cut, qui revient sur le tapis ici lors de la conclusion, de manière détournée.
Welles retrouve Mank après avoir découvert une première version complète du script et se met dans une colère folle lorsque le scénariste demande à être crédité au générique. Le lien avec la question du final cut, ordinairement bataille entre le réalisateur et les producteurs, qui mettent la main sur les dernières versions du montage pour procéder à des modifications, est évident lorsque nous découvrons le nom de Welles avec celui de Mank sur le carton de fin dans la catégorie scénario, ancré dans la même volonté de s’approprier l’oeuvre. « Savez-vous pourquoi Welles est crédité avec vous ? » demande un journaliste à Mank. À cette question, ce dernier préfère répondre avec légèreté, mais elle symbolise une certaine industrie Hollywoodienne à laquelle s’est heurtée souvent David Fincher de toute évidence.
Mank n’est rien de ce que l’on pouvait attendre de lui, ce qui en fait sa meilleure qualité ou son plus grand défaut, c’est selon.
MANK a tout d’une œuvre à part dans la filmographie de David Fincher. Revenir sur la conception d’un des plus grands films de l’histoire d’Hollywood à l’âge d’or des majors et le découvrir sur Netflix est surprenant. D’aucuns y verront une nouvelle preuve du cynisme de son auteur, disons que l’ironie a plus d’évidence, surtout si l’on se penche sur les événements qui ont amené la plate-forme à s’y intéresser, après des collaborations satisfaisantes mais apparemment pas si fructueuses que cela, sur les deux excellentes saisons de Mindhunter.
Objet de cinéma évidemment fascinant, mais pas pour tout le monde, MANK ne ressemble en rien à ce que l’on pouvait attendre de lui, ce qui en fait sa meilleure qualité ou son plus grand défaut, au choix. Quoi qu’il en soit, après 6 ans d’absence derrière la caméra, il était temps de retrouver David Fincher, qui nous avait bien « manké ».
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