Après avoir suivi des études d'architecture et de peinture à Vienne, Fritz Lang sert pendant la Première Guerre mondiale dans les rangs de l'armée autrichienne, où il est blessé. Une fois guéri, il se fait remarquer par le producteur Erich Pommer (1889-1966), qui l'engage en 1916 comme scénariste (en compagnie de la romancière Thea von Harbou [1888-1954], qui va peu de temps après devenir sa femme). Il fait ses premières armes dans les serials, ces films à épisodes qui content les diverses aventures d'un même personnage. Le genre est fort en vogue à l'époque et Lang gardera toujours un vif penchant pour cet exercice.
Scénariste d'Otto Rippert et de Joe May, il signe en 1919 sa première mise en scène, Halb-Blut, et manque de tourner le célèbre Cabinet du docteur Caligari qu'Erich Pommer confie en toute dernière heure à Robert Wiene. Après avoir sacrifié au cinéma d'aventures populaires avec les Araignées (Die Spinnen, 1919-1920, en deux épisodes : Das Brillantenschiff et Der goldene See), Fritz Lang, quoiqu'il s'en est défendu par la suite, est l'un des plus talentueux représentants du mouvement expressionniste avec les Trois Lumières (Der müde Tod, 1921), le Docteur Mabuse (Doktor Mabuse der Spieler, 1921-1922, en deux épisodes: Der grosse Spieler et Inferno), Die Nibelungen (1923-1924, en deux parties : la Mort de Siegfried [Siegfrieds Tod] et la Vengeance de Kriemhilde [Kriemhilds Rache]) et surtout Metropolis (1925). Mais, loin de s'en tenir à un pur décorativisme tourmenté, le réalisateur, avec beaucoup de subtilité, insère dans la géométrie des formes une puissante dynamique de l'action. Cette dramaturgie est en quelque sorte à la fois le perfectionnement et la critique de l'expressionnisme.
Lang construit alors, film après film, le grand thème de son œuvre, qui sera le « combat de l'individu contre les circonstances, le combat contre les dieux, le combat de Prométhée ». Après les Espions (Spione, 1927) et la Femme sur la Lune (Frau im Mond, 1928), il parachève son brillant début de carrière par un chef-d'œuvre, M le Maudit (M, 1931), dont le scénario s'appuit sur un fait divers survenu en 1929 (l'histoire de Peter Kürten, tueur en série surnommé « le Vampire de Düsseldorf »).
Mais lorsque Hitler prend le pouvoir en 1933, un metteur en scène comme Lang devient suspect. Pour mieux le neutraliser (le cinéaste vient de tourner le Testament du Dr Mabuse [Das Testament des Dr. Mabuse, 1932]), Goebbels – ministre de la Propagande et de l'Information du IIIe Reich – lui propose comme cadeau empoisonné de prendre la direction générale du cinéma allemand. Lang, pour toute réponse, préfère s'expatrier, en France d'abord (où il tourne Liliom [1933]), puis aux États-Unis, où il poursuit sa carrière avec bonheur.
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Friedrich Christian Anton Lang, connu sous le nom de Fritz Lang, né le à Vienne et mort le à Beverly Hills, est un réalisateur austro-hongrois, binational allemand par mariage à partir de 1919 et naturalisé américain en 1935.
Inventeur d'un grand nombre de techniques innovantes qui sont devenues autant de standards et lui ont valu le titre de « Maître des ténèbres », il introduit dès 1919 dans le cinématographe une esthétique expressionniste qui fera école et inspirera en particulier le film noir. Son œuvre est traversée de thèmes récurrents : la vengeance, la pulsion de mort qui mine l'individu et la société, la manipulation des foules par un surhomme, la lutte pour le pouvoir, la violence de l'homme pour l'homme, la liberté pour le mal. Celui du double, image d'une inquiétante étrangeté, est présent dans la quasi-totalité de ses films.
La version restaurée et reconstituée de Métropolis, film réalisé en 1925-1926 dans les studios de Babelsberg, est classée au registre international Mémoire du monde de l'UNESCO depuis 2001.
. Devenu l'un des plus importants cinéastes du pays, Fritz Lang signe une fresque de la société de la république de Weimar tirée d'un roman de Norbert Jacques. Sorti le 27 avril 1922, Docteur Mabuse le joueur (Dr Mabuse, der Spieler) est un film qui associe les mystères sombres de l'âme humaine manipulée par l'hypnose à la corruption de la société par l'argent et la finance.
Fritz Lang réalise un diptyque sur les grandes légendes germaniques, Les Nibelungen (Die Nibelungen, 1924).
En 1926, il tire d'un roman de sa femme, Metropolis, un film de science-fiction humaniste du même nom. Film le plus couteux de l'histoire des studios Universum, c'est un échec financier retentissant mais il assure dès janvier 1927 à Fritz Lang une célébrité qui dure au-delà de la mort de l'individu. Soutenue par des effets spéciaux spectaculaires et totalement inédits à l'époque, la vision à bien des égards prémonitoire d'une ville futuriste, coupée en deux parties distinctes selon le rang social de ses habitants, ne cesse d'impressionner les spectateurs. Dès cette époque, à l'occasion de ce travail d'adaptation du roman et d'interprétation du film, des désaccords politiques profonds se font jour entre le cinéaste et sa femme.
Certains films de cette période s'inscrivent dans le courant du cinéma expressionniste allemand, notamment Le Docteur Mabuse avec l'utilisation de décors peints en couleurs vives (bien que ces couleurs ne se voient pas dans le film en noir et blanc, elles ont dû influencer ou conditionner le jeu des acteurs) et représentant des perspectives fortement improbables.
Cinéma parlant (1931-1932
Le premier film parlant de Fritz Lang est M le maudit — M est le titre original — réalisé en 1931. Rétrospectivement, le cinéaste le regardera comme « son préféré ». Pour son premier film parlant, Fritz Lang utilise la bande son comme élément dramatique. L'horloge sonore évoque l'attente et l'inquiétude de la mère d'Elsie Beckman, la première victime. L'air Dans le palais du roi de la montagne, extrait de la musique de scène d'Edvard Grieg Peer Gynt, est siffloté par l'assassin, annonçant tel un leitmotiv son passage à l'acte. Le scénario de Fritz Lang et de son épouse Thea von Harbou, spécialiste du feuilleton populaire, se réfère aux troubles sociaux de cette époque de l'histoire allemande, conséquence plus ou moins directe de la crise de 1929. Le film tout entier est un reportage. Du moins est ce ainsi que l'a conçu son auteur. M le maudit s'inspire en particulier d'un fait divers, l'affaire du « vampire de Düsseldorf », mais pas uniquement.
Inquiet devant la montée du nazisme, Fritz Lang tourne en 1932, de nouveau à partir d'un scénario de Thea von Harbou, une
L'HISTOIRE Dr.Mabuse I (1922)
Dans les temps troublés de la République de Weimar, le mystérieux docteur Mabuse use de ses pouvoirs psychiques pour perpétrer des crimes audacieux dans le plus grand anonymat. Sur les traces de ce génie du mal, le procureur Von Wenck se lie d’amitié avec Gerhard Hull, jeune industriel fortuné. Ce dernier, qui a été la victime d’une étonnante arnaque au jeu, va l’introduire dans le milieu interlope du Berlin nocturne.
ANALYSE ET CRITIQUE
UN SERIAL TOTAL
... les 5 premières minutes
Point de vue sur les mains manucurées de Mabuse. Celui-ci tient les photographies de nombreux personnages en éventail, comme des cartes à jouer... il pioche dans un important paquet serré dans un casier et se compose une « main ». Il bat son jeu, coupe et tire l’un des portraits, le contemple et le tend négligemment par-dessus son épaule dans l’attente d’être servi... mais rien ne se passe. Au milieu d’un dressing, un serviteur impeccablement mis semble hagard et fébrile. Il n’a pas vu le geste d’impatience de son maître. Spoerri est cocaïnomane. S’ensuit un bref échange entre le maître et le domestique : Mabuse chassera son factotum s’il le revoit sous l’effet de la drogue ; celui-ci se tirera une balle dans la tête si jamais il est congédié. A l’issue du psychodrame, Spoerri s’exécute diligemment tandis que le professeur tire une montre de sa poche. C’est le début d’une opération orchestrée par le diabolique docteur depuis son bureau : plusieurs acolytes mènent une action parfaitement synchronisée, véritable ballet du crime, dans le but de subtiliser un important contrat commercial. Mabuse a maintenant opéré sa transformation physique qui l’a rendu méconnaissable et peut, grâce à un étonnant stratagème, récupérer le dossier dérobé. Un peu plus tard, grimé en ivrogne, Mabuse se rend dans une de ses caches des bas-fonds de la ville où des aveugles sont employés au conditionnement de faux billets de banque pour le compte du maître. C’est à la Bourse - temple de la finance internationale - et avec cette monnaie de mauvais aloi, que va être commis le véritable crime, sans violence ni contrainte... un casse d’un nouveau genre.
Bandits et justiciers
En cette année 1921, le cinéma n’était plus tout à fait un art neuf, ni Fritz Lang un metteur en scène novice. Ce premier opus languien consacré au personnage de Mabuse s’inscrit dans une tradition déjà bien établie, celle du film à épisodes, ou sérial. Lang avait découvert le sérial lors de son séjour parisien en 1914 avec les Fantomas de Louis Feuillade ou les Rocambole de George Denola. C’est un genre d’essence populaire, héritier des romans-feuilletons de la fin du XIXe siècle, de Jules Verne autant que de Dumas, mais qui a su captiver toute une génération même parmi les intellectuels. Il suffit de lire les merveilleuses pages de Louis Aragon sur les Vampires de Feuillade pour mesurer combien ceux qui ont connu la Première Guerre mondiale se sont attachés à ces histoires légères, pleines de rebondissement et de suspense, développant une imagerie savoureuse et campant des héros et des bandits hors de la norme d’un quotidien un peu morose. C’est aussi la revanche d’un art populaire vigoureux contre un art officiel académique et empesé. C’est enfin un domaine d’expérimentation narrative où la poésie côtoie le réalisme avec un certain bonheur.
Ce sont sans doute ces nombreux atouts qui enthousiasmèrent le réalisateur quand lui et sa collaboratrice, la romancière et scénariste Théa von Harbou, décidèrent d’adapter Dr. Mabuse der Spieler, roman-feuilleton du journaliste luxembourgeois Norbert Jacques publié dans le Berliner illustrierte Zeitung. Fritz Lang venait juste de terminer Der Müde Tod (les Trois lumières), un ambitieux conte philosophique et métaphysique d’où le romanesque et le fantastique n’étaient pas absents ; le scénario original de Fritz Lang et Théa von Harbou mélangeait des tableaux de diverses époques en chapitres alternés. La qualité de la réalisation et des décors, la portée mystique de cette histoire mettant en scène la Mort, lasse de prendre des vies, valurent un succès et une renommée internationale au réalisateur viennois. Passer d’un sujet si élevé à un roman de genre pouvait paraître un pari audacieux mais le script de Mabuse avait tout pour plaire au producteur Erich Pommer. Celui-ci dirigeait la Decla (Deustche Eclair), maison de production issue de la firme française Eclair qui avait elle-même connu un grand succès avec les Exploits de Nick Carter, un des touts premiers sérials réalisé par Victorin Jasset entre 1908 et 1910. L’équipe de Mabuse pouvait s’appuyer sur une tradition bien établie et Fritz Lang, qui en était à son neuvième tournage en deux ans, sur une expérience solide.
Entre tradition et audaces
Au gré d’un cursus un peu chaotique, Fritz Lang reçut une formation artistique assez complète. Nul doute qu’il eut très tôt l’intuition du potentiel plastique du sérial. Pour son premier film Halbblut (La Métisse, 1919, avec Ressel Orla, la vedette féminine de la Decla), mélodrame reposant sur un classique triangle amoureux, il avait déjà déconcerté la critique par son usage du studio pour recomposer des paysages aux accents picturaux ; avec ses films d’aventure, il put aller encore plus loin. Il écrivit lui-même le scénario de son troisième film, Die Spinnen (Les Araignées, 1919) ; en multipliant à foison les péripéties, il s’était octroyé une grande latitude dans la composition de décors exotiques saisissants, n’hésitant pas à concevoir lui-même certains éléments-clefs.
Avec Mabuse, les possibilités du sérial sont encore démultipliées car l’enquête du procureur Von Wenck se double d’une plongée dans une atmosphère urbaine nocturne et contemporaine, nouvelle sensation dans le genre même du film à sensations, comme l’appelaient les Allemands. Coïncidence ? Mabuse était le surnom d’un peintre néerlandais de la Renaissance, un patronage pictural qui sied fort bien à l’œuvre de Lang. Certes, du point de vue narratif, le découpage en actes - constituant autant d’épisodes forts en suspense et en rebondissements -, l’usage prédominant des plans fixes larges, le recours aux fards et maquillages pour redessiner les visages des comédiens et en accroître l’expressivité, sont des techniques traditionnelles éprouvées. Elles servent l’histoire en accentuant la lisibilité des événements, des enjeux et des passions. Il faut d’ailleurs souligner la très bonne qualité de la dramaturgie de ce Mabuse, digne de l’amateur de théâtre qu’était Fritz Lang. Dans le dernier acte du premier volet, il faut voir et goûter l’admirable scène de la confrontation des femmes de Mabuse et de Wenck dans une cellule : l’une est abandonnée par son maître, l’autre est convoitée par les deux ennemis. L’une joue, l’autre est le jouet... mais les rapports évoluent sans cesse. La mise en scène et le cadrage donnent en alternance la prédominance à chacune, tour à tour dominatrice ou accablée. Toute la technique est au service du jeu très expressif des comédiennes. Pourtant, une analyse plan par plan démontre l’usage d’une syntaxe nouvelle encore discrète mais fort efficace : entre les plans larges plus ou moins heureusement raccordés se glissent quelques plans rapprochés. Ceux-ci, courants dans le sérial depuis quelques années, ne servent plus ici seulement à attirer l’attention sur un détail (fonction que l’on retrouve quand même à maintes reprises dans Mabuse) mais introduisent un rapport plus intime avec les personnages et dénotent un intérêt nouveau pour l’étude psychologique.
D’autres expérimentations sont bien plus visibles, comme l’usage de la lumière, des décors et des effets spéciaux et il faut revenir deux ans en arrière pour en saisir les tenants et aboutissants. En 1919, Fritz Lang avait été sollicité pour le tournage du Cabinet du Dr. Caligari. Il avait du y renoncer sur la demande d’Erich Pommer pour se consacrer à la deuxième partie des Araignées. Il donna toutefois des recommandations qui furent en partie suivies par Robert Wiene et se montra attentif aux innovations des décorateurs (Hermann Warm, Walter Röhrig et Walter Reimann) et du chef opérateur (Willy Hameister) qui contribuèrent, avec les scénaristes et le réalisateur, à faire de ce projet commun le manifeste de l’expressionnisme au cinéma. Le « caligarisme » fut relativement éphémère ; Fritz Lang par exemple se montra des plus distants avec l’esprit antimoderniste du courant. Mais l’esthétique du film imprégna la décennie. Dans Mabuse on retrouve un certain goût pour les éclairages violents et dirigés, projetant des ombres, dessinant de forts contrastes, sculptant des alcôves de pénombre. Pour accroître la richesse des valeurs de gris, certains décors sont peints de fausses raies lumineuses. Pourtant, ces effets demeurent très sages. Ils embellissent la photographie sans contrevenir violemment au réalisme. Seuls quelques plans renouent avec la poésie étrange de Caligari, comme dans la scène de prison du deuxième volet où la lumière du jour qui filtre à travers les barreaux de la cellule danse sans aucune logique sur le mur du fond et le visage de la prisonnière.
Quand les effets les plus spectaculaires apparaissent, ils transforment la nature de la narration, marquent un écart avec la réalité, ou tout du moins avec le monde perçu par les sens. Les surimpressions, trucage connu comme moyen de susciter des effets comiques depuis Méliès, sont ici - comme déjà dans le cabinet du Dr. Caligari - le moyen d’exprimer la puissance psychique de Mabuse, comme lorsque son visage plane sur la bourse désertée qu’il a fait chavirer. Mieux, elles matérialisent les effets de son pouvoir de suggestion hypnotique : des signes cabalistiques sinisants qui soumettent la volonté de Wenck à l’obsédant nom Melior qui doit le conduire à sa perte, le public fut enthousiasmé par cette figuration de l’invisible en lettres de feu. Il le fut plus encore par le dynamisme nouveau qui se dégage de quelques scènes. Ainsi, le plan en travelling circulaire dans le Petit Casino, la caméra embarquée dans la scène de poursuite automobile de la fin du film, ou tout simplement l’application d’un masque en forme de jumelles lorsque Mabuse guette sa proie aux Folies Bergères, créant un point de vue subjectif renforcé par la mise au point de l’image. Ce sont des audaces dont la valeur expressive est peut-être un peu moins forte que les effets précédents mais qui ont durablement enrichi l’art narratif cinématographique. Plus que tout cela, c’est la représentation du Berlin nocturne qui offrit aux spectateurs un univers jusqu’alors inconnu du cinéma. Les rues parcourues par des automobiles et des tramways, illuminées par les réverbères et les éclairages domestiques, sont « captées » grâce à la maîtrise des éclairagistes : on y vit « un triomphe de la lampe à arc » au cinéma (article du Berliner Lokalanzeiger cité par L. Eisner). Ici, le mystère s’unit durablement à la représentation de la pénombre, à l’image du final de Mabuse qui tourne le dos au rocambolesque des poursuites sur les toits pour plonger dans les égouts. Fritz Lang révélait ainsi une version moderne et urbaine du labyrinthe des films d’aventure ou des contes initiatiques, véritable motif obsessionnel que le cinéaste développera jusqu’à la fin de sa carrière.
LE PORTRAIT D'UN TEMPS
Une étude de caractères
« Le monde que ce film présente est le monde où nous vivons tous ». C’est ainsi qu’est présenté Docteur Mabuse, le joueur dans le catalogue de distribution de 1922 (cité par L. Eisner). Lang prétend peindre le portrait de la société de son temps. D’une manière traditionnelle, il le fait en mettant en scène des figures archétypales. Celles-ci ont en commun d’incarner un renversement par rapport à l’ordre établi avant la Grande guerre : la comtesse Told est une aristocrate décadente. Par divers excès et une trop longue hérédité, son « sang fatigué » lui aurait fait perdre toute capacité à ressentir. Elle ne peut désormais combler la vacuité de son existence que par le voyeurisme dont elle a fait son vice secret. Cette inaptitude à éprouver par elle-même les émotions qu’elle guette chez les autres est une métaphore assez évidente d’une certaine frigidité. On peut en imputer la responsabilité, au moins en partie, à son époux le comte, personnage délicat à l’extrême ne vivant plus que pour les sensations que lui procurent ses collections d’art primitif et d’avant-garde. C’est la noblesse d’empire qui est ainsi représentée par cette figure dérisoire et inconsistante. La mémorable scène où, sous l’influence de Mabuse, il est encerclé par ses propres doubles fantomatiques, devient une image de la culpabilité qui le ronge, peut-être provoquée par le refoulement d’une homosexualité latente, autre image de la stérilité de l’ancienne classe dirigeante. L’élite de l’Empire, c’était aussi la riche classe des industriels. Elle est désormais représentée par Gerhard Hull, un héritier dont la principale occupation consiste à dilapider sa fortune dans des établissements de jeux clandestins. On ne le voit jamais intéressé par son affaire. Derrière cet effondrement des élites, il fallait bien figurer la classe ascendante. Elle est représentée par Emil Schramm, un ancien vendeur ambulant, « planqué » pendant toute la durée de la guerre, profiteur de la crise qui suit l’armistice et l’effondrement du IIe Reich. Schramm a désormais pignon sur rue et dissimule l’un des clubs les plus prisés derrière la façade d’un restaurant extravagant. Il continue son ascension en s’enrichissant désormais sur les vices des autres. Ces autres, ce sont les accros ; accros du jeu, comme Hull, ou de la cocaïne comme Spoerri, le serviteur de Mabuse. Il reste à dresser les portraits de l’homme du commun, trop occupé à survivre pour se livrer à la débauche. Il est lui-même bandit ou bien travailleur, honnête mais écoeuré par les excès insolents de la classe aisée, tandis que les inégalités se creusent à une vitesse inouïe. Lang s’attache à saisir le climat social troublé de ce temps en mettant en scène l’une de ses toutes premières scènes de foule en furie, écho du climat de violence sociale des début de la République de Weimar, soumise à des révoltes populaires récurrentes.
Un regard contemporain
Sur tout cela, Lang tente de faire œuvre de sociologue. Plus tard, il prétendra rétrospectivement avoir conçu Docteur Mabuse, le joueur comme faisant partie d’une tétralogie sur l’homme allemand à travers les âges : les Trois Lumières (1921) serait un portrait de l’Allemand romantique, celui qui a présidé à l’unification de la Nation. Mabuse (1921-1922), celui de l’homme de l’Allemagne en crise. Les Nibelungen (1924) serait à l’image de l’ancêtre glorieux tandis que Métropolis (1927) annoncerait l’homme technique du futur. Cette affirmation en dit long sur l’autoconstruction du mythe de Lang, à la fois enquêteur, artiste, historien, sociologue et prophète. Restons-en à la visée sociologique de Mabuse. Force est de constater qu’il jette sur l’essentiel de ses personnages un regard froid, dépourvu de tout jugement moral ; exception faite du cas de Schramm qui a droit a une biographie en flash-back, véritable petit court-métrage à l’intérieur du film. Sa nature, sa carrière, ses ambitions sont dévoilées avec un véhémence qui trahit le dégoût du patriote qu’était Lang, ancien combattant décoré de l’ordre du Glaive pour sa bravoure au combat. C’est que Lang aussi est un homme de son temps, avec les travers de son époque. Il suffit, pour s’en convaincre, de relever l’image stéréotypée du juif dans le film, trafiquant de diamant ou colporteur. Plaider la seule responsabilité de Théa von Harbou, connue pour ses positions nationalistes et son affiliation ultérieure au parti nazi, serait se tromper sur la prise de conscience politique tardive, mais sincère, de Fritz Lang. En 1921-1922, il n’était pas encore temps pour lui de s’interroger sur les conséquences d’un antisémitisme ordinaire qu’on trouvera jusque chez le Disney des Silly Simphonies (Les Trois petits cochons, 1933).
Le jeu, la mort et l’inconnu
Aussi beau soit-il, un paysage n’est rien sans un angle de vue. Fritz Lang le peintre et Théa von Harbou la romancière le savent bien. Ensemble, ils trouvèrent les thèmes nécessaires pour charpenter leur œuvre. Le premier est celui qui donna son nom au film : le joueur.
- Mabuse : L’expressionnisme est un jeu... Mais pourquoi pas ? Tout est jeu aujourd’hui.
Tout est jeu et le jeu est partout. En 1921, la vie nocturne berlinoise se nourrit avant tout de la fréquentation des salles de jeu clandestines. Secret de Polichinelle, ce sont de véritables casinos qui ouvrent et ferment à une cadence frénétique. Interrogé sur son métier le tenancier de l’un de ces tripots de luxe répond « Allons, tout ce qui plaît est permis ». Il semblerait que même l’illégalité n’est qu’un jeu. D’ailleurs, quand à la nuit succède le jour et que les smokings cèdent la place aux fracs, toute la bonne société se rue dans un casino d’un autre genre : la Bourse ; et elle s’y livre au jeu licite de la spéculation, qui se porte à merveille en ces temps d’inflation foudroyante. Parmi les joueurs, Mabuse en est un lui-même mais d’un niveau supérieur. Ce qu’il aime ? « Le jeu avec les hommes et les destins ». Ses crimes sont un jeu : il ne dérobe l’argent que dans les lieux où on le joue et à des personnes prédisposées à le perdre. Si son organisation et son identité demeurent secrètes, il préfère agir devant de nombreux témoins. Nul doute que c’est à ces conditions qu’il éprouve un plaisir pervers à exercer son activité. Il se forge ainsi une image flatteuse qui lui interdit de pratiquer le vol ordinaire et de garder l’argent du portefeuille dérobé à Wenck. Où serait la part du jeu ?
Comment expliquer cette frénésie du jeu dans la société allemande sans évoquer le traumatisme de la guerre, de la privation, de l’incertitude quant à la mort ? Bien que peu évoquée dans le film, la présence de la mort est sous-jacente et menace tous ceux qui se mettent en travers du chemin de Mabuse aussi bien que ceux qui ne lui sont plus utiles. La tentation est grande de rapprocher ce motif des préoccupations personnelles de Fritz Lang. Cet ancien combattant assistait à la difficile tentative de mise en place d’une démocratie, émaillée par les révoltes (écrasement du spartakisme) et les assassinats politiques (Walter Rathenau, ministre des affaires étrangères). Plus personnellement, il perdit sa mère en 1920 ; à peine quelques mois plus tard survint une étrange affaire : sa première épouse Elizabeth Rosenthal fut retrouvée morte à leur domicile conjugal. Elle se serait suicidée d’une balle tirée dans la poitrine après avoir découvert la relation intime qui unissait le réalisateur à sa scénariste. Les biographes de Lang notent que s’il ne fut pas inquiété par l’enquête judiciaire, il en conserva une obsession pour la question de la culpabilité, au cinéma comme dans sa vie privée ; dès lors, il consigna dans un carnet chacun de ses déplacements afin d’être en mesure de fournir un alibi en cas de besoin.
Quand le jeu et la mort se rencontrent, le goût pour l’occulte devient incontournable et c’est presque naturellement que l’ésotérisme s’impose comme un autre thème dominant de Docteur Mabuse, le joueur. Pourtant, si Fritz Lang se délecte à filmer la séance de spiritisme qui conclut un dîner mondain, il en exclut la dimension mystique pour se concentrer sur le motif circulaire formé par les mains jointes des convives, étrange rime formelle à l’image obsédante du cadrant des montres et des horloges de la première partie du film. Dans sa mise en scène de l’occulte, il ne s’agit là que d’un divertissement à sensation pour des esprits faibles. D’ailleurs, les personnages principaux, la comtesse Told et le docteur Mabuse, se mettent très vite en retrait de cette cérémonie ; la première parce qu’elle est rationnelle, le second parce qu’il se situe à un niveau infiniment supérieur. L’occultisme chez Mabuse est une science : celle du triomphe de l’esprit. S’il est un héritier de Mesmer, il s’en distingue par un refus de l’esbroufe. Son pouvoir d’hypnose et de suggestion ne requiert aucune de ces passes magnétiques spectaculaires car il s’appuie sur une connaissance approfondie de l’appareil psychique humain autant que sur son « fluide ». Il ne faut pas compter sur Lang pour éclairer l’origine du pouvoir exceptionnel de Mabuse qui, de fait, est avant tout un agrégat de toutes les théories à la mode sur les capacités inexploitées du cerveau humain. Ce qui importe ici est la représentation de l’étendue de ce pouvoir qui culmine dans une scène anthologique d’hypnose collective.
On touche ici au dernier motif du film, moins évident que les autres mais qui n’en est peut-être que plus puissant. Tout le film repose sur l’affirmation de la présence prégnante d’une figure mystérieuse et menaçante, animée de la volonté de contrôler la société et douée du pouvoir d’y parvenir. Son action est secrète mais ses conséquences sont perceptibles dans le chaos qui frappe la société contemporaine. Lotte Eisner signale que la version originale du film s’ouvrait d’une manière plus explicite :
« [Elle] commençait par le résumé historique, suivi d’un titre : QUI EST DERRIÈRE TOUT CELA ?
Puis d’un second titre – un seul mot qui, selon le souvenir de Lang, grandissait et avançait sur le spectateur (travelling avant de la caméra au banc-titre) : MOI
C’était ensuite seulement que le docteur démoniaque apparaissait à sa table de toilette ».
Le thème d’un esprit surpuissant, manipulateur et orchestrant dans l’ombre le chaos de la société était en parfaite harmonie avec l’esprit du temps ; il explique le recul par rapport à la tradition des Fantomas et autres Vampires qui fanfaronnaient sur leurs exploits en signant leurs crimes. En agissant sans raison sociale, Mabuse nourrit l’angoisse d’une génération en proie au désordre qui, par un excès d’imagination, est à la recherche d’un coupable. Ingmar Bergman s’en souviendra quand il écrira et tournera l’Œuf du serpent en 1977.
Le premier film moderne ?
Avec une telle ambition thématique et formelle, Docteur Mabuse, le joueur aurait pu souffrir d’une certaine pesanteur. Il n’en est rien. Fritz Lang réalisa avant tout un film à épisodes riche en rebondissements, en action, en images inédites, en romance et en mélodrame. Sa force fut sa capacité à concilier la rigueur du propos et la fantaisie visuelle et narrative. Il parfit son œuvre en sollicitant tous les arts du temps et en déployant dans les nombreux décors un kaléidoscope des tendances, rappelant que s’il connaissait et maîtrisait les divers langages picturaux, plastiques et architecturaux de son temps, il refusait catégoriquement d’être affilié à un courant. Lié à la révolution expressionniste, seul le décor du restaurant d’Emil Schramm peut être reconnu comme étant une création expressionniste ; et encore est-ce un expressionnisme qui n’exprime pas grand-chose si ce n’est le goût de la clientèle pour un décor à sensation. Il n’est pas incongru d’y voir un pied de nez de Fritz Lang aux critiques contemporains désireux d’apposer une étiquette sur toutes les œuvres et tous les artistes. À ce jeu, c’est lui qui a le dernier mot en utilisant les œuvres comme un marqueur social et psychologique de ses personnages : une copie d’un Fragonard dans la chambre d’hôtel d’un noceur, un portrait bourgeois dans le salon de Gerhard Hull, des œuvres primitives et d’avant-garde chez le comte Told... la peinture parle et révèle. Cette fonction culmine dans un plan génial où Mabuse, accoudé à la tablette d’une cheminée monumentale, est soumis au regard flamboyant d’un démon peint tandis que dansent les flammes dans l’âtre du foyer. Tout ici suggère la possession démoniaque de Mabuse et réactive en lui le mythe de Faust.
Ce poème visuel, moderne par sa capacité à allier divertissement et réflexion, est aussi un éloge paradoxal de la modernité qui allie la science et la psychanalyse, le cynisme et la passion, le pouvoir et le crime. Pour l’exprimer, Lang a inventé une syntaxe nouvelle où la lumière électrique qui déchire la nuit renforce le pouvoir de l’obscurité et où le mouvement et la vitesse sont exaltés jusqu’à l’absurde : lors du vol du contrat du premier acte, les hommes de Mabuse synchronisent leur action pour qu’une automobile récupère sur sa lancée le porte-document jeté d’un train en marche. Il aurait été plus simple mais tellement moins excitant de le récupérer à son point de chute ! Après tout, le crime est si moderne.
L'HISTOIRE Mabuse II (1932)
Mabuse, devenu fou, est interné dans un hôpital psychiatrique. Pourtant, dans la ville, une organisation de malfaiteurs mène une série d'actions criminelles qui semblent comme dirigées par ses préceptes. Lorsque son collègue l'inspecteur Hofmeister sombre dans la folie, le commissaire Lohmann décide de mener l'enquête pour comprendre ce qui se passe et démanteler ce mystérieux réseau.
ANALYSE ET CRITIQUE
Dans la panoplie du parfait cinéaste, il ne manquait pas grand-chose à Fritz Lang : professionnel averti et souvent inspiré par les évolutions techniques de son temps, il a durant plusieurs décennies développé ses obsessions d’auteur avec une impressionnante variété d’approches stylistiques, en n’oubliant jamais, qui plus est, la vocation populaire de son art. Ses plus grands films sont ainsi de formidables divertissements autant que d’inépuisables objets d’analyse (contextuelle ou rétrospective) et Le Testament du docteur Mabuse, à cet égard, est une pièce de choix. Un film mythique - dans tous les sens du terme.
Le premier mythe qu’il convient d’évoquer est celui de Mabuse, personnage créé par l’écrivain luxembourgeois Norbert Jacques au début des années vingt, et immédiatement adapté pour le cinéma par Fritz Lang et son épouse Thea von Harbou dans un film en deux parties, Docteur Mabuse le joueur. Par le succès du roman et l’impact provoqué par le film, la figure de Mabuse allait alors acquérir en Allemagne une dimension particulière : cette incarnation d’un danger omniprésent et imprévisible, ancrée qui plus est dans une forte réalité sociale et économique, nourrissait alors une angoisse véritable, profonde, sourde, incontrôlable.
Très vite, il sembla évident - dans cette logique du serial si chère à Lang et à laquelle le premier film souscrivait déjà largement (voir l’article que Stéphane Ratkovic a consacré au film dans nos pages) - qu’il faudrait donner une suite aux méfaits du terrible docteur. Mais outre que celui-ci avait été placé, à la fin du premier épisode, dans un asile et qu’il fallait dès lors trouver une astuce pour, sinon l’en faire sortir, au moins permettre à ses idées de le faire (1), les choses extérieures avaient entre-temps évolué bien vite : pour Lang, qui, après Les Nibelungen et Metropolis avait acquis une notoriété tout à fait extraordinaire ; pour le cinéma, qui connaissait alors la révolution du parlant ; et pour le monde enfin, soumis à une période de grands troubles et de tensions, concrétisées spécifiquement en Allemagne par la montée du nazisme et la fin de la République de Weimar.
C’est en septembre 1930 que Lang présente à Norbert Jacques son projet déjà intitulé Das Testament des Doktor Mabuses ; si, dans les premières moutures, Mabuse est mort au moment où débute l’intrigue, les grandes lignes les plus décisives sont déjà là : les textes écrits en captivité, et épluchés par les directeurs de l’asile dans l’espoir de sonder l’esprit d’un aliéné, organisent en réalité de vastes crimes visant à placer une ville dans un état de terreur. Lang a réuni de nombreuses coupures de presse (notamment sur des vols inexpliqués d’explosifs ou de produits pharmaceutiques) qui témoignent de sa volonté d’ancrer son film dans une actualité brûlante : dans un courrier du 10 octobre 1930, il écrit : « Je pense vraiment qu’on pourra lier tout cela à ce qui se passe actuellement », phrase évasive qui suggère d’associer au film une grille de lecture supplémentaire (peut-être en partie abusive) sur laquelle nous allons revenir très vite.
Toujours est-il que, produit par Nero-Film et Seymour Nebenzahl (déjà producteur de M le maudit l’année précédente), le tournage a lieu entre septembre 1932 et janvier 1933, à Berlin et à proximité de Potsdam. En quelques semaines, les copies sont prêtes et la première du film est prévue pour le 24 mars. Sauf que dans l’intervalle, Adolf Hitler est devenu chancelier (30 janvier), le Reichstag a brûlé (27 février) et les élections ont donné la majorité aux Nazis (5 mars). La projection est ajournée, et la commission de censure ne tarde pas : le 29 mars, le film est interdit. L’expert du ministère de l’Intérieur, Walter Orbe, commente cette décision : « Je ne puis m’empêcher d’exprimer mon étonnement devant le fait que l’on ose, en ce moment précis, tenter de présenter un tel film au peuple allemand. Si la censure n’existait pas en Allemagne, il suffirait à en démontrer la nécessité. »
À ce moment-charnière, fin mars 1933, est associé un autre mythe, abondamment entretenu par Fritz Lang, dont on ne peut pas affirmer qu’il soit absolument faux, mais dont il est avéré (notamment grâce à des questions de dates de passeport) que Lang en a relaté une version largement romancée : convoqué par Goebbels pour se voir confier la direction du cinéma allemand, Lang aurait regardé l’horloge en se demandant combien de temps il lui faudrait pour réunir ses affaires et retirer suffisamment d’argent, et aurait quitté l’Allemagne le soir même (en réalité, il a quitté l’Allemagne en juin).
Fritz Lang n’était évidemment pas approbateur de l’idéologie nazie - il avait sans aucun doute conscience du risque que cela représentait d’être un Mischling (un demi-Juif, par sa mère) - mais il était, selon ses propres mots, « somnambule à l’égard de la chose publique » et refusait ainsi d’être politisé. Ses commentaires ultérieurs sur les événements survenus courant 1933 les nourrissent ainsi probablement d’une conscience qui n’était peut-être pas la sienne - ou en tout cas pas dans cette mesure - dans le feu de l’action. Il ne s’agit pas de faire de Fritz Lang un affabulateur, mais peut-être plutôt d’estimer qu’il aura senti les choses avant de les analyser, et que son analyse rétrospective aura parfois été déformée. Sur ce point, la question de l’« antinazisme » du Testament du docteur Mabuse est un cas d’école, auquel Bernard Eisenschitz a consacré quelques paragraphes extrêmement documentés dans son ouvrage Fritz Lang au travail. (2)
Pour résumer : s’il est assez communément admis, pour la critique contemporaine, que parmi les qualités majeures du film il faut saluer son aspect visionnaire et le courage de sa critique du régime nazi, il convient de pondérer un peu cette assertion (qui n’est pas fausse mais, telle qu’elle, manque d’équilibre) : de ses échanges avec Norbert Jacques, de ses propres notes ou de sa collaboration avec Thea von Harbou (elle-même sympathisante active du régime nazi, rappelons-le), rien dans la préparation du film - sinon la phrase très évasive citée un peu plus haut - n’annonce une quelconque ambition d’établir un lien explicite entre l’essor de l’organisation criminelle dirigée par Mabuse et la montée du parti national-socialiste. D’ailleurs, lorsque la censure nazie interdit le film, ce n’est certes pas parce qu’elle s’y reconnaît, mais au contraire parce que la manière dont il « prouve qu’un groupe d’hommes décidés à aller jusqu’à la dernière extrémité est en mesure de bouleverser n’importe quel état par la violence » (selon les propres mots de Goebbels) renvoie selon elle au danger communiste, et pourrait inciter les groupuscules bolchéviques à passer à l’action.
Même lorsque le film sort, en France et en Hongrie en avril 1933, en Autriche en mai et au Royaume-Uni en septembre 1934, personne ne mentionne, parmi les qualités du film, la force de son allégorie antinazie. Aux États-Unis, le film est censuré en 1937 (pour incitation à l’anarchie) et sort, en langue allemande, dans une salle new-yorkaise début 1941. Le journaliste Herman G. Weinberg suggère alors une interprétation à Lang (Mabuse serait Nietzsche, et Baum serait Hitler), qui s’empare alors de l’idée. Dans sa réponse, le cinéaste écrit ainsi : « Ce film a été interdit par le régime nazi qui, apparemment, pensait la même chose que vous » (ce qui est donc inexact) puis il poursuit : « Ce film a été fait comme un film antinazi avant que les nazis n’arrivent au pouvoir (...) Dans l’original, il y avait des répliques qui exprimaient la doctrine secrète nazie (...) Toutes les prétendues tendances à inciter à l’anarchie qui ont amené la censure américaine à interdire le film ne sont rien d’autre que des slogans nazis placés dans la bouche de criminels. » En réalité, aucune réplique du film ne reprend à l’identique un quelconque slogan (pas plus nazi que communiste d’ailleurs).
Dès lors, certaines séquences du film ont été relues à l’aune de cette idée : Mabuse écrivant son testament depuis sa cellule serait une référence à Hitler écrivant Mein Kampf lors de sa détention ; et Baum se laissant emporter par son éloge de Mabuse reprendrait la gestuelle exaltée d’Hitler lors de ses discours... commentaires qui enrichissent encore la vision du film, mais dont on ne peut assurer qu’il s’agissait d’intentions conscientes de la part de Lang ou Harbou.
C’est qu’en confirmant que Le Testament du docteur Mabuse était un film antinazi, Lang a provoqué une inversion des perspectives qui, si elle a spectaculairement contribué à son lustre, a parfois biaisé la lecture du film, faisant un peu négliger le côté pour lequel le film peut réellement être considéré comme visionnaire. Comme M le maudit, avec lequel il forme un diptyque au moins aussi légitime (la présence dans les deux films du personnage de l’inspecteur Lohmann assurant une sort de continuité), Le Testament du docteur Mabuse ne s’intéresse pas tant aux origines qu’aux effets du crime ; ce que décrivent les deux films de façon si extraordinaire, ce sont moins les mécanismes de l’action criminelle que l’air du temps où elle peut opérer : un air gazeux, trouble et étouffant... pas l’horreur elle-même, mais le moment d’avant l’horreur. En ce sens - et c’est là où il importe peu qu’il s’agisse du nazisme, du bolchévisme ou d’une quelconque forme d’anarchie - les deux films parlent d’un état d’angoisse, d’un climat de violence qui étouffe les êtres et les prépare à accepter l’inacceptable. Le mot d’ordre lancé par Mabuse est explicite : « L’âme des hommes doit être rempli d’angoisse par des crimes inexplicables en apparence absurdes et sans motif qui n’ont qu’un but : répandre la peur et la terreur. » Ce que décrit Le Testament de façon limpide, que Fritz Lang avait senti et que bien des historiens des totalitarismes ont ensuite essayé d’analyser, c’est comment une masse, sous le joug de la peur, se retrouve prête à se soumettre à une idéologie dévastatrice.
Relativiser le caractère explicitement « antinazi » du Testament du docteur Mabuse, comme on vient de le faire, n’en altère toutefois pas la force, ni celle provenant de la pertinence du regard en effet porté sur son époque, ni celle de ses autres qualités, parfois étouffées dans l’exégèse par l’importance du contexte historique. Autrement formulé, s’il faut parler du film non plus pour ce qu’il raconte mais pour la manière dont il le fait, il y a là encore beaucoup de bien à en dire.
Nous avons mentionné plus haut l’influence du serial (sous ses différentes formes, roman-feuilleton ou film à épisodes) dans l’approche narrative de Norbert Jacques ou de Fritz Lang. Le moins que l’on puisse dire est que Le Testament du docteur Mabuse ne lésine pas sur les effets, en termes de spectacle comme de dramaturgie : dissimulations, courses-poursuites, fusillades, meurtres, effets pyrotechniques, secrets, non-dits et autres rebondissements concourent à une atmosphère constamment trépidante de tension, de mystère et de suspense. Il faut peut-être insister sur un point largement reconnu par les amateurs du cinéma de Fritz Lang mais sous-estimé par ceux qui le méconnaissent : dans l’histoire du septième art, peu de cinéastes auront atteint un tel niveau d’excellence ou d’efficacité dans l’exercice du genre populaire, qu’il s’agisse du film d’aventures (citons son diptyque « indien » ou Les Contrebandiers de Moonfleet), du film d’espionnage (Man Hunt par exemple), ou encore du western ou du film noir. Sans exagérer, on pourrait à son sujet évoquer une sorte d’idéal du divertissement populaire, qui nourrirait son public en faisant appel à son intelligence, avec une qualité remarquable de production et simultanément l’affirmation d’un regard personnel, reconnaissable entre mille. Dans cette perspective, Le Testament du docteur Mabuse est un film absolument exemplaire.
Formellement, en passant du cinéma muet au parlant, Lang a un peu adouci son approche (ce qu’il continuera ensuite à faire lors de son travail aux États-Unis, jusqu’à une forme d’épure assez radicale pour les films du milieu des années cinquante) : si ses deux premiers films parlants (M le maudit et Le Testament du docteur Mabuse donc) peuvent ponctuellement s’inscrire dans un certain sillage de l’expressionnisme tel qu’il s’exprima dans le courant des années vingt, ils accompagnent une tendance de fond des premiers mois du cinéma parlant, qui vit l’irruption des sons ou des mots issus de la réalité imposer, de façon plus ou moins délibérée, un retour à une certaine forme de naturalisme. Comme il l’avait fait à plusieurs reprises dans M le maudit, Lang se joue d’ailleurs de cette tendance dans une première séquence impressionnante, qu’il traite visuellement presque comme du muet (notamment à travers le jeu exagérément expressif des comédiens) mais qu’il sonorise, par le bruit des machines, jusqu’à l’outrance. En plusieurs occasions, ses réflexes expressionnistes ressurgissent toutefois, de façon extrêmement puissante : on peut citer l’apparition spectrale de Mabuse, en écorché cérébral, aux yeux d’un Baum stupéfait (3) ou cette brève séquence en forêt, pour laquelle Lang avait fait abattre des arbres pour les replanter aux endroits exacts où il les imaginait.
Enfin, puisque nous venons de l’évoquer brièvement, insistons sur un dernier point qui témoigne de la manière dont Lang, cinéaste accompli, savait utiliser toutes les ressources à sa disposition pour enrichir son œuvre : Le Testament du docteur Mabuse n’est que son deuxième film parlant, mais on peut rétrospectivement considérer qu'à peine quelques années après le développement de la technique, le cinéaste avait déjà envisagé les infinités de possibilités narratives que celle-ci impliquait. Cela est moins souvent évoqué (4) que son antinazisme supposé, mais il semble évident que Le Testament du docteur Mabuse est, sinon le tout premier, en tout cas un des plus importants films de l’histoire du cinéma qui fasse du son un de ses sujets centraux. (5)
Dès la première séquence, déjà mentionnée, le son des machines envahit un espace qui ne lui était jusqu’alors jamais alloué, pour créer une atmosphère écrasante. En d’autres occasions, c’est le silence qui frappera par son irruption soudaine, illustrant la célèbre maxime bressionienne affirmant que « le cinéma sonore a inventé le silence ». Plus généralement, dans Le Testament du docteur Mabuse, Fritz Lang a déjà l’intuition de ne pas se contenter d’utiliser le son en addition à l’image, mais en complément à celle-ci, pour fluidifier le récit ou diversifier la manière de distiller les informations : nous entendons ainsi l’inspecteur Lohmann siffler puis chantonner de sa voix basse avant de le voir à l’écran, alors que la folie de Hofmeister nous est traduite par le silence et le chant plaintif qui émanent d’un combiné téléphonique tenu par Lohmann. Créant du lien entre des séquences a priori dissociées, des raccords sonores d’une inventivité étonnante (comme le tic-tac du dispositif menaçant Kent et Lilli devenant le son du criminel tapotant sur son œuf à la coque) contribuent également à l’unité sans heurts d’un récit trépidant.
Mentionnons également la séquence de l’assassinat du docteur Kramm au volant de sa voiture : Lang avait déjà tourné une première variation (muette) de cette idée (il s'agissait cependant d'un vol, pas d'un meurtre) dans La Femme sur la Lune, il la retournera dans Le Diabolique docteur Mabuse (le tueur ayant cette fois un silencieux), ici, c’est la cacophonie assourdissante des klaxons qui couvre le bruit du tir fatal.
Enfin, pour revenir au fond du film (c’est-à-dire la manière dont un criminel instille la peur dans l’esprit de ses victimes), Le Testament du docteur Mabuse aura marqué l’histoire du cinéma par l’élaboration de la figure matricielle de ce que Michel Chion appelle un « acousmêtre », un personnage invisible, influant sur l’intrigue, dont la voix suffit à définir l’influence. Dans le film, Mabuse lui-même ne fait pas peur, vieil énergumène noircissant des pages illisibles dans sa cellule ; c’est sa voix hypnotique qui terrifie, depuis l’effrayant hors-champ constitué par ce rideau mystérieux. Une voix qui franchit les murs des espaces clos, qui proclame ses ordres implacables, qui semble même parfois « voir » les réactions de ceux qui l’écoutent. Une voix, surtout, qui s’affranchit de l’enveloppe corporelle dont elle est censée émaner : quand Mabuse meurt, sa voix semble lui survivre.
Une voix, enfin, qui s’empare de ses victimes (quand Baum agit, c’est bien parce qu’il entend Mabuse) et qui trompe ses ennemis, notamment en ce qu’elle permet l’ubiquité menaçante du chef : parce que la voix de Mabuse ne lui appartient plus, qu’elle a été gravée, pour l’éternité et par-delà sa mort, sur des disques de cire, elle lui permet d’être partout à la fois. Par un astucieux dispositif déclenchant un enregistrement, Baum laisse croire qu’il est dans son bureau dès que quelqu’un en touche la poignée. Mais c’est précisément cette voix qui le confond lorsque Kent reconnaît en elle « la voix du chef ».
L’interdiction du Testament du docteur Mabuse en Allemagne ne sera levée qu’en 1951. Quant à Fritz Lang, il ne reviendra tourner en Allemagne qu'à la fin des années 50. Il y fera ressurgir, une dernière fois, le Diabolique Docteur.
(1) Norbert Jacques avait développé un projet intitulé La Colonie de Mabuse, dans lequel, après la mort du docteur, certains de ses disciples fondaient une communauté suivant ses préceptes sur une île recluse.
(2) Fritz Lang au travail, Cahiers du Cinéma, 2011, p.100-101.
(3) « Nous avions un crâne spécial sur lequel on avait déposé des tubes de verre dessinant la forme du cerveau. Les tubes étaient remplis de mercure, de sorte que le liquide se déplaçait quand Mabuse bougeait. Entre les tubes de verre, le maquilleur avait placé des mèches de cheveux blancs véritables, comme ceux que Mabuse avait dans la vie (sic), ce qui donnait au public l’impression de voir son cerveau à travers sa peau. Pour rehausser l’aspect horrible du spectre, la moitié d’une coquille d’œuf fut placée sur chaque œil et la cornée fut peinte, déformée. » Fritz Lang, cité par Bernard Eisenschitz dans Fritz Lang au travail, op. cit.
(4) Sauf par Michel Chion, dont l’abondante littérature autour du son au cinéma laisse régulièrement une place déterminante à ce film.
(5) Le troisième volet qu’il signera quelques décennies plus tard, Le Diabolique docteur Mabuse, prendra pour thématique centrale la question de l’image filtrée par les caméras de surveillance ou les écrans de contrôle.
L'HISTOIRE
Un voyant, le docteur Cornélius, prévient l'inspecteur Kras qu'un meurtre est sur le point d'être commis. Sa prémonition se confirme, et lors de l'enquête, surgit du passé un nom terrible et inquiétant : celui du Docteur Mabuse.
ANALYSE ET CRITIQUE
La trilogie Mabuse de Fritz Lang - considérée comme telle en négligeant délibérément les autres apparitions du terrible Docteur (1) - est probablement l’une des plus atypiques et l’une des plus fascinantes de l’histoire du septième art : étendue sur près de 40 ans, composée d’oeuvres presque totalement indépendantes autant dans leur narration (ou dans les personnages qui l’habitent) que dans leur forme, elle définit tout de même un corpus cohérent, dont l’unité réside non tant dans le quelconque fil d’une intrigue que dans le regard qu’elle aura porté sur ses époques. En 1960, Mabuse est mort depuis longtemps, mais l’air du temps donne l’occasion à ses mille yeux de se rouvrir.
Mabuse le Joueur, tourné en 1922, montrait comment, par le biais de la spéculation boursière incontrôlée, le mal croissait dans un état affaibli, et ce non sans d’étonnantes vertus prophétiques. Le Testament du Docteur Mabuse, tourné en 1933, au moment de l’ascension des Nazis au pouvoir, décrivait la manipulation de masses prêtes à se soumettre à une pensée destructrice. En 1960, les Nazis ont été vaincus, et la nation allemande semble s’efforcer de se reconstruire. Mais Fritz Lang - qui après son exotique diptyque hindou, se confronte alors pour la première fois à la réalité d’un pays fui depuis plus de 25 ans - voit autre chose à son retour : il perçoit la scission intérieure qui, l’année suivante, mènera à l’érection du mur ; il devine le voile de déni jeté sur les heures sombres du passé ; il comprend comment le triomphe du capitalisme marchand nourrit une autre forme de totalitarisme ; et il est frappé, surtout, par la persistance non avouée dans la société allemande des structures et des pratiques du IIIème Reich. Alors puisque le mal se tient, sous ses yeux, tapi dans l’ombre, il réveille Mabuse.
Le geste a plus de portée que la simple lubie d’un cinéaste réanimant l’une de ses plus vieilles créatures : dès les romans de Norbert Jacques, puis évidemment avec les films de Lang, Mabuse avait atteint au sein de l’imaginaire collectif allemand une dimension que l’on peine à percevoir de ce côté-ci du Rhin. Représentant un danger impalpable, omniprésent, incontrôlable et imprévisible, il avait nourri une angoisse sourde, jusqu’à incarner - peut-être plus encore que les monstres fantastiques venus du cinéma américain - une sorte d’absolu de l’horreur. Faire ressurgir Mabuse, c’était tout simplement rouvrir les vannes de la peur.
D’ailleurs, dès l’ouverture du film, Lang établit un écho foudroyant avec la scène du Testament où le docteur Kramm était abattu dans sa voiture : sauf que cette fois-ci, le meurtrier n’a plus besoin ni d’aide extérieure (dans Le Testament, le bruit des klaxons couvrait le bruit de l’arme), ni de raison (Kramm allait livrer des informations à la police, ici, on ne sait même pas qui est la victime), ni même d’identité (l’inquiétant Howard Vernon se contentant d’un numéro d’exécutant). Ce rappel, avec ses variations, a pour mérite de plonger le spectateur au coeur du film : le Mal est de retour et il peut frapper n’importe où et n’importe qui. Il faut d’ailleurs insister sur cette ouverture nerveuse et trépidante, qui par le biais du montage, opère par associations d’idées ou d’images : il n’y a pas à proprement parler d’exposition, juste des combinaisons d’informations qui font office de logique interne. C’est d’ailleurs là, paradoxalement, un des premiers défauts du film que de débuter trop fort, en ce qu’il peine ensuite à tenir et la vigueur de sa narration et la clarté de ses tenants.
Un autre aspect qui saute aux yeux et qui pourra susciter de la déception chez qui garde les deux premiers épisodes en tête est la modestie (on a failli parler de pauvreté) formelle du film, fort éloignée des outrances stylistiques expressionnistes auxquelles on associe volontiers Lang (et ce même si certains de ses films allemands, M le Maudit en tête, possédaient déjà une forme de retenue à ce sujet). Pour dire les choses sommairement : que de chemin parcouru vers l’épure par Lang en quelques décennies, sa période américaine (de, mettons, Espions sur la Tamise à L'Invraisemblable vérité) permettant d’établir les jalons successifs de ce dégraissage spectaculaire ! Il n’y a guère que les séquences avec Cornélius pour rappeler le style originel des Mabuse, mais celles-ci opèrent (et pour cause) dans un registre distancié, un peu artificiel, à la limite parfois du grotesque. Le reste du film, d’une grande platitude, situé dans des chambres d’hôtel impersonnelles, pas toujours interprété avec équilibre, ponctué de mouvements de caméra grossiers (certains lancements de panoramique, en particulier, sont inhabituellement perceptibles) ou de facilités dramaturgiques (2), ne se conforme pas à l’idée que l’on peut - et que l’on doit - se faire d’un Fritz Lang, cinéaste d’ordinaire élégant et sensible. C’est que, peut-être, l’essentiel n’est pas là.
Le Diabolique Docteur Mabuse est avant tout un film sur la modernité, à la fois comme temporalité et comme rapport au monde. L’Allemagne et le monde sont vus à travers cet hôtel où chacun est réduit à une fonction, et où le sort du monde se joue confusément par le biais d’intérêts abscons (quelle est la mesure réelle des conséquences de l’achat de l’usine atomique?). Les perspectives sociales ou géopolitiques qui enrichissaient les Mabuse initiaux se perdent désormais dans la confusion d’un monde irréductible, et le « plan » que révèle finalement le génie du mal est risible tant il semble ancré dans une vision simpliste (appuyer sur un bouton pour détruire le monde), totalement binaire, de ce qu’est le monde qui l’entoure.
Il faut donc observer le monde, mais les regards d’antan ne suffisent plus : la police fait appel à un voyant, mais celui-ci est aveugle. Et si certaines de ses visions sont finalement vraies, c’est peut-être parce que ce qu’il donnait à voir de lui-même était totalement faux. Vertige de l’apparence, conditionné à l’idée centrale du travail de Fritz Lang, celle du voyeurisme et de la mise en scène du regard. Voir sans être vu, faire voir ce qui n’a pas d’importance et voir ce qui ne doit pas être vu. Il y a donc beaucoup de lucarnes dans Le Diabolique Docteur Mabuse, et parmi elles beaucoup de leurres : le fantasme voyeuriste résidant dans l’idée que l’on parvient à voir une part du réel qui ne devrait pas être offerte à notre vue (la jeune femme se déshabillant observée à travers un miroir sans tain), il convient de donner à voir à celui qui veut voir - quitte à ce qu’il regarde ne soit en réalité qu’une mise en scène de la réalité. Lang s’amuse de ce dispositif, et l’applique à ses personnages autant qu’à ses spectateurs, par exemple en dramatisant l’arrivée d’un Mabuse boiteux (métonymiquement « diabolique », donc) qui ne s’avérera qu’une fausse piste de plus. Ecrans de contrôle, miroirs duals, caméras de surveillance, la technologie envahit le film pour suggérer l’avènement d’une modernité abstraite, où il faut se résoudre à être constamment regardé, sans savoir par qui, et sans même savoir si quelqu’un regarde.
Voir derrière ce qui est montré, donc, voilà un principe que l’on pourrait appliquer au film-même, donc, comme si (pour broder autour d’une idée de Bernard Eisenchitz) la banalité formelle du film obéissait elle aussi à ce besoin de modernité : le temps du mystère expressionniste et de ses excès clairs-obscurs est révolu, la captation du monde passe aujourd’hui par une forme de soumission à ses standards. (3) Au critique Gretchen Weinberg, qui s’avouait désarçonné par le film et déplorait la disparition de la « merveilleuse qualité démoniaque du Testament », Lang répondit : « dans la froide réalité d’aujourd’hui, il n’y a plus de place pour les fantômes et les apparitions (…) il n’y a plus de crépuscule de dangers inconnus, plus de terrain d’action pour des cerveaux malades, mais la tête de mort de l’anéantissement (NDR : atomique) ricane chaque matin à la une des journaux. »
A ce dernier sujet (la peur primitive du péril atomique, alors largement cultivée et entretenue par les médias), et par exemple à travers le portrait acerbe qu’il dresse de la presse, Le Diabolique Docteur Mabuse crée alors un autre écho avec une œuvre antérieure de Fritz Lang, mais infiniment plus récente : dans La Cinquième victime (1956), déjà, Lang actait le pouvoir de la télévision, son influence néfaste sur les cerveaux et la manipulation de masse qui en découlait. Quelques décennies plus tard, on aurait envie d’étendre la considération anticipatrice à d’autres types d’écrans, largement répandus dans nos foyers : de la même manière que « la plus belle des ruses du Diable a été de vous persuader qu’il n’existait pas », le grand tour de force des mille yeux mabusiens aura été d’envahir nos existences en nous laissant croire que nous les possédons... quand, en réalité, ce sont eux qui nous possèdent...
(1) Des films de Harald Reinl immédiatement consécutifs à ce troisième volet à ceux, plus lointains et tout à fait distincts, de Jesus Franco ou de Claude Chabrol.
(2) Et encore, l'idée que le "nouveau" Mabuse était le fils naturel de l'ancien, voulue par la production, a été abandonnée (quoique conservée dans le doublage français d'époque). C'est également la production qui insista sur un happy-end, là où Lang écrit sans ambiguïté dans son scénario que Marion meurt dans sa chambre d'hôpital.
(3) A ce sujet, et pour résumer le hiatus entre la (disons) neutralité formelle du film et sa richesse thématique, Jean Douchet écrivit "Tout devient concept. C'est passionnant, mais est-ce suffisant ?"
https://www.dvdclassik.com/critique/le-diabolique-docteur-mabuse-lang
LE FILM
LE DIABOLIQUE DOCTEUR MABUSE
(DIE 1000 AUGEN DES DR. MABUSE)
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