« Cette histoire de l’homme et de sa femme est de nulle part et de partout. On peut l’entendre n’importe où et n’importe quand. Car partout où le soleil se lève et se couche, dans le tourbillon fou de la ville comme à la ferme, avec le ciel en guise de toit, la vie est toujours la même, parfois amère, parfois douce. »
« Le plus beau film du monde », selon François Truffaut. La consécration de
L’Aurore dans l’histoire du cinéma date de 1958, l’année de l’Exposition Universelle de Bruxelles et de la « Confrontation des Meilleurs Films de tous les Temps », où cent dix-sept « personnalités» avaient établi une liste « académique », du moins jugée telle, entre autres, par les Cahiers du cinéma, mais également par de nombreux jeunes critiques. Il serait d’ailleurs plus juste de parler de liste « bâtarde », composée d’œuvres majeures, mais qui ne sont pas nécessairement les plus grandes de chaque auteur au regard de l’histoire :
La Grande Illusion, plutôt que
La Règle du jeu,
Le Voleur de bicyclette, plutôt que
Sciuscia ou
Umberto D...
La revendication des jeunes critiques de 1958 est tout simplement la prééminence des « auteurs» sur les « œuvres» : lorsque la critique traditionnelle préfère Le Dernier des hommes à L’Aurore ou Tabou, ce n’est pas capital, sinon que ce choix est symptomatique d’une approche du cinéma. Le Dernier des hommes innove sur le plan technique en technique en raison de la fameuse mobilité de la caméra. Dans l’esprit d’un historien comme Jean Mitry, la novation « visible », « affichée », qui met en évidence un élément de langage – le montage chez Eisenstein, le rythme mécanique chez René Clair -, fait d’un film une œuvre d’art… Mais admire-t-on Picasso parce que ses figures humaines s’éloignaient de la figuration traditionnelle, Monet parce que sa vision est un peu « floue », Degas parce qu’il décadre (ou « cadre mal ») ses danseuses, Cézanne parce qu’il « aplatit» la profondeur de l’espace et la perspective ? Il s’agit bien plus de trouver les moyens d’exprimer, de décrire, de faire voir ce qu’eux seuls ont à dire, faire découvrir, sentir, leur univers, leur « vision du monde».
L’AURORE (SUNRISE) de Friedrich Wihlelm Murnau (1927) avec Janet Gaynor et Georges O’Brien. Scénario et découpage : Carl Mayer d’après A Trip to Tilsitt (Histoires lituaniennes) de Hermann Sudermann. Photographie : Charles et Karl Struss
Après avoir vu un premier montage de L’Aurore, John Ford déclarait en février 1927 que c’était «le plus grand film jamais produit» et qu’il doutait « qu’un meilleur film puisse être réalisé dans les dix années à venir ?». Il est inutile d’accumuler les citations des plus grands. Si l’étude des classiques nous apprend à admirer les « classiques » et leur modestie, l’étude de L’Aurore peut aussi nous aider à comprendre les ambitions de cinéastes qui font du « style » – à tort, à raison, avec talent ou non – une valeur capitale face à un cinéma stylistiquement souvent bien pauvre… [Joël Magny – « L’Aurore, un paysage mental » – L’Aurore de Murnau – Cahiers du Cinéma (Les petits cahiers) 2005]
L’AURORE (SUNRISE) de Friedrich Wihlelm Murnau (1927) avec Janet Gaynor et Georges O’Brien. Scénario et découpage : Carl Mayer d’après A Trip to Tilsitt (Histoires lituaniennes) de Hermann Sudermann. Photographie : Charles et Karl Struss
Parmi les grands tableaux américains du Metropolitan Museum of Art de New York, il est un paysage peint en 1887 par George Inness et intitulé « Aurore ». S’il est peu probable que les décorateurs hollywoodiens chargés de la préparation de
L’Aurore de
F.W. Murnau aient pensé à ce tableau, il n’en reste pas moins qu’à quarante ans de distance l’œuvre picturale et le film témoignent d’une même attention à la lumière pour traduire l’essence même de l’espace et du paysage américains.
Alors que les racines culturelles de
Murnau sont celles du mouvement expressionniste, qui se développa en Allemagne au début du siècle et toucha toutes les formes d’art, les références esthétiques d’un film comme
L’Aurore doivent être cherchées plutôt du côté de l’impressionnisme. Cette référence peut sembler abusive. Mais on doit reconnaître que
L’Aurore est un film à propos duquel les problèmes de lumière jouent un rôle essentiel. L’intrigue n’est qu’un canevas plutôt lâche, simple support aux recherches esthétiques de
Murnau, destiné à rendre celles-ci accessibles au grand public en les lui présentant sous forme de mélodrame.
[La grande histoire illustrée du 7ème art – Editions Atlas (1982)]L’AURORE (SUNRISE) de Friedrich Wihlelm Murnau (1927) avec Janet Gaynor et Georges O’Brien. Scénario et découpage : Carl Mayer d’après A Trip to Tilsitt (Histoires lituaniennes) de Hermann Sudermann. Photographie : Charles et Karl Struss
Les personnages de L’Aurore ne sont ni des anonymes représentants de l’Américain moyen ni des «hommes et femmes de la rue» voués à passer de l’anonymat au statut de représentant du rêve américain, du fameux « american way of life ». Les cartons initiaux, de même que le générique, ne mentionnent que « the Man », « his Wife », plus tard, ce sera « the Woman of [from] the City» [« la Femme de la Ville»], tandis que le titre complet du film ne se contente pas de l’instantané « sunrise », « lever du jour », « aube », « aurore » (titre choisi pour la distribution en France), mais parle d’un bien plus universel « Song of Two Humans », avec l’article indéfini « a » (« un ») : un chant à la gloire de deux êtres humains non définis, quelconques. Mais un chant, un acte quasi religieux, au moins sacré, une « célébration », qui fait de deux êtres humains les représentants de l’humanité, humanité à la fois ordinaire et tout entière, bref, exemplaire.
Les cartons apportent d’autres précisions sur les lieux de l’action. « No place and every place… » Une ville un village un lac sont les seules précisions géographiques. Les spécialistes peuvent reconnaître le lac Arrowhead au bord duquel a été construit le village La ville est entièrement créée dans les studios de la Fox, à Fox Hills Peu importe, dans le film, l’espace géographique n’est pas nommé, ne renvoie pas à des lieux identifiables. En outre, la Fox ne voulait pas que la ville se nomme Tillsit, comme dans le récit de Sudermann, et
Murnau et Mayer que ce soit une ville américaine. C’est seulement une ville moderne, avec sa grande place, son Luna Park, sa brasserie… L’architecture du village fait songer à celle de maisons germaniques anciennes, rustiques ou hérités du moyen âge, telles qu’on les voit également dans
Nosferatu ou encore dans les premiers tableaux expressionnistes de Kandinsky, peignant les rues de la ville de
Murnau. Du point de vue américain, qui s’exprime encore de cette manière de nos jours, c’est l’opposition entre l’Amérique du présent et de l’avenir et de la vieille et nostalgique Europe, si charmante, mais dépassée. D’ailleurs, les touristes de la ville s’y rendent comme aujourd’hui d’autres dans les parcs d’attraction, type Eurodisney.
Murnau filme l’arrivée des bateaux sur le lac comme l’apparition d’un monde ancien, perdu dans les tréfonds des souvenirs ou de l’imaginaire collectif, l’île enchantée.
La situation de ce « Song of Two Humans » dans le temps paraît plus précise. La place de la ville évoque une architecture contemporaine (années vingt), la gare, une recherche que paraît inspirée du Bauhaus, à quoi s’oppose la rusticité passéiste du village. [Joël Magny – « A song of two humans… » – L’Aurore de Murnau – Cahiers du Cinéma (Les petits cahiers) 2005]
La première apparition de la « Femme de la Ville » nous la montre parfaitement à l’aise dans l’espace de sa chambre, en tenue légère, préoccupée de son apparence, hésitant entre plusieurs robes, tandis qu’Ansass est immobile, à la table du repas familial, tourmenté. Au contraire, le couple de paysans paraît paisible, mangeant sa soupe sans manifester ni joie ni tristesse. Le lien social est cruellement marqué par l’intrusion de la « Femme de la Ville », qui, à peine entrée, désigne ses chaussures : la paysanne se précipite pour les nettoyer… Mais ces indications psychologiques et sociales paraissent des explications bien faibles pour rendre compte de l’effet produit.
Murnau les relie par deux éléments. Les paysans mangent leur soupe, sinon avec appétit, mais avec le respect dû à la nourriture que Dieu, la nature ou leur travail leur procure. Ansass est, lui, trop tourmenté pour manger. Quant à la « Femme de la Ville », alors que c’est l’heure du repas pour tout le village, la nourriture ne la concerne pas, remplacée par quelques bouffées de cigarette. Chacun est ainsi défini par sa relation à la matière la plus élémentaire, celle qui leur permet de vivre ou survivre.
L’autre élément récurrent dans ces trois tableaux est la source lumineuse. Le couple de paysans est éclairé par une lampe sous un globe qui occupe une large partie de l’écran, tandis qu’au fond, derrière eux, quelques bûches jettent une lueur faible mais chaleureuse. Au contraire, la table d’Ansass est éclairée par une simple lampe, qu’il va quitter pour l’obscurité à l’approche et l’appel de la « Femme de la Ville ». Cette dernière ne fuit pas la lumière, mais se nourrit directement du feu de la bougie, seule source d’éclairage de sa chambre. Trois attitudes différentes à l’égard de la lumière, du moins celle dont la source est présente à l’écran : la fuir, la considérer comme un bienfait naturel, puis puiser son énergie. [Joël Magny – « A song of two humans… » – L’Aurore de Murnau – Cahiers du Cinéma (Les petits cahiers) 2005]
L’écriture cinématographique donne sens à ce que pourrait n’être que données statiques. « La Femme de la Ville » est filmée dans un cadrage fixe qu’elle anime de son mouvement incessant, sans effet d’angle de prise de vue, parfaitement à l’aise dans son cadre, qu’elle habite et domine parfaitement, contredisant le carton qui précède (« Après plusieurs semaines, elle se morfond toujours… »). Ansass, d’abord filmé en légère plongée, ne cesse de se déplacer, quittant le cadre et la lumière pour la fenêtre et l’obscurité, pour quitter enfin à la fois le cadre du film et le cadre familial lorsque Indre apporte une soupe qui renvoie à celle des paysans, symbole de calme et d’équilibre. Le plan qui montrait ces derniers et ouvrait la séquence relève d’une construction déséquilibrée : plongée sensible vers le couple, caméra filmant de biais la table, dont l’arête est ainsi en diagonale par rapport au cadre. L’homme apparaît bien plus grand que la femme, l’abat-jour prend une importance démesurée, vu de haut, surplombant la scène sans raison particulière… Le foyer qui éclaire la cheminée paraît alors bien lointain. Or, et ce sera le propos même du film, c’est précisément cet univers de paix et d’équilibre qui est menacé par ce qui est en train de commencer à se jouer entre Ansass et la « Femme de la Ville », puis entre Ansass et Indre. À quoi il faut ajouter la table vide, nature morte qui évoque tout autant Chardin que Cézanne, symbolisant la désertion du foyer conjugal tout autant que le désert de l’amour. [Joël Magny – « A song of two humans… » – L’Aurore de Murnau – Cahiers du Cinéma (Les petits cahiers) 2005]
Cette scène anthologique introduit l’idée de Mal et de transgression en impliquant le spectateur. Cette implication est obtenue par l’étrange trajet de la caméra et l’utilisation du plan-séquence, qui provoque ce passage du spectateur, auparavant ému par l’image maternelle et souffrante d’Indre, dans un implacable glissement.
Ansass vient de quitter maison et épouse à l’appel de la « Femme de la Ville » qu’il va rejoindre dans les marais. On le découvre face à la lune (associée à la « Femme de la Ville »), dans un climat de brouillard (qui correspond à l’état de son esprit). Il marche lentement, un peu lourdement mais en prenant un air décontracté, les mains dans les poches, le pantalon dans les bottes. Il marche comme attiré par une force irrésistible, résolu après ses hésitations dans la salle à manger où Indre préparait le repas. L’idée de cette force aveugle est insinuée par le fait qu’on le suit de dos (comme ce sera plusieurs fois le cas jusqu’à l’arrivée à la ville). Le paysage qui l’entoure est encore. Après avoir franchi un pont (une frontière entre le bien et le mal, le masculin et le féminin), longé une de ces nombreuses barrières (en fait le parapet) qui parsèment le film, il se dirige vers la droite, qui symbolise traditionnellement le Bien. On devine qu’il sait où il va, mais il semble s’éloigner de son premier objectif. Alors qu’il revient vers la gauche – le Mal, sinistra, dans la tradition symbolique classique -, en passant sous les branches d’un arbre (autre frontière-barrière en quelque sorte, franchie dans l’autre sens), la caméra cesse de le suivre de dos et accompagne sa marche de profil, s’en éloignant légèrement. Cette fois il franchit carrément une barrière et fait face à la caméra.
La rupture entre caméra-spectateur et Ansass est consommée. La caméra le quitte, prend son indépendance pour précéder la marche d’Ansass en traversant des feuilles et des branchages. Ce procédé d’une caméra indépendante n’est pas exceptionnel, mais ici, l’étrangeté vient de ce que l’on distingue encore à peine la silhouette de la femme. En traversant ce modeste obstacle au lieu de le contourner comme Ansass, nous sommes à notre tour attirés, aimantés, vampirisés par cette créature étrange, au comportement sophistiqué au milieu des marais, dont la silhouette de vamp apparaît progressivement : elle joue avec une fleur, se remet du rouge à lèvres, se repoudre. Nous prenons en charge, précédons la transgression d’Ansass. Alors qu’Ansass effectue un trajet complexe face à un désir dont il sait qu’il le porte vers le Mal, nous, caméra-spectateur, nous nous précipitons. Nous ne nous identifions plus à Ansass, d’ailleurs Murnau le fait surgir de façon inattendue à gauche du cadre : la caméra l’avait quitté alors qu’il se dirigeait vers la droite et la femme, l’entendant, avait regardé vers la caméra et non vers cette gauche (en face d’elle). Nous pouvons alors assister à la transgression absolue : les amours d’Ansass et de la Femme de la Ville, le baiser qui fait songer à celui d’Edward Munch. Joël Magny – La transgression en continu – [L’Aurore de Murnau – Cahiers du Cinéma (Les petits cahiers) 2005]
Le film fut un fiasco ; comme il s’agissait de la première œuvre américaine de Murnau – qui avait derrière lui une carrière fulgurante en Allemagne -, cet échec compromit l’avenir du réalisateur au sein de la Fox. Par ailleurs, les critiques de l’époque qui perçurent le génie de L’Aurore furent très peu nombreux. On citera entre autres mérites de la mise en scène comment le cinéaste arrive à conférer un contenu métaphysique à une série d’«extérieurs» éclairés naturellement et d’ «intérieurs» éclairés par les lampes à arc des studios, l’opposition des lumières symbolisant l’antagonisme de deux mondes : la ville et la campagne. Il faut aussi souligner que presque toute l’équipe chargée de la production du film était composée d’émigrés allemands (le scénariste Carl Mayer, le décorateur Rochus Gliese, assisté d’Edgar G. Ulmer) ou d’Américains d’origine allemande (l’assistant à la réalisation Hermann Bing, le co-opérateur Karl Struss). [La grande histoire illustrée du 7ème art – Editions Atlas (1982)]
En quelques images apparemment purement informatives,
Murnau nous donne affectivement, sensuellement, l’explication du drame. La « Femme de la Ville » incarne peut-être le Mal, mais le mal est déjà dans le couple de paysans, voire dans le mode de vie du village, par opposition à ce que proposera la ville : une vie plus intense, une vie qui laisse place aux forces obscures présentes en chacun. Ansass a besoin de l’obscurité alors qu’Indre ne peut lui apporter que la Lumière, divine, maternelle, familiale, peu importe. D’où le sentiment de lumière terne (éteinte ?) que donne l’image d’Indre effondrée à la table familiale. Mais l’image la plus terrifiante de cette séquence n’est-elle pas celle de cette table, vue par Ansass, qui semble déclencher sa décision de répondre à la tentation, où attendent le couvert dressé et le pain déjà coupé ? La lumière a beau inonder la nappe et les assiettes, le glacis et le glacé remplacent la chaleur du foyer … Quelques scènes plus tard, après la rencontre avec la « Femme de la Ville » et le projet de noyer Indre insinué dans la tête (et le corps) d’Ansass, une image condense plus encore le drame à venir : dans l’ombre de la maison, il s’approche de la porte où Indre est en train, dans la belle lumière du jour – celui, précisément – pour lequel sa mort est programmée – nourrit les poules… Ansass n’est guère ému par cette champêtre : il vient de se lever en songeant aux suggestions de la « Femme de la Ville ». En un seul gros plan sur le visage d’Indre se joue alors tout le film. Frappée par l’attitude perturbée d’Ansass, qui lui tend lentement les mains, effrayée, son regard inquiet indique qu’elle va accepter la promenade en barque tout en doutant des intentions de son mari… Sa bouche s’entrouvre, sa respiration s’accélère… Le désir physique s’éveille ou se réveille. Elle prend les mains d’Ansass… On n’en saura ou n’en verra pas plus.
Murnau coupe la scène par un plan de la servante s’occupant de l’enfant où surgit Indre, joyeuse… C’est ce plan d’Indre angoissée puis acceptant, désirant la violence d’Ansass qui va alors se déployer lentement lors du voyage en barque puis à la ville…
Joël Magny – «Un (mélo) drame de la renaissance» – [L’Aurore de Murnau – Cahiers du Cinéma (Les petits cahiers) 2005]
…De son côté, la « Femme de la Ville » n’est pas mécaniquement associée au monde des ténèbres. Elle l’est surtout à la lune. La lune ne produit ni énergie ni lumière propre : elle reflète la lumière du soleil. Comme le vampire, elle a besoin de l’énergie produite par d’autres. Lorsqu’elle traverse le village pour « siffler» Ansass, la Femme marche dans la nuit et se nourrit, se « repaît» des lumières venues des maisons, des couples paisibles, comme celui d’Ansass et d’Indre. Si pour le fermier, elle est une image de la femme en tant que corps, séparé de toute idée de famille, de procréation, de religion même, pour elle il incarne aussi une image de l’Homme, viril, voire bestial : l’image d’Ansass est liée aux animaux – bœufs, vaches, cheval de l’écurie, cochon du Luna Park…
Murnau a accentué la lourdeur quasi animale de la démarche de George O’Brien en lui faisant mettre vingt livres de plomb dans ses bottes. Rien à voir avec le bel éphèbe qui surgit de l’eau dans les premières images touristiques du film… Les relations de cette femme avec Ansass sont clairement placées sous le signe du physique, voire de la violence, dès la première étreinte, où les corps se précipitent l’un vers l’autre, après ce long et lent mouvement de camera suivant Ansass et les préparatifs (poudre, rouge à lèvres) de fa Femme. Violence qui contraste avec les images douceâtres d’Indre et son bébé qui suivent immédiatement. Malgré l’horreur qu’affecte Ansass devant la proposition de noyer cette dernière, l’étreinte qui suit avec la tentatrice est la plus violemment physique du film, comme redoublée par l’idée même du meurtre. Si Ansass et la « Femme de la Ville » fonctionnent ainsi à partir d’images, des représentations de la Femme, de l’Homme viril,
Murnau ne place pourtant pas son propos sur le simple plan du fantasme : les images mentales naissent toujours d’une sensation physique que le film illustre littéralement pour les sens du spectateur. À son réveil dans la chambre, Ansass ressent, revit (par des surimpressions) les caresses de la « Femme de la Ville » après avoir vu concrètement les roseaux prévus pour la noyade d’Indre. De même, les images de la ville et sa vitalité apparaissent dans la campagne après l’étreinte des deux personnages. Au milieu de la nuit, la tentatrice réveille les sens de l’homme diurne, de l’homme de la terre, le paysan. –
[Joël Magny – «Un (mélo) drame de la renaissance» – L’Aurore de Murnau – Cahiers du Cinéma (Les petits cahiers) 2005]« Cette histoire de l’homme et de sa femme est de partout et de nulle part… » Les habitants de la ville partent en train, en bateau, vers le village de pêcheurs et de paysans au bord du lac. Plusieurs semaines plus tard, une « Femme de la Ville » est restée et se morfond… Elle a séduit Ansass, un paysan, et lui suggère de simuler la noyade accidentelle d’Indre pour vendre sa ferme et partir avec elle à la ville. Ansass emmène Indre pour une promenade sur le lac, mais renonce à son projet au dernier moment. Indre s’enfuit dans un tramway vers la ville. Ansass la suit, la protège de la circulation automobile, l’entraîne vers un café-restaurant : il est honteux, elle demeure effrayée.
Dans une église, ils assistent à une cérémonie de mariage, où, impressionné par les propos du prêtre sur l’aide et la fidélité dues à l’épouse, Ansass tombe à genoux et implore le pardon d’Indre. Dans un salon de coiffure, Ansass repousse une manucure qui ressemble à la Femme de la Ville, Indre refuse que l’on touche à son impeccable coiffure paysanne et refuse les avances d’un dragueur qu’Ansass met en fuite. Au sortir de chez le photographe, ils se retrouvent avec une photo osée : ils y échangent un baiser passionné.
Au Luna Park de la ville, Indre entraîne Ansass vers un dancing où ce dernier récupère un cochonnet évadé. La foule réclame une danse paysanne. Indre pousse Ansass à accepter. Au retour, Indre et Ansass sont pleinement réconciliés, mais un orage éclate. Ansass attache autour de la taille d’Indre les roseaux qu’il avait emmenés, sur les conseils de la « Femme de la Ville », pour se sauver après le meurtre d’Indre. Le calme revenu, cette dernière a disparu. Les villageois, avec Ansass, sous regard inquiet de la Femme de la Ville, cherchent Indre. Alors qu’Ansass est près d’étrangler celle-ci, Indre est retrouvée et rejoint Indre, les cheveux défaits, qui lui sourit et l’embrasse. – [Joël Magny – «Un (mélo) drame de la renaissance» – L’Aurore de Murnau – Cahiers du Cinéma (Les petits cahiers) 2005]
Comment avez-vous travaillé avec les opérateurs Charles Rosher et Karl Struss ?
Rochus Gliese (chef décorateur) : N’oubliez pas que les opérateurs d’alors n’avaient pas le même amour-propre que maintenant. Aujourd’hui ce sont eux qui font l’image. Ce n’était pas ainsi à l’époque. Le peintre, l’« architecte-décorateur », en collaboration avec l’opérateur, faisait l’image. Le cadreur regardait, le décorateur vérifiait le cadre avec précision, le réalisateur contrôlait et demandait encore ceci ou cela. C’était autre chose. Tout cela se faisait en tenant compte des focales …
Pour le trajet du tramway de la campagne au centre de la ville nous disposions d’une petite partie de la colline de la Fox. Il n’y avait pas de place car les terrains du studio étaient déjà remplis de décors. Juste derrière, Tom Mix tournait un western. Alors je me suis mis à construire mon décor autour de ceux de Tom Mix, qui étaient utilisés continuellement et que, pour cette raison, on ne pouvait toucher. Je dessinai un trajet en zigzag couvrant tout l’espace disponible de façon à l’utiliser au maximum. C’est pour cette seule raison que le tramway avance continuellement en courbes. A chaque position successive de la caméra, nous nous arrêtions, je regardais par le viseur et je peignais le décor sur la vitre. Ensuite on le construisait. Tout était déterminé par les angles de prise de vues : on ne pouvait placer la caméra que comme je l’avais prévu parce que tout était construit en fonction de la place de cette caméra… – [Propos extraits d’entretiens de Rochus Gliese avec Erika et Ulrich Gregor « Kinemathek 40 », Berlin, 1968]
L’AURORE (SUNRISE) de Friedrich Wihlelm Murnau (1927) avec Janet Gaynor et Georges O’Brien. Scénario et découpage : Carl Mayer d’après A Trip to Tilsitt (Histoires lituaniennes) de Hermann Sudermann. Photographie : Charles et Karl Struss
Dans le récit de Sudermann, l’opposition entre ville et campagne est moins décisive que la différence de classe sociale entre le héros, Ansass Balczus, riche paysan, et une jeune servante attirante et démoniaque, Busza. Le beau-père pousse Ansass à la congédier, mais cela ne l’empêche pas de rejoindre la tentatrice. Celle-ci suggère à Ansass de noyer son épouse Indre. Il propose donc à celle-ci un voyage à Tilsit, où tous deux s’amusent de façon enfantine. Ils reviennent en barque au clair de lune, réconciliés et s’endorment dans la barque. Au retour, ils subissent la violence du fleuve. Des voisins retrouvent Indre : Ansass s’est sacrifié en lui attachant les roseaux qui devaient, sur les conseils de Busza, le sauver une fois son forfait accompli. C’est Ansass que l’on retrouve noyé… Neuf mois plus tard, Indre donne naissance à un fils, conçu lors de cette nuit tragique.
L’Aurore adapte assez fidèlement le récit de Sudermann, mais avec deux nuances de taille. La tentatrice n’était qu’une simple servante attirante et désireuse de détourner Ansass en se débarrassant de l’épouse légitime. Mayer et
Murnau inventent pratiquement l’opposition ville/ campagne et font de la « Femme de la Ville » l’étrangère, la « vamp» destructrice. Dans la nouvelle, ensuite, Ansass rachète sa faute par sa mort et son sacrifice.
L’AURORE (SUNRISE) de Friedrich Wihlelm Murnau (1927) avec Janet Gaynor et Georges O’Brien. Scénario et découpage : Carl Mayer d’après A Trip to Tilsitt (Histoires lituaniennes) de Hermann Sudermann. Photographie : Charles et Karl Struss
Pour
Murnau et Mayer, il s’agit d’une renaissance liée à l’ordre du monde, au cosmos, à travers les éléments, eau, feu de l’orage, lune et soleil levant de l’aurore. Happy end façon Hollywood contre le tragique germanique, romantique ou expressionniste ? Bien au contraire. Le tragique de la nouvelle est bien dans la perspective moralisante de l’œuvre de Sudermann : alors même qu’Arisas, n’a rien tenté lors du voyage vers Tilsit, il est puni de mort par le destin. Si l’aspect religieux est présent dans le film, il l’est bien plus dans la nouvelle où, dès le début, Indre est comparée, par sa beauté et sa gentillesse avec ses trois enfants, à une madone, « belle et pâle », tandis que l’intrusion de la servante se fait sous le signe du Malin (Teufel). Dans les dernières lignes, Sudermann explique que l’un des fils d’Indre est devenu pasteur, apprécié de sa communauté, et que, lorsqu’elle se rend à l’église, « elle sait qu’elle sera bientôt unie au ciel avec Ansass, car Dieu est miséricordieux à l’égard des pêcheurs ». Et « il le sera aussi avec nous », conclut l’auteur. D’ailleurs, la réconciliation entre Ansass et Indre, dans la barque, lors de la nuit tragique, a été sanctifiée par la naissance d’un fils.
De cette leçon du destin ou de Dieu, Mayer et
Murnau font un véritable roman d’apprentissage, dans la lignée des Années d’apprentissage de Wilhelm Meister, de Goethe (1796), ou d’initiation, tel que le définit Schiller en 1795 dans ses Lettres sur l’éducation esthétique .« Tout homme en tant qu’individu porte en lui, en vertu de sa nature et de sa destination, un homme idéalement pur, et la grande tâche de son existence est de se trouver, au milieu de tous ces changements, en harmonie avec l’unité immuable de cet homme-là. » –
[Joël Magny – « Un auteur à Hollywood » – L’Aurore de Murnau – Cahiers du Cinéma (Les petits cahiers) 2005]
On ignore quelle fut réellement la collaboration entre
Murnau et Carl Mayer travaillant depuis Berlin. Dans le scénario publié, les ajouts de
Murnau sont souvent purement techniques : lieu de tournage (Arrowhead), ordre des scènes, figurants ou accessoires (beaucoup de détails sur les vêtements). (…)
C’est
Murnau qui met en forme l’arrivée du couple et tout particulièrement d’Indre dans la ville : « Ansass tend ses deux bras vers elle. Mais Indre, comme horrifiée, semble reculer. Alors, il baisse les bras, recule d’un pas. Elle dévale alors les marches, comme aux abois, et descend au milieu des voitures (la caméra suit). À cet instant, une voiture manque l’écraser. Ansass se précipite dans l’image, la rejette en arrière, puis la conduit de l’autre côté. Ensuite, vue sur le café. ». La réalisation exécute point par point ces détails.
Murnau ajoute lui-même, dès le scénario, – ce qui indique qu’il ne s’agit guère d’une concession commerciale comme on l’a parfois suggéré – les éléments comiques, qu’il développera au tournage. (…)
Murnau n’annote pas la scène chez le photographe, mais il la transformera au tournage, avec la recherche de la tête de la statuette représentant la «Victoire de Samothrace», insistant sur le décalage culturel avec ce photographe de noces et banquets qui affiche des allures d’artiste. Mais alors que dans le script de Mayer l’« artiste» refusait l’argent du couple (« Je suis payé par mon plaisir artistique»), Murnau choisit l’espièglerie plus «osée» – du moins pour nos campagnards – du photographe qui appuie sur la poire au moment où le couple s’embrasse… L’inversion de l’image dans l’appareil photographique est évidemment une invention du cinéaste, de même que le merveilleux regard d’homme amoureux que pose un instant O’Brien sur Janet Gaynor, un des plus beaux que le cinéma nous ait jamais donné : un peu niais, gêné dans sa virilité, mais reprenant vite contenance. Ici, Murnau rejoint le propos de Sudermann, en mettant dans la bouche du photographe : « Félicitations ! C’est la plus douce épouse que j’ai vue cette année ! » : c’est la gentillesse, la douceur que les étrangers perçoivent chez Indre qui séduit à nouveau Ansass. (…) L’AURORE (SUNRISE) de Friedrich Wihlelm Murnau (1927) avec Janet Gaynor et Georges O’Brien. Scénario et découpage : Carl Mayer d’après A Trip to Tilsitt (Histoires lituaniennes) de Hermann Sudermann. Photographie : Charles et Karl Struss
On doit en revanche à Mayer la construction générale du film, bien plus nette et subtile que celle de la nouvelle de Sudermann. Construction d’abord évidente en deux parties. Après la mise en place des lieux et des personnages, la tentation et la conception du meurtre, suivies du premier voyage sur le lac, avec son drame avorté, puis en tramway, soldée par la réconciliation dans les lieux de plaisir et de tentation (Luna Park). Second volet : le retour sur le lac, l’orage, le drame apparemment accompli, soldé par l’ultime réconciliation et le départ de la tentatrice. Cette construction efficace en trois parties, si l’on considère l’épisode de la ville comme une charnière entre les deux voyages, serait banale si Mayer n’avait joué de scènes qui font écho. (…) – [Joël Magny – « Un auteur à Hollywood » – L’Aurore de Murnau – Cahiers du Cinéma (Les petits cahiers) 2005]
L’AURORE (SUNRISE) de Friedrich Wihlelm Murnau (1927) avec Janet Gaynor et Georges O’Brien. Scénario et découpage : Carl Mayer d’après A Trip to Tilsitt (Histoires lituaniennes) de Hermann Sudermann. Photographie : Charles et Karl Struss
Murnau multiplia les prouesses techniques, profitant de la « carte blanche» que lui avait donnée William Fox pour un film « grandiose ». Une anecdote rapportée par Charles Rosher dans le Murnau de Lotte Eisner suffit à en restituer l’esprit. Lorsque la tempête éclate, vers la fin du film, Murnau tenait à ce qu’elle prenne naissance dans la ville et le Luna Park. Une tempête de poussière devait l’annoncer avant les trombes de pluie. « Mais quelqu’un avait-il touché un faux levier ? C’est la machine à pluie qui fut déclenchée d’abord : l’eau tomba en vastes nappes, débordant partout. Cela ne fait rien, déclara Sol Wurzel, de la Fox, nous pouvons nous passer de cette séquence où la poussière annonce l’orage. Murnau (…) fut implacable : il voulait d’abord une tempête de poussière ! « Nous avons trois mille figurants qui attendent ! », cria Wurtzel. « Qu’ils repartent et qu’ils reviennent dans trois jours, alors les décors seront secs et l’emplacement également », répondit Murnau. Et il resta ferme. Cela coûta des sommes énormes à la Fox. Trois jours après, la machine à vent se déclencha normalement : on filma sans hâte les nuages de poussière soulevés, comme Murnau le voulait, avant la séquence de la pluie. » Comme déjà, entre autres, Nosferatu, L’Aurore mêle tournage en studio et décors naturels sans rupture : c’est particulièrement le cas lors du premier trajet en tramway, où l’on passe quasi insensiblement d’une forêt réelle à des arbres artificiels puis aux faubourgs et à la grande place, réalisés en studio. Murnau n’était pas un pur cinéaste de studio (comme Fritz Lang) et appréciait les surprises de la réalité. Il « aimait beaucoup filmer ce qui se présentait à lui par hasard, confie Charles Rosher à Lotte Eisner. Ainsi, par exemple, l’ombre des feuilles vacillant sur l’eau, dans le vent, l’ondoiement des petites vagues après le passage du bateau sur le lac, le scintillement du soleil sur cette surface. Il avait l’œil pour tout ce qui était lumière et mouvement. »
L’AURORE (SUNRISE) de Friedrich Wihlelm Murnau (1927) avec Janet Gaynor et Georges O’Brien. Scénario et découpage : Carl Mayer d’après A Trip to Tilsitt (Histoires lituaniennes) de Hermann Sudermann. Photographie : Charles et Karl Struss
En revanche, les séquences en studio utilisent nombre d’artifices pour réduire le coût des moments spectaculaires et donner une impression de profondeur que limitaient l’espace du studio et la qualité des objectifs de J’époque. «J’ai travaillé, ajoute Rosher, avec un objectif grand angulaire de 35 mm et un de 55 mm pour les scènes du grand café. Tous ces décors avaient un plancher qui montait en pente douce vers le fond, les plafonds furent construits avec des perspectives faussées : les globes des lustres étaient plus grands au premier plan que ceux de l’arrière-plan. Nous avions même placé des nains, hommes et femmes, sur les terrasses. Tout cela donnait naturellement, une impression étonnante de profondeur. » Pourquoi, au-delà de ces artifices constants, de l’évidence d’une volonté de stylisation, L’Aurore nous apparaît-il, à chaque vision, dans une telle fraîcheur, dans une vérité nue que nous savons tellement fabriquée ? Sans doute Eric Rohmer nous en livre la clé dans un texte fondamental, «Vanité que la peinture » : « On sait qu’avant de tourner L’Aurore, Murnau prit soin de construire tout un monde dont son film n’est que le document. La volonté de truquage naît d’un besoin plus exigeant qu’authentique. Dès qu’il s’agit d’exprimer quelque trouble intérieur, non plus de faire, l’acteur se trahit, libéré de la contrainte des choses, et son masque est à modeler dans la masse d’une nouvelle matière. Pauvre apparence d’un visage si l’on ne sent tout l’espace peser sur chacune de ses rides. Que signifieraient l’éclat de rire ou la crispation de l’angoisse, s’ils ne trouvaient leur écho dans l’univers ? » – [Joël Magny – « Un auteur à Hollywood » – L’Aurore de Murnau – Cahiers du Cinéma (Les petis cahiers) 2005]
Bien que tourné en Californie, le film a quelque chose de spécifiquement européen, comme l’a relevé Kevin Brownlow dans « The Parade is Gone By », son ouvrage sur le cinéma muet hollywoodien. L’image de la ville, telle qu’elle apparaît aux gens qui viennent de la campagne, ressemble à celle que dessinaient les urbanistes du Bauhaus allemand, plutôt qu’à une quelconque réalité architecturale de l’Amérique contemporaine ; elle rappelle plutôt les films tournés dans les studios UFA de Berlin que les productions hollywoodiennes.
On set : SUNRISE de Friedrich Wihlelm Murnau (1927)
Si la filiation de
L’Aurore avec le cinéma expressionniste est évidente, il n’en reste pas moins que le film présente des qualités réalistes et « américaines ». Les mouvements de caméra très élaborés mis au point par
Murnau entraînent le film loin du cadre strict des décors de studio, comme s’ils dilataient l’espace vers un monde différent. Le tramway qui entre en ville et le couple qui s’en va au parc d’attractions sont deux exemples typiques de la technique de
Murnau. Dans les deux cas, les décors, construits en studio avec de grands moyens pour créer des perspectives, semblent se prolonger à l’infini. L’illusion est accentuée par un travelling d’une merveilleuse fluidité.
Ces techniques ni excluaient pas le recours à des transparences, c’est-à-dire à une technique considérée comme un pis-aller car elle donne une image plate. Mais
Murnau s’en sert avec bonheur : il s’agit en effet de scènes volontairement stylisées (comme dans la brève séquence du couple, mari et femme, qui paraissent traverser un bois alors qu’ils marchent dans la rue d’une ville), ou de scènes très mouvementées dans lesquelles il est pratiquement impossible de distinguer ce qui se passe à l’arrière-plan, ainsi dans la séquence du baiser entre le mari et la femme au beau milieu de la chaussée.
On set : SUNRISE de Friedrich Wihlelm Murnau (1927)
En fin de compte, l’atmosphère de L’Aurore tient surtout, comme l’a suggéré un critique, à l’emploi de la lumière, qui constitue le vrai pouvoir métaphorique du film. Dans les différentes séquences, un jeu raffiné d’ombres et de lueurs détermine en effet toute une série de nuances émotionnelles : la lumière qui inonde l’église lorsque mari et femme se réconcilient en assistant à un mariage ; les lumières artificielles du parc d’attractions, qui renvoient à un état de bonheur parfait peu de temps avant que ne se produise la tragédie du retour en barque ; l’obscurité qui ajoute à la tension des rendez-vous nocturnes entre le mari infidèle et sa maîtresse près du marais, au lieu d’en être la complice.
Et si le spectateur éprouve tant d’angoisse lors de la séquence de l’accident en barque et de celle montrant la recherche, à la lumière des lanternes, de la femme tombée à l’eau, cela ne tient pas seulement au suspense voulu par l’intrigue, mais aussi à l’habileté consommée du réalisateur à créer un monde autonome, à la fois abstrait et concret, avec la lumière et les mouvements de la caméra.
On set : SUNRISE de Friedrich Wihlelm Murnau (1927)
La permanence de L’Aurore tient aussi bien à sa modernité qu’à son esthétique et à la profondeur et l’universalité de ses thèmes. Modernité que signale encore Almendros : après L’Aurore, il faudra, à de très rares exceptions près, attendre les années 1959-60 pour réintégrer un drame, des personnages dans le monde réel, grouillant de vie autour d’eux, même s’il s’agit bien d’un « film de studio ». Esthétique constante, affirmée à chaque plan d’une beauté le plus souvent à couper le souffle. Esthétique mais pas esthétisme : chaque effet, chaque composition, éclairage renvoie à un sentiment, une signification précise. Thèmes universels : l’amour, la trahison, la tentation, le fameux trio « mari – femme- maîtresse» comme on ne le reverra jamais, parce que traité à travers la présence du mal sans faire de L’Aurore un film spiritualiste ou moralisant. – [Joël Magny – L’Aurore de Murnau – Cahiers du Cinéma (Les petits cahiers) 2005]
On set : SUNRISE de Friedrich Wihlelm Murnau (1927)
En 1927, F. W. Murnau est considéré, avec Fritz Lang comme un des plus grands au cœur d’une cinématographie qui est à l’avant-garde de la création cinématographique, touchant un public plus large que les autres avant-gardes européennes. Cette réputation, Murnau la doit moins à ses succès commerciaux qu’à une constante innovation et un raffinement certain. Il a su passer, entre autres, de films considérés comme typiques de l’expressionnisme, Nosferatu et Faust à la comédie bouffonne (Tartuffe) en passant par le film Kammerspiel Film (sur le mode du théâtre de chambre, imaginé par le metteur en scène Max Reinhardt, dérivé de la musique de chambre), avec Le Dernier des hommes. C’est le renom de ce dernier film qui mène Murnau aux États-Unis en 1926 pour y réaliser L’Aurore. Hollywood est coutumier de cette chasse aux talents. Mais les conditions dans lesquelles est accueilli F.W Murnau et le contrat qui le liait à la Fox sont exceptionnels : il reçoit de William Fox une véritable « carte blanche ». La Fox approche de son apogée, que mettront en péril la crise de 1929 et l’arrivée du parlant. Si l’on peut comprendre que Murnau ait souhaité bénéficier des moyens techniques et financier, d’un des plus grands studios hollywoodiens, on peut s’étonner des largesses de William Fox. Le Dernier des hommes avait enthousiasmé ce dernier, En fait, le film avait été sciemment produit par la puissante firme allemande UFA pour conquérir le marché américain. Les prouesses techniques réalisées par Murnau et surtout son opérateur Karl Freund devaient convaincre les Américains de la qualité du cinéma allemand. William Fox fut convaincu, mais il choisit de proposer un contrat de quatre films à Murnau tandis que seulement deux films de la UFA sortirent alors aux USA. – [Joël Magny – « Un auteur à Hollywood » – L’Aurore de Murnau – Cahiers du Cinéma (Les petits cahiers) 2005]
Friedrich Wihlelm Murnau
Murnau a bénéficié des plus grandes stars de la Fox de l’époque C’est John Ford qui fit de George O’Brien (1900-1985), assistant cameraman et cascadeur, une vedette dans Le Cheval de fer (1924). Il incarne l’Américain un peu maladroit, plus à l’aise dans l’Ouest que dans les salons de la côte Est. Il fera plus tard carrière dans le western de série B avant de retrouver Ford dans les années quarante et soixante pour Fort Apache, La Charge héroïque et Les Cheyennes. Son rôle dans L’Aurore constitue son plus grand titre de gloire. Janet Gaynor (1906-1984) est la grande star de la Fox au temps du muet et ses rôles dans L’Aurore, L’Heure suprême et L’Ange de la rue (Frank Borzage, 1928) lui valent le premier Oscar attribué à une actrice en 1927-28. En 1934,. Alors qu’elle quitte la Fox, elle est la star la plus payée d’Hollywood.
Margaret Livingston (1895-1984), elle, n’a fait que jouer les garces, les vamps, les tentatrices, entre 1927 et 1929, dans L’Aurore, et des films d’intérêt plus que mineur. [Joël Magny – « Un auteur à Hollywood » – [L’Aurore de Murnau – Cahiers du Cinéma (Les petits cahiers) 2005]
Friedrich Wihlelm Murnau
« Je me refuse à faire un film dont le sujet n’emporterait pas mon adhésion »…
C’est ce que déclare
Murnau au moment de réaliser, en 1928,
Les Quatre Diables : il déchantera, mais cela reste vrai pour
L’Aurore, ajoutant :
« Tout est mis au service de mon film et, tout comme je ne me laisse pas détourner de ce que je pense être la chose à faire ou la personne à employer. » Son choix se porte sur un texte d’Hermann Sudermann, extrait d’un recueil publié en 1917, Récits lithuaniens (Litauischen Geschichten). « Le Voyage à Tilsit » (Die Reise nach Tilsit) en est le plus célèbre et le recueil a été fréquemment réédité sous ce seul titre. Né en 1857, après des études de philologie et d’histoire, Sudermann vit de sa plume comme écrivain et journaliste jusqu’au succès international de sa pièce L’Honneur (Die Ehre), en 1890, qui tourne autour des différentes conceptions de l’honneur, selon les classes sociales, l’époque et les pays. Il obtient un plus grand succès encore en 1893 avec, Heimat (Patrie ou Foyer), qui « touche, selon son biographe, à l’un des sentiments qui s’est toujours manifesté avec le plus de force chez les races germaniques : l’attachement à la maison natale, à la petite patrie où l’on est né », dans un pays longtemps morcelé, « où ce patriotisme local l’emporte souvent sur l’amour de la grande patrie.» [Joël Magny – « Un auteur à Hollywood » – L’Aurore de Murnau – Cahiers du Cinéma (Les petits cahiers) 2005]
Karl Struss – Directeur de la photographie
Karl Struss n’est que le second chef opérateur de L’Aurore, choisi par Charles Rosher. Son travail n’en est pas moins remarquable et son témoignage précieux. Photographe d’art, il a aussi le goût des prouesses techniques : les 42 caméras filmant la course de char de Ben-Hur de Fred Niblo (1926) font sensation, comme les trucages de Docteur Jekyll et Mister Hyde, de Rouben Mamoulian (1931) et L’Île du Dr Moreau, d’Erie C. Kenton (1933) ou les images « douces » du Signe de la croix, de DeMille (1932), filmées à travers des filtres de gaze, comme dans la scène qu’il évoque ici.
« L’Aurore me réunit avec Charlie Rosher qui avait déjà fait avec moi Sparrows, de William Beaudine, avec Mary Pickford (1926). Sur L’Aurore, nous travaillions la plupart du temps ensemble, mais j’eus plusieurs fois l’occasion de faire des prises seul. La plus dure de celles que je fis seul est celle dans laquelle George O’Brien est éclairé par la pleine lune qui brille entre les nuages. J’avais une caméra Bell and Howell et Charlie une Mitchell : et il ne pouvait pas tourner la scène avec sa Mitchell (trop lourde). Moi je pouvais le faire avec la mienne. La plate-forme mobile était suspendue au toit sur un rail courbe, je devais descendre et cadrer le garçon, les arbres et l’eau qui se trouvaient sur le plateau. Nous devions faire un tour vers la droite et le montrer en train de marcher vers la caméra. Ensuite nous devions le suivre entre les arbres. Ces derniers se trouvaient devant nous et la caméra devait se frayer un chemin entre eux. Derrière les arbres, la fille attendait le garçon et se poudrait le nez. En ce temps, les boîtes de négatif ne contenaient que 200 pieds (environ 65 m) et je devais couper pour recharger. Cette scène durait environ trois minutes et nous tournions à 16 images/seconde. Je dus changer de pellicule pratiquement à la moitié de la prise tout en observant l’image inversée dans le viseur pour ne pas perdre le fil visuel.
Karl Struss – Directeur de la photographie
Souvent nous tournions face au soleil pour créer un effet de contre-jour. Nous avons tourné beaucoup de scènes du lac sur la rive nord d’Arrowhead. Je tournai là une semaine seul pendant que Charlie était malade ; je fis une prise très compliquée où la caméra était sur un élévateur Elle commençait depuis le haut et à mesure qu’elle descendait, un groupe de gens en bateaux arrivait. (…)
Nous fîmes une chose extraordinaire. Le garçon était debout, préoccupé, la fille était au lit, et lentement, sur la paroi derrière le lit, on remarque un vague mouvement. Graduellement ce mouvement va devenir plus clair et augmente chaque fois plus, jusqu’à qu’il disparaisse et nous nous trouvons en pleine lumière du jour. Ca durait environ une minute. M. Murnau souhaitait un fondu enchaîné, mais j’eus une autre idée. Je fabriquai un filtre en gaze qui commençait avec une épaisseur, ensuite avec deux, trois, quatre, cinq, six, jusqu’à ce que ça devienne noir. Je commençais avec le filtre noir et l’obscurité était tout ce que l’on voyait, ensuite je l’illuminai progressivement. Du début à la fin de la prise la seule chose que l’on voyait tout le temps, c’était la lumière du soleil, mais elle se révélait graduellement, et en regardant l’obscurité on pensait naturellement que l’on était en train de voir le mur. Ce fut ma propre idée, ma prise, elle ne doit rien à Rosher. (…) Un des plans du début était un village au crépuscule. Nous montrons les lumières qui sortent par les portes, pour obtenir l’effet de la lumière intérieure qui sort ainsi que la lumière crépusculaire, une douce lumière enveloppante. Nous dûmes travailler sans cellules, elles n’existaient pas alors. Aujourd’hui tout est mécanisé, alors nous étions des artistes. »
[Propos recueillis aux USA par divers spécialistes, dont ceux d’American Cinematographer, à plusieurs époques. Cité d’après un montage de textes extraits de Los Proverbios de F.W Murnau, dirigé par L. Berriatua, Madrid, 1990. ]
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