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FRITZ LANG
L’œuvre de Fritz Lang est celle d’un « moraliste hautain ». Univers très noir, hanté par la culpabilité, peuplé de héros solitaires qui se débattent dans un monde hostile ou indifférent, et dont une mise en scène totalement maîtrisée accentue encore le caractère étouffant.
Fritz Lang naît à Vienne en 1890. Il est le fils d’un architecte en vue qui, désireux de le voir lui succéder, lui fait entreprendre des études d’architecture. Mais le jeune homme renâcle, s’adonne d’abord à la peinture, puis rompt avec sa famille et s’engage dans un long voyage autour du monde. Il est à Paris lorsque la guerre éclate. Interné, il s’évade, rejoint l’Autriche et revêt l’uniforme. Il sera plusieurs fois blessé, perdra un œil. C’est dans un hôpital militaire qu’il rencontre par hasard le cinéaste Joe May. Celui-ci l’introduit auprès de la compagnie cinématographique Decla, et met en scène un scénario écrit par Lang, Die Hochzeit im Exzentric-Club (Mariage au club des Excentriques, 1917).
Mais celui-ci ne se satisfait pas longtemps de ses fonctions de scénariste. Les films qu’on tire de ses œuvres lui paraissent infidèles et sans imagination. Il manque, de peu, réaliser Le Cabinet du docteur Caligari. L’amitié d’Erich Pommer, patron de la Decla-Bioscop, lui permet enfin de passer à la mise en scène avec Halb Blut (Le Rastaquouère, 1919), aujourd’hui perdu, comme d’ailleurs la plupart de ses premiers films : il ne subsiste de cette époque que les deux épisodes de Die Spinnen (Les Araignées, 1919 et 1920). C’est un serial qui accumule les péripéties feuilletonesques. On y trouve déjà, toutefois, le thème de l’organisation romanesquement criminelle, ainsi qu’un vif souci de la construction dramatique, caractéristique de toute son œuvre.
Der Müde Tod (Les Trois Lumières, 1921) est un film admirable. Une jeune fille cherche à arracher son fiancé à la mort. Celle-ci lui propose un marché : elle épargnera le jeune homme, si sa fiancée parvient à sauver la vie de trois autres personnes. Chaque épisode (à Bagdad, en Chine, à Venise) est le récit d’un échec, et l’héroïne ne trouvera de solution qu’en rejoignant l’homme qu’elle aime dans la mort. Par-delà une intrigue reprise du romantisme allemand, l’œuvre retient par son extraordinaire beauté formelle : plans rigoureusement composés, rôle plastique des éléments architecturaux (murs, escaliers), éclairages savants (souvent par en dessous). Si la production de Lang est, comme le disait Claude Chabrol, une « métaphysique de l’architecture », jamais cette définition n’aura été plus justifiée qu’ici.
C’est aussi un chef-d’œuvre de l’expressionnisme allemand – que Lang ne fait toutefois que traverser: il lui emprunte une thématique, des procédés formels, il ne s’y limite pas pour autant. [La grande histoire illustrée du 7ème art – Editions Atlas (1983)]
« LE GRAND HOMME DU CINÉMA ALLEMAND »
Le Docteur Mabuse (1922 ; deux épisodes: Doktor Mabuse der Spieler et Inferno) reprend, par sa structure policière, les thèmes d’inspiration des Araignées. Mais le docteur Mabuse est un génie du Mal d’une tout autre envergure, et surtout le film est une extraordinaire évocation de l’Allemagne du régime de Weimar, vaincue et fiévreuse. Lang crée là un personnage qui le poursuivra toute sa vie, et où certains, comme Siegfried Kracauer, ont voulu voir une préfiguration de Hitler.
Le problème n’est pas si simple. Le point de vue se justifie davantage avec Das Testament des Dr. Mabuse (Le Testament du docteur Mabuse, 1933), dont l’anti-nazisme n’est pas niable. Mais Lang n’est pas, à cette époque comme plus tard, un auteur à « message ». Ce qui l’intéresse, c’est le zeitgeist, « l’esprit du temps », c’est-à-dire un ensemble de préoccupations collectives, qu’il répercute et remodèle à la fois. Il tourne d’ailleurs, juste après Mabuse, Die Nibelungen (Les Nibelungen, 1924). Cette puissante recréation des grandes légendes germaniques souleva une polémique inverse, certains critiques ayant cru devoir l’interpréter, a posteriori, comme une prophétie des thèses nazies.
Les intentions de Lang étaient bien sûr différentes. Il semble bien n’avoir vu dans Les Nibelungen que le prétexte à un fabuleux exercice de style : « Je n’ai jamais eu beaucoup de sympathie pour Siegfried, comme héros. Il est menteur, escroc, et plutôt insipide. Toutefois, ce fut à l’époque une chose merveilleuse que de pouvoir disposer de tous ces gens, et de faire construire des forêts entières…». L’œuvre comporte deux parties : Siegfrieds Tod (Siegfried) et Kriemhilds Rache (La Vengeance de Kriemhilde). La première est aussi statique que la seconde est mouvementée, mais toutes deux se caractérisent par une farouche volonté de stylisation qui n’est pas dépourvue de hiératisme. Reste un film où la mise en scène est à elle-même son propre objet, et dont on comprend l’impact qu’il eut dans une Allemagne traumatisée par la défaite.
Celle-ci est à l’arrière-plan de Métropolis (1926). Cette œuvre colossale – le plus coûteux des films jamais produits en Allemagne – qui a un peu vieilli : l’intrigue en est naïve, et la fin, grandiose réconciliation du Capital et du Travail, passablement artificielle… Mais cette description d’une ville industrielle de l’avenir, où s’opposent des ouvriers réduits à l’esclavage et des maîtres tout-puissants, a gardé beaucoup de sa force (les mouvements de foule y sont impressionnants) et toute sa poésie.
Lang est alors au sommet de sa carrière. Les deux films qu’il tourne ensuite, Spione (Les Espions, 1928) et Frau im Mond (La Femme sur la Lune, 1929) ne représentent pourtant qu’une reprise de thèmes déjà utilisés, si remarquables qu’ils soient par ailleurs.
Il n’en va pas de même pour M – Eine Stadt sucht einen Mörder (M Le Maudit , 1931). Si ce film – peut-être le plus grand de son auteur – reprend des procédés stylistiques chers à Lang, et d’origine expressionniste (composition géométrique des plans, emploi symbolique d’éléments architecturaux, éclairages contrastés), il est aussi chargé de mille éléments réalistes. Il montre, dans tous ces détails, une société condamnée. [La grande histoire illustrée du 7ème art – Editions Atlas (1983)]
L’EXIL ET LA PÉRIODE AMÉRICAINE
L’arrivée des nazis au pouvoir vaut à Lang une proposition inattendue: Goebbels, négligeant Le Testament du docteur Mabuse (qu’il a d’ailleurs fait interdire) et les origines juives du cinéaste, lui offre la direction du cinéma allemand « rénové ». Lang prend le soir même le train pour la France. Il y tourne Liliom (1934), puis s’installe aux États-Unis, où il devra attendre 1936 pour tourner son premier film américain, Fury (Furie).
Il commence alors la seconde partie de sa carrière, qui semble n’avoir plus aucun rapport avec ses films antérieurs. Le changement le plus frappant affecte la mise en scène elle-même : sûre de ses pouvoirs, au besoin délibérément ostentatoire dans la période allemande, elle se fait discrète, presque invisible, et ne vise plus que la plus extrême sobriété. L’effacement de thèmes qu’on aurait cru spécifiquement « langiens » va de pair avec une soumission apparente aux pires conventions hollywoodiennes. Une telle évolution n’a pas manqué de déconcerter la critique: « L’Amérique paraît avoir broyé le grand réalisateur allemand », écrira Georges Sadoul. Il faudra I‘intervention des futurs chefs de file de la « Nouvelle Vague », alors critiques aux Cahiers du cinéma, pour qu’il soit mis fin à la dépréciation systématique des films de cette époque, et à la fétichisation sans nuances des œuvres allemandes.
Lang n’a, en fait, jamais cédé aux impératifs commerciaux. Le fait qu’il soit passé d’une compagnie à l’autre, qu’il ait lui-même produit certains de ses films, qu’il soit resté, pour de longues périodes, sans tourner, en témoigne suffisamment. Son seul film de commande est Americain Guerrilla in the Philippines (Guérillas, 1950). Mais les circonstances avaient changé. Il n’était plus « le roi du cinéma allemand », mais un réalisateur parmi d’autres, dans un pays où il n’en manquait pas. La codification insensée du cinéma américain, réparti en genres bien définis et nettement séparés, allait même se révéler bénéfique, et lui fournir tout un stock de conventions qu’il n’a jamais reprises que pour mieux les détourner.
Lang n’a d’ailleurs porté qu’une attention distraite, depuis le début de sa carrière, au matériau de base, et la vraisemblance, en particulier, est une notion qui lui est toujours restée étrangère. C’est de l’artifice même des scénarios qu’il tire ses meilleurs effets: les rebondissements de l’intrigue se répondent ou s’opposent, et la font éclater en segments minutieusement articulés entre eux – c’est ce que Luc Moullet appelle « l’entrelacs langien ». L’identification, systématiquement recherchée, du spectateur au protagoniste, donne à ces renversements de situation une efficacité maximale.
La signification de ces brusques changements de point de vue ne doit pas être réduite à une simple recherche du spectaculaire. L’attitude de Lang est fondamentalement morale. Dépourvue d’illusions (on a parlé à son sujet de « cinéma du mépris »), elle s’acharne à dévoiler les faux-semblants, à mettre au jour une vérité toujours plus inaccessible. Dans Furie, Joe Wilson est accusé à tort d’être un kidnappeur. La foule attaque la prison et y met le feu. On le croit mort ; mais il se cache, pousse ses frères à attaquer en justice ceux qui voulaient le tuer. Tous sont condamnés à mort, et Joe pense d’abord à les abandonner à leur sort. Ce n’est que supplié par sa fiancée qu’il se décide à se rendre au tribunal. On voit l’ambiguïté de l’apologue : l’innocent Joe identifie justice et vengeance, et sacrifie la première à la seconde, rééditant le geste même de ses meurtriers. Les deux films suivants, You Only Live Once (J’ai le droit de vivre, 1937) et You and Me (Casier judiciaire, 1938) sont des variations sur le même thème, et forment avec Furie une sorte de trilogie, dont j’ai le droit de vivre est sans doute le moment le plus fort.
Il avait abordé là un genre « critique » à préoccupations sociales. Il passe alors à des structures nettement plus manichéennes. Le western, d’abord: The Return of Frank James (Le Retour de Frank James, 1940), Western Union (Les Pionniers de la Western Union, 1941). Par sa manière de traiter les thèmes les plus forts du genre (importance de la notion d’honneur, de la valeur de la parole donnée et du respect de lui-même), il parvient à en subvertir le code bien établi.
La guerre éclate alors. Si elle réveille l’anti-nazisme de Lang, il est frappant de voir qu’elle l’amène à réaliser des œuvres qui s’apparentent plus au film d’espionnage qu’au film de guerre proprement dit : c’est le cas de Man Hunt (Chasse à l’homme, 1941) ou The Ministry of Fear (Espions sur la Tamise, 1944) – ce dernier est à compter parmi les plus riches de sa production. Même Hangmen Also Die (Les bourreaux meurent aussi, 1943), inspiré d’un événement authentique (l’exécution de Heydrich, gauleiter de Tchécoslovaquie, par un groupe de résistants), met l’accent sur le côté « enquête policière » de l’intrigue, avec tous les coups de théâtre que cela comporte. Le traître à la Résistance est ainsi dénoncé par elle aux occupants, comme responsable de l’attentat. Bertolt Brecht, qui collaborait au scénario, fut très mécontent de ce qui lui paraissait être une recherche à tout prix du sensationnel. Mais le point de vue de Lang était tout autre. La lutte clandestine (espionnage ou résistance) implique le double, ou le triple jeu – donc une succession contradictoire d’apparences trompeuses. Elle est aussi en dehors de toute légalité réelle. La justice passe même par l’illégalité – le héros d’Espions sur la Tamise doit échapper aux espions nazis, mais aussi à la police, qui le prend pour un meurtrier. Echanges de rôles, confusion de fonctions, où Lang peut, mieux que jamais, remettre en cause toute morale abstraite, d’autant plus subtilement que bons et méchants sont clairement désignés dès le départ.
La guerre se terminant, il passe au film noir. C’est une évolution logique, qui est aussi celle d’Hitchcock, par exemple. Woman in the Window (La Femme au portrait, 1944), Scarlet Street (La Rue rouge, 1945), Secret Beyond the Door (Le Secret derrière la porte, 1948), sont ainsi liés par la même atmosphère (mi-policière, mi-psychologique) inquiétante, par le retour discret de certains effets expressionnistes, et par une volonté de dépouillement pas toujours dépourvue d’esthétisme. House by the River (1950) est un échec, Guérillas un pensum.
Lang se retrouve avec Rancho Notorious (L’Ange des maudits, 1952), admirable western avec Marlene Dietrich, empreint toutefois d’une inquiétante nostalgie funèbre. Le thème de la vengeance (le héros recherche le meurtrier de sa femme) s’y efface derrière une étude très froide des mythes du western et de leur épuisement. La même attitude inspire un autre chef-d’œuvre, Moonfleet (Les Contrebandiers de Moonfleet, 1955), où, cependant, la présence d’un enfant introduit une note d’espoir.
Le scepticisme de Lang semble peu à peu se charger d’amertume. Sa vision du monde, qui a toujours été à la fois critique et « dégagée » (Michel Mourlet parle de son « regard d’aigle »), se fait de plus en plus noire. Clash by Night (Le Démon s’éveille la nuit, 1952), The Blue Gardenia (La Femme au gardénia, 1953), sont d’aigres peintures de milieux figés et mesquins. Si The Big Heat (Règlement de comptes, 1953) met en scène un héros typiquement langien (un policier intègre qui lutte contre le banditisme et veut venger la mort de sa femme, tuée à sa place), While the City Sleeps (La Cinquième Victime, 1956) est une œuvre au vitriol, où aucun personnage n’est épargné. La minutie même du film (qui lie la recherche d’un assassin et de féroces luttes de succession au sein d’un grand journal), avec son intrigue soigneusement enchevêtrée, a quelque chose d’accablant. Le « happy end » lui-même reste très ambigu.
Le journalisme est encore le prétexte du dernier film américain de Lang avec Beyond a Reasonable Doubt (L’Invraisemblable Vérité, 1956). Là encore, le scénario est d’une incroyable subtilité de construction, et repose sur une série de rebondissements successifs, dont chacun annule le précédent. Un journaliste s’accuse d’un crime, fournissant à la police des preuves fabriquées. Il entend démontrer la relativité de la justice, mais aussi se faire de la publicité… Son futur beau-père, directeur de journal, détient les détails de la machination ; mais il est tué dans un accident, et le journaliste est condamné à mort. Sauvé à la dernière minute, il se trahit sans le vouloir au cours d’une conversation: il était bel et bien l’assassin et avait monté toute cette affaire pour se blanchir définitivement…
Le film fut un échec commercial complet. Il est pourtant significatif de toute la période américaine de Lang. Formellement : tout y est sacrifié à l’intrigue (ce souci exclusif est le niveau auquel s’exerce désormais la « métaphysique de l’architecture »), qui ne progresse qu’en se détruisant. Thématiquement : cette réflexion sur la vérité déchire les apparences les unes après les autres sans jamais s’arrêter à aucune d’elles. [La grande histoire illustrée du 7ème art – Editions Atlas (1983)]
RETOUR À L’ALLEMAGNE
La coloration politique et sociale dont sont parés la plupart des films américains de Fritz Lang ne doit toutefois pas masquer le discours fondamental d’un metteur en scène qui, dans son inspiration profonde comme dans son expression essentielle, est toujours demeuré Allemand. Or, c’est précisément en Allemagne que Fritz Lang, tournant le dos à Hollywood, allait accomplir sa vision du monde. Avec Der Tiger von Eschnapur et Das lndische Grabmal (Le Tigre du Bengale et Le Tombeau hindou), qu’il réalise en 1958, l’art de Fritz Lang se dépouille à cet égard de toute ambiguïté. En effet, le caractère délibérément exotique et rocambolesque du récit permet à la mise en scène d’acquérir une totale autonomie : le palais, les costumes et les péripéties ne sont que les vecteurs d’une écriture cinématographique dont le mouvement spatial et temporel fonde une pure architecture de signes et de symboles. Jamais, dans l’œuvre de Fritz Lang, la fascination de la mort et l’obsession du pouvoir absolu n’avaient été exprimées de manière aussi rigoureusement totalitaire.
Cet univers funèbre, hautain et glacé, Fritz Lang lui donnera une forme quasiment abstraite dans son dernier film, Die Tausend Augen des Doktor Mabuse (Le Diabolique docteur Mabuse, 1961), où il renoue avec son personnage le plus célébré. Dans cette œuvre testamentaire, il est loisible de reconnaître une identification pour le moins troublante entre le metteur en scène et son personnage : les mains du docteur Mabuse, que l’on voit manipuler une console de télévision, ne sont-elles pas les propres mains de Fritz Lang ?
Bien qu’il ait continué à travailler sur d’autres projets, aucun de ceux-ci n’a abouti. Il apparaît en 1963 dans Le Mépris de Jean-Luc Godard, où il joue un peu son propre rôle – et Godard, en signe d’hommage, joue celui de son assistant. Lang est mort en 1976, en Californie, à l’âge de quatre-vingt-six ans. [La grande histoire illustrée du 7ème art – Editions Atlas (1983)]
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