Cinéaste belge (Heverlee, près de Louvain, 1926-Valence, Espagne, 2002), auteur de films aux confins de l'imaginaire et du réel : Un soir, un train (1968), Rendez-vous à Bray (1971), Belle (1973), Benvenuta (1983), Babel Opera (1985), l'Œuvre au noir (1988).
l'Homme au crâne rasé
De Man die zijn Haar Kort liet knippen
Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire mondial des films ».
Drame d'André Delvaux, avec Senne Rouffaer (Govert Miereveld), Beata Tyskiewicz (Fran), Hector Camerlynck (le professeur Mato), Paul Jongers (son assistant), Luc Philips (l'échevin), François Bernard (le juge Brantink).
Scénario : Anna de Pagter, André Delvaux, d'après le roman de Johan Daisne
Photographie : Ghislain Cloquet
Décor : Jean-Claude Maes
Musique : Freddy Devreese
Montage : Suzanne Baron, R. Delferrière
Production : Télévision belge (B.R.T.)
Pays : Belgique
Date de sortie : 1966
Son : noir et blanc
Durée : 1 h 34
l'Homme au crâne rasé
RÉSUMÉ
Même si l'intrigue de l'Homme au crâne rasé pouvait être cernée et facilement narrée de manière linéaire, il serait recommandé de se dispenser de le faire, pour préserver l'aura de cette œuvre parfaite, dans la perception et l'interprétation de laquelle on est invité à pénétrer par de multiples entrées, sans qu'une signification ne puisse, ni ne doive, être préférée à une autre, tant l'unité et la richesse de l'ensemble dépendent de l'addition des plans, des hypothèses, des échos que les situations, les symboles, les thèmes tissent entre eux.
Govert Miereveld, petit homme gauche, solitaire, passif qui apparaît d'emblée comme l'incarnation de l'anonymat poursuit-il une quête qui serait une parabole de la condition humaine ? Le monde qu'il perçoit, et que nous percevons par le truchement de son regard, est-il le monde réel ou bien est-il déformé par son imaginaire qui pourrait être aussi sa folie, le film devenant alors la description clinique d'une schizophrénie ? À moins qu'il ne s'agisse d'un rêve ?
COMMENTAIRE
Une architecture de symétries et d'échos
Aucun indice ne permet d'opter de façon décisive pour l'un ou l'autre des schémas et cette incertitude, loin de rendre l'œuvre confuse, est au contraire le gage de sa réussite esthétique. La beauté qui sourd de ce récit constamment déroutant tient dans une architecture savante qui organise un jeu d'échos, de symétries entre les éléments qui se soutiennent et se répondent mutuellement, ainsi que dans le glissement permanent du réel au surréel, du vécu au rêvé, du rationnel à l'irrationnel, de l'objectif au subjectif. Le contraste et la métamorphose dominent l'esthétique du film : la représentation de la mort succède à celle de la beauté, dont elle va ensuite précéder le meurtre, l'horreur de la mort devenant fascination. De la même façon, le bonheur se transforme en angoisse.
L'Homme au crâne rasé, œuvre cinématographique achevée, dont André Delvaux ne parviendra jamais à produire d'équivalent par la suite, s'inscrit aussi dans une filiation artistique qui a ses correspondants dans la littérature et la peinture ; celle de Magritte, notamment, mais aussi de Paul Delvaux, le surréaliste homonyme du cinéaste. Précision de la photographie, attention maniaque portée à la description des objets, placés successivement sous des éclairages différents qui en modifient la signification et invitent même à douter de leur réalité, sont les assises réalistes qui permettent ensuite au cinéaste de mieux conduire le spectateur dans un univers fantastique, où le mystère est d'autant plus crédible qu'il sourd du réel quotidien, où l'abstrait se dégage du concret sans solution de continuité apparente.
Surtout – et c'est en cela que l'art de Delvaux relève bien de la grande famille de pensée et de sensibilité qui unit le romantisme anglo-saxon au surréalisme – le film, au fur et à mesure de son déroulement, place le spectateur qui a bien voulu entrer dans le jeu et perdre pied à ce point nodal de la perception où le réel devient surréel, où le rêve devient expérience supérieure de la réalité.
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Un soir, un train
Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire mondial des films ».
Scénario : André Delvaux, d'après le roman de Johan Daisne
Photographie : Ghislain Cloquet
Décor : Claude Pignot
Musique : Freddy Devreese
Montage : Suzanne Baron
Pays : Belgique
Date de sortie : 1968
Son : noir et blanc
Durée : 1 h 32
RÉSUMÉ
Mathias, professeur de linguistique, et Anne, décoratrice, sont au bord de la rupture. Un soir, appelé à donner une conférence en province, Mathias prend le train. Sa femme le rejoint. Il somnole et rêve de leur passé. Quand il se réveille, elle a disparu : le train est arrêté en pleine campagne. Mathias bascule alors dans un univers étrange.
COMMENTAIRE
Ce qui est fascinant dans ce film, c'est la façon dont le fantastique naît au cœur du réel, sans rupture de style, sans même que l'on s'en rende compte, aboutissant à un « réalisme magique » dans la tradition des grands peintres flamands.
Jeune avocat enseignant dans une école de jeunes filles, Govert Miereveld tombe éperdument amoureux d’une de ses élèves, Fran. N’osant lui avouer sa passion, il perd sa trace au lendemain de la remise des diplômes et, pour ne pas ruiner sa vie de famille, part l’oublier avec femme et enfant dans une petite bourgade flamande. Les années passent… Toujours aussi fragile, laminé par des années de dépression larvée, Govert croit reconnaître son ancienne élève lors d’un déplacement professionnel.
ANALYSE ET CRITIQUE
1965. Alors qu’un vent nouveau bouleverse les cinémas français et européen, le Septième Art belge n’existe pour ainsi dire pas. Aucun long-métrage depuis les bobines d’Alfred Machin… en 1910 : abandonné par les pouvoirs publics, le cinéma d’outre Quiévrain est une terra incognita, dont les rares signes de vie sont à chercher du côté du documentaire (Gaston Schoukens, Jan Vanderheyden) ou du cinéma d’animation (Raoul Servais). Soixante-dix ans après les premiers tours de manivelles des frères Lumière, c’est une jeune génération, biberonnée au documentaire télévisé, qui va finalement réussir à forcer les verrous d’une politique culturelle belge sclérosée et repliée sur son passé.
Et c’est André Delvaux qui donne les premiers coups de butoir. Dans une note d’intention rageuse distribuée à la presse lors de la sortie du film, le réalisateur, souvent considéré comme le premier cinéaste belge de l’Histoire (1), jette une lumière crue sur la situation artistique de son pays et le combat acharné qu’il dût mener pour tourner son premier film. Le tableau est à la fois étonnant et déprimant, et rappelle que le combat - car c’est bien d’une bataille qu’il s’agit ici - fut gagné de haute lutte : "Tout le monde en Belgique espère faire un jour un long-métrage : c’est notre drame. Car personne n’en reçoit l’occasion. Nous vivons dans un pays apparemment très riche, si on en juge par les pâtisseries et les voitures. Et effectivement le niveau de vie est relativement élevé. Mais il semble que ce soit au détriment de la vie spirituelle et de l’art vivant (…). Ainsi vous comprendrez pourquoi les cinéastes belges ont jusqu’ici vécu dans un désert, et pourquoi la réalisation d’un grand film de fiction est l’Eldorado auquel ils aspirent depuis toujours. Cela explique aussi que j’aie dû attendre d’avoir trente-neuf ans pour faire mon premier long-métrage, tandis que plusieurs de mes camarades les plus doués attendent toujours et se découragent peu à peu. Dans ces conditions, il ne faut pas s’étonner que le climat soit pénible, à la fois sur le plan professionnel (tous les métiers indispensables à la fiction ne sont pas également développés) et sur le plan moral. De plus la scission de notre pays en deux communautés linguistiques multiplie les problèmes et aiguise les susceptibilités. L’homme au crâne rasé est un film flamand, ce qui le rend moins accessible à certains milieux francophones en Belgique. D’autre part, et bien que je sois flamand moi-même, l’extrémisme de droite ne peut voir d’un bon œil que le premier long-métrage flamand ait été réalisé par quelqu’un qui n’appartienne pas à ce que je serais tenté d’appeler le ghetto culturel où se développe cet extrémisme. Voilà pourquoi, je suis, encore aujourd’hui, étonné d’avoir pu mener l’entreprise à terme."
L’homme au crâne rasé, c’est un double miracle. Celui d’un premier film, qui va dans un même geste sans concession, initier la création cinématographique de tout un pays et inventer une nouvelle forme de narration, propre à son créateur. Aujourd’hui, à l’aune de la renommée du cinéma belge (trois palmes d’or en trente ans, soit plus que la France), il serait tentant de reléguer le premier film d’André Delvaux au rang d’anecdote. Mais il y a 40 ans, L’homme au crâne rasé et son auteur furent rien moins que les "inventeurs" du cinéma belge. C’est dire si la sortie du film en DVD, couplée à celle de Rendez-vous à Bray, est l’occasion rêvée de rétablir la réputation du cinéaste, et de lui accorder enfin une juste place sur l’échiquier du cinéma belge - et mondial. A l’instar de Rendez-vous à Bray, chroniqué sur ces pages la semaine dernière, L’homme au crâne rasé est tiré d'un livre - roman éponyme, et semi-autobiographique, du belge Johan Daisne. L’adaptation de ce long monologue intérieur tient alors purement et simplement du défi - surtout pour un premier film. Fidèle à la ligne de conduite exigeante qu’il adoptera par la suite, le cinéaste s’attache à faire vivre à l’écran un univers très « écrit », et pas forcément donné d’avance. Pour cela, il partage ses idées avec l’auteur, tout en s’offrant les services de techniciens confirmés - afin de mieux rendre à l’écran tout ce que le roman peut avoir d’intrinsèquement cinématographique. L’expérimenté Ghislain Cloquet à la lumière (Le Feu Follet, Le Trou, Mouchette, Tess, Les Demoiselles de Rochefort…), Suzanne Baron au montage (Lacombe Lucien, Viva Maria, Mon Oncle, Les Vacances de Monsieur Hulot, Les Maîtres Fous…), ou encore Antoine Bonfanti au son (La jetée, La baie des Anges, Bande à part…) entourent André Delvaux, jeune "novice" de bientôt quarante ans.
Cinéaste débutant, il assure ainsi ses arrières, donne des gages aux producteurs d’Etat, inquiets et vigilants - tout en offrant dans le même temps leur chance à un jeune compositeur (Frédéric Devreese, qui ne le quittera plus), à ses élèves de l’INSAS ou encore à un directeur artistique aspirant, Jean-Claude Maes. Ce précieux dosage d’expérience et de fraîcheur met le film sur les bons rails, et transparaît d’autant plus à l’écran que Senne Rouffaer et Beata Tyszkiewicz (alors épouse d’Andrezj Wajda), sont tous deux remarquables.
Dès les premiers plans, L’homme au crâne rasé ne trompe pas, et témoigne d’une maîtrise époustouflante, qui plus est pour une première oeuvre. Ghislain Cloquet y donne toute la mesure de son talent, baignant le film dans un noir et blanc aux contrastes saisissants. L’utilisation soignée du format large, notamment dans les scènes d’intérieur, témoigne déjà d’un sens acéré du cadre, sans compter l’utilisation brillante du hors champ (une traumatisante scène d’autopsie, toute en horreur larvée), du montage ou des mouvements de caméra. Moins radical que dans ses films suivants, Delvaux utilise encore ici la béquille d’une voix-off, mais L’homme au crâne rasé n’en respire pas moins le bonheur de filmer et de jouer avec toute la grammaire du Septième Art.
Un premier film très surveillé, dans une cinématographie au patrimoine si désertique, aurait pu laisser craindre le pire. Mais non, Delvaux ne se laisse imposer aucun carcan, et avec la fougue du débutant, s’autorise au contraire toutes les audaces : travellings détonants, alternance de longs plans séquences et de montage cut (saisissante scène chez le coiffeur), narration éclatée… le film est un plaidoyer pour l’adaptation cinématographique dans son sens premier : prendre un texte, et en faire un film, un paragraphe et en faire un plan, un mot et en faire une scène. Une forme de trahison fidèle : rendre l’essence d’un roman par des moyens propres au cinéma.
Le tour de force du cinéaste, c’est en fait d’affirmer sa patte dès son premier film. En une scène inaugurale magnifique, tout est déjà là, en place. Le basculement entre rêve et réalité, pierre angulaire du cinéma d’André Delvaux, se joue dès le premier plan de L’homme au crâne rasé : un personnage qui s’éveille, déambule dans son appartement, bascule littéralement de l’autre côté du miroir… le réalisme magique vient de trouver en Delvaux son champion cinématographique. Tout comme dans Rendez-vous à Bray quelques cinq ans plus tard, le réel est peu à peu contaminé par le rêve, l’imagination, le cauchemar et la folie - ou comment Johan Daisne, René Magritte et Gabriel Garcia-Marquez trouvèrent en un seul film leur équivalent cinématographique. On ne révélera pas le dernier plan du film, mais il y a dans cette minute de cinéma - où folie et réalité ne font plus qu’un - le ferment de Vol au dessus d’un nid de coucou et de Shining. Rien moins. Film cérébral (2), L’Homme au crâne rasé joue des mêmes ressorts que le chef d’œuvre de Kubrick, cette lente contamination du quotidien par le fantasme, puis le cauchemar et la folie. A la sortie du film, Delvaux est encore un illustre inconnu, et déjà, pourtant, sa première oeuvre évoque Alain Resnais, Chris Marker (Cloquet est le co-réalisateur des Statues meurent aussi de… Resnais et Marker) ou Ingmar Bergman, sans avoir à forcément rougir des comparaisons.
Sorti dans l’indifférence générale à Bruxelles et Namur - malgré son statut de premier film belge - L’homme au crâne rasé est ainsi accueilli par une presse française au bord de l’hystérie, certains critiques allant jusqu’à comparer le film à la révolution inaugurée par Orson Welles et son Citizen Kane. Aujourd’hui, la lecture du beau papier enflammé de Michel Cournet dans Le Nouvel Observateur prête d’ailleurs parfois à sourire, tant son lyrisme semble légèrement sur-joué. A sa sortie en catimini se mêlaient alors des considérations politiques et culturelles qui dépassaient le film - l’article du Nouvel Observateur parle autant, si ce n’est plus, des difficultés de distribution des films art et essai que de L’homme au Crâne rasé même (3) - et il vaut mieux regarder le film en 2006 avec un œil neuf, sans prêter trop d’attention aux dithyrambes de l’époque, pourtant justifiées pour la plupart.
Ainsi, si la beauté fulgurante de la plupart des scènes (le coiffeur, l’autopsie, la déclaration d’amour, la fin…) imprime durablement la rétine, la voix off et une certaine langueur parfois crispante risquent bien de rebuter les moins patients. Les malheureux passeraient à côté d’une fin en boulet de canon, merveilleusement résumée par un article de 1967 tiré de la revue de cinéma 7° Art - article autrement plus direct et convaincant que les lauriers un peu convenus du Nouvel Observateur : "Le premier grand film belge… Je l’ai regardé avec ahurissement, comme un Sicilien qui découvrirait l’Italie par Le Désert Rouge. J’étais en terre inconnue, dans le pays sans nom du Silence de Bergman. Seule la langue me raccrochait, et je comprends aujourd’hui pourquoi Paris fut fasciné par L’homme au crâne rasé (…). Non, le film de Delvaux n’est pas un chef d’œuvre, ni un chef d’œuvre manqué, ni rien de tout cela : c’est un film interminable et ennuyeux, mais extraordinairement impressionnant, qui vous parle de l’amour et de la mort avec une féroce insistance, une sorte de rage que l’on n’oubliera jamais. Par instants, je le hais, je le trouve grotesque, à d’autres il m’éblouit, il me terrorise. Ils ne sont pas si fréquents les films dont on peut dire cela."
Le chroniqueur en est au même point. Mais ce n’est pas un point mort : le film est une étincelle, un feu qui couve derrière l’ennui de façade. Naviguant inlassablement entre songe et réalité, fidèle à son credo, Delvaux livre un film neurasthénique et nerveux. La beauté vivace de L’homme au crâne rasé est à combustion lente. Le film vous laisse sur le carreau, au bord de la route, perplexe. Une semaine plus tard, il vous hante encore, et toujours… puis finit par vous terrasser.
C’est une des plus belle découvertes de l’année. Elle sort aujourd’hui en DVD.
(1) "Les historiens retiennent en général le premier long-métrage de fiction réalisé par André Delvaux (L'homme au crâne rasé, 1965) comme naissance du cinéma moderne en Belgique." Louis Héliot, responsable du Centre Wallonie-Bruxelles de Paris
(2) Dans les bonus du DVD, Jaco Van Dormael, réalisateur de Toto le Héros et grand admirateur du cinéaste , estime que Delvaux "arrivait à faire avec le cinéma ce qu’on arrive à faire en littérature, c’est à dire à faire des films à la première personne. On ne voit pas le film de l’extérieur, mais depuis la tête du personnage. On parcourt un chemin intérieur plutôt qu’une aventure et une série d’anecdotes."
(3) "Ce chef d’œuvre, vous n’êtes pas libres de le voir. Il est l’un des monuments du cinéma d’aujourd’hui ; tous les festivals l’invitent ; tous les critiques en parlent entre eux ; mais les cinémas n’en veulent pas. C’est pourtant une œuvre envoûtante qui obséderait le public. Non, les cinémas n’en veulent pas. Il est trop beau. Il faut bien parler ici d’une tragédie qui se joue, et qui peut avoir des conséquences incalculables sur l’avenir du cinéma, donc sur l’avenir de la vie." Michel Cournet (Le Nouvel Observateur).
André, Albert, Auguste, baron Delvaux, né le 21 mars 1926 à
Heverlee et mort le 4 octobre 2002 à Valence en Espagne, est un cinéaste belge,
considéré comme le symbole du cinéma belge moderne.
Biographie
Avant de
devenir cinéaste, André Delvaux obtient une licence en philologie germanique et
en droit à l'Université libre de Bruxelles. Familier de la Cinémathèque royale
de Belgique, il accompagne des films muets au piano, de 1952 à 1958, à L'Écran
du séminaire des arts, ancêtre du Musée du cinéma de Bruxelles. Il devient
ensuite professeur de langue et littérature néerlandaise à l'Athénée Fernand
Blum à Schaerbeek, où il fonde une classe de cinéma. Il réalise entretemps
plusieurs courts métrages documentaires pour la télévision belge de 1956 à
1962, notamment sur Jean Rouch et Federico Fellini1. Il se tourne ensuite vers
la fiction avec Le Temps des écoliers en 1962, année où il cofonde l'INSAS2.
Delvaux est le symbole du cinéma belge moderne car, s'il existait un cinéma
belge avant lui, son premier long métrage, L'Homme au crâne rasé, a fait entrer
dès 1966 la cinématographie belge dans la modernité3. Selon Dominique Nasta,
directrice du Master en arts du spectacle, orientation cinéma de l'ULB, « il a
eu beaucoup de chance, car il a tourné, de L'Homme au crâne rasé à Benvenuta,
en pleine période du respect de la notion d'auteur. Aujourd'hui, son cinéma ne
serait plus accepté aussi facilement ».
André Delvaux
meurt des suites d'une crise cardiaque en 2002 en Espagne, où il assiste à la
deuxième édition de la Rencontre mondiale des arts de la ville de Valence4.
Selon le
réalisateur Jaco Van Dormael (Toto le héros), « C'est lui qui a ouvert la porte
du cinéma belge dans laquelle nous nous sommes engouffrés. ».
Style
Ses films
sont pour la plupart des adaptations littéraires (Johan Daisne, Julien Gracq,
Marguerite Yourcenar, Suzanne Lilar...) et sont souvent ancrés dans un cadre
spécifiquement belge : Delvaux tourne indifféremment en français et en
néerlandais. Ses réalisations se démarquent par un style inclassable et
ambitieux, marqué par l'onirisme et le mystère1. L'Homme au crâne rasé révèle
son inspiration surréaliste et Un soir, un train, avec Yves Montand et Anouk
Aimée, s'inscrit dans un cycle de « réalisme magique ». Selon le cinéaste, le
réalisme magique auquel il a recours est avant tout un jeu esthétique,
spirituel et philosophique, doublé d'une interrogation métaphysique et
ontologique6. Néanmoins, ses films restent enracinés dans une réalité banale, perçue
comme mystérieuse et irrationnelle6. La frontière entre réel et imaginaire est
alors abolie autour des thèmes de la mort et du désir. Une atmosphère
inquiétante et étrange naît autant grâce à l'histoire qu'aux paysages7.
Rendez-vous à Bray, qui dévoile une tonalité plus intime de son œuvre, lui vaut
le Prix Louis-Delluc en 19711 et Benvenuta, interprété par Fanny Ardant et
Vittorio Gassman, conte l'histoire d'un jeune scénariste parti, pour les
besoins d'un film, à la rencontre d'une romancière qui vit chacune de ses
histoires d'amour comme une expérience mystique8,7.
Filmographie
1956 : Forges
(Coréalisation: Jean Brismée) (Prix du Film Industriel au Festival National
d'Anvers 1956)
1956 : Nous
étions treize
1958 :
Cinéma, bonjour !
1959 : Two
Summer Days
1959 : La
Planète fauve (Coréalisation : Jean Brismée)
1960 : Yves
boit du lait
1962 :
Fellini (documentaire)
1961 : Jean
Rouch (Coréalisation : Jean Brismée)
1962 : Le
Temps des écoliers
1964 : Cinéma
polonais
1965 :
L'Homme au crâne rasé (De Man die zijn haar kort liet knippen) d'après le roman
de Johan Daisne
1966 :
Derrière l'écran (Achter het scherm)
1968 : Un
soir, un train (De trein der traagheid) avec Yves Montand, Anouk Aimée,
François Beukelaers, d'après le roman de Johan Daisne
1969 :
Interprètes
1971 :
Rendez-vous à Bray
1973 : Belle
1975 : Met
Dieric Bouts, sur Dirk Bouts
1979 : Femme
entre chien et loup (Een Vrouw tussen hond en wolf)
1980 : To
Woody Allen, From Europe With Love
1983 :
Benvenuta avec Vittorio Gassman, Fanny Ardant, Françoise Fabian et Mathieu
Carrière, d'après le roman de Suzanne Lilar, La Confession anonyme
1985 : Babel
Opera, ou La Répétition de Don Juan
1988 :
L'Œuvre au noir d'après le roman de Marguerite Yourcenar
1989 : 1001
films
Depuis 2010,
la plupart des films d'André Delvaux sont édités en DVD par la Cinémathèque
royale de Belgique.
Distinctions
Doctor
honoris causa de l'ULB
Officier de
l'Ordre de la Couronne
Il est élevé
au rang de baron par le roi Albert II de Belgique en 1996. Sa devise est Unus Ego
Multi in Me (« Je suis un et beaucoup sont en moi »).
Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire mondial des films ».
Drame d'André Delvaux, avec Senne Rouffaer (Govert Miereveld), Beata Tyskiewicz (Fran), Hector Camerlynck (le professeur Mato), Paul Jongers (son assistant), Luc Philips (l'échevin), François Bernard (le juge Brantink).
Scénario : Anna de Pagter, André Delvaux, d'après le roman de Johan Daisne
Photographie : Ghislain Cloquet
Décor : Jean-Claude Maes
Musique : Freddy Devreese
Montage : Suzanne Baron, R. Delferrière
Production : Télévision belge (B.R.T.)
Pays : Belgique
Date de sortie : 1966
Son : noir et blanc
Durée : 1 h 34
RÉSUMÉ
Même si l'intrigue de l'Homme au crâne rasé pouvait être cernée et facilement narrée de manière linéaire, il serait recommandé de se dispenser de le faire, pour préserver l'aura de cette œuvre parfaite, dans la perception et l'interprétation de laquelle on est invité à pénétrer par de multiples entrées, sans qu'une signification ne puisse, ni ne doive, être préférée à une autre, tant l'unité et la richesse de l'ensemble dépendent de l'addition des plans, des hypothèses, des échos que les situations, les symboles, les thèmes tissent entre eux.
Govert Miereveld, petit homme gauche, solitaire, passif qui apparaît d'emblée comme l'incarnation de l'anonymat poursuit-il une quête qui serait une parabole de la condition humaine ? Le monde qu'il perçoit, et que nous percevons par le truchement de son regard, est-il le monde réel ou bien est-il déformé par son imaginaire qui pourrait être aussi sa folie, le film devenant alors la description clinique d'une schizophrénie ? À moins qu'il ne s'agisse d'un rêve ?
COMMENTAIRE
Une architecture de symétries et d'échos
Aucun indice ne permet d'opter de façon décisive pour l'un ou l'autre des schémas et cette incertitude, loin de rendre l'œuvre confuse, est au contraire le gage de sa réussite esthétique. La beauté qui sourd de ce récit constamment déroutant tient dans une architecture savante qui organise un jeu d'échos, de symétries entre les éléments qui se soutiennent et se répondent mutuellement, ainsi que dans le glissement permanent du réel au surréel, du vécu au rêvé, du rationnel à l'irrationnel, de l'objectif au subjectif. Le contraste et la métamorphose dominent l'esthétique du film : la représentation de la mort succède à celle de la beauté, dont elle va ensuite précéder le meurtre, l'horreur de la mort devenant fascination. De la même façon, le bonheur se transforme en angoisse.
L'Homme au crâne rasé, œuvre cinématographique achevée, dont André Delvaux ne parviendra jamais à produire d'équivalent par la suite, s'inscrit aussi dans une filiation artistique qui a ses correspondants dans la littérature et la peinture ; celle de Magritte, notamment, mais aussi de Paul Delvaux, le surréaliste homonyme du cinéaste. Précision de la photographie, attention maniaque portée à la description des objets, placés successivement sous des éclairages différents qui en modifient la signification et invitent même à douter de leur réalité, sont les assises réalistes qui permettent ensuite au cinéaste de mieux conduire le spectateur dans un univers fantastique, où le mystère est d'autant plus crédible qu'il sourd du réel quotidien, où l'abstrait se dégage du concret sans solution de continuité apparente.
Surtout – et c'est en cela que l'art de Delvaux relève bien de la grande famille de pensée et de sensibilité qui unit le romantisme anglo-saxon au surréalisme – le film, au fur et à mesure de son déroulement, place le spectateur qui a bien voulu entrer dans le jeu et perdre pied à ce point nodal de la perception où le réel devient surréel, où le rêve devient expérience supérieure de la réalité.
Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire mondial des films ».
Film fantastique d'André Delvaux, avec Anouk Aimée (Anne), Yves Montand (Mathias), François Beukelaers (Val), Adriana Bogdan (Moira).
Scénario : André Delvaux, d'après le roman de Johan Daisne
Photographie : Ghislain Cloquet
Décor : Claude Pignot
Musique : Freddy Devreese
Montage : Suzanne Baron
Pays : Belgique
Date de sortie : 1968
Son : noir et blanc
Durée : 1 h 32
RÉSUMÉ
Mathias, professeur de linguistique, et Anne, décoratrice, sont au bord de la rupture. Un soir, appelé à donner une conférence en province, Mathias prend le train. Sa femme le rejoint. Il somnole et rêve de leur passé. Quand il se réveille, elle a disparu : le train est arrêté en pleine campagne. Mathias bascule alors dans un univers étrange.
COMMENTAIRE
Ce qui est fascinant dans ce film, c'est la façon dont le fantastique naît au cœur du réel, sans rupture de style, sans même que l'on s'en rende compte, aboutissant à un « réalisme magique » dans la tradition des grands peintres flamands.
La Belgique perd André Delvaux, son dernier grand cinéaste classique
CINÉMA
L'auteur de «Un Soir, un train» était âgé de 76 ans.
Le cinéaste belge André Delvaux est décédé vendredi soir à Valence, victime d'une crise cardiaque alors qu'il participait aux Rencontres mondiales des arts de la ville espagnole. Il s'est effondré après avoir prononcé un discours devant le public du Palais des congrès et est décédé peu après. Le réalisateur, qui a dominé un quart de siècle de cinéma belge, était également professeur de cinéma et de littérature. Infatigable ambassadeur culturel, on avait pu le voir à plusieurs reprises en Suisse romande, en particulier comme invité de Freddy Buache à la Cinémathèque.
Né le 21 mars 1926 près de Louvain, André Delvaux avait fait des études de philologie germanique, de droit et de musique. C'est en accompagnant au piano des films muets à la cinémathèque de Bruxelles qu'il découvre le 7e art. Passé journaliste à la télévision belge, il réalise à partir de 1955 des courts métrages et des documentaires, dont trois sur Federico Fellini, Jean Rouch et le cinéma polonais. Primé dans plusieurs festivals, son premier long métrage, L'Homme au crâne rasé (1966), devient une sorte de manifeste pour un renouveau du cinéma belge. En noir et blanc et parlé flamand, ce film à la frontière du réel et de l'imaginaire annonce une œuvre empreinte d'un fantastique plus discret que déclaré (qui a pu le faire prendre à tort pour le fils du peintre Paul Delvaux).
L'heure des chefs-d'œuvre
Deux ans plus tard, Un Soir, un train, lui aussi tiré d'un roman de Johan Daisne mais réalisé en couleurs et en français avec Yves Montand et Anouk Aimée, assoit sa renommée. Avec le film suivant, Rendez-vous à Bray d'après Julien Gracq (avec Mathieu Carrière et Anna Karina), ce seront là ses chefs-d'œuvre, qui incarnent à merveille une sensibilité à mi-chemin entre le rationalisme français et l'imaginaire germanique. Quatre autres fictions seulement (Belle avec Jean-Luc Bideau, Femme entre chien et loup avec Marie-Christine Barrault, Benvenuta avec Fanny Ardant et L'Œuvre au noir avec Gian Maria Volonte d'après Marguerite Yourcenar) voient ensuite l'art délicat de Delvaux se rapprocher d'un académisme bon teint. Il y résiste en retournant à l'occasion au documentaire, avec To Woody Allen with Love et Babel Opera.
André Delvaux
Le cinéaste dans la cité. Les notes d’André Delvaux, dir. Jean MEURICE, CEP, 2018, 251 p., 18 €, ISBN : 978-2390070214
Le cinéaste dans la citéEn 1965, le film L’Homme au crâne rasé qu’André Delvaux adapte du roman de Johan Daisne marqua l’avènement du cinéma belge moderne. Non que le septième art belge fût totalement inexistant. Mais André Delvaux invente un nouveau souffle qui, dans nombre de ses films, relèvera de ce qu’on a appelé le réalisme magique. Venu du monde de la musique, de la littérature, pianiste qui accompagna durant des années les films muets à la Cinémathèque royale de Belgique, à cheval sur les cultures néerlandophone et francophone, l’auteur de Rendez-vous à Bray, Benvenuta, L’Œuvre au noir pose les premières pierres de la modernité du cinéma belge, frayant une aventure artistique pionnière dont bien des réalisateurs actuels sont les héritiers. Recueil d’inédits, de textes rassemblés par Catherine Delvaux, Richard Miller, comportant des correspondances avec Jacques Sojcher, Philippe Reynaert, une étude de Roger Lallemand sur Benvenuta, un avant-dire de Raoul Servais, Le cinéaste dans la cité nous plonge pour notre plus grand bonheur dans le laboratoire de celui qui fut à la fois cinéaste, pédagogue (il fut l’un des fondateurs de l’INSAS), musicien.
Ce qui frappe à la lecture de ces pages, c’est avant tout la vision du cinéma comme un langage affrontant le problème du temps, l’importance accordée à l’expression du monde intérieur, la primauté donnée à la question de la forme, la revendication d’un ancrage belge basé sur le dialogue entre les deux communautés, flamande et francophone. Combien cinéma et musique se rejoignent dans leur construction soumise à l’irréversibilité du temps revient comme un leitmotiv. Exploré dans la tétralogie initiale — L’Homme au crâne rasé, Un soir, un train (également adapté de Johan Daisne), Rendez-vous à Bray (adapté de la nouvelle Le Roi Cophetua de Gracq), Belle —, le réalisme magique (qu’Adolphe Nysenholc, Jacques Sojcher ont analysé) désigne un « jeu esthétique ou philosophique avec des éléments de réalité » (Delvaux). Ne relevant pas de la veine fantastique ou gothique, le réalisme magique part du mystère de la réalité pour en sonder l’inquiétante étrangeté, la dissolution de la frontière entre réel et imaginaire, vérité et illusion. Sa dimension métaphysique, spirituelle s’ordonne à une approche platonicienne pour laquelle les choses sensibles ne sont que les manifestations imparfaites des idées. Explorateur infatigable de nouvelles formes, André Delvaux s’éloignera du réalisme magique, s’orientant vers la systématisation formelle, la recherche sur le langage filmique dans Avec Dieric Bouts (avec la musique et la littérature, la peinture nourrit, fonde la matière de ses films), vers le questionnement méta-langagier dans To Woody Allen, from Europe with love, ou encore le thème initiatique dans son film testamentaire adapté du roman de Yourcenar, L’Œuvre au noir. Le délaissement du réalisme magique, de son « épanchement du songe dans la vie réelle » (Nerval) coïncide aussi avec une ouverture aux remous et convulsions de l’Histoire, du monde environnant. Au formalisme, au culte de la beauté fait place une attention aux problèmes socio-politiques. En témoigne Femme entre chien et loup (1979), film dans lequel le cinéaste aborde un sujet encore tabou à l’époque, la collaboration flamande avec l’Allemagne nazie. Ce que Delvaux nomme le rapport du cinéaste à la cité, son engagement, explose dans L’Œuvre au noir (1988), le libre Zénon étant en butte à la répression catholique fanatique marquant une Renaissance déchirée entre avènement de l’humanisme, aspiration à la libre-pensée et Inquisition.
Davantage qu’accompagner la narration, la musique offre par le répertoire de ses formes un analogon de la structure filmique. C’est ainsi que Delvaux expose la transposition de la forme alternée du rondo dans Rendez-vous à Bray. Dans son essai sur Delvaux (André Delvaux, le cinéma ou l’art des rencontres, Seuil), faisant un sort à l’étiquette « classique » qui colle à son œuvre, montrant son côté avant-gardiste, Frédéric Sojcher a mis en évidence la construction musicale de ses œuvres, contrepoints, rappels….
Accompagné d’un riche dossier iconographique, Le cinéaste dans la cité révèle l’alambic de l’alchimiste du septième art, qui définit sa trajectoire sous le signe d’un passage de la « zone poétique des ‘confins’ (le mot est de Julien Gracq) vers le noyau dur de ma vie, sur son arête vive, sans avoir cessé de créer, par le biais du ‘cinéma du réel’, une interrogation métaphysique sur le monde des formes ».