Marcel Carné si realismul poetic (III)
LES ENFANTS DU PARADIS – Marcel Carné (1945)
Il y a quelque dix ans, Robert Chazal, dans un ouvrage de la collection « Cinéma d’aujourd’hui », chez Seghers, portait ce jugement définitif sur un film maintenant vieux d’une trentaine d’années : « Les Enfants du Paradis, c’est en définitive un film de première grandeur, aux richesses inépuisables, et qui n’a pas fini d’être en avance sur son temps ». Eh bien oui. A l’heure où le modernisme du style cinématographique rend caduques bien des œuvres qui paraissaient marquées du sceau du chef-d’œuvre impérissable, le film de Carné-Prévert a gardé toute sa force et sa beauté. Certes les habitudes de perception des spectateurs ont changé. De même que les approches critiques. Or ce film a merveilleusement résisté à toutes ces mutations, il comble encore les partisans d’une lecture moderne de l’image, comme il comblait les cinéphiles de l’époque. [Raymond Lefèvre – Cinéma 74 (n°184) février 1974]
LA MARIE DU PORT – Marcel Carné (1950)
Des retrouvailles entre Marcel Carné et Jean Gabin naît un film qui impose l’acteur dans un nouvel emploi et marque sa renaissance au cinéma français. L’association avec Prévert est terminée – même si le poète, sans être crédité au générique, signe encore quelques dialogues de haute volée. Carné adapte un beau « roman dur » de Simenon, tourné in situ, entre Port-en-Bessin et Cherbourg. A l’époque, plusieurs critiques, dont Claude L. Garson de L’Aurore, reprochent au cinéaste d’avoir voulu faire un remake déguisé de Quai des brumes à travers « ce film un peu démodé qui ressemble trop au cinéma de 1939 et pas assez à celui de 1950 ». Un remake amer, alors, tant les personnages, prisonniers des conventions sociales, sont ici condamnés, malgré leurs aspirations à des vies étriquées. Le duo formé par Gabin, vieilli prématurément, et la toute jeune Nicole Courcel fonctionne à merveille. Et la mise en scène, plus sobre que dans Quai des brumes, est toujours juste. Quitte à citer la presse de l’époque, on préfère cette jolie formule de Jacqueline Michel, du Parisien alors « libéré » : « La Marie du port n’est sans doute pas, dans l’œuvre de Carné, une cathédrale, mais c’est une belle église romane, sobre et pure, sans rugosité et avant Viollet-le-Duc. » [Samuel Douhaire – Télérama]
JENNY – Marcel Carné (1936)
En 1936, Jacques Feyder part pour Londres afin de réaliser Knight without armour à la demande d’Alexander Korda. Du même coup, une première chance sérieuse s’offre à Marcel Carné, son assistant. Feyder devait en effet tourner à Paris un film dont son épouse Françoise Rosay avait été choisie comme principale vedette féminine, pour le compte de la société Réalisations artistiques cinématographiques (aujourd’hui défunte). L’un et l’autre, Jacques Feyder et Françoise Rosay, insistèrent pour que la réalisation fût confiée à Carné. Ils eurent gain de cause. C’était, le pied à l’étrier : ce n’était certes pas la chance d’un chef-d’œuvre. Adapté d’un roman de Pierre Rocher, le scénario de Jacques Prévert et de Jacques Constant introduisait des personnages assez superficiellement cocasses au service d’un mélodrame farci de clichés. Le film fut intitulé Jenny, du nom du personnage interprété par Françoise Rosay : une patronne de boîte de nuit où tout un gang a ses habitudes. Lucien, l’amant de Jenny, se trouve mêlé malgré lui aux activités de ce gang, Un type du nom de Benoît a résolu de séparer Jenny et Lucien, en quoi il s’est assuré l’aide d’un bossu surnommé Dromadaire. Parallèlement, se développe une intrigue sentimentale entre Danielle, la fille de Jenny, et un bon jeune homme. Celui-ci est horrifié dans ses sentiments bourgeois d’apprendre le triste métier qu’exerce la mère de sa fiancée : en fait, il l’abandonne. Danielle se confie à Lucien. Elle s’éprend même de ce dernier qui lui retourne son amour. Ils décident de fuir, ensemble, Lucien annonce à Jenny qu’il va rompre avec elle. Mais Benoît, poursuivant son but provoque Lucien : les deux hommes se battent, et le dernier nommé, blessé, est conduit à l’hôpital. Jenny lui rend visite là. Lucien, continuant l’explication commencée, déclare à celle qui fut sa maîtresse son amour pour une jeune fille. Jenny devine qu’il s’agit de sa fille.
LE JOUR SE LÈVE – Marcel Carné (1939)
Que Prévert, que Jeanson écrivent pour de telles images leurs plus beaux dialogues, leurs meilleures mots d’auteur; que Maurice Jaubert joue de ses thèmes musicaux les plus lancinants; qu’un opérateur comme Eugen Shuftan, qu’un décorateur comme Alexandre Trauner révèlent le fantastique du quotidien; que Jean Gabin, Michèle Morgan, Arletty ou Viviane Romance aiment et meurent; et le « réalisme poétique » impose au monde l’image du cinéma français. En 1938, aux portes des cinémas : Quai des brumes et Hôtel du Nord (Carné), La Rue sans joie (Hugon), Prisons sans barreaux (Moguy), L’Etrange monsieur Victor (Jean Grémillon), La Maison du Maltais (Pierre Chenal), Une Java (Claude Orval), Campement 13 (Jacques Constant), Le Ruisseau (Maurice Lehmann), le meilleur et le pire. Marlous et putains, entraîneuses et mouchards, proxénètes et barbeaux, tueurs et insoumis, tout ce beau monde des faits divers n’échappe pas à une certaine sophistication. L’esprit du boulevard conserve un écho dans les bas-fonds, et l’étalage de ces vies mornes et désespérées fascine à tel point le public que Serge Veber peut écrire: « En dehors du rayon aux cocardes, dès qu’un film présente des héros sans défauts, ni tares, ni vices, il les présente devant des salles à moitié vides ».
DRÔLE DE DRAME – Marcel Carné (1937)
Drôle de Drame sort le 20 octobre 1937, au cinéma Le Colisée aux Champs-Élysées, le même jour que Regain de Marcel Pagnol. À l’affiche également quelques mètres plus loin Carnet de de Bal de Julien Duvivier et Gueule d’amour de Jean Grémillon. Avec le recul, l’année 1937 se révèle l’une des plus riches de notre histoire cinématographique. Marquée également par les sorties de Faisons un Rêve de Sacha Guitry, de La Grande Illusion de Jean Renoir et de Pépé le Moko de Julien Duvivier. Drôle de Drame réunit l’une des plus belles distributions du moment, Françoise Rosay, Michel Simon, Louis Jouvet, Jean-Louis Barrault, Jean-Pierre Aumont, sous l’autorité d’un des plus fameux tandems du cinéma français, on le sait, Jacques Prévert écrit, Marcel Carné réalise.
HÔTEL DU NORD – Marcel Carné (1938)
« Dans un hôtel situé sur le bord du Canal Saint-Martin à Paris, on célèbre une communion. Les propriétaires et clients de l’établissement fêtent l’événement autour d’un repas chaleureux. Un couple de jeunes amoureux (Pierre et Renée) s’installe dans une des chambres. Au cours de la nuit, un coup de feu retentit… » C’est ainsi que démarre l’intrigue d’Hôtel du Nord, merveilleux film d’ambiance dont le personnage principal est bien entendu cet hôtel du canal parisien. Sur un scénario de Jean Aurenche et des dialogues de Henri Jeanson, Marcel Carné décrit avec autant de minutie que de passion les hommes et les femmes qui logent dans l’hôtel ou ses environs. Au milieu des décors imaginés par Trauner, on croise un patron paternaliste, un policier raciste, de jeunes amoureux naïfs, un éclusier cocu, et un mac accompagné de sa protégée.
MARCEL CARNÉ
Marcel Carné illustre parfaitement cette école – ou cette tendance – dite du « réalisme poétique », qui marqua si profondément le cinéma français de la fin des années 30. Une tendance dont on retrouve l’influence dans les domaines les plus divers de la vie artistique, et qui donnera aux œuvres de cette période troublée de l’avant-guerre une atmosphère tout à fait caractéristique. Pour sa part cependant, Carné préférait parler de « fantastique social », reprenant ainsi une expression de Pierre Mac Orlan.
LES PORTES DE LA NUIT – Marcel Carné (1946)
Un soir d’hiver, le Destin apparaît à Diego sous les traits d’un singulier vagabond pour lui annoncer que, cette même nuit, il rencontrera « la plus belle fille du monde ». Et point par point, la prédiction va s’accomplir… Après Les Enfants du paradis et quelques chefs-d’œuvre, le tandem Marcel Carné-Prévert se […]
LE QUAI DES BRUMES – Marcel Carné (1938)
« T’as de beaux yeux, tu sais ! ». D’une simplicité presque banale, ces quelques mots suffisent pourtant à faire ressurgir tout un pan du cinéma français, et avec lui les figures qui l’ont bâti. À commencer par Jean Gabin, dont la célèbre phrase est devenue l’un des signes distinctifs. […]
L’AIR DE PARIS – Marcel Carné (1954)
A l’automne 1953, le nouveau film de Marcel Carné, Thérèse Raquin, reçoit un excellent accueil. C’est donc avec confiance que le réalisateur se lance avec le scénariste Jacques Viot dans un nouveau projet : l’histoire d’un entraîneur de boxe qui jette son dévolu sur un jeune ouvrier pour en faire son poulain. Carné est à l’époque un passionné de boxe et, comme il l’expliquera dans son autobiographie, l’arrière-plan social d’une telle intrigue lui plaît également: « Ce qui m’intéressait – en plus de l’atmosphère particulière du milieu – c’était d’évoquer l’existence courageuse des jeunes amateurs qui, ayant à peine achevé le travail souvent pénible de la journée, se précipitent dans une salle d’entraînement pour « mettre les gants » et combattre de tout leur cœur, dans le seul espoir de monter un jour sur le ring… ». Malheureusement, les producteurs de l’époque voient les choses d’un autre œil, estimant que les films sur la boxe n’intéressent pas le public. Après moult refus, Carné finit tout de même par signer avec Robert Dorfmann, heureux producteur de Jeux interdits et de Touchez pas au grisbi, qui se trouve être lui aussi un grand amateur de boxe..
LE MÔME CARNÉ
Lorsque Carné et Gabin décident de retravailler ensemble quelques mois plus tard, l’acteur suggère d’adapter Martin Roumagnac, un roman dont il vient d’acheter les droits. Mais, s’inclinant devant le refus de Prévert et Carné, il se lance avec eux dans le projet du Jour se lève. Pour la seconde fois, l’accord sur le plateau entre le comédien et le cinéaste est parfait. Malheureusement, la guerre va mettre provisoirement un terme à leur collaboration, et leurs retrouvailles en 1946 donneront lieu à une regrettable incompréhension. Gabin commence en effet par proposer à nouveau le projet de Martin Roumagnac à Carné et Prévert, lesquels n’ont pas changé d’avis dans l’intervalle.
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(Dict. du cinéma Larousse)
CARNÉ (Marcel)
cinéaste français (Paris 1909 - id. 1996).
Orphelin de mère à cinq ans, son père souvent absent, Carné est élevé librement par une grand-mère et une tante. Après la communale, son père l'envoie dans une école d'apprentissage afin d'en faire un ébéniste comme lui ; puis, devant ses résistances et son peu d'intérêt pour la menuiserie, il lui trouve un emploi dans une compagnie d'assurances. Carné a dix-sept ans. À sa passion pour le cinéma, il en ajoute une nouvelle : le music-hall. Après son travail, il suit aux Arts et Métiers des cours de photographie ; il obtient un diplôme de technicien. L'amitié de Françoise Rosay, rencontrée chez des amis communs, lui permet l'accès des studios : il est assistant de l'opérateur Georges Périnal et bientôt du réalisateur Jacques Feyder, pour le film les Nouveaux Messieurs (1929). Feyder appelé à Hollywood, Carné devient journaliste et critique, à Cinémagazine d'abord, au corporatif Hebdo-Film plus tard. Symptomatiquement, il s'enthousiasme, dès ses premiers textes, pour le cinéma expressionniste allemand (chez Murnau, dit-il, « la caméra est un personnage du drame ») et pour le film policier américain. Avec ses économies et celles d'un camarade, Michel Sanvoisin, il tourne le documentaire poétique Nogent, Eldorado du dimanche(1929). C'est le moment de la « troisième avant-garde ». Le film séduit René Clair ; Carné sera son assistant pour Sous les toits de Paris (1930). Entre 1930 et 1932, sans renoncer au journalisme, Carné tourne de petits films publicitaires en collaboration avec Paul Grimault et Jean Aurenche. Il assiste ensuite Feyder, rentré d'Amérique, pour le Grand Jeu (1934), Pension Mimosas (1935), la Kermesse héroïque (1935) ; il débute enfin dans la mise en scène, en 1936, toujours à l'ombre de Feyder et Françoise Rosay, et signe Jenny. Enthousiasmé par le Crime de M. Lange, réalisé par Jean Renoir avec la collaboration de Jacques Prévert, il exige de son producteur que ce dernier, dont il a aussi apprécié les créations pour le groupe Octobre, soit le scénariste et le dialoguiste de Jenny. C'est le départ d'une collaboration qui marquera dix ans de cinéma français. Carné adhère à l'Association des artistes et écrivains révolutionnaires (AAER) ; il filme pour Ciné-Liberté les manifestations du Front populaire. Il est vite célèbre. 1941 : le gouvernement de Vichy — mais c'était déjà le cas pour les censeurs sous la IIIe République en 1939 — juge ses films pernicieux et démoralisateurs. Carné et Prévert se réfugient dans la fable, dans l'histoire passée. Au sortir de la guerre, le tandem triomphe dans le monde avec la flamboyante fresque des Enfants du paradis, demeurée un classique du cinéma. En octobre 1979, un musée Marcel Carné a été inauguré à Boston.
La formation artistique de Carné éclaire l'essentiel de son style. Parce qu'il a tourné un documentaire de plein air empreint de poésie populiste, il réclame, en 1933, un cinéma qui descende dans la rue, loin du décor et de l'artifice des studios, à la poursuite de la vie immédiate. De son maître Feyder, il rejette significativement toutes les recherches et innovations de langage fondées sur la technique et garde le réalisme méticuleux du personnage, du cadre et du détail. Profondément marqué par Lang et Murnau, Sternberg et Hawks, il veut pour ses films une atmosphère, qu'il demande d'abord à la plastique, à la composition très élaborée de l'image, aux clairs-obscurs suggestifs, aux perspectives bouchées derrière lesquelles vibre comme une secrète obsession du soleil. Mais la rue, le Paris dans lequel il exige que la caméra descende sont quasiment ceux de René Clair qui donnent, selon ses propres termes, « une interprétation de la vie plus vraie que la vie elle-même ». Le réel, sa vérité seront donc retrouvés au terme de deux artifices : l'artifice expressionniste de la mise en scène, l'artifice poétique du scénario. C'est là définir le réalisme poétique, que Carné n'invente pas mais conduit à son point d'aboutissement. Ce réalisme est une quasi-constante du cinéma français depuis Delluc, Kirsanoff, Vigo, en passant par Chenal, Feyder, Renoir, Duvivier, Grémillon. Carné le fait virer au noir, l'imprègne d'un fatum omniprésent, lui confère une aura plus tragique qu'envoûtante, même si elle n'échappe pas à une étrange fascination de la misère et du malheur : le fantastique social.
Avec Jacques Prévert, les opérateurs Eugène Schüfftan, Curt Courant, Roger Hubert, le décorateur Alexandre Trauner, les musiciens Maurice Jaubert, Joseph Kosma et, pour deux de ses classiques, Jean Gabin, Carné constitue une équipe stable qui l'aide à définir un style et une vision du monde. Le style est raisonnable, rigoureux, limpide, plutôt froid. Carné procède par champs et contrechamps commandés par le dialogue et l'intelligence du rythme. Il refuse l'effet de cinéma : le réveille-matin qui sonne au dénouement du Jour se lèvepour appeler un ouvrier mort au travail est unique dans son œuvre. Son découpage est analytique. Héritier du kammerspiel et de son fatalisme, il a le goût des trois unités et celui de la claustration, de la clôture-prison. Peintre bien plus qu'architecte, s'il veut que la ville figure aussi le destin, que le décor constitue la psychologie de ses héros, que la caméra soit un acteur du drame, il privilégie néanmoins l'atmosphère, donne le pas aux personnages sur l'action. Son picturalisme déréalisesubtilement le monde qu'il a construit, le hante de rêve, d'espoir ou d'angoisse, le dissout plus qu'à demi dans la légende (les Visiteurs du soir) ou dans le mythe (Quai des brumes, les Portes de la nuit). On a pu très justement dire : un pavé de Carné n'est pas un cube de pierre ; c'est un bloc d'ouate aux formes molles gorgées d'huile.
CARNÉ (Marcel) (suite)
Son univers est manichéen. Prévert lui a légué ses personnages-emblèmes, tout d'une pièce, définitifs, plus poétiques que psychologiques, personnages-poèmes qui sont chacun un film à soi tout seul. Les bons, les purs s'opposent aux malfaisants, aux nuisibles. Les méchants portent leur méchanceté jusqu'à se faire tuer par les innocents, afin de mieux les perdre. Bon ou mauvais diable, le destin est avec les salauds. Les bons, les pauvres perdent toujours, même si l'amour, qui est le plus haut degré de leur innocence et leur générosité, éblouit un moment le quotidien de leurs vies. Le couple est impossible ; l'homme perdu, la femme (« Femme-Fatalité »), sans l'avoir voulu, le perd. Malgré Prévert, Carné illustre une conception autopunitive de l'amour. Dix années durant, de 1936 à 1946, le réalisme poétique de Carné/Prévert soutient cette vision fraternelle, insurgée, protestataire, nihiliste, désespérée, qui est un parfait baromètre de l'époque. Elle trouve en Gabin son incarnation majeure. Le mythe de Jean Gabin était déjà en place, avec sa couleur morale, ses traits obligés, la rituelle scène de colère où le juste commet l'irréparable, la mort inadmissible au dénouement. Carné l'enrichit d'échos lyriques et de prolongements sociaux. Il en accuse la dignité, la crédibilité et, plus encore, la bouleversante simplicité. À travers lui s'achève le tableau de la décomposition morale de la France démocratique confrontée à une guerre inévitable.
Jenny est d'emblée une réussite que l'on peut préférer à Drôle de drame. L'univers du tamdem est en place avec déjà un destin qui se manifeste sous l'apparence d'un clochard, l'amour fou, la liberté des marginaux et, pour cette seule fois, le monde réel, le canal Saint-Martin, le Pont-Tournant, le vrai soleil des quais. Drôle de drameapporte un burlesque intellectuel situé dans un Londres de mémoire qui s'en réfère ironiquement au Griffith du Lys brisé et au Pabst de l'Opéra de quat'sous. Mal accueilli, le film prend une revanche définitive en 1951. Bien qu'édifié sur un scénario et des dialogues d'Henri Jeanson, Hôtel du Nord ne détonne nullement dans l'univers de Carné-Prévert, même si son réalisme noirdoit plus à la littérature (Eugène Dabit) qu'à cette atmosphère picturale dont Quai des brumes enveloppe sa magie désespérée ; là, tous les horizons sont barrés, ceux de l'amour, ceux de l'art, ceux de la liberté. La règle des trois unités commande aussi au Jour se lève,sommet de l'œuvre du cinéaste. Carné part d'un fait divers — un homme a tué —, « le fouille et l'amplifie jusqu'à lui conférer une grandeur tragique » (ainsi Carné définissait-il en 1930 la démarche de Sternberg dans les Nuits de Chicago). Il porte à la perfection, deux ans avant Citizen Kane, un cinéma de la mémoire (chez Welles les personnages racontent, ici le héros se souvient), dans une structure dramatique éclatée qui réalise l'irrévocabilité du destin même, puisque les faits sont déjà accomplis, les dés sont déjà jetés. Après les Visiteurs du soir, qui fait exceptionnellement virer au blanc le noir habituel, et avant les Portes de la nuit, qui est comme un Quai des brumes mais présent politiquement dans son époque (d'où son insuccès), Carné tourne les Enfants du paradis. Le réalisme poétique opte pour le Paris de Louis-Philippe et de Balzac, s'y dévoile comme un néoromantisme dévoré d'énergies encore plus que de passions. Apothéose du spectacle, cinéma impur — à la fois théâtre et cinéma — qui, avec Henri V et Ivan le Terrible parus la même année, fait parler les théoriciens de « troisième voie », et qui en conduit d'autres à renoncer à la notion d'une spécificité du 7e art.
1947. La paix est revenue, une nouvelle époque commence. Le néoréalisme italien impose ses modèles. Le réalisme poétique n'est plus viable ; le personnage mythologique de Gabin est anachronique. Avec la Marie du port, Carné va s'en délivrer. Il se sépare de Prévert. Il prend le contre-pied de ses anciens thèmes. Il tourne dans une Normandie bien réelle. Finis le manichéisme, l'amour fou, le destin. Gabin propriétaire se range et épouse une jeune intéressée. À deux ou trois exceptions près — déjà la Marie du port marque un sérieux fléchissement —, Carné ne retrouvera plus les hauteurs passées. D'où l'inévitable question : que doit-il à Prévert ? Prévert existe sans Carné pourvu qu'un grand cinéaste (Renoir, Grémillon) lui prête de son réalisme. Il est plus fragile et parfois inconsistant avec des cinéastes fantaisistes : Pierre Prévert son frère, Richard Pottier, René Sti. S'il est si grand avec Carné, c'est donc que celui-ci lui a prêté main-forte : il a donné un corps à sa poésie. Leur séparation consacre la décadence (d'un point de vue strictement cinématographique) de l'un et de l'autre. « Carné encadrait bien le délire de Jacques. Leur œuvre est faite de leur perpétuel conflit. Carné est aussi froid que Jacques est délirant. Chacun apportait à l'autre ce qu'il n'avait pas. » (Raymond Bussières.) Sans Prévert, Carné va balancer entre réalisme et féerie sur une pente toujours descendante. Juliette ou la Clé des songes n'est pas sans prestige ; la première partie de l'Air de Paris reste convaincante. Avec les Tricheurs, qui obtinrent un énorme succès, Carné prétend pénétrer la jeunesse de 1958 et ses problèmes. Sa peinture, fabriquée et tout extérieure, manque de force autant que de vérité. Seule réussite dans cette carrière postprévertienne : Thérèse Raquin. Gageure risquée et gagnée, le réalisme poétique de la grande époque est intégré, investi, sans nul dommage pour l'authenticité, dans un contexte socio-historique réactualisé, Lyon remplaçant Paris.
Films :
Nogent, Eldorado du dimanche (1929) ; Jenny (1936) ; Drôle de drame (1937) ; Quai des brumes (1938) ; Hôtel du Nord (id.) ; Le jour se lève (1939) ; les Visiteurs du soir (1942) ; les Enfants du paradis (1945) ; les Portes de la nuit (1946) ; la Fleur de l'âge (1947, inachevé) ; la Marie du port (1950) ; Juliette ou la Clé des songes(1951) ; Thérèse Raquin (1953) ; l'Air de Paris (1954) ; le Pays d'où je viens (1956) ; les Tricheurs (1958) ; Terrain vague (1960) ; Du mouron pour les petits oiseaux(1963) ; Trois Chambres à Manhattan (1965) ; les Jeunes Loups (1967) ; les Assassins de l'ordre (1971) ; la Merveilleuse Visite (1974) ; la Bible (DOC TV, 1976).
(Dict. du cinéma Larousse)
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