joi, 11 februarie 2021

2. Marcel Carné (1906-1996) / Marcel Carné si realismul poetic (II)

 3 Filme de Marcel Carné



Le Quai des brumes (1938)  / Le jour se lève (1939) /  Les Enfants du paradis (1943)

===============================

L'HISTOIRE

Jean (Jean Gabin) déserteur de la Coloniale arrive en camion dans la ville portuaire du Havre. Désabusé et hanté par ses souvenirs de guerre, il cherche à fuir la France. En quête d’un bateau, il fait la rencontre de personnages attachants, de petites frappes et surtout de la belle Nelly (Michelle Morgan) dont il tombe amoureux...

ANALYSE ET CRITIQUE

Dans ses mémoires, Marcel Carné déclare : « A l ‘époque les écrans regorgeaient de comédies, musicales ou non, brillantes, ensoleillées et grouillantes de figuration. Et voilà que j’arrivais avec ma boîte de nuit vide, ma brume, ma grisaille, mon pavé mouillé et mon réverbère. »

 

Aujourd’hui on a du mal à imaginer comment ce jeune réalisateur de 29 ans, qui n’a alors que deux films à son actif, a pu trouver le financement pour produire un projet si sombre… La genèse du Quai des brumes a été maintes fois racontée, mais il est bon d’en rappeler quelques détails : 1937, Jean Gabin, en balade dans Paris, s’engouffre dans un cinéma pour voir ce film dont sa femme ne cesse de lui parler, Drôle de drame. Il assiste alors à une représentation sifflée et conspuée par le public. Mais le comédien n’en a cure ; ébloui par le style de Carné et les textes de Prévert, il contacte son agent afin de rencontrer le réalisateur. L’entretien a lieu quelques jours plus tard et Gabin lui demande s’il a un sujet à lui proposer. A l’époque, il est une immense star et le jeune Carné un illustre inconnu. Cependant, celui que le grand Jean surnommera peu de temps après « le Môme » ne se démonte pas et propose l’adaptation du roman de Mac Orlan : Le Quai des brumes. Gabin, sous contrat avec l’UFA (compagnie de production allemande), pousse les studios germaniques à accepter le scénario. Les producteurs ne prennent pas la peine de lire l’adaptation rédigée par Prévert. Trop contents de faire tourner la star, ils acceptent le projet et les premiers essais ont lieu à Neubabelsberg. Mais l’ambiance des studios d’outre-Rhin est pesante et Marcel Carné renâcle à tourner ses premières scènes. Quelques jours plus tard, il reçoit une communication de l’UFA lui indiquant que le tournage est annulé. La censure a lu le synopsis et l’a jugé amoral : parmi ce comité, un certain docteur Goebbels impose des idées, prémisses de son abominable chantier destructeur...

 

Finalement le projet rebondit entre les mains françaises du producteur Gregor Rabinovitch, ravi de produire le prochain Gabin ! Carné peut enfin tourner l’adaptation du roman de Mac Orlan dont l’action, initialement prévue à Montmartre, est transposée au Havre. Rabinovitch et son complice Shiffrin réalisent avec retard la puissance et la noirceur du drame rédigé par Prévert. Ils essaient par tous les moyens de freiner Carné dans sa création mais rien n’y fait. Gabin soutient Carné et porte le film jusqu’à cette avant-première organisée sur les Grands Boulevards où le film connaîtra ses premières salves d’applaudissements.

Malheureusement, le film de Marcel Carné reste trop souvent enfermé dans le carcan de cette belle histoire. Mais la légende ne doit pas occulter le contenu extraordinaire du Quai des brumes et il est juste d’en rappeler la force moderne, poétique et prophétique qu’ont su lui insuffler le réalisateur et son équipe.

 

Pendant les années soixante, les jeunes critiques de la Nouvelle Vague ont lapidé Carné, qu’ils considéraient comme l’antonyme de la modernité cinématographique. Son cinéma noir et blanc aux dialogues ciselés, ses plans d’une grande rigidité et son approche poétique étaient qualifiés de désuets. Mais il suffit de quelques images pour ouvrir les yeux des cinéphiles contemporains. A travers Le Quai des brumes, puis Le Jour se lève ou Les Enfants du paradis, le réalisateur français impose un style dont les héritiers sont aujourd’hui Tim Burton ou dans une autre mesure Lars Von Trier.

En utilisant à merveille les décors d’Alexandre Trauner, Marcel Carné inscrit son drame dans des lieux ordinaires et dénués d’humanité : la boîte de nuit, inondée de lumière, est peuplée d’hommes et de femmes sombrant dans l’ennui, la cabane au bord de l’eau est le refuge d’un artiste suicidaire et d’un guitariste sans illusions, et enfin, le magasin de bibelots, où aucun client ne s’aventure, est tenu par un homme qui ne comprend pas pourquoi les gens s’aiment… Cette caractérisation des décors et des personnages crée une ambiance poétique et désabusée. Certains critiques de l’époque sont subjugués par le "style Carné" qu’ils qualifient de « Réalisme poétique ».

 

Et puis il y a cet amour impossible entre Jean et Nelly : inscrite dans un monde trop sombre, leur histoire est sans issue. Pour exprimer ce décalage entre leur passion et la réalité, Carné oblige ses héros à se cacher : c’est derrière les planches d’une bicoque que Gabin déclare à Michelle Morgan cette tirade inoubliable : « T'as d'beaux yeux, tu sais. » Et c’est encore cachés qu’ils prononceront le mot « Amour ». A l’opposé de ces comédies musicales hollywoodiennes dans lesquelles les héros livrent leurs sentiments à la ville entière, la passion de Jean et Nelly ne doit pas sortir dans la rue sous peine d’être à jamais détruite. En mettant en scène ces héros reclus, on ne peut s’empêcher de voir dans l'univers de Marcel Carné l’augure d’une période sombre où les hommes vivront terrés pour affronter le monstre totalitaire. L’ironie veut que Le Quai des brumes fût interdit pendant la guerre : les autorités vichyssoises accusèrent Carné d’être à l’origine de la défaite de 1940. Ce à quoi le cinéaste répondit avec finesse en déclarant : « On ne rend pas le baromètre responsable de l’orage et la fonction de l’artiste est de se faire le baromètre du temps qu’il fait. »

Enfin, comment parler de ce chef-d’oeuvre sans évoquer le talent de Prévert. Les dialogues issus de son adaptation insufflent une touche de poésie et donc d’espoir. Le fameux « T’as d'beaux yeux, tu sais » suivi du regard amoureux de la jeune Morgan est un exemple de ce style Prévert qui remplit de bonheur le cœur du spectateur… La comparaison entre le cinéma de Carné et celui de Von Trier est ici évidente : dans ses drames aux destinées si brutales, le réalisateur de Breaking the Waves ponctue son récit de touches poétiques dont les plus belles sont ces rêves chantés par Selma / Bjork. Aujourd’hui adulé par la critique comme une icône du cinéma moderne, le cinéaste danois s’inscrit comme héritier d’un Marcel Carné dont le cinéma est encore injustement considéré par certains comme obsolète !

 

Pour conclure sur ce magnifique Quai des brumes, que dire si ce n’est répéter combien il est injuste d’enfermer cette œuvre dans le musée sombre et poussiéreux du cinéma français. Ce film aux multiples facettes, qui fut un présage de la Seconde Guerre mondiale, connut un succès monstre dans les salles françaises. Le public; désabusé comme le Jean de Marcel Carné, était en quête de poésie et d’amour. Aujourd’hui cette œuvre doit être vue comme la pierre angulaire d’un cinéma réaliste, poétique et toujours aussi vivant...

=================================================================

L'HISTOIRE

Alors que la nuit tombe, un coup de feu retentit dans un immeuble de banlieue. François (Jean Gabin) vient de tuer Valentin (Jules Berry). Enfermé dans son appartement, il se souvient des circonstances qui l’ont mené à ce drame. Pendant ce temps, les forces de l’ordre s’organisent pour tenter de l’arrêter...

ANALYSE ET CRITIQUE

A la fin d’Hôtel du Nord, Pierre se tourne vers Renée et lui dit : "Le jour se lève, il va faire beau. Viens, maintenant c’est fini…"

Certains verront dans ce dialogue une invention de Marcel Carné pour annoncer son prochain film. Mais si Pierre évoque Le Jour se lève, ce n’est qu’une coïncidence amusante. On pourrait parler de signe du destin ou de beau présage mais il n’en est rien : en 1938 le réalisateur de Drôle de drame n’a aucune idée précise de son avenir cinématographique. Cependant, une chose est sûre : son prochain film sera réalisé en partenariat avec ses deux amis, Jacques Prévert et Jean Gabin. Les trois hommes qui avaient donné naissance à Quai des brumes, s’étaient promis de retravailler ensemble. Libres de tout engagement, ils se réunissent en quête d’un scénario. Dans un premier temps, Gabin propose une adaptation d’un livre de Pierre René Wolf. Le roman, intitulé Martin Roumagnac (1), n’emballe ni Carné, ni Prévert qui décide de rédiger un scénario original. Le poète commence son travail d’écriture tandis que le réalisateur fait quelques repérages des décors susceptibles d’être utilisés pendant le tournage. Le temps passe, Carné et Gabin s’impatientent, et Prévert finit par leur avouer qu’il piétine et manque d’inspiration. Il faut donc repartir de zéro lorsque Jacques Viot frappe à la porte de Marcel Carné (son voisin de palier !!) pour lui proposer un scénario. Le réalisateur accepte de lire le script et le dévore avant de le proposer à ses deux comparses. Le trio d’artistes apprécie cette histoire urbaine d’amour triste et accepte le projet avec enthousiasme… Le Jour se lève est né !

Aujourd’hui l’intérêt que les historiens du cinéma portent à cette oeuvre repose essentiellement dans l’utilisation du flash-back. Pour beaucoup, Le Jour se lève est le premier film parlant utilisant ce procédé que Welles popularisera un an plus tard avec Citizen Kane. Cependant, ce quatrième long métrage de Marcel Carné cache bien d’autres trésors que nous allons décrire dans les chapitres suivants !

 

Comme chacun le sait, le flash-back est le procédé qui consiste à revenir en arrière dans le récit. Aujourd’hui, de nombreux films utilisent cet artifice d’écriture : de Casino (Martin Scorsese) à Il était une fois en Amérique (Sergio Leone) en passant par Le Dernier empereur (Bernardo Bertolucci), la culture cinéphile est peuplée d’œuvres fonctionnant en flash-back. Mais jusqu’à la fin des années 30, la narration était fondée sur une sacro-sainte linéarité. Aller à l’encontre de cette règle était synonyme d’incompréhension pour le spectateur. Et si Carné s’est laissé tenter, il n’en a pas moins été inquiet : quelques heures avant la sortie de son film (le 17 juin 1939 au Madeleine Cinema à Paris) il se demandait encore si le public allait comprendre l’histoire. Partageant cette crainte, la production inséra avant chaque séance du film un carton expliquant le procédé ! Contrairement à certaines œuvres plus anciennes qui l’utilisent ponctuellement, le Jour se lève est essentiellement construit à l’aide de flash-back. D’un point de vue diégétique, la durée de l’action est relativement courte (quelques heures entre les deux coups de feu qui ouvrent et concluent le récit) mais pendant ce laps de temps François se terre dans son abri, fumant cigarette sur cigarette et pense à la série d’évènements qui l’ont conduit à cette situation. Il plonge à trois reprises dans ses souvenirs et nous permet de reconstituer les pièces du puzzle narratif imaginé par Jacques Viot.

Néanmoins, si l’utilisation du procédé démontre l’audace du cinéma de Marcel Carné, il n’en altère pas pour autant son extraordinaire savoir-faire. En respectant scrupuleusement la règle des trois unités (lieu, temps diégétique et action), le cinéaste met en place un drame dont la progression captive le spectateur de bout en bout. Il démontre ainsi qu’en utilisant les règles fondatrices de la narration, il est toujours possible d’innover. N’est-ce pas là, l’empreinte d’un pur artiste ?

 

Si Carné a su renouveler la grammaire cinématographique tout en faisant preuve de la plus grande maîtrise dans la mise en scène c’est aussi parce qu’il a su s’entourer de techniciens hors pairs. Après avoir collaboré avec Eugène Shufftan sur Quai des brumes, il confie l’éclairage de ce nouveau long métrage à Curt Courant. Comme Shufftan, le directeur photo d’origine allemande a appris son métier auprès des grands maîtres du cinéma d’outre Rhin tels Fritz Lang ou Max Ophuls. Dés les années 30, il fuit l’Allemagne nazie pour travailler en Europe. On lui doit notamment la photographie de La Bête humaine (Renoir, 1938), L’Homme qui en savait trop (Hitchcock, 1934) ou plus tard Monsieur Verdoux (Chaplin, 1947), autrement dit, du beau travail... Son approche expressionniste de l’éclairage est en parfaite adéquation avec le réalisme poétique du duo Prévert/Carné. Jouant sur les zones d’ombre et de lumière, sa technique concentre l’éclairage sur le sujet du récit et oriente la lecture du film. Du spectacle de chiens animé par Jules Berry où tout le cadre est éclairé (28’45) jusqu’à ces gros plans silencieux où seul un rayon de lumière dévoile le regard perdu de François (12’57), Courant réalise un travail en tous points admirable.

 

Mais si la lumière de Courant allie beauté picturale et efficacité dramatique, les décors imaginés par l’indispensable Alexandre Trauner ne sont pas en reste. Pour mieux exprimer la solitude du héros, Trauner construit un immeuble moderne dressé au milieu d’une place de banlieue. Lorsque la police en fait le siège, François se terre au fond de son petit studio. Cette pièce rappelle l’appartement de CC Baxter que le décorateur créera quelques années plus tard dans La Garçonnière (Billy Wilder, 1960). On y trouve le même type d’objets et une décoration typiquement masculine. Quelques souvenirs et beaucoup de vide symbolisent la solitude du héros. Mais c’est certainement la hauteur du bâtiment qui surprend le plus dans Le Jour se lève : avec ses cinq étages, il domine largement les autres habitations et écrase le paysage de toute sa laideur. Trauner anticipe ainsi une urbanisation moderne tout en verticalité et sans le moindre charme qui viendra modifier les paysages d’après guerre et participer au mal de vivre des banlieues. Le studio de François, situé au dernier étage, évoque aussi l’isolement dont il est victime : éloigné de la rue, le héros est déshumanisé. Lorsqu’il est caché dans son refuge, Gabin tourne en rond et finit par hurler sa détresse à la foule de badauds : "François, François, y a plus de François … laissez-moi seul, tout seul, j’veux qu’on m’foute la paix". Ici la déshumanisation du protagoniste est évidente, sa volonté de vivre a disparu et la tragédie finale est annoncée.

 

Dans une autre scène, François est à l’usine. Ce lieu où les hommes travaillent les uns à côté des autres n’en est pas pour autant un havre d’humanité : derrière leur masque, les ouvriers œuvrent dans la poussière et le bruit. Aucune communication n’est permise et lorsque la belle petite Françoise vient avec son bouquet de fleurs, il faut que François s’éloigne des machines pour se faire entendre. Après quelques minutes, le bouquet est fané et Gabin déclare avec ironie : "J’te l’avais dit, c’est tout ce qu’il y a de plus sain ici". Comme dans Les Temps modernes de Chaplin, le message est clair : l’usine et sa modernité n’apportent aucun progrès social, elle n’est qu’une machine qui broie les personnalités.

Enfin, on se souvient du couple de Quai des brumes obligé de se cacher derrière les baraquements pour s’aimer. On retrouve cette idée dans Le Jour se lève où Carné filme ses amoureux derrière des fenêtres et dans des endroits exigus. C’est dans la petite maison de Françoise ou dans la serre fleurie de son employeur qu’ils se déclarent leur amour. Nous sommes en 1939, l’Allemagne a déjà enclenché sa machine de guerre et toutes les formes de haine atteignent leur paroxysme. Pour Carné, l’amour n’a plus sa place dans la rue et Le Jour se lève se présente comme une œuvre d’anticipation poétique, triste et profondément bouleversante.

 

Si les décors, la photo et le travail de toute l’équipe technique participent à l’ambiance désenchantée du Jour se lève il ne faut pas pour autant en oublier le travail de Prévert formidablement mis en valeur par des comédiens épatants.

En adaptant le script de Jacques Viot, le poète fait une nouvelle fois preuve de son immense talent. Le film est moins bavard que Quai des brumes, mais il offre tout de même quelques dialogues remarquables. Ainsi lorsque Clara déclame "des souvenirs, des souvenirs, est-ce que j’ai une gueule à faire l’amour avec des souvenirs", Prévert rivalise avec Jeanson et son célèbre "atmosphère" offert à la même Arletty un an plutôt (Hôtel du Nord). Mais Prévert fait la différence et impose son empreinte grâce à la verve poétique qu’il insuffle à certaines séquences : le bouquet de fleurs fanées évoqué précédemment, les larmes d’Arletty derrière la fenêtre ou l’aveugle (2) qui passe son temps à poser des questions sont autant d’inventions participant au réalisme poétique du film.

Pour porter cette ambiance, trois comédiens, désormais entrés au Panthéon du cinéma français, rivalisent de talent et délivrent des performances exceptionnelles. Il y a d’abord Gabin qui exprime avec le plus grand naturel une douceur teintée de violence. Il est ce personnage perdu dans sa passion amoureuse et ressemble à l’ours en peluche de sa bien aimée : "Vous voyez, il est comme vous, il a un œil gai et l’autre un tout petit peu triste" lui dit Françoise. Sans cesse au bord de l’explosion, il retient ses sentiments jusqu’à cette scène inoubliable où il hurle à sa fenêtre. Il faut avouer que ce magnifique coup de gueule reste un des plus grands monologues du cinéma. Gabin permet à François d’exprimer tout son mal-être et l’anecdote raconte qu’il eut beaucoup de mal à tourner cette séquence : selon certains témoins, l’interprète finit enfermé dans sa loge où il pleura à chaudes larmes. La puissance contenue, la douceur du sourire et le regard perdu, c’est tout Gabin ! Un comédien totalement habité par des rôles qu’il savait choisir à la perfection.

 

A ses côtés, on retrouve Arletty qui avait connu la notoriété un an auparavant grâce à Hôtel du Nord. Dans Le Jour se lève, Carné et Prévert lui apportent une nouvelle dimension. Derrière la Parisienne à la réplique mitraillette, les spectateurs découvrent un puits d’amour et de tendresse. Cette interprétation lui ouvrira les portes d’autres rôles mémorables dont celui de Garance dans Les Enfants du paradis (1943).

Enfin, comme tout grand film, Le Jour se lève met en scène un "méchant" absolument génial. En interprétant Valentin, Jules Berry crée un personnage ambigu. On ne connaît jamais ses ambitions ni son passé et il se dégage de ses attitudes, ses sourires et ses palabres une tension malsaine et destructrice. Il ment, écoute derrière les portes, manipule les plus faibles et Clara avoue qu’il torture les animaux !!! Sa performance satanique suffit à convaincre Carné qui lui proposera le rôle du diable quelques années plus tard dans Les Visiteurs du soir (1942).

 

Cette conjugaison de talents tant techniques qu’artistiques offrira un beau succès critique au Jour se lève. Mais quelques mois après sa sortie, le gouvernement de Vichy interdit le film jugé trop démoralisant. Néanmoins, cette décision lâche et hypocrite ne l’empêchera pas de devenir un des plus grands classiques de notre patrimoine. En 1947, Anatole Litvak tente un remake hollywoodien avec Henry Fonda et Barbara Bel Geddes (The Long Night). Malheureusement la réussite n’est pas au rendez-vous. Malgré ses moyens, Litvak n’atteint jamais la puissance dramatique qui naquit des talents réunis de Carné, Prévert, Courant, Trauner, Gabin, Arletty et autre Berry … Les chefs d’œuvres du cinéma sont le fruit d’une alchimie qu’il est certainement impossible à reproduire, Le Jour se lève en fait évidemment partie. Chérissons-le !


(1) Finalement le film sera mis en scène par George Lacombe en 1946 avec Gabin.
(2) Pour l’anecdote, on retrouve exactement cet aveugle en costume noir et lunettes rondes dans Le Roi et l’oiseau de Prévert et Grimault. C’est en quelque sorte la version animée du personnage du Jour se lève !!

----------------------------------------------------------------------=-----------------------------------------------------------


L'HISTOIRE

1840, Boulevard du Crime. Les amours contrariées de Garance et du célèbre mime Debureau, tous deux séparés par d'autres amours : Lacenaire, Frédérick Lemaître et un richissime comte pour Garance ; la fidèle, aimante et malheureuse Nathalie pour Baptiste. Chef-d’oeuvre absolu avec Jacques Prévert au scénario et Marcel Carné à la réalisation, Les Enfants du Paradis a été élu meilleur film de tous les temps par les critiques français à l’occasion du centenaire du cinéma. L’affiche est une succession de noms désormais mythiques (Jean-Louis Barrault, Pierre Brasseur, Marcel Herrand…) avec, au sommet, l’inégalable Arletty.

ANALYSE ET CRITIQUE

 

Marcel Carné a 37 ans et six films à son actif, dont cinq sont considérés comme des classiques, lorsqu’il débute le tournage des Enfants du Paradis. Il vient de réaliser Les Visiteurs du soir qui fut l'un des plus grands succès du cinéma français durant la Seconde Guerre mondiale. Ayant signé pour trois films avec le producteur André Paulvé, il envisage tout d'abord de tourner Nana de Zola, puis la vie de Milord L'Arsouille (tourné en 1956 par André Haguet) et enfin La Lanterne Magique avant de rencontrer par hasard Jean-Louis Barrault à Nice, qu’il avait dirigé par deux fois dans Jenny (1936) et Drôle de Drame 1937). Barrault lui parle d'un célèbre mime du 19°siècle, Jean Baptiste Gaspard Debureau, qui avait donné un coup de jeune à l'art de la pantomime au Théâtre des Funambules, l'une des salles de spectacles les plus connues du Boulevard du Temple à Paris (boulevard qui fut défiguré par la construction de la Place de la République au milieu du 19°siècle par le Baron Haussmann). Debureau passa à la postérité lorsqu'il tua un ivrogne qui l'importunait. Lors de son procès, tout Paris se précipita pour l'entendre enfin parler. Barrault se souvient qu'il avait ressenti la même excitation pour le premier film parlant de Charlie Chaplin quelques années auparavant. Naît alors l'idée d'un film qui confronterait le théâtre parlé et le mime, et où le célèbre comédien de l'époque Frédérick Lemaître (loué par Victor Hugo ou encore Alfred de Vigny) aurait un rôle à jouer. Jacques Prévert, n’aimant pas la pantomime, est plus réticent. Il accepte néanmoins l’idée lorsqu’il se rend compte que c’est l’occasion de mettre en scène cet autre personnage historique qu’est Pierre-François Lacenaire, dit "le dandy du crime", figure criminelle qui le fascine. En effet, comme le rappelle Carole Aurouet sur l'un des bonus du DVD zone 2 Pathé, Jacques Prévert aurait dit : « On ne me permettra pas de faire un film sur Lacenaire, mais je peux mettre Lacenaire dans un film sur Debureau. »

 

Une fois le film décidé, l'équipe de Carné se met au travail au prieuré de Valette près de Tourrettes-sur-Loup (dans le Midi) alors que la France est totalement occupée par les Nazis. Jacques Prévert écrit le scénario, Alexandre Trauner esquisse certains décors dans la clandestinité dont le Boulevard du Crime tandis que Léon Barsacq relève le défi de concevoir les autres (la loge de Baptiste aux Funambules par exemple) et d'assurer toute la réalisation et la construction de ces décors. Lui aussi dans la clandestinité, Joseph Kosma compose un ballet pour les pantomimes, Pierrot Le Galant, pantomimes qui seront signé par son prête-nom sous l'occupation : Georges Mouqué. Et c'est de nouveau Maurice Thiriet, qui avait signé la musique des Visiteurs du soir l'année précédente, qui s'occupe du reste de la musique en prenant bien soin de mêler les deux compositions avec brio. Pendant ce temps, Carné supervise le tout et revient régulièrement de Paris avec des montagnes de documentations empruntées, entre autres, au musée Carnavalet. Les Enfants du Paradis est dès le début de l'écriture une aventure collective, peut-être plus encore que pour d’autres films de Marcel Carné, une des explications d’une telle réussite.

Très vite l’idée d’une distribution exceptionnelle est lancée, facilitée par le succès des Visiteurs du soir. Outre Jean-Louis Barrault (qui a failli être remplacé pour une question d'emploi du temps par un inconnu à l'époque nommé Jacques Tati, que Carné avait repéré dans un music-hall) pour le rôle de Baptiste Debureau, on retrouve dans le rôle de Frédérick Lemaître, Pierre Brasseur, l'ancien copain d'enfance des Batignolles du cinéaste déjà aperçu dans Le Quai des brumes. Marcel Herrand, qui vient de jouer dans Les Visiteurs du soir, sera Lacenaire. Maria Casarès, qui faisait partie de la troupe de théâtre de Marcel Herrand au Théâtre des Mathurins, trouve ici son premier rôle à l'écran avec le personnage de Nathalie. Au générique figure également Pierre Renoir, le frère aîné de Jean Renoir, qui joue Jericho et remplace au pied levé Robert Le Vigan qui doit abandonner le tournage suite à la débâcle vichyssoise (ce collaborateur et antisémite notoire doit fuir avec Céline pour rejoindre le Maréchal Pétain à Sigmaringen en Allemagne). On note dans les seconds rôles Étienne Ducroux, ancien professeur de mime de Barrault avec qui celui-ci s'était brouillé, élément biographique exploité dans le film par Prévert, Ducroux jouant Anselme Debureau, le père désespéré de Barrault-Baptiste ; Fabien Loris, ami de Prévert depuis le groupe Octobre, qui joue Avril (il était également le premier mari de la dernière femme de Prévert, Janine) ; Jane (ou Jeanne) Marken, l'une des seconds rôles les plus réguliers de Marcel Carné, qui joue dans tous les films du réalisateur, de Hôtel du Nord à La Marie du port (en dehors du Jour se lève et des Visiteurs du soir) ; et le meilleur pour la fin, Arletty l'actrice préférée de Carné et de Prévert qui joua dans cinq des plus grands films du cinéaste. Prévert invente le personnage de Garance pour elle et lui offre ainsi le plus beau rôle de sa carrière comme le confie Arletty sur l'un des bonus du DVD français.

 

Le tournage débute au milieu de l'été 1943 à Nice, aux Studios de la Victorine dont le producteur Paulvé était copropriétaire. On imagine aisément la difficulté de tourner en pleine occupation une fresque comme celle-ci, qui nécessite une débauche d'énergie et de courage sans pareil. Margot Capelier, l'assistante de Prévert sur l'écriture, raconte : « Ce film a été un miracle, on manquait de tout... Il y a eu un ensemble d'énergies motivées autour des Enfants du Paradis en réaction aussi contre l'ambiance de ce temps-là. » Elle raconte le perfectionnisme enragé de Carné sur ce tournage. Les frasques du metteur en scène sont célèbres. Ayant les moyens de ses ambitions, Carné demande le maximum de ses comédiens, véritable tyran avec Maria Casarès par exemple. Marcel Herrand confie pour sa part que son plus mauvais souvenir de cinéma était « Marcel Carné sur Les Enfants du Paradis ! » Mais les collaborateurs de Marcel Carné ne sont pas en reste. On raconte qu'il s'étonna lors d'une scène que les musiciens fassent semblant de jouer (ils sont simples figurants) et qu'il provoqua un scandale pour qu'on aille trouver de vrais musiciens pour un plan dont au final on ne verra que le chef d'orchestre ! Léon Barsacq : « Carné est charmant mais complètement hypnotisé par son film, rien d'autre ne compte pour lui et c'est tout juste s'il ne trouve pas que les gens continuent à faire la guerre spécialement pour l'emmerder ! »

 

Bien sûr il a été de bon ton de critiquer Carné pour cette ambiance de tournage, tout comme le coût d’un tel film (« Je dépense donc je suis » dira Henri Jeanson) ; mais quand on voit le résultat éblouissant à l'image, on ne peut s'empêcher de penser que Carné avait sans doute raison. La pression qu'il se mettait sur ses épaules, il devait la rejeter sur les autres, d'autant plus que le réalisateur a toujours été complexé par sa petite taille. On ne peut pas réaliser un tel chef-d'oeuvre en temps de guerre sans demander le maximum, et plus, à tout le monde. Que l'on s'imagine : les matériaux de construction sont rares, la pellicule est rationnée, l'électricité intermittente, sans compter tous les problèmes liés à un tournage qui s'étale sur plus d'un an. Celui-ci, à peine entamé, est arrêté trois mois à cause du débarquement Allié en Sicile. A ce moment-là, les autorités allemandes interdisent au producteur Paulvé d'exercer son métier (à cause d'un lointain ancêtre juif) et le film manque d'être interrompu avant que Pathé n’accepte de le reprendre. Le décor du Boulevard du Temple est gravement endommagé par une tempête, ce qui entraîne des dépenses supplémentaires (un million de francs alors que l'interruption en avait coûté dix sur un budget total de cinquante-huit millions de francs... en pleine guerre !). Le film se poursuit durant quelques semaines au printemps 1944 à Paris au Studio Pathé, rue Francoeur, puis à ceux de Joinville. Durant ces prises, le directeur de la photo Roger Hubert (qui pour Carné a fait les lumières remarquées de JennyLes Visiteurs du soir et Thérèse Raquin) est pris sur un autre film (de Serge de Poligny). Un autre grand directeur de la photo le remplace, Philippe Agostini, qui s'était déjà occupé de la photographie du Jour se lève. Il confie qu'il a dû étudier attentivement le style d'Hubert car « raccorder posait des problèmes. Il travaillait avec peu de lumière, en prenant des risques, dans une manière plus proche de Schüfftan (Le Quai des Brumes - NDLR) que la mienne... Je crois être parvenu à une bonne imitation. » Agostini tourne notamment la scène de la loge avec Brasseur et Arletty, lorsqu'elle revient admirer Baptiste en cachette, ainsi que la scène finale de la roulotte lorsque Arletty s’éloigne. Mais malheureusement pour lui, son nom ne sera jamais au générique des Enfants du Paradis. Un oubli qui ne l'empêchera pas d'éclairer par la suite pour Marcel Carné Les Portes de la nuit et Le Pays d'où je viens.

 

Le film achevé, Carné fait tout pour qu'il soit le premier à sortir à la Libération. Comme l'écrit Edward Turk : « Le film aura été un contrepoison patriotique à la défaite militaire. » Georges Sadoul, pour sa part, explique notamment que Les Enfants du Paradis « représentait en 1943-1944 un acte de foi prodigieux, une cathédrale élevée à la gloire de l'art français à l'heure la plus terrible. » Carné doit se battre avec les producteurs pour que son film soit projeté en intégralité dans deux salles en exclusivité (le Madeleine et le Colisée) au lieu d'une seule et avec un entracte (le film fait plus de trois heures). Il accepte pour cela de doubler les prix des places. Il a également l’idée pour la première fois de permettre aux spectateurs de réserver leurs places, chose si commune de nos jours. Dès sa sortie, le film est un immense succès. Il reste à l'affiche plus de cinquante-quatre semaines au Madeleine. Cependant un évènement vient ternir la joie de Carné. Lors de la première au Palais de Chaillot le 9 mars 1945, Marcel Carné a la tristesse d'entendre son mentor Jacques Feyder lui lancer un laconique « Oui, c'est pas mal. » Ni Feyder, ni Rosay ne parleront de leur collaboration commune dans leurs mémoires respectives. Pardonnez-moi ce long préambule, mais il m'apparaît important de bien restituer dans son contexte un film tel que celui-ci et de marquer le fait qu'un tel chef-d'oeuvre n'arrive pas par hasard.

 

Venons-en au film proprement dit. Tout a déjà écrit sur ce film classé comme "le meilleur film français de tous les temps" par plus de six cents professionnels du cinéma en 1995 et que beaucoup, de par le monde, considèrent comme le plus grand film de tous les temps. Si je n'irais pas jusqu'à un tel extrême, il faut bien reconnaître que ce film continue de nous captiver plus de soixante ans après sa sortie. Cette histoire d'amour entre le mime Baptiste et la femme libre Arletty nous fascine par sa poésie, sa grâce, son romantisme. La manière dont les personnages secondaires, et leurs histoires parallèles, se croisent durant les trois heures de ce film hors norme, éblouissent tout comme la reconstitution de ce quartier de Paris autour de 1840. Outre que le scénario est plus complexe qu'il n'y paraît, les dialogues montrent que Jacques Prévert a été transcendé par cette histoire et par l'équipe qui l'a rendue réelle. Comment résister à l'envie de vous en citer quelques extraits à commencer par cette réplique de Garance (Arletty) à Frédérick Lemaître (Pierre Brasseur) : « Paris est tout petit pour ceux qui s'aiment comme nous d'un aussi grand amour ! » Garance qui quelques années plus tard dira à Baptiste : « Vous m'avez aidée à vivre pendant des années, vous m'avez empêché de vieillir, de devenir bête, de m'abîmer... Je me disais : tu n'as pas le droit d'être triste, tu es tout de même heureuse puisque quelqu'un t'a aimée. »

 

La relation entre Baptiste et Garance est fascinante. C’est la chronique de l’amour fou que ressent Baptiste pour Garance, lui qui est aimé par Maria Casarès avec qui il finira par se marier, mais qui gardera à jamais en lui cette lueur d’un amour sans issue. C'est l'occasion de beaux échanges entre les deux. Baptiste, lorsqu'il est pour la première fois avec Garance, lui dit : « Je tremble parce que je suis heureux et je suis heureux parce que vous êtes là tout près de moi. Je vous aime et vous Garance, m'aimez-vous ? » ; Garance objecte qu'il parle « comme un enfant, c'est dans les livres qu'on aime comme ça, et dans les rêves, mais pas dans la vie ! » Un peu plus tard elle sera plus explicite : « Je vous en prie Baptiste, ne soyez pas si grave, vous me glacez. Il ne faut pas m'en vouloir mais je ne suis pas... comme vous rêvez. Il faut me comprendre, je suis simple, tellement simple. Je suis comme je suis, j'aime plaire à qui me plaît, c'est tout. Et quand j'ai envie de dire oui, je ne sais pas dire non. » Baptiste, quelques instants plus tôt, lui avait fait cette confidence qui est à la base d'une des thématiques "prévertienne" et "carnésienne" puisqu'on la retrouve par exemple dans Juliette ou la clé des songes : « Quand j'étais malheureux, je dormais, je rêvais mais les gens n'aiment pas qu'on rêve. Alors ils vous cognent dessus histoire de vous réveiller un peu. Heureusement j'avais le sommeil plus dur que leurs coups et je leur échappais en dormant. Oui je rêvais, j'espérais, j'attendais. » Notons le parallèle évident avec cet autre grand film sur l'amour fou qu’est Peter Ibbetson de Henry Hattaway. Dans ce film, le héros rencontre en songe son amour et il finira par préférer vivre dans ce rêve et donc renoncer à la vie, tout comme le personnage de Michel joué par Gérard Philipe dans Juliette ou la clé des songes réalisé par Carné en 1950. Comme l'écrit Danièle Gasiglia-Laster dans un numéro de CinémAction : « Baptiste qui respecte Garance ne la comprend pas et ne devine pas ce qu'elle attend de lui. Il l'imagine conforme aux stéréotypes de la femme idéale, complique les choses, alors que la jeune femme, elle le dit elle-même, est simple. » Ainsi la première fois où il pourrait passer la nuit avec elle, il fuit. Mais Baptiste, obnubilé par cet amour d'autant plus qu'il fait tout pour le rendre inaccessible, ne se rend pas compte qu'auprès de lui se trouve Nathalie (Maria Casarès) qui est l'incarnation de la jeune fille simple et pure (certains diront transparente) que l'on retrouve dans beaucoup de films de Carné. Nathalie, dont l'amour est si pur et en lequel elle place toute sa confiance, comme elle le dira lorsqu'elle aura surpris Baptiste et Garance ensemble : « Ce n'est pas seulement parce que je suis jalouse mais j'ai tellement confiance. Oui je suis tellement certaine que Baptiste et moi nous sommes faits pour vivre ensemble tous les deux. » C'est Nathalie qui voit la métamorphose de Baptiste lorsque celui-ci a rencontré Garance : « Qu'est-ce que tu as Baptiste ?... Tu as quelque chose ! Tu es beau... Tu le sais bien que tu es beau puisque tu es beau mais aujourd'hui tu es plus beau que tous les autres jours. » Elle dira aussi cette belle autre phrase : « Mais je me moque moi que tu m'aimes bien, ce que je veux c'est que tu m'aimes. » L'histoire retiendra que c'est Marie Déa, la Anne des Visiteurs du soir, qui devait jouer Nathalie mais celle-ci avait déjà un engagement au théâtre.

 

C'est un fait que la plupart des critiques qui ont disserté sur ce film oublient systématiquement (ou le minimise) ce personnage de Nathalie. Maria Casarès, pour son premier rôle à l'écran, est bouleversante dans les quelques scènes que lui a écrites Prévert. Comme celle de la fin, où elle surprend à nouveau Baptiste avec Garance, qui se revoient pour la première fois depuis leurs mariages respectifs, et où elle apostrophe sa concurrente : « Vous partez, on vous regrette. Le temps travaille pour vous et vous revenez, tête nouvelle embellie par le souvenir... Mais rester et vivre avec un seul être, partager avec lui la petite vie de tous les jours, c'est autre chose. » Puis elle demande des explications à Baptiste qui ne peut lui répondre : « Mais tu dis tout de même beaucoup de choses en te taisant, et ces choses je les comprends. » La scène se termine sur Garance fuyant, poursuivie par Baptiste, Nathalie lui hurlant dans un cri déchirant « Et moi Baptiste, et moi ? » Notons que cette scène ne figurait pas dans le scénario original et, selon son biographe Yves Courrière, Prévert fut inspiré par la fin de sa liaison avec la jeune Claudie Carter. Si certains ont vu dans ce personnage l'incarnation de la femme au foyer qui emprisonne son rêveur de mari, c’est une erreur. Garance et Nathalie sont deux incarnations de l'amour romantique. L'une est idéalisée par Baptiste ; l'autre, confiante et sûre d'elle, réaliste, incomprise dans son malheur. Le fait que ce soit Garance qui soit idéalisée est ironique, car elle est au contraire le personnage le plus libéré et le plus émancipé des Enfants du Paradis. Garance ne porte pas de masques, elle est comme elle est. Elle ne triche pas comme Lacenaire, elle est « la femme qui se fout de tout, qui rit quand elle a envie de rire, qui ne se laisse pas diriger par les pensées des autres » comme Arletty l'explique à Edward Turk en 1979. Bien sûr, Prévert s'est inspiré de la vie de l’actrice et de son caractère : « Je refuse qu'on m'impose des idées. Je suis indépendante et je prends les risques de l'indépendance » dira-t-elle lors de cette même interview. Arletty est la preuve qu'il est bien difficile d'être simplement comme on est car « la société enferme parfois les individus dans des rôles dont ils ne veulent pas », comme l'écrit Danièle Gasiglia-Laster. On pense alors à cet amour trouble d'Arletty avec un officier nazi qui lui vaudra une arrestation à la fin du tournage et un placement en résidence surveillée durant dix-huit mois. L’actrice raconte, dans l'un des bonus du DVD, qu'elle conserve un bon souvenir de son séjour à La Houssaye en Seine-et-Marne grâce aux livres et à la nature du lieu : « Il y avait des couchers de soleil merveilleux. » Elle y sera toujours lorsque le film sortira sur les écrans. Elle raconte dans la biographie que lui consacre Denis Demonpion qu'on l'avait seulement autorisée à sortir pour faire un raccord son à l'automne 1944. Et c'est au moment où cette femme admirable de quarante-cinq ans est au sommet de sa gloire qu'elle est poussée dehors (par des "jaloux" dira Michel Simon dans l'un des bonus) et qu'elle ne tournera plus qu'épisodiquement.

 

Les Enfants du Paradis est également remarquable pour ses personnages qui entourent Garance et qui sont tous amoureux d'elle. Frédérick Lemaître (Pierre Brasseur) incarne le comédien « romantique, rebelle par excellence » selon Edward Turk. Ambitieux, c'est une grande gueule, un cabotin, sûr de son talent, à qui tout réussit et qui réussit tout avec humour. La scène où il joue Robert Macaire et fait tourner en bourrique les auteurs de la pièce L'Auberge des Adrets, dont il moque la pauvreté de l'histoire, est en soi éloquente. Ce comédien, tellement amoureux de lui-même, lorsqu'il se rend compte que Garance continue à aimer Baptiste tout en étant avec lui s'exclame : « Et si ça me plaisait à moi ? Si cela m'était utile, à moi, d'être jaloux, utile et même nécessaire... Grâce à toi je vais enfin pouvoir jouer Othello... Je cherchais le personnage mais je ne le sentais pas. C'était un étranger, maintenant c'est un ami, un frère. » Il triomphe au théâtre dans la deuxième partie tandis que Baptiste, lui, triomphe aux Funambules. Il sait bien au fond que Baptiste « joue comme un dieu » et il l'envie. Garance dit un peu plus tôt que Baptiste « n'a pas de métier, il ne joue pas, il invente des rêves », et le fait est que les trois pantomimes dont on aperçoit des extraits dans le film montrent un Barrault au corps élastique et à la souplesse féline. Il n'est pas interdit d'y voir un hommage à certains acteurs du Muet, Chaplin et Keaton en premier lieu.

 

Un autre personnage emblématique du film est Lacenaire (Marcel Herrand). Lacenaire est un dandy assassin, un personnage en perpétuelle révolte contre la société. Misanthrope, il en explique en partie des raisons lors de sa premières scène : « Quand j'étais enfant, j'étais déjà plus lucide, plus intelligent que les autres, ils ne me l'ont pas pardonné. IIs voulaient que je sois comme eux. » Lacenaire est un personnage trouble et fascinant par son recul par rapport au monde qui l'entoure. Refusant, tout comme Garance, de jouer le jeu des apparences en société, il interpelle ainsi le comte de Montray qui lui demande qui il est : « Vous ne trouvez pas que c'est une question saugrenue que de demander aux gens qui ils sont ?... Ils vont au plus facile : nom, prénoms, qualités, mais ce qu'ils sont réellement ? Au fond d'eux-mêmes, ils le taisent, ils le cachent soigneusement. » Edward Turk mettra en évidence que Lacenaire représente pour Carné « une idéalisation ». A l'époque, Carné « porte toujours un masque qui ne correspond pas à son identité réelle. Son comportement agressif et autoritaire sur le plateau est une stratégie destinée à détourner l'attention de ceux qui auraient tendance à stigmatiser ses écarts, hors studio, par rapport aux critères dominants de la masculinité. » En effet, le vrai Lacenaire était homosexuel et il est permis d'y voir un rapport avec Vautrin, un autre homosexuel criminel que voulait mettre en scène le cinéaste (le film est tourné en 1944 par Pierre Billon). Carné explique dans l'interview qu'il accorda à Edward Turk en 1980 que pour lui il est très clair qu'Avril, joué par Fabien Loris dans le film, est « son ami » mais que sous Vichy « on ne pouvait pas aller beaucoup plus loin. » Peut-être cela aurait-il été plus évident si Carné n'avait pas coupé au montage une scène plus explicite entre Lacenaire et Garance où celle-ci lui demande « Qu'est-ce qu'elles vous ont fait les femmes ? » et Lacenaire de se défendre : « Rien, absolument rien ! » Garance : « Et vous, qu'est-ce que vous leur avez fait, aux femmes, Pierre-François ? Pas grand chose, sans aucun doute ! », Arletty soulignant cette dernière phrase d’un "petit rire désobligeant". Pour la défense de Carné, il faut réaliser ce que la morale de ce film en pleine guerre sous le gouvernement de Vichy implique. Edward Turk le remarque avec pertinence lorsqu’il écrit : « En contestant l'autorité de la famille, la persécution des déviances sexuelles et l'obligation pour une femme de dépendre d'un homme, Les Enfants du Paradis s'attaque aux fondements mêmes de l'ordre social de Vichy. »

 

Il aurait été facile pour Carné d’accentuer le lyrisme d'une telle histoire, une épopée en costumes qui aurait pu se transformer en "grandiloquence hollywoodienne" à la Autant en emporte le vent comme le remarque Bernard Landry, premier journaliste à écrire sur Carné en 1952. Au lieu de cela, Carné persiste dans le style qu'il a fait sien en refusant tout effet de style. Sa caméra est peu mobile et « chaque mouvement d'appareil est commandé par une nécessité descriptive. » Carné confie dans une interview en 1972 à Marcel Oms qu'aux mouvements d'appareil il préfère « les mouvements du coeur ». Il refuse le pittoresque et réalise ses films avec la plus grande rigueur trouvant que « la virtuosité de la caméra, c'est bien souvent au détriment de l'histoire, et surtout des acteurs. » Ce qui induit une certaine forme de sobriété, un classicisme que certains ont pris pour de la sécheresse ou de la froideur. Mais ce classicisme ne signifie pas pour autant que Carné fait du cinéma académique. Académique au sens de tourner suivant une formule, des règles pré-établies, qui peuvent aboutir à un film bien fait mais ennuyeux, manquant d'âme à l’image des réalisations de Régis Wargnier ou Jean Delannoy par exemple. Alors que de l'âme, de l'émotion, de la poésie dans Les Enfants du Paradis, vous n'avez que ça ! Cela n'a pu se faire que grâce à un travail collectif aussi remarquable que quasi unique dans l'histoire du cinéma français. Prévert, Carné, Trauner, Kosma, Mayo ont œuvré ensemble, de l'élaboration du scénario au tournage. Il n'y a pas de secret, c'est la seule solution. Il est intéressant d'ailleurs de lire les commentaires élogieux concernant le film sur le site de référence IMDB où une nouvelle génération découvre ce film qui repose sur "un bon scénario, des bons acteurs, une bonne réalisation et une bonne équipe technique". Des choses souvent oubliées de nos jours où il est de bon ton depuis "la Politique des Auteurs" de dénigrer le scénario (voir un récent dossier de Télérama sur ce sujet).

 

Pour terminer, laissons la parole à François Truffaut qui en 1956 se chargea avec ses amis des Cahiers du Cinéma de tirer à boulets rouges sur Marcel Carné « qui n'a jamais su évaluer un scénario, n'a jamais su choisir un sujet... Pendant des années, on nous a offert des films de Jacques Prévert mis en images par Marcel Carné. » Truffaut qui finira en 1984 par avouer à Carné, lors d'une rencontre à Romilly, qu'il a fait 23 films et qu'il les « donnerait tous pour avoir fait Les Enfants du Paradis. » Comme on le comprend.

====================================================================================


Niciun comentariu:

Trimiteți un comentariu

Laurence Olivier (1907-1989)