Luchino Visconti, Les Promesses du crépuscule, est-il votre premier essai consacré à un cinéaste ?
Oui, c’est la première fois que j’écris sur, à propos, à partir d’un cinéaste. Le mouvement de l’écriture est moins un écrire « sur » qu’un écrire « dans », à travers, à partir d’un univers. Mais Luchino Visconti hante certains de mes textes antérieurs. C’est son Ludwig, le choc absolu provoqué par l’interprétation d’Helmut Berger qui a suscité en moi le désir d’écrire une fiction autour de Louis II de Bavière. Visconti a percolé dans mes textes, a fécondé mon imaginaire, mon inspiration romanesque avant que je ne me décide à sonder son esthétique.
On entend dans le titre que vous avez choisi la double présence de l’écrivain Romain Gary (Les Promesses de l’aube) et du compositeur Richard Wagner (Le Crépuscule des dieux). Est-ce une façon d’évoquer à la fois la thématique maternelle dans l’œuvre de Luchino Visconti et le mythe nazi comme kitsch criminel rappelant Les Damnés, film auquel vous consacrez l’une des trois parties de votre livre ?
Votre question est de l’ordre de la maïeutique, fait se lever des voiles. Figurez-vous qu’en proposant ce titre, je n’ai pas songé un instant au livre de Romain Gary ni même à la dernière partie de la Tétralogie de Wagner. J’ai dû taire en moi les résonances, l’écheveau des correspondances que vous mentionnez. Je tournais, comme un spéléologue, dans les couches souterraines de l’univers viscontien, tentant d’exhumer ce qui fait la signature de sa « géologie », la musique de fond qui pulse ses créations. La conflagration de « promesses » et de « crépuscule » a trait au motif du « trop tard » que Deleuze a pointé dans le cinéma viscontien. Le titre évoque la possibilité d’une échappée alors même que le crépuscule est tombé sur le monde. Si l’effondrement du monde ancien est sans appel, si une configuration vitale a basculé dans le passé, à même cette fin, à même ce « nevermore » (« jamais plus » lancé par le corbeau dans le poème Le Corbeau de Poe), des promesses de nouveauté se soulèvent, encore invisibles, travaillant à émerger.
Loin d’être pris dans un passéisme clos sur lui-même (image dans laquelle bien des commentateurs enferment Visconti), le cinéma de Visconti laisse entendre que, sur les ruines d’un monde, des virtualités encore insoupçonnées, des devenirs, des forces de vie se lèvent. Le titre ne se réfère directement ni à la thématique maternelle ni à sa lecture du nazisme dans Les Damnés mais définit le dynamisme, fût-il assoupi, en gésine, qui court sous le visage d’une Histoire anéantie, sous la tragédie du déclin. Derrière la déchéance de l’aristocratie, l’écrasement du peuple par la bourgeoisie, la décadence de grandes familles nobles ou de familles de prolétaires dépeints dans Le Guépard, Senso, Les Damnés, La Terre tremble, Rocco et ses frères…, des nappes phréatiques porteuses d’inédit, d’espoir couvent sous une Histoire opacifiée, prise par Thanatos, creusant des sillons sous la désagrégation de la micro-histoire et de la macro-histoire.
Pourquoi Visconti n’aimait-il pas le titre Les Damnés ?
À son grand regret, on lui a imposé le titre Les Damnés. Titre qu’il n’aimait pas, je pense, en raison de l’élision de la référence à la quatrième et dernière partie de la Tétralogie de Wagner que le titre initial comportait. Il avait en effet envisagé le titre Götterdämmerung, Le Crépuscule des dieux. Ce titre écarté fera retour dans le sous-titre de Ludwig. Le titre en italien, La caduta degli dei, conserve le raccord avec la dernière partie de L’Anneau des Nibelungen, le déclin des dieux, le Walhalla ravagé par les flammes. Les Damnés ouvrent le premier acte de ce que Visconti avait conçu comme une tétralogie allemande et qui ne sera qu’une trilogie allemande formée par Les Damnés (1969), Mort à Venise (1971), Ludwig. Le crépuscule des dieux (1972). L’adaptation de La Montagne magique de Thomas Mann ne vit jamais le jour. Les deux derniers films qu’il tourna furent Gruppo di famiglia in un interno, à savoir Violence et passion et L’Innocent adapté de Gabriele d’Annunzio.
Comment comprenez-vous la thématique de la profanation de la mère dans son œuvre ?
Dans cet essai, j’interroge deux films en particulier, Les Damnés et le film jamais réalisé, laissé à l’état d’ébauche, le scénario Proust. J’émets l’hypothèse que ce film resté dans les limbes, ce film-fantôme sous-tend l’ensemble de la création viscontienne, que, non seulement, il la catalyse, en compose le feu originaire mais qu’il essaime dans bien des films. La thématique ou plutôt le motif (au sens musical du terme), le leitmotiv des mères profanées est commun à Visconti et à Proust. C’est dans Sodome et Gomorrhe que, décrivant les invertis, Proust mentionne l’outrage, la profanation de la mère dont se rendent coupables les homosexuels, les homosexuelles, les premiers au travers du travestissement de la mère (image pervertie de la mère qui monte dans la personne de son fils), les secondes au travers de la négation de la figure maternelle. Au nombre des motifs communs à Proust et Visconti, je file celui des mères profanées. Le cinéma viscontien abonde en mères profanées. Avant tout, dans Les Damnés, où Sophie, la mère mante religieuse, abusive, possessive se retrouve profanée, défaite lors de la scène incestueuse. Lorsque Martin viole sa mère, renverse le rapport de forces et mortifie celle qui l’a asservi, la profanation équivaut à une mort symbolique. Elle culmine dans un matricide. Mais Visconti montre combien la destruction de l’autre, de son double signe l’autodestruction de celui qui a cru se libérer par la mise à mort, par l’outrage. Dans Sandra, la profanation de la mère prend une autre forme, celle de la vengeance de Sandra ; dans Rocco et ses frères, la mère héroïque, Rosaria, se retrouve bafouée (éclatement du noyau familial, meurtre de Nadia par Simone…).
Dans l’œuvre de Visconti, la profanation de la mère fonctionne comme le révélateur faisant exploser la scène primitive, comme le lieu par excellence où les pulsions les plus extrêmes, les embrasements du désir s’affrontent jusqu’à la mort, dans un sommet d’ambivalence où amour et haine ne forment plus qu’un. Seul ce qui est sacré, chéri religieusement peut être profané. Ce mouvement de dégradation du noble aboutit à la réversibilité du pur et de l’impur : le noble se voit avili, le plus abject se voit magnifié. Nul étonnement dès lors à ce que Bataille ait écrit un texte sur les mères profanées chez Proust.
Qu’a représenté, pour l’adolescente que vous étiez, la découverte d’Helmut Berger dans Les Damnés, et Ludwig ou le crépuscule des dieux ?
La découverte d’Helmut Berger dans Les Damnés et Ludwig fut pour moi une révélation, un séisme. Sa beauté surnaturelle, entre douceur mélancolique et rage destructrice, sa façon d’habiter Martin von Essenbeck, Louis II de Bavière, plus tard Konrad m’a plongée dans un ravissement, un rapt vénéneux, dans des troubles érotiques, sensitifs que je préfère ne pas décortiquer pour n’en dissiper la magie. Conceptualiser l’émoi que produisirent à la fois son jeu et les personnages qu’il incarne risquerait d’amoindrir l’intensité de l’impact par l’analyse de ses ingrédients. Si j’ai dédié mon essai à Helmut Berger, c’est pour ces raisons, aussi parce que, comme je vous l’ai dit plus haut, son interprétation de Louis II de Bavière m’a hantée des décennies, me poussant à donner corps à une fiction autour de ce roi et de cet acteur taillés tous deux dans la démesure et dans l’excès, dans le refus de la tiédeur et de l’ordinaire.
Comment définir la philosophie de l’Histoire telle que déployée dans les œuvres du réalisateur de Senso ?
Question complexe. La perception, la vision de l’Histoire a tout d’abord évolué dans l’œuvre du Visconti. L’on peut retenir la lame de fond d’une Histoire désaccordée, qui se désagrège, en proie à une crise interne qui dénoue le lien dialectique entre l’homme et l’Histoire, entre la nature et l’Histoire. L’avènement de la modernité, du capitalisme, de l’industrialisation coïncide pour lui à une crise dans la relation de l’homme au monde, à une entrée dans ce que Nietzsche appelle la maladie historique. Le grippage de la dialectique historique a pour nom ce que Deleuze a défini comme la rupture du schème sensori-moteur, la brisure de l’image-action au sens où les hommes ne sont plus en mesure de répondre par des actions X aux situations X. De sujets, d’acteurs, ils sont devenus spectateurs passivisés, somnambules, voyants. Visconti interroge sans relâche deux phénomènes qui vont de pair : l’agonie de la classe aristocratique et l’échec de l’émancipation du peuple au profit de l’avènement d’un monde bourgeois. Pour Visconti comme pour Pasolini, le monde du capitalisme, de l’ascension de la bourgeoisie correspond à ces Peter Schlemihl à rebours dont parle Marx, non plus des hommes qui ont perdu, vendu leur ombre, mais des ombres qui ont perdu leur corps [« Si jamais période historique fut peinte en grisaille, c’est bien celle-ci. Hommes et événements paraissent comme des Schlemihl à rebours, comme des ombres qui ont perdu leur corps », Karl Marx, Le Dix-Huit Brumaire de Louis Bonaparte.]
Bien que je récuse la division entre un premier Visconti, chantre du néoréalisme, et un second Visconti adepte du maniérisme de la décadence, de l’esthétisme lyrique, on peut repérer une évolution dans la tonalité de ses films. À l’optimisme de la période marxiste, lorsque Visconti était proche du parti communiste, à l’enthousiasme d’un combat prolongeant celui de la Résistance succède un pessimisme désabusé. La croyance dans une volonté collective faisant l’Histoire, dans une libération du peuple s’effondre.
Loin de reprendre en effet la vulgate d’un Visconti coupé en deux (la période néoréalisme/le décadentisme baroque), vous montrez bien au contraire, André Bazin et Gilles Deleuze à l’appui, l’unité d’une œuvre où l’Aiôn importe bien davantage que Chronos. Pouvez-vous expliciter cette thèse ?
Tout en reconnaissant des mutations, une indéniable évolution plastique, esthétique, métaphysique d’Ossessione à L’Innocent, il me semblait important de libérer Visconti de cette schize, de cette approche bifide qui découpe son œuvre en deux pans distincts, le néoréalisme des débuts et, dès Le Guépard, voire dès Senso, l’inflexion vers un esthétisme décadent. Et ce, pour deux raisons. D’une part parce que, au lieu de percevoir le souffle génétique de l’œuvre, ses combustibles, on la découpe en deux pans immobiles qui en brisent l’unité et en méconnaissent la continuité. Ceux qui portent aux nues sa période néoréaliste voient dans le souci de la belle forme des grandes fresques ultérieures une trahison, un recul, un repli dans le classicisme, un abandon de l’attention aux laissés-pour-compte, aux opprimés au profit d’une peinture du déclin de sa caste, l’aristocratie. Le « prince rouge » serait pris à revers, rattrapé par ses origines familiales. Et ceux qui défendent le Visconti cinéaste de l’esthétisme décadent l’enferment souvent, à tort, dans les vapeurs du suranné, de la mélancolie conservatrice, de la belle forme classique. D’autre part, parce que le découpage chronologique ne fonctionne pas, comme l’a remarquablement montré Suzanne Liandrat-Guigues, laquelle a fait voler en éclats le mythe de « deux » Visconti.
Dans les premiers films, dans La Terre tremble, circulent déjà ces grands souffles épiques, cette perception mythique de la Sicile, du combat entre les hommes et la mer. Youssef Ishaghpour a également montré cette invasion du « documentaire social » et du « raffinement esthétique », laquelle invasion invalide la césure de deux Visconti. Si La Terre tremble montre la présence agissante de la beauté esthétisante dans le vérisme, en s’appuyant sur les études d’André Bazin et de Deleuze, on voit un même nouage dans les films ultérieurs : le néoréalisme persiste dans les mélodrames et les fresques historiques.
À redéfinir le néoréalisme comme le fait Deleuze, les films plus tardifs de Visconti continuent d’appartenir à ce courant. Pour Zavattini, le néoréalisme se caractérise par la nouveauté du langage filmique, nouveauté qui touche à la fois le contenu (sujets sociaux, témoignage de la condition des pauvres, des démunis) et la forme (cinéma qui descend dans la rue, nouvel art du montage, du récit…). André Bazin ne définit pas le néoréalisme de Rosselini, De Sica, De Santis, Visconti par le choix des sujets (misère du Sud, émigration…) mais par une nouvelle esthétique, une révolution formelle : la réalité extérieure n’étant plus totalisable, la forme sera elliptique, trouée, émiettée. Deleuze déplacera les thèses de Bazin en affirmant que la nouveauté du néoréalisme ne se focalise ni sur de nouveaux contenus (Zavattini) ni sur l’invention d’une nouvelle forme (Bazin) : il bouleverse l’image de la pensée. Comme la Nouvelle vague, comme les films d’Ozu, le néoréalisme acte le passage au cinéma moderne. Ce dernier, en phase avec un monde qui a perdu sa puissance de totalisation, en phase avec une modernité désaccordée, signe la fin de l’image-mouvement et le début de l’image-temps. La prolongation des perceptions en actions s’effondre ; les images-actions en crise laissent place à ce que Deleuze appelle des images sonores et optiques pures. L’harmonie entre l’homme et le monde se voyant défaite, les personnages ne sont plus des agents qui ripostent aux situations qu’ils rencontrent, ce sont des somnambules, des jouets de l’Histoire, des possédés. Avec ce critère du néoréalisme (crise de l’image-action), les films plus tardifs de Visconti appartiennent pleinement au mouvement.
Quelle pensée attribuer au motif du miroir chez Visconti ? Vous évoquez à la façon de Derrida la double nature du pharmakon, comme poison et remède.
Je suis loin d’avoir produit une étude exhaustive de la présence obsédante du miroir dans l’œuvre de Visconti. L’imaginaire de Visconti est mû par des séries de leitmotive objectaux, visuels, musicaux qui reviennent en boucle, qui insistent comme des blocs d’inconscient catapultés sur l’écran. Au nombre des leitmotive « fétiches » au niveau des objets, il y a les miroirs, les portes, les tentures, les voiles, les ponts… Ce qu’on a appelé l’esthétique de la décadence passe, comme l’écrit Michel Colin, par l’analyse de sociétés sur le déclin, de phénomènes de fin d’un monde et par la focalisation sur le détail. Cette focalisation sur ce qu’on appelle à tort « détail » est omniprésente dans les mouvements de caméra viscontiens. Des commentateurs ont analysé l’importance du zoom dans son œuvre, cette figure de caméra si souvent décriée et que l’on reprocha à Visconti de privilégier dans certains films.
Le miroir ne cesse de revenir dans ses films. Sa nature, sa fonction, ses effets, sa grammaire dépendent du contexte dans lequel il s’insère. Le miroir est une ouverture qui referme, une découpe du monde, un reflet de soi, une image dont Visconti étire les sortilèges dans de multiples directions. Tantôt, le miroir agit comme un instrument de consolidation narcissique, de donation d’une unité subjective. Je cite à ce propos une scène de Senso dans laquelle le lieutenant Mahler ramasse un miroir et s’y mire. Tantôt, le miroir se referme comme un piège, faisant basculer Sandra et Gianni dans les vapeurs d’un amour fusionnel (Sandra). Ou encore, dans Ludwig, le miroir dérobe au roi Louis II de Bavière la cohésion subjective qu’il semblait offrir. Perdu dans son palais des glaces d’Herrenchiemsee, se heurtant à la diffraction illimitée de ses reflets, le « roi-lune » tombe dans l’hallucination, dans la perte de son assise personnelle. Dans un renversement dialectique, le miroir est devenu la réalité de son référent, lequel référent bascule dans le régime des simulacres. Le miroir est devenu le personnage dès lors que ce dernier se voit vidé de sa substance. Ambivalence et plasticité caractérisent le miroir. L’on retrouve ici la symbolique du miroir ou de la photo, tous deux voleurs d’âme. C’est en ce sens que je parle du miroir comme d’un pharmakon, à la fois poison et remède.
Vous avez publié récemment un autre essai, sur Hélène Cixous, écrivain phénoménal, intitulé La Langue plus-que-vive (Éditions Honoré Champion, 2017). Quels liens pour vous entre ces deux noms, Visconti/Cixous ? On retrouve d’ailleurs l’omniprésence des thèmes de la mère et de la spectralité.
Hélène Cixous est l’écrivain la plus libre, la plus désentravée, qui a poussé l’expérimentation de la langue, de la pensée à des degrés inouïs. Je lui ai consacré un essai qui descend dans les mécanismes, les explosions, les créations sémantiques, linguistiques, syntaxiques de son œuvre. Cet essai qui est aussi une lettre à H.C. interroge les puissances de la langue qu’elle a forgée, le « cixous », le « cixousien » ou encore le « cixaldien » comme dit Frédéric-Yves Jeannet. Avant de définir les liens subjectifs entre Cixous et Visconti, soulignons la divergence de tonalité, de plan de composition qui sépare leurs créations. La veine expérimentale d’Hélène Cixous, ses audaces dans la recherche d’une autre langue, d’une plus que langue en contact avec l’inconscient, avec la tour de Babel de la littérature sont très éloignées de l’esthétique de Visconti, lequel a toujours entretenu un rapport de défiance à l’égard des avant-gardes, des renouveaux formels. Leurs façons de se rapporter aux chefs d’oeuvre du passé, de faire vivre la littérature, le cinéma ont très peu en commun.
Au niveau des affinités plus secrètes, des échos cachés, il y a le thème cixousien « le fini n’est pas fini » dès lors que le couperet de la fin est défait par l’écriture, un thème qui entre en résonance avec les promesses sommeillant dans le crépuscule, dans le « trop tard ». Il y a l’importance de la mère, de la spectralité, de Shakespeare comme vous le mentionnez (bien que traitée différemment) et surtout j’ai vu un parallèle fondateur entre « le livre-que-je-n’écrirai-pas » dont parle Hélène Cixous et le film-que-je-tournerai-pas, à savoir le scénario Proust chez Visconti.
Shakespeare et Proust ne cessent d’insister dans l’œuvre de Visconti. Est-ce parce que, pour ces trois artistes majeurs, « the time is out of joint » (Hamlet) ?
Les spectres de Shakespeare (Macbeth dans Les Damnés par exemple, sachant qu’avant de tourner La Caduta degli dei, Les Damnés, Visconti avait rédigé avec Suso Cecchi d’Amico un scénario Macbeth 1967 qui servit de trame) et l’ombre omniprésente de Proust s’intègrent dans un jeu plus vaste d’intertextualités en lequel Visconti excelle. Si le cinéma est un art « impur », c’est parce qu’il charrie des œuvres venues de la peinture, de la littérature, de la musique, de l’opéra. L’esthétique de Visconti repose tout entière sur cette mise en écho d’un point de départ littéraire, de chefs d’œuvre des arts plastiques, d’une voûte céleste musicale et de leur transfiguration cinématographique. La plupart des films de Visconti sont tirés de romans. Avant l’image, il y a le mot, la source littéraire. Songeons au Facteur sonne toujours deux fois de James Cain qui inspire Ossessione, à la nouvelle de Camillo Boito, Senso, Carnet secret de la comtesse Livia, pour Senso, Dostoïevski pour Les Nuits Blanches, Lampedusa pour Le Guépard, Camus pour L’Étranger, Thomas Mann pour Mort à Venise, Klaus Mann pour Ludwig. Le Crépuscule des dieux, Gabriele D’Annunzio pour L’Innocent. Visconti greffe à ces sources principales d’autres influences. Par exemple, à côté du Pont de la Ghisolfa de Giovanni Testori pour Rocco et ses frères, il puise dans L’Idiot de Dostoïevski, chez le poète Rocco Scotellaro, il réactualise Électre de Sophocle et d’Euripide, les Canti de Giacomo Leopardi pour Sandra, il revivifie Le Docteur Faustus et Tonio Kröger de Thomas Mann dans Mort à Venise, Macbeth de Shakespeare, Les Buddenbrook de Thomas Mann, Les Possédés de Dostoïevski pour Les Damnés, sans oublier le spectre majeur de Proust, la cathédrale d’À la Recherche du temps perdu qui se diffracte dans bon nombre de ses films. Son cinéma est un art total au sens de Wagner, une architecture où s’allient musique, peinture, écriture, scènes intimes de l’enfance, scènes de l’Histoire.
L’insistance, la prégnance de Shakespeare et de Proust chez Visconti peut se comprendre en fonction du motif commun du « temps hors de ses gonds », d’une Histoire qui se désaxe, bien que ce soit davantage vrai de Shakespeare et de Visconti que de Proust. L’esthétique viscontienne tient de la lanterne magique qui, se nourrissant d’œuvres de la culture, intrique des sources afin de produire un kaléidoscope de l’Histoire, de ses pulsions, de ses folies, de sa ruse de la déraison. Refusant la table rase des avant-gardes, Visconti fait un usage subversif de la citation, presque un détournement (au sens situationniste du terme) des œuvres héritées du passé. Deleuze rapproche Proust et Deleuze sous l’angle du motif du « trop tard » : la révélation, l’événement advient trop tard alors que les dés sont jetés, que la situation se referme sur un déclin irrémédiable. Le « trop tard » qui scande ses films correspond aussi au « trop tard » qui frappe le septième art : pour Visconti, le cinéma vient trop tard, bien longtemps après les six autres arts dont il doit produire une synthèse innovante, désaccordée.
Le « trop tard » de son invention technique ne se voit partiellement rédimé que par son phagocytage des autres arts (d’où l’aspect opératique de ses films, leurs splendeurs musicale, picturale…). Le cinéma est un vampire qui a besoin de se nourrir des arts qui le précèdent, de ses grands aînés, littérature, musique, peinture. Ses adaptations d’oeuvres littéraires sont des re-créations, dans un jeu de miroirs au carré, un jeu de masques traversé par la mise en scène de ses propres pulsions, de ses hantises médiées par une manne de sources qu’il s’approprie. L’on pourrait dresser la grammaire des « objets fétiches » viscontiens, de ses grandes obsessions qu’il insère dans une construction aux strates imbriquées.
Selon vous, qu’est-ce qu’un événement pour le cinéaste italien ayant approché le Risorgimento dans Le Guépard ? N’y a-t-il pas chez lui une indécidabilité entre vainqueurs et vaincus ?
Dans ses reconstructions de grands moments historiques, comme le Risorgimento dans Le Guépard ou Senso, Visconti interroge les conditions de possibilité de représenter l’Histoire, de mettre en scène le passé à partir du présent. Dans ces deux films, il met à mal la représentation légendaire, héroïque de l’épopée garibaldienne et brouille la lisibilité de l’Histoire en la soumettant à des structures qui la détemporalisent, qui la mythifient en l’anhistorisant. C’est le critique Aristarco qui, parlant de Senso, de l’issue indécise de la bataille de Custoza a parlé d’un flottement entre vainqueurs et vaincus, de « vaincus vainqueurs » et vice-versa dès lors que Visconti ne narre pas une bataille sous l’angle de son issue immédiate mais en la lisant selon les devenirs que l’issue a pu prendre. Un principe d’incertitude mine la lecture de l’Histoire, laquelle Histoire se divise entre une évolution apparente au fil de ses hauts faits et une respiration silencieuse, une durée lente à la Braudel. Mesurés à l’aune de la longue durée, d’une temporalité lente, millénaire, les soubresauts historiques ne sont que des épiphénomènes donnant raison à la formule « tout change pour rester le même » (à savoir, la tirade de Tancrède dans Le Guépard : « pour que tout reste comme avant, il faut que tout change »). Je dirais qu’à la fin des fins, même les vainqueurs sont vaincus chez Visconti. La vérité se loge moins dans le tour de passe-passe du « qui perd gagne », de vaincus se découvrant vainqueurs que dans l’absolue défaite des deux camps. La vérité sort de la bouche du lieutenant Mahler qui dit à son amante, la comtesse Livia Serpieri : « Et un monde entier disparaîtra. Celui auquel nous appartenons, toi et moi ».
L’événement en tant que surgissement d’une nouveauté non programmable, imprévisible surgit souvent trop tard alors que la ruine est consommée si bien qu’il n’a plus la force de relancer, de réorienter une situation qui s’est enlisée. Dans Violence et passion, l’arrivée de Konrad dans la vie du Professeur arrive trop tard dans son existence ; ensorcelée par Mahler, Livia se réveille trop tard ; Tadzio, la chance qu’il représente, surgit trop tard dans la vie du compositeur Aschenbach… L’irruption de l’événement n’arrive à briser l’opacification du cristal pour reprendre l’image de Deleuze.
Comme je le développe dans mon essai, Visconti construit ses films sur le battement entre le « jamais plus » et le « pas encore », sur le flottement caractéristique des périodes intervallaires, lesquelles se tiennent à la lisière de ce qui agonise et de ce qui n’est pas encore apparu. Or, notre époque est précisément de l’ordre de l’intervallaire, de l’entre-deux, de l’entre deux mondes comme dit Badiou, à la croisée d’un monde qui s’achève et d’un nouveau paradigme qui n’est pas encore né.
Le cinéma peut-il nous permettre de vivre à la hauteur du « petit pan de mur jaune », ou nous condamne-t-il à redoubler notre exil ?
À l’instar des autres champs de création, le cinéma (un certain cinéma, celui des ovnis, des expressions aventureuses, des lignes de crête) procure des expériences épiphaniques, des intensités qui nous exilent de l’exil sans le lever. Il délivre des blocs de magie qui nous dévissent les affects, mettent en mouvement nos vies, leurs tectoniques, leurs harmoniques.
Propos recueillis par Fabien Ribery
Véronique Bergen, Luchino Visconti, Les Promesses du crépuscule, Les Impressions nouvelles, 2017, 224 pages, 17 euros.
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Visconti et Sforza à Milan se partagèrent la ville.
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