Quand on rencontre Alain Resnais pour évoquer Marienbad, un sourire s'esquisse sur ses lèvres. Et il s'excuse d'entrée : «Je n'ai pas grand-chose à dire. Dans l'Année dernière à Marienbad, c'est "l'année dernière" qui compte, pas "Marienbad". Je n'y ai jamais été, et pas une image du film n'y a été tournée. C'est un leurre. Le film est construit sur l'incertitude, sur des sensations. C'est sans doute cela qui a créé un mythe autour de lui, et l'a renforcé au fil des années. Mais, quarante ans après, je vous le confirme : Marienbad est une pure illusion...»

Dans le film tourné en 1961, écrit par Alain Robbe-Grillet, le mythe est lancé : dans un palace baroque, un homme (Giorgio Albertazzi) essaie de persuader une belle jeune femme brune (Delphine Seyrig) qu'ils se seraient connus et aimés «l'année dernière à Marienbad». La scène, en fait, est plus complexe. L'homme, qui est fasciné par le visage de cette femme, vu des dizaines de fois par fragments, par éclats, finit par lui dire : «La première fois que je vous ai vue, c'était dans les jardins de Frederiksbad...» Elle nie, ne se souvient de rien, n'y est jamais allée. Et monsieur X de répliquer : «Eh bien, c'était ailleurs peut-être, à Karlstadt, à Marienbad, ou à Baden-Salsa ­ ou même ici, dans ce salon.» Scène de drague en Bohême.

«Récit suspendu».

Alain Resnais reprend ses excuses, comme s'il était pris en flagrant délit d'imposture : «Il n'y a pas d'année dernière, et Marienbad ne se trouve plus sur aucune carte. Ce passé, comme ce lieu, n'ont aucune réalité en dehors de l'instant où ils sont évoqués. Sans doute le cinéma est-il le moyen d'expression prédestiné pour ce genre de récit suspendu. La caractéristique essentielle de l'image est sa présence, c'est pour cela que Marienbad a fini par prendre cette réalité-là : je crois que beaucoup de spectateurs, en sortant du film, et plus encore dix, vingt, quarante ans après, sont persuadés qu'il se situe là-bas, que les acteurs y marchent, y posent près des statues, y traversent des parcs. L'Année dernière à Marienbad, en fait, est un film perpétuellement recréé par le spectateur lui-même, par ses puissances d'imagination : c'est comme la tache de Rorchardt.»

Marienbad, effectivement, n'est plus sur la carte : ce fut autrefois le nom allemand d'une station thermale tchèque, Mariànské Làznè, en Bohême occidentale. Et c'est en Bavière que le film a été tourné et que Resnais a trouvé palaces et jardins, avec l'aide de son chef opérateur Sacha Vierny et de son décorateur Jacques Saulnier, «dans un rayon de trente kilomètres, c'était le plus économique...» Il y a l'antiquarium de Munich, les châteaux glacés de Nymphenburg et d'Amalienburg, le parc somptueusement ordonné de Schleissheim, et beaucoup de studio à Paris (près de 50 % du film). Puis tout est recréation formelle : une oeuvre située entièrement dans la tête des deux Alain, Robbe-Grillet qui l'a écrit selon un découpage ultraprécis, au détail près, Alain Resnais qui «prolongea cette expérience par l'enregistrement cinématographique», ainsi qu'il le dit aujourd'hui.

L'un des plus longs travellings du film commence en studio, à Paris, se poursuit dans une pièce du château de Nymphenburg et se termine dans un morceau des jardins de Schleissheim... Et la célèbre statue des jardins de Marienbad est un papier mâché. En fait, le modèle le plus proche de Marienbad selon Resnais, c'est l'hôtel du Louvre, à Paris, près du Palais-Royal, notamment ses longs couloirs baroques. «J'y suis allé pour la première fois en 1932, avec mon père pharmacien qui avait gagné un séjour offert par les aspirines du Rhône. C'est un lieu que j'aime, un labyrinthe. Et, durant le tournage parisien de Marienbad, c'est là que je dormais pour rester dans l'ambiance...»

Sur place, dans la petite cité tchèque, le maire a pourtant remercié Resnais, «très touché qu'un grand cinéaste ait tourné dans sa ville»... Lui aussi y a cru. Il y avait même un ciné-club, intitulé les Amis de Marienbad, qui a invité le réalisateur à venir présenter son film sur place. «Mais le ministère tchèque de la Culture a interdit la présentation et dissous le cinéma, regrette Resnais. Au milieu des années 60, le régime communiste ne plaisantait pas avec la langue tchèque, et n'aimait pas du tout qu'on parle de "Marienbad", un nom allemand...»

«Duettistes».

Ce qui a «construit» Marienbad dans l'imaginaire du public, ce fut aussi la polémique qui entoura immédiatement le film, à sa sortie en septembre 1961. Resnais en convient : «C'est la bataille de Marienbad qui a fait exister Marienbad. C'est comme Waterloo ! Ce lieu réel n'existe pas, ou si peu, par rapport au combat qui l'a fait entrer dans l'histoire et dans les mémoires.» De ce film, dont son réalisateur rêvait «qu'on ne puisse pas déterminer quelle est sa première bobine...», Lion d'or à Venise, les critiques et les spectateurs sortent partagés comme jamais. Le Figaro se déchaîne : «Comment, nous dit-on, vous n'avez pas vu Marienbad ! Et l'on nous regarde comme si l'on n'avait jamais entendu la Neuvième de Beethoven. Ce film est moderne dans la mesure où il est sans conteste le plus ennuyeux qu'on puisse voir. Or l'ennui, le néant sont devenus les valeurs numéro un de la pensée européenne. Il est normal qu'une oeuvre d'un ennui aussi rigoureux ait enthousiasmé une élite qui considère le rien comme un des beaux-arts et qui craint de passer pour niaise en avouant ne pas saisir les beautés du vide.» Et Resnais de s'amuser encore du «numéro de duettistes, à la Laurel et Hardy» qui leur a permis, lui et Robbe-Grillet, d'expliquer à des parterres de journalistes «qu'il n'y avait rien à comprendre, mais tout à ressentir».

Une dernière confidence, et le vieux cinéaste malicieux avoue que Marienbad a bien failli passer à la trappe des lieux mythiques : «Au début, nous nous étions mis d'accord avec Robbe-Grillet pour appeler le film l'Année dernière. On trouvait cela encore plus mystérieux, la suspension absolue du temps, plus d'espace... Marienbad n'est revenu qu'au tout dernier moment dans le titre, avant le tournage. Tout cela a mis une belle pagaille dans la critique et dans la géographie du cinéma.»

Antoine de Baecque