Souviens-toi, Billy, nous nous rencontrâmes l’an passé, à Marienbad. Ou peut-être n’était-ce nulle part.
L’une des plus grandes règles du cinéma, qu’il soit fictionnel ou documentaire d’ailleurs, est la cohérence narrative. Les évènements sont amenés à se dérouler dans un ordre précis et logique ; même si pas forcément chronologique, par l’utilisation subtile de flashbacks et flashforwards. Parmi les premiers films qui osèrent s’essayer à de nouvelles narrations, on pourrait par exemple citer Le Vol du Grand Rapide et son montage alterné en 1903, ou l’Intolérance de Griffith qui raconte quatre histoires en même temps en 1916, mais ce ne sont pas eux qui nous intéressent aujourd’hui. Au début des années 1960, le réalisateur de la Nouvelle Vague Alain Resnais – sans doute plus connu pour Nuit et Brouillard et Hiroshima mon Amour – pose ses caméras dans un château en Allemagne et décide d’envoyer valdinguer tout l’ordre établi avec un film révolutionnaire ; voici ce qui s’est passé L’Année Dernière à Marienbad.
L’ANNÉE DERNIÈRE À MARIENBAD
Réalisateur : Alain Resnais
Acteurs principaux : Delphine Seyrig, Giorgio Albertazzi, Sacha Pitoëff
Date de sortie : 25 juin 1961
Pays : France
Durée : 1h34
JE VOUS AIME, MOI NON PLUS
C’est l’histoire d’un homme (Giorgio Albertazzi) dans un immense palace reconverti en hôtel luxurieux, à Frederiksbad. Ou Marienbad. Ou encore ailleurs. Il y retrouve une femme (Delphine Seyrig), avec qui il soutient avoir eu une affaire l’année précédente, et qu’ils auraient tous deux fixé un rendez-vous pour se retrouver un an après, au même endroit, le même jour. Elle ne se souvient de rien, et affirme que l’homme lui est inconnu. Enfin, il y a là un deuxième homme (Sacha Pitoëff), un troisième personnage, connu dans tout l’hôtel pour son jeu auquel il gagne toujours. Il est le mari de la femme. Ou peut-être pas.
Le film d’Alain Resnais, et le scénario détaillé du romancier Alain Robbe-Grillet dont il est tiré, mettent l’emphase sur l’incompréhension et l’incertitude quant à la réalité des images et situations qui nous sont présentées. Difficile en effet d’y voir clair dans ce vaste édifice de rumeurs et de souvenirs unilatéraux dont on ne semble jamais vraiment pouvoir s’extirper, où les scènes se suivent, ne se suivent plus, se répètent ou tournent court dans une valse hypnotique bercée par le son d’un orgue liturgique éthéré. Oui vraiment, L’Année Dernière à Marienbad est un casse-tête irrésolu depuis 70 ans, dont la clé du mystère se dissimule derrière la façade ouvragée d’un monumental exercice de style. Et quel style !
Dès les premières minutes, Alain Resnais et son brillant directeur de la photographie Sacha Vierny épatent par de somptueuses images des salons baroques du château. La finesse des ornements, la splendeur des lustres démesurés, le faste des plafonds peints offrent à l’œuvre une élégance visuelle inimitable, davantage complimentée par les robes soignées et distinguées dont s’habille le personnage de Delphine Seyrig.
L’actrice promène avec une grâce sans pareille sa silhouette spectrale, fantomatique, fanto-mutique, à travers les couloirs interminables de l’hôtel, qui semblent s’étirer à l’infini pour mieux prolonger les apparitions inoubliables de la femme sans nom. Autour d’elle, Albertazzi et Pitoëff apportent tous deux une prestance remarquable emphatisée par leur savoureuse diction si caractéristique des films du siècle passé. Les trois têtes d’affiches dominent un microcosme aristocratique presque irréel, qui semble se fondre dans le décor non moins prestigieux que ceux qui le hantent, pour mieux les mettre en lumière – dans tous les sens du terme.
L’ARCHITECTURE DE LA DÉCONSTRUCTION
L’un des meilleurs qualificatifs que l’on pourrait attribuer à L’Année Dernière à Marienbad, je crois, c’est « architectural ». En effet, Resnais s’applique méticuleusement à assembler son ouvrage comme un architecte qui concevrait puis édifierait une cathédrale cinématographique. Assez ironiquement d’ailleurs, le réalisateur met en marche une mécanique infiniment précise dans le but avéré et revendiqué d’une déconstruction totale. Toutes les règles du 7ème Art sont soigneusement bafouées, si bien qu’il en devient légitime de se demander si finalement, on ne contemple pas ici un objet d’art extravagant qui serait tout sauf du cinéma.
Il y a en premier lieu le délitement de la cohérence narrative, que j’abordais déjà en introduction. Toute l’histoire est racontée tantôt en voix-off tantôt directement par l’homme, qui tente de faire resurgir les souvenirs de leur passion à la femme. Mais ont-ils jamais existé ? Impossible de distinguer le vrai du faux dans cette prétendue histoire d’amour unilatérale où l’intériorité de la principale concernée ne nous est jamais révélée. L’éclatement du récit par un montage magistral entre des détails en apparence anodins et des morceaux tronqués d’un passé relaté incertain ne nous permet jamais de savoir ce qui s’est réellement passé l’année dernière à Frederiksbad. Car oui, c’est bien là que l’homme prétend que l’affaire eut lieu ; et c’est seulement plus tard qu’il envisagera la possibilité que ce fut en fait peut-être à Marienbad comme le titre du film le suggère. Ou peut-être était-ce encore ailleurs.
Dans la continuité de la déconstruction narrative, Resnais anéantit également à la fois l’unité de temps et l’unité de lieu. Ironique, pour un film dont le titre est marqué d’une date et d’un endroit. Le plan de l’hôtel et de ses jardins serait impossible à tracer ; les salons et couloirs se suivent mais les portes ne mènent jamais deux fois au même endroit, les personnages sortent d’une salle et reviennent par l’autre côté d’une autre, les statues surplombent tantôt un parc tantôt un lac – bref, un véritable labyrinthe que n’aurait pas renié Escher et ses escaliers impossibles, qui inspirera d’ailleurs plus tard l’inextricable Overlook du Shining de Kubrick. Il suffit d’une coupe au montage pour que des cartes deviennent des allumettes, pour que les personnages changent de décor et de tenue, pour qu’une chambre se métamorphose, sans pour autant que la scène, elle, ne s’arrête. Et par dessus tout, la chronologie est annihilée, si bien qu’il est ardu de déterminer si les scènes adviennent dans le présent, dans le passé, dans le futur ou même si elles se sont jamais produites.
Face à cette ingénierie du chaos, il est naturel de se trouver décontenancé, déconcerté, déstabilisé ; le spectateur aura tôt fait de s’égarer sans espoir de retour possible dans ce dédale faisant perdre la tête. À ce titre, il est tout à fait légitime aussi de trouver L’Année Dernière à Marienbad prétentieux, imbu de lui-même, lent, long, voire carrément insipide. En bref, c’est de la branlette intellectuelle. C’est pourquoi je peux tout à fait comprendre qu’on ait du mal à rentrer dans le film et qu’il ne soit pas pour tout le monde, et je ne t’en voudrais certainement pas si tu n’y es pas sensible Billy – moi-même ai failli ne pas résister à l’orgue omineux et et ses échos qui ne cessent jamais leur complainte languissante. Malgré tout, sans que je puisse trop m’expliquer pourquoi, il y a quelque chose dans ce film qui m’a happé, qui m’a hypnotisé, quelque chose de plus profond et de plus essentiel au delà de cette façade architecturale.
« Ne demeurent à Marienbad que des fragments de cœurs brisés, d’émotions en cours d’épuisement… »
La formule n’est pas de moi, mais d’un ami qui se reconnaîtra, et qui a trouvé là je crois une phrase plus belle que toutes celles que j’aurais pu écrire à propos du film. Par sa déconstruction délibérée de la totalité des repères auxquels le spectateur pourrait se rattacher, Resnais nous force à sombrer dans l’abîme hors du temps et de l’espace et à plonger au cœur de son chef-d’œuvre pour en déceler l’émotion profonde.
« Doit-on tout comprendre au cinéma ? » se questionnait à juste titre mon confrère d’À la Rencontre du Septième Art en 2018. Et bien non, je ne le crois pas. Il y a dans L’Année Dernière à Marienbad une essence qui va au-delà du sens ; ce sont des sentiments qui nous parviennent, une atmosphère latente qui nous enveloppe, des images extraordinaires qui nous restent en mémoire. C’est un tout, c’est un rien, c’est un quelque chose indescriptible qui continuera, sans doute, de me hanter encore longtemps.
La partie à suivre contient des spoilers sur une possible interprétation générale de l’œuvre. À ne lire qu’après visionnage si tu cherches à trouver un sens à tout cela.
UNE SECONDE D’ÉTERNITÉ
Nombreux sont ceux qui ont tenté depuis 1961 de démêler l’entrelacs tortueux de L’Année Dernière à Marienbad pour en tirer une semblance de cohérence reconstituée. L’entreprise est assurément futile, de par la duplicité et l’ambiguïté intrinsèques à l’œuvre, qui font qu’il se trouvera toujours une scène ou un élément qui mettra en déroute une analyse valable sur tout le reste du film. Resnais et Robbe-Grillet eux-mêmes n’eurent de cesse de répéter que Marienbad est une expérience de pensée, un triomphe de l’imaginaire sur la raison. D’ailleurs, l’auteur l’explicite parfaitement dans son introduction à la novélisation du film.
« Deux attitudes sont alors possibles : ou bien le spectateur cherchera à reconstituer quelque schéma « cartésien », le plus linéaire qu’il pourra, le plus rationnel, et ce spectateur jugera sans doute le film difficile, si ce n’est incompréhensible ; ou bien au contraire il se laissera porter par les extraordinaires images qu’il aura devant lui, […] à ce spectateur-là le film semblera le plus facile qu’il ait jamais vu : un film qui ne s’adresse qu’à sa sensibilité, qu’à sa faculté de regarder, d’écouter, de sentir et de se laisser émouvoir. »
Je ne peux qu’acquiescer avec ces paroles. Il serait vain de chercher un sens à cette œuvre kaléidoscopique, puisqu’il en existe autant de sens que de spectateurs et d’émotions qu’ils auront ressenties en la voyant. Toutefois, faisant sans doute preuve d’un rationalisme navrant nourri par mes études d’ingénierie, j’y ai moi-même décelé une interprétation qui me sied et ne vaut certainement pas plus ni moins qu’une autre, mais que je tiens tout de même à exprimer.
Je vois dans le personnage de l’homme une incarnation allégorique de la Mort, qui vient, qui revient, à la rencontre de la femme. Que s’est-il passé l’année dernière à Marienbad ? Elle y est morte, je crois. Son destin fut scellé, peut-être, par un suicide, envisagé depuis longtemps, figuré par les nombreux rendez-vous qu’elle fixe avec l’homme, comme des rendez-vous avec la mort, où elle se présente ou ne se présente pas, comme autant de pensées fatales ou de tentatives inachevées. Elle veut mourir pour se libérer de l’emprise du second homme, Sacha Pitoëff, qui est un mari, un amant, un gardien ou que sais-je encore, mais assurément une figure qui impose son autorité placide sur elle. Ou peut-être alors le destin de cette femme fut scellée par celui-là même qu’elle souhaitait fuir, qui l’aurait abattue dans une chambre de l’hôtel, amenant à elle prématurément la mort qu’elle recherchait sans trop y croire.
L’élément primordial de mon interprétation est en tous cas le fait qu’elle soit décédée. Les deux versions possibles de sa fin tragique sont caractérisées par deux récits de l’une des dernières rencontres de l’homme et de la femme, vers la fin du film : ou elle l’accueille à bras ouverts sourire aux lèvres dans ce multiple plan extraordinaire en peignoir de plumes blanches – le suicide, elle accepte la mort – ou elle est violée par lui – l’assassinat, elle rejette cette mort.
L’Année Dernière à Marienbad prend alors des airs de prélude à l’éternité accentué par le requiem d’un orgue de funérailles. Le film tout entier est le moment de la mort de la femme, cette fameuse seconde où l’on voit notre vie défiler devant nos yeux. Par là même, le délitement de l’espace, du temps et de la pensée s’en retrouve justifié par le passage de vie à trépas, par cet instant d’infinité où les règles de l’univers ne font plus loi. Dans ce maelström élégiaque où ne subsiste qu’un esprit endeuillé de lui-même, nous assistons aux derniers moments de l’intériorité d’une femme, une seconde qui dure une année toute entière, où elle ne peut s’admettre que la Mort, sous la forme de cet homme, est venue la chercher.
Elle repousse ses avances, elle enfouit ses souvenirs, puis finit par céder. Alors dans une scène finale où la nuit est tombée, l’homme et la femme se retrouvent et quittent silencieusement Frederiksbad, Marienbad, ou l’antichambre des limbes ; comme Charon emmènerait une âme enfin apaisée vers l’autre rive de l’existence.
LE MOT DE LA FIN
J’ai rêvé d’un jour et d’un lieu, un homme et une femme, L’Année Dernière à Marienbad. Il n’y avait là pas de temps, pas d’espace, les narrations, les vérités et les réalités se mêlaient indistinctement dans un flou on ne peut plus artistique. Pourtant, j’en garde un sentiment inénarrable, comme une hypnose indélébile dont on ne se réveille jamais vraiment. Alors peut-être, ce n’était pas un rêve.
Note : 8 / 10
« L’HOMME – Ce n’est pas vrai. »
— Arthur
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