LES ACTRICES ET ACTEURS

HUMPHREY BOGART: 

INSOLENT ET ROMANTIQUE

Humphrey Bogart naquit à New York le 23 janvier 1899. Son père, 

le docteur Belmont De Forest Bogart, était un des chirurgiens les plus

 renommés de la ville. Sa mère, Maud Humphrey, travaillait comme 

illustratrice pour des magazines. Après avoir fait ses études à la Trinity

 School, Bogart s’inscrit à la Philipps Academy d’Andover (Massachusetts) 

et prépare Yale. Expulsé pour mauvaise conduite, il s’engage en 1918 dans

 la marine, où il sert durant quelques mois. De retour à la vie civile, il entre

 au service du producteur de théâtre William A. Brady qui l’encourage à tenter

 une carrière d’acteur. Ses premières apparitions sont peu probantes, mais Bogart

 persiste et apprend progressivement à maîtriser son jeu. De 1923 à 1929, distribué

 le plus souvent dans des rôles de jeune premier chic et nonchalant, il travaille notamment 

sous la direction de John Cromwell (qui, en 1947, le dirigera  dans Dead Reckoning – En marge de l’enquête), David Belasco et Guthrie McClintic.

En 1929, remarqué par un talent-scout dans It’s a Wise Child, il est pris sous contrat par la Fox pour une durée de un an. Il n’est à cette époque qu’un jeune premier de théâtre peu coté, dont le cachet hebdomadaire ne s’élèvera qu’à 400 dollars ; le studio, ne sachant dans quel registre le situer, le met à l’épreuve dans les genres les plus divers. Le bilan, hétéroclite, s’avère peu concluant, et Bogart regagne Broadway, déçu et convaincu d’en avoir fini avec le cinéma.

En décembre 1931, il accepte cependant un contrat à court terme avec la Columbia et abandonne la scène pour apparaître en vedette dans Love Affair, une comédie de Thornton Freeland. Il passe ensuite à la Warner, où il tourne, sous la direction de Mervyn LeRoy, Big City Blues et Three on a Match, son premier rôle de gangster.

LE « BAD GUY » DE LA WARNER

Sa carrière, jusqu’alors hésitante, aborde un tournant décisif en 1935 grâce à la pièce de Robert E. Sherwood The Petrified Forest, où il tient, durant plus de sept mois, le rôle du gangster Duke Mantee aux côtés de Leslie Howard. Sollicité pour reprendre son rôle à l’écran, Howard insiste pour que son partenaire soit également engagé. Et c’est ainsi qu’à trente-sept ans, Bogart, renonçant définitivement à la scène, entame sa carrière à la Warner, où il tournera la quasi-totalité de ses films jusqu’en 1948.

La firme, qui l’a classé d’emblée parmi les « bad guys », lui fait tourner en moyenne un film tous les deux mois. Durant quatre ans, le débutant aligne une impressionnante série de rôles de gangsters, à l’ombre de comédiens déjà confirmés comme Edward G. Robinson, James Cagney et George Raft.

Bogart incarne avant tout des perdants sans envergure que la fermeté de ses antagonistes suffit à dérouter : le poète idéaliste de Petrified Forest (La Forêt pétrifiée, 1936) triomphe ainsi singulièrement de Duke en le forçant à l’abattre; dans la zone délabrée de Dead End (Rue sans issue, 1937), l’architecte visionnaire Joel McCrea s’oppose avec succès au gangster Baby « Face » Martin qu’il fait appréhender. Lorsqu’il aborde d’autres’ genres, comme le western The Oklahoma Kid (Terreur à l’Ouest, 1939), c’est seulement pour y transposer le personnage familier que le public attend de lui. De brèves incursions dans le mélodrame : Dark Victory (Victoire sur la nuit, 1939), où il est le partenaire de Bette Davis, la comédie : Stand-In (Monsieur Dodd part pour Hollywood, 1937) de Tay Garnett et le film d’horreur : The Retum of Doctor X (Le Retour du Docteur X, 1939) resteront sans conséquence. Il lui faudra attendre They Drive By Night (Une femme dangereuse, 1940) de Raoul Walsh pour sortir du moule imposé.

CHANGEMENT DE CAP

En 1941, Bogart, qui n’avait jusqu’alors tenu la vedette que dans une poignée de films B, se trouve soudain amené à remplacer George Raft dans High Sierra (La Grande Évasion de Walsh. Le générique attribue la première place à Ida Lupino (qui fait là une de ses plus belles créations), mais Bogart, dans le rôle de Roy Earle, gangster vieilli et désillusionné, est la révélation du film .

Le tournant des années 1940 marque donc, parmi maints bouleversements, un changement de cap radical dans la carrière de Bogart, qui va désormais rejoindre son époque. Le gangster a fait son temps et épuisé une grande partie de son charme et de son pouvoir de provocation. On n’est plus à l’époque du défi à l’autorité, et pas encore à celle de l’engagement collectif. Ni gangster ni policier (mais un peu des deux), le détective privé va logiquement s’imposer comme une des figures héroïques dominantes des années 1940.

En 1941, ce chantre du scepticisme viril prend les traits de Sam Spade. Le personnage, créé en 1929 par le romancier Dashiell Hammett, avait déjà vécu deux aventures cinématographiques ; il lui manquait un interprète : ce sera Bogart. La troisième version du Faucon maltais (The Maltese Falcon, 1941), plus fidèle que les autres au texte d’Hammett, remarquablement servie par la mise en scène économique et rigoureuse de John Huston, sera la bonne. Entouré d’une brillante distribution, Bogart, métamorphosé, dur et caustique, illustre à merveille l’éthique du « private eye ». Intransigeant, totalement indépendant, indifférent aux représentants de la loi et totalement désintéressé, Spade revêt grâce à lui une totale vérité.

Le personnage bogartien arbore ici, d’un coup, sa physionomie réelle. Il est, et restera, dans les circonstances les plus diverses, l’homme qui masque ses exigences derrière une totale absence de foi et d’illusions, qui refuse les grands principes et se défie de toutes les causes abstraites. Sa démarche est solitaire, Il ne sollicite pas les autres, qui toujours se pressent autour de lui : Casablanca (1942) et To Have and Have Not (Le Port de l’angoisse, 1944) le projettent de même au centre d’univers cosmopolites et divisés. Walsh avait donné au Bogart de High Sierra une humanité, Huston, dans The Maltese Falcon, une morale et les moyens de se protéger ; Curtiz, dans Casablanca, lui ajoute une dimension romantique et une raison de vivre.

En 1945, Bogart, qui avait été marié successivement aux comédiennes Helen Menken, Mary Phillips et Mayo Methot, épouse Lauren Bacall, alors âgée de vingt et un ans. Depuis 1943 et le triomphal succès de Casablanca, il est devenu l’une des dix plus grandes stars de Hollywood. La fin de la guerre le ramène au film noir. En 1945, il joue à deux reprises un personnage d’assassin : face à Alexis Smith dans Conflict (La Mort n’était pas au rendez-vous de Curtis Bernhardt, et à Barbara Stanwyck dans The Two Mrs. Carrolls (La Seconde Madame Carroll) de Peter Godfrey. Ces deux compositions n’auront qu’un impact limité au regard de The Big sleep (Le Grand sommeil, 1946), où Bogart, retrouvant pour la deuxième fois Bacall sous la direction de Howard Hawks, incarne, cinq ans après The Maltese Falcon, un autre détective mythique, le plus grand peut-être de la littérature policière : Philip Marlowe. Imaginé par Raymond Chandler à la fin des années 1930, Marlowe représente une version du « privé » plus romantique que celle imaginée par Hammett.

Aucun autre interprète n’avait capté et ne captera aussi exactement que Bogart l’essence aristocratique du personnage, ce mélange constant de fermeté et de dérision, ce plaisir équivoque à s’aventurer dans la jungle des villes. A mesure que Bogart devient mythique, les changements d’identité lui sont plus aisés ; ainsi dans Dark Passage (Les Passagers de la nuit, 1947), il sera, face à Bacall, un innocent traqué, étrangement passif. Il croise aussi de plus en plus fréquemment des répliques de lui-même, des ombres de son passé, tel le Rusty Reagan de The Big sleepdouble du Rick de Casablanca, Le jeu peut aller jusqu’à l’échange : dans Key Largo, parabole à peine voilée sur la guerre froide, Bogart assume, face à Lauren Bacall un rôle analogue à celui de Leslie Howard dans The Petrified Forest, tandis qu’Edward G. Robinson incarne un gangster calqué sur Duke Mantee. Même jeu de références dans The Treasure of the Sierra Madre (Le Trésor de la Sierra Madre, 1948), où John Huston fait tourner à Bogart un des rôles les plus inhabituels de sa carrière : un aventurier au bout du rouleau, qui se lance à la recherche d’un filon d’or et mourra dans des conditions sordides, victime de sa soif de richesses.

En 1951, il sera dans The Enforcer (La Femme à abattre), un District Attorney en lutte contre une entreprise du crime. Tourné à la manière d’une enquête, dans le style semi-documentaire cher à la Warner, c’est un classique du film noir particulièrement remarquable pour la complexité de son montage et la force de ses scènes de violence. (Vingt ans plus tard, on apprendra que le réalisateur de ce film, signé Bretaigne Windust, était Raoul Walsh.)

La même année, Bogart retrouve John Huston pour African Queen. Mi-comédie de caractères, mi-film d’aventures, d’une totale et nonchalante invraisemblance, le film est bâti tout entier sur l’affrontement de deux personnalités. Bogart, alcoolique grincheux transformé en héros par Katharine Hepburn, bigote transie en proie à ses premiers émois amoureux, y fait une des compositions les plus colorées de sa carrière qui lui vaudra un Oscar.

L’ŒIL DU TÉMOIN

Avec Deadline-U.S.A. (Bas les masques, 1952), vibrant plaidoyer en faveur de la liberté de la presse, Bogart retrouve, sous la direction de Richard Brooks l’inspiration démocratique de Key Largo. Un an plus tard, Brooks en fait, avec Battle Circus (Le Cirque infernal), un médecin militaire sceptique et rugueux, porté sur l’alcool et les femmes. Dans The Caine Mutiny (Ouragan sur le Caine, 1954), une ambitieuse production de Stanley Kramer dirigée par Edward Dmytryk, Bogart revêt les traits du capitaine Queeg, officier névrosé et dictatorial destitué par ses subordonnés. Réflexion ambiguë sur le pouvoir et la responsabilité, qui donne à l’acteur l’occasion de faire une composition marquante et inhabituelle.

En 1954 également, Sabrina, de Billy Wilder, en fait l’héritier sarcastique d’une grande famille, amoureux de la fille de son chauffeur (Audrey Hepburn). Tourné la même année, The Barefoot Contessa (La Comtesse aux pieds nus) de Joseph L. Mankiewicz, une des plus fascinantes évocations de l’univers hollywoodien, montre un Bogart définitivement en retrait, transformé en témoin. L’échec commercial du film, perçu à l’époque comme trop sophistiqué et trop littéraire, ramène Bogart vers des emplois plus conventionnels et des films de moindre envergure.

En 1956, The Harder They Fall (Plus dure sera la chute) de Mark Robson lui vaut d’endosser une nouvelle fois le rôle de journaliste et de dénoncer le racket de la boxe. Film-testament qui conclut sa carrière sur une note appropriée, sinon sur un coup d’éclat.

« Bogie » est mort d’un cancer le 14 janvier 1957. Sa réputation n’a cessé de croître au cours des années 1960 pour atteindre aux dimensions d’un culte. Il possédait une forme d’élégance, de courage et d’insolence, une autorité narquoise, et savait s’effacer lorsqu’il le fallait. Agressif, concret, économique, son jeu est d’un modernisme étonnant. Bogart reste aujourd’hui lié à ce que le cinéma américain nous a offert de meilleur.


LA CHASSE AUX SORCIÈRES À HOLLYWOOD
En 1947, la capitale du cinéma se transforme en arène politique. Alimentant la psychose anticommuniste, la Commission sénatoriale d’enquête sur les activités antiaméricaines – House Un-American Activities Committee (HUAC) – dénonce les opinions « subversives » de nombreuses personnalités hollywoodiennes. C’est le début d’une nouvelle ère d’inquisition. Rancunes et suspicions seront longues à s’éteindre et le monde du cinéma restera profondément traumatisé par cette crise sans précédent.