miercuri, 27 ianuarie 2021

L'Année dernière à Marienbad d'Alain Resnais (3)


L'Année dernière à Marienbad d'Alain Resnais


En hommage à Alain Resnais, décédé ce 1er mars 2014, célébrons ce film qui, en 1961, éblouit (ou déconcerta) spectateurs et critiques et qui garde, aujourd'hui encore, la même puissance d'envoûtement, l'une des plus captivantes jamais nées au cinéma. Droits d'auteur (c) Henri PHILIBERT-CAILLAT


1. ANALYSE


« Quand je tourne un film, j’ai l’impression d’être un archéologue qui trouve une statue recouverte de terre dans le désert. Avec beaucoup de soin, il tente d’écarter la terre, mais il ne sait pas à l’avance ce qui est à l’intérieur. L’important, c’est de savoir à quel moment il faut cesser de donner les petits coups de ciseau qui dégagent l’oeuvre d’art, pour ne pas briser un bras, un pied, un nez ou toute la statue. » (Alain Resnais)

Le film commence…

Suivons la caméra qui avance dans les couloirs de l’hôtel en donnant à voir les détails de la décoration (tapis, arabesques des stucs, statuettes, etc.) et écoutons ces voix insistantes qui se mêlent. La litanie empressée de Giorgio Albertazzi (« Toujours des murs, toujours des couloirs, toujours des portes, et de l’autre côté encore d’autres murs. Avant d’arriver jusqu’à vous, avant de vous rejoindre, vous ne savez pas tout ce qu’il a fallu traverser. Et maintenant vous êtes là où je vous ai menée, et vous vous dérobez encore. Mais vous êtes là dans ce jardin, à portée de ma main, à portée de ma voix, à portée de regard, à portée de ma main. ») qui se heurte à la supplique lasse et répétée de Delphine Seyrig : « Laissez moi, je vous en supplie. »

Le film de Resnais, somptueux de beauté dans ses noirs et blancs, dans ses décors à la fois hiératiques et abstraits (1), fait se rencontrer ou se croiser des personnages non moins solennels et lointains. Mais la magie des mots dits et répétés, leurs sonorités qui s’égrènent dans les couloirs et les salles immenses, la voix grave et rugueuse de Sacha Pitoëff, la diction douce et veloutée de Delphine Seyrig, l’accent italien suave de Giorgio Albertazzi, composent une triple incantation – amplifiée par un accompagnement musical de grandes orgues majestueuses - que le récit, malgré tout linéaire, oriente vers une direction que chacun peut emprunter à sa façon. Ce film pictural et musical sur le temps - qui passe, qui n’est plus mais qui ressuscite, pour mieux disparaître, qui est peut-être immobile - garde la même puissance d’envoûtement, l’une des plus captivantes jamais nées du cinéma.

On peut relier cette magnificence formelle – pour conserver l’atmosphère d’ironie sous-jacente (Cf. le dérisoire jeu des allumettes, des cartes et des dominos présenté comme un jeu de stratégie) propre au film - à une résurgence moderne de l’ancien mythe grec.

Le roi Minos ne convoqua-t-il pas Dédale, comme Resnais, le réalisateur du film, s’adjoignit Robbe-Grillet, son scénariste, et ne construisirent-ils pas ce film savant en forme de labyrinthe afin de mieux y emprisonner les spectateurs, modernes Thésée, et leur laisser le soin de dérouler le fil d’Ariane pour mieux circuler à l’intérieur du palais-château de Marienbad et de ses jardins, y entrer sans savoir comment en sortir ? Ainsi sommes-nous, comme les protagonistes de ce film-source, - ou comme dans un roman de Proust - plus sensibles encore au souvenir du sentiment amoureux, à la trace qu’il laisse dans le présent ou l’imaginaire et à son importance pour l’avenir.

Ou encore, pour ce qui est du contenu même : Thésée (l'Inconnu) doit convaincre Ariane (la jeune Femme brune) de se libérer du Minotaure (l'Homme au visage maigre) en l’amenant à ressusciter - ou à faire naître – ce sentiment amoureux qui devient alors le « fil » conducteur qui conduira hors du « dédale » du château, symbole du labyrinthe temporel qui brouille nos souvenirs et nous angoisse.

« Film-labyrinthe », comme il a été maintes fois présenté, voire film-laboratoire, L’Année dernière à Marienbad s’ingénie à cultiver l’ambiguïté et les paradoxes pour conduire le spectateur de surprise en surprise.

Le film se construit à partir de brèves séquences ou de plans parfois réduits à une simple image entraperçue fugitivement, sur un fond de paroles fait de bribes de conversations, ou de non moins succincts échanges de mots. Une partition musicale jouée à l’orgue interrompt, recouvre ou sépare ces mots ou ces phrases, fragmentant ainsi la continuité du film en morceaux épars que la voix off – celle de X l’Inconnu - tente vainement de rassembler. Ainsi Resnais fait-il naître, dans le film, étrangeté et mystère. (2)

Par ailleurs, ce qui se voit à l’écran impose une réalité multiple que l’on peut percevoir, en une confusion habilement entretenue, soit comme la vision d’un souvenir, soit comme l’image du présent, soit, enfin, comme une représentation imaginaire. Il arrive que les paroles précèdent l’image et semblent la faire naître ; à l’inverse, certaines images forment des séquences que des paroles échangées ensuite confirment a posteriori ; enfin, les mêmes paroles sont prononcées dans des situations et des cadres différents. Faut-il y voir une mise en abyme qui installe précisément le spectacle théâtral « Rosmer », présenté par une affiche, à l’intérieur même du film : « Mercredi 3 relâche pour répétition/Dimanche nouvelle présentation/ROSMER-SHOLM/Niola Blander » ?

Et, d’abord, le titre si clair dans l’intitulé de son propos : le temps (l’Année dernière) et l’espace (à Marienbad) ainsi mentionnés évoquent allusivement le début de tout récit (Il était une fois...) : « Il était une fois l’année dernière à Marienbad… » ? Mais ce n’est là que référence ironique puisque, d’histoire, il n’y aura pas – sinon sous forme de fragments épars, récurrents et énigmatiques à rassembler en une volonté de cohérence que décourage – ou stimule - le réalisateur lui-même (« Chaque spectateur est invité à apporter sa contribution personnelle dans la mise en place d’éléments de scénario que les auteurs ont volontairement privés de tout sens imposé. »).

Ce conte relève bien d’un nouveau genre…

Pourtant, concernant les personnages, le film présente le triangle classique de la femme partagée entre le (supposé) mari et l’amant. Mais ce n’est qu’apparence : les trois personnages sont anonymes et le recours à la périphrase s’impose pour les évoquer : par exemple, ce pourraient être « la jeune Femme brune », « l’Homme au visage maigre » ou « l’Inconnu à l’accent italien ». Mais, si l’on interroge le scénario, on s’aperçoit que son libellé même réduit leurs noms à de simples lettres : A, l’HéroïneM, le Mari et X, l’Inconnu. L’humour succède ainsi à l’ironie puisque X désigne l’Inconnu ! On peut aussi noter que M (de Mari ?) se trouve, dans l’alphabet, à peu près équidistant de A, l’Héroïne et de X, l’Inconnu ! Algèbre et lettres, science et littérature, comme un clin d’œil à la formation de Robbe-Grillet ?

Absence d’un récit classique et anonymat des personnages laisseraient donc à penser que les références au « temps » et à « l’espace » consignées dans le titre sont les éléments essentiels du film.

L’unité de lieu paraît si évidente… Et pourtant, la voici déjà dédoublée en un château et son jardin, qui se déclinent eux-mêmes en de multiples espaces éclatés, clos sur eux-mêmes comme autant de décors chargés d’un sens particulier : le salon de jeu, la statue sur la terrasse, la salle de théâtre, les allées du jardin, la chambre, etc. sont liés à un événement précis et leur apparition récurrente à l’écran sert à morceler chaque fois un peu plus ce qui devient l’unique lieu des apparences… N’est-il pas d’ailleurs précisé à la jeune Femme brune par l’Inconnu à l’accent italien : « Souvenez-vous, c’était dans le jardin de Fredericksbad (…) ? » Et devant l’air éperdu qu’elle affiche et ses dénégations (« Je vous répète que c’est impossible. Je n’ai jamais été à Fredericksbad. »), il ajoute : « Eh bien ! C’était ailleurs peut-être. A Karlstadt. A Marienbad. Ou même ici dans ce salon. »

Quant aux repères temporels, ils tiennent de l’énigme. Choisissons un bref échange au cœur de ces paroles - dont le flux ne s’interrompt que recouvert par d’autres paroles de personnages inconnus ou par les sons de l’orgue imposant le silence - qui se répètent, se croisent ou se contredisent, comme si la mémoire n’était pas en mesure d’établir la réalité des choses : « C’était l’année dernière. Ai-je donc tellement changé ? (…) Un an déjà, ou peut-être plus. »

Le changement d’époque, dans le film, pourrait-il alors se lire dans les tenues vestimentaires des protagonistes : longue robe blanche, robe noire ou robe de ville pour l’une selon les plans ou les séquences ; simple costume ou strict smoking pour l’autre ? Mais ne peut-on penser qu’elles varient et interfèrent en fonction de l’occupation du jour (soirée mondaine ou moments plus intimes) ou qu’elles sont les signes d’époques différentes, jetant ainsi le doute sur toute interprétation à venir ?

Faut-il, enfin, rappeler la récurrence de ces « peut-être » - à tout moment, en tout lieu - qui émaillent la plupart des phrases que l’Inconnu prononce et qui jette un doute sur la réalité de son discours…

Ce thème de la jeune Femme brune qui refuse celui qui la poursuit de ses assiduités malgré la présence d’un supposé mari ne laisse pas d’évoquer La Princesse de Clèves de Madame de La Fayette. Comme elle, la jeune Femme brune aspire au repos des passions (« Vous êtes ici pour vous reposer. », lui rappelle l’Homme au visage maigre/« C’était un lieu de repos. », précise l’Inconnu) ; de même que le duc de Nemours courtise la Princesse malgré elle, la jeune Femme brune est courtisée par l’inconnu en dépit de ses refus réitérés à celui qui se fait toujours plus pressant : « Laissez-moi/Non. Je n’ai pas envie, c’est trop loin./Je vous répète que c’est impossible, je n’ai jamais été à Fredericksbad./Non. Pourquoi vous attendrai-je ?/Je ne comprends rien à ce que vous dites./Que me voulez-vous donc ? Vous savez bien que c’est impossible./Laissez-moi. Je vous en supplie./Non, je ne vous attendais pas. Je n’attends personne./Non ! Non ! Non ! Non ! Je ne connais pas la suite. Je ne vous connais pas./Je ne sais pas de quoi vous parlez. Je n’ai jamais été avec vous dans aucune chambre./Vous délirez. Je suis fatiguée. Laissez-moi. »

Le film propose donc trois personnages principaux apparemment associés dans un récit convenu (le classique triangle du mari, de la femme et de l’amant) dont les relations sont esquissées - plutôt que présentées – à partir de trois variantes de fin. La femme serait-elle tuée par le mari jaloux (variante 1 montrée à l’image et évoquée à la 71ème mn, mais aussitôt démentie par l’Inconnu : « Non ! Ce n’est pas cette fin qui m’intéresse. ») ? L’Inconnu serait-il victime d’un accident – bris de la balustrade - en tentant de se dissimuler aux yeux du mari (variante 2 filmée à la 82ème mn) ? L’Inconnu et la jeune Femme brune quitteraient-ils le château ensemble (variante 3 suggérée à la 89ème mn) ?

Mais il est aussi question d’un certain Franck envoyé par le père de la jeune Femme brune et dont la mission aurait été de la surveiller – ou le prétendant -, qui aurait pris une (ou plusieurs ?) photo d’elle et aurait pénétré dans sa chambre (15ème mn). L'Inconnu serait-il ce Franck ?

Pour ce qui est de leurs occupations, les personnages du film assistent à une représentation théâtrale, se préparent pour un concert, dansent lors d’un bal, conversent dans des salons ou des couloirs. Ils s’essaient aussi à un jeu, réservé aux hommes, semble-t-il, qui utilise tour à tour allumettes, cartes ou dominos, et consiste à retrancher un ou plusieurs éléments d’un ensemble.

Précisément, ces séquences récurrentes sur le Jeu de société dont il est dit et répété qu’il est fondé sur une stratégie plutôt que sur le hasard ne renverraient-elles pas au thème de l’Amour ? Ne seraient-elles pas un questionnement sur le sentiment amoureux lui aussi né du hasard (de la rencontre) et d’une stratégie (de séduction) ? Cet affrontement entre l’Inconnu et le Mari supposé n’aurait-il pas pour objet une forme de connaissance et de pouvoir sur la jeune Femme brune ?

  • Le supposé Mari : « Je connais un jeu où je gagne toujours. »
  • L’Inconnu : «  Si vous ne pouvez pas perdre, ce n’est pas un jeu ! »
  • Le supposé Mari : « Je peux perdre, mais je gagne toujours. »
  • L’Inconnu : « Essayons ! »

L’assurance – voire la prétention – de M/l’Homme au visage maigre dans son talent pour le Jeu de société trouve sa justification dans chacune des rencontres qu’il remporte contre l’Inconnu, mais elle est démentie par l’échec de sa relation avec la jeune Femme brune qui se détournerait du vainqueur, séduite par le vaincu. « Heureux au jeu, malheureux en amour. », avertit le proverbe…

Le montage, également, s’ingénie à multiplier les pistes et les chausse-trappes. Par exemple, la jeune Femme brune, à qui l’Homme au visage maigre rappelle qu’elle est là pour se reposer, est-elle maîtresse d’elle-même, ou bien est-elle sous son influence agissante ? Les scènes qui la présentent en situation dramatique - cris dans la chambre, au bar et devant la balustrade – n’insistent-t-elles pas sur son émotivité et la fragilité de son état mental ? De son côté, l’Inconnu à l’accent italien l’a-t-il vraiment connue l’année précédente à Marienbad (« C’était un lieu de repos. »), ou bien essaie-t-il de séduire une femme qu’il sent psychologiquement diminuée ? Ou encore se pourrait-il que leur rencontre dramatique l’année précédente l’eût rendue amnésique et que, le hasard les ayant de nouveau mis en présence, elle ne se souvînt de rien ? Ne se pourrait-il pas, autre hypothèse, que le spectacle théâtral eût donné à l’Inconnu (au début du film, sa voix et celle de l’acteur sur scène se substituent, comme se mêlent son texte et celui de la pièce), éventuel Don Juan disponible, le désir de vivre une histoire d’amour avec une femme rencontrée par hasard et, ensuite, choisie. Une histoire qu’il nourrirait des paroles saisies de çà, de là, au hasard des conversations, ou encore des éléments du décor.

En effet, pourquoi, lorsque la jeune femme a cassé son talon dans l’allée, se tourne-t-il, pour lui prendre le bras, vers la statue et reproduit-il aussitôt la posture du couple figé dans le marbre ? La preuve en serait, aussi, le discours qu’il lui tient au tiers du film (32ème mn) : « Vous vous mêliez à la conversation avec un entrain qui m’a paru factice. Il me semblait que personne ne savait qui vous étiez parmi tous ces gens, que j’étais le seul à le savoir, que vous ne le saviez pas non plus. (…) J’ai eu de nouveau l’impression que personne ne comprenait vos paroles. Peut-être même que j’étais le seul à les avoir entendues. » Ou encore cette remarque au sens si ambigu (« Vous ne paraissiez pas me voir. »). Enfin, comment ne pas évoquer la scène au cours de laquelle la jeune femme brune est filmée prenant une attitude (accoudée à la balustrade face au jardin) que la voix off de l’Inconnu évoquait immédiatement auparavant, le texte précédant ainsi l’image, comme s’il s’agissait plus d’une création que d’un souvenir. Autant d’indices agréant l’idée que les images montrées pourraient être de simples images mentales destinées à subjuguer…

On prendra un nouvel exemple d’irréalité ambivalente dans les deux séquences – quasi successives et contradictoires - qui mettent l’Inconnu en présence de la jeune femme en déshabillé à plumes blanches d’oiseau dans sa chambre : la première la montre terrorisée par son irruption dans son intimité et accrédite une scène de viol ; la seconde – reprise (et zoomée) à sept reprises -, la montre, à l’inverse, épanouie et ouvrant ses bras qu’elle tend amoureusement.

Cet effort vigilant de l’Inconnu pour faire exister ce qui n’est « peut-être » que virtuel n’évoque-t-il pas le travail de tout artiste faisant son miel d’éléments disparates pour aboutir, tel un démiurge, à sa création toute personnelle ? (3)

Un travail de création saisi dans sa mise en œuvre et exposé – retranscrit visuellement - dans un décor métaphorique. Ce château et son jardin maintes fois explorés et signalés vides, déserts, silencieux – mais aussi bruissant de conversations - (« Je n’ai jamais entendu personne dans cet hôtel. Les conversations se déroulaient à vide comme si les phrases ne signifiaient rien./C’était un lieu de repos. On n’y traitait aucune affaire./On n’y traitait aucune affaire./On n’y parlait de quoi que ce fût qui pût éveiller les passions./Il y avait partout des écriteaux. »/« Taisez-vous ! Taisez-vous ! », insiste l’Inconnu), ne seraient-ils pas la représentation sensible de l’univers mental de l’Inconnu ? Ces scènes itératives, maintes fois reprises et rejouées, voire modifiées, ne témoignent-elles pas du processus même de sa mémoire et de son imaginaire ?

Plus généralement encore, le château, par l’enchevêtrement de ses corridors innombrables, de ses multiples pièces et recoins, commandé par l’escalier principal monumental, et le jardin, par ses allées rectilignes mais coupées de contre-allées, ne dessinent-ils pas, de façon lancinante, une géométrie propre à retranscrire visuellement le réseau mémoriel des émotions et des idées de notre univers intérieur personnel ?

L’Année dernière à Marienbad (4) ou le film sur la création filmique…


2. NOTES


(1) Le film arpente un double décor « matériel », si l’on peut dire : les espaces intérieurs du château faits de vastes pièces, de corridors, de galeries et d’escaliers monumentaux et les étendues extérieures du château aux allées, parterres et jardins à la française alignés et ordonnés jusqu’à la rigueur. Cette double perspective (l’intérieur et l’extérieur comme de parfaits reflets) renvoie, semble-t-il, - en une sorte de mise en abyme – à la mise en images des personnages : guindés (smoking et robe d’apparat), mesurés dans leurs gestes et leurs paroles, ils opposent dans un premier temps leur maîtrise d’eux-mêmes en une civilité sans faille (l’affrontement ou le duel se fait par le truchement du Jeu ou l’échange de mots) , avant que ne se décomposent les apparences et que la profondeur et l’intensité des émotions ne fissurent cette impassibilité de surface lors des scènes dramatiques que sont la représentation théâtrale et, surtout, les cris d’oiseau blessé poussés, à plusieurs reprises, par la jeune femme brune.

(2) A titre d’exemple, voici le texte dit par la voix off de l’Inconnu à l’accent italien au cours des sept premières minutes : « Les pas de celui qui s’avance sont absorbés par les tapis si lourds si épais, qu’aucun bruit de pas ne parvient à sa propre oreille comme si l’oreille même de celui qui s’avance une fois de plus le long de ce couloir à travers ce salon ces galeries d’une construction d’un autre siècle cet hôtel immense luxueux baroque lugubre. Des couloirs interminables succèdent aux couloirs silencieux déserts, surchargés d’un décor sombre de boiseries de stucs de panneaux moulurés marbres glaces noires tableaux aux teintes noires colonnes encadrements sculptés des porters enfilades de portes de galeries de couloirs transversaux qui débouchent à leur tour sur des salons déserts des salons silencieux [musique d’orgue] sur un sol de graviers ou de dalles de pierre sur lesquels je m’avançais une fois de plus le long de ce couloir à travers ces salons ces galeries dans cette construction d’un autre siècle cet hôtel immense luxueux baroque lugubre où des couloirs interminable [musique d’orgue] de salles silencieuses où les pas de celui qui s’avance sont absorbés par des tapis si lourds si épais qu’aucun bruit de pas ne parvient à sa propre oreille comme si l’oreille elle-même [musique d’orgue qui recouvre la voix off devenue inaudible] des dalles de pierre sur lesquelles je m’avançais une fois de plus le long de ces couloirs à travers ces salons ces galeries dans cette construction d’un autre siècle cet hôtel immense silencieux baroque lugubre où des couloirs interminables succèdent aux couloirs silencieux déserts surchargés d’un décor sombre de boiseries de stucs de panneaux moulurés marbres glaces noires tableaux aux teintes noires colonnes [musique d’orgue] encadrements sculptés de portes de galeries de couloirs transversaux qui débouchent à leur tour sur des salons déserts des salons surchargés d’une construction d’un autre siècle des salles silencieuses où les pas de celui qui s’avance sont absorbés par des tapis si lourds si épais qu’aucun bruit de pas ne parvient à sa propre oreille comme si l’oreille elle-même était très loin très loin du sol de tapis très loin de ce décor lourd et vide très loin de cette frise compliquée qui court sur les plafonds avec ces rameaux et ces guirlandes comme des feuillages anciens comme si le sol était encore de sable ou de gravier des dalles de pierre sur lesquelles je m’avançais une fois de plus comme à votre rencontre entre ces murs chargés de boiseries de stucs de moulures de tableaux de gravures encadrées parmi lesquelles je m’avançais parmi lesquelles j’étais déjà moi-même en train de vous attendre très loin de ce décor où je me trouve maintenant devant vous en train d’attendre celui qui ne viendra plus qui ne risque plus de venir de nous séparer de nouveau de vous arracher à moi. Venez-vous ? »

Les images du spectacle de théâtre (Rosmer) interrompent brièvement la voix off...

(3) Les commentaires sur la statue, par les trois interprétations successives qu’en proposent les trois personnages, est révélatrice des significations multiples qu’offrent les œuvres d’art. Cette statue, maintes fois montrée sous de multiples angles sans cesse différents, est l’une des plus belles mises en abyme du film.

  • L’Inconnu : « Pour dire quelque chose, je vous ai parlé de la statue. Je vous ai raconté que l’homme voulait empêcher la jeune femme d’avancer plus loin. Il avait aperçu quelque chose. Un danger sûrement et il arrêtait sa compagne. Vous m’avez répondu que c’était plutôt elle qui semblait avoir vu quelque chose. Mais une chose au contraire merveilleuse qu’elle désigne de sa main tendue. Mais ça n’était pas incompatible. L’homme et la femme ont quitté leur pays avançant depuis des jours droit devant eux. Ils viennent d’arriver en face d’une falaise abrupte. Il retient sa compagne pour qu’elle ne s’approche pas du bord tandis qu’elle lui montre la mer jusqu’à l’horizon. Ensuite, vous m’avez demandé le nom du personnage. J’ai répondu que ça n’avait pas d’importance. Vous n’étiez pas de cet avis. Et vous vous êtes mise à leur donner des noms. Un peu au hasard, je crois. Alors j’ai dit que c’était vous et moi, aussi bien. Ou n’importe qui. »
  • L’Inconnu : « Ne leur donnez pas de nom. Ils pourraient avoir eu tant d’autres aventures. »
  • La jeune Femme : « Vous oubliez le chien. Pourquoi ont-ils un chien avec eux ? »
  • L’Inconnu : « Le chien n’est pas avec eux. Il passait là par hasard. »
  • La jeune Femme : « Mais on voit bien qu’il se serre contre sa maîtresse. »
  • L’Inconnu : Ah ! Ah ! Ce n’est pas sa maîtresse. Il se serre contre elle parce que le socle est trop étroit. Regardez là-bas : ce sont les mêmes et ils n’ont plus le chien avec eux. Ils se font face maintenant. Elle tend une main vers les lèvres de son ami. De plus près, vous verrez qu’elle regarde ailleurs. » (…)
  • Le Mari, qui survient, dépassant le caractère aléatoire de ces interprétations, ajoute une dimension historique en expliquant que la statue représente Charles III et son épouse. La scène est celle du Serment devant la Diète, en 887, lors du procès en trahison. Les costumes antiques ne sont que de convention pure.

(4) On peut évoquer, in fine, comme postérité formelle de ce film, le cinéma de David Lynch avec Mulholland Drive [1] et, notamment, son dernier-né, Inland Empire (2006).


3. SYNOPSIS


Dès le générique, une voix sourde et lointaine, accompagnée d’une musique d’orgue, dit un texte, et se perd, couverte par l’instrument. Puis elle émerge sur les premières images du film (plafonds chargés de stucs et d’arabesques, lustres ciselés, hauts de miroirs où se reflètent les éléments de la décoration d’une vaste et luxueuse demeure) que la caméra donne à voir par de lents travellings tournoyants et de gros plans, cependant que la voix, de nouveau, se consume mais réapparaît, envoûtante, récitant le même texte repris, et légèrement modifié, qui se continue en boucle. [4mn36]

Un raccord donne ensuite à voir – le regard caméra se déplaçant en un lent mouvement qui illustrerait le texte de la voix off - l’enfilade de couloirs et un serviteur en frac qui s’avance, une gravure représentant le plan d’un jardin à la française, les numéros impairs (313, 311 et 309) de portes de chambre, de nouveaux couloirs et de nouveaux serviteurs immobiles comme des statues, des statuettes sur leur piédestal disposées de part et d’autre des corridors, puis, par un second raccord, une affiche annonçant un spectacle qui porte le nom de « ROSMER » («Mercredi 3 relâche pour répétition/Dimanche nouvelle présentation/ROSMER-SHOLM/Niola Blander ») et que contourne un travelling avant qui filme le plafond. La voix, devenue murmure, n’est plus audible. [6ème mn]

Un fondu au noir interrompt la séquence et, alors que la voix se fait réentendre, apparaissent des visages figés de personnages attentifs à un spectacle théâtral donné par deux acteurs (un homme et une femme) à la déclamation affectée. A côté des spectateurs assis, un homme immobile se tient debout. La voix off s’interrompt sur une question : « (…) J’étais moi-même en train de vous attendre très loin de ce décor où je me trouve maintenant devant vous, en train d’attendre encore celui qui ne viendra plus désormais, qui ne risque plus de venir, de nous séparer de nouveau, de vous arracher à moi. Venez-vous ? »). Sur scène, l’actrice prend la parole et semble répondre à la voix off en un dialogue inattendu brisant le long monologue du récitant : « Il nous faut encore attendre quelques minutes, quelques minutes encore, plus que quelques minutes, quelques secondes. » Mais la voix off enchaîne, sur le ton du reproche : « Quelques secondes encore, comme si vous hésitiez vous-même avant de vous séparer de lui, de vous-même, comme si sa silhouette déjà grise risquait encore de réapparaître à cette même place. Vous l’avez imaginé avec trop de force, de crainte ou d’espoir, dans votre crainte de perdre tout à coup ce lien fidèle avec… ». Mais la voix de l’actrice réfute ce discours : « Non ! Non, cet espoir est maintenant sans objet. Cette crainte est passée de perdre un tel lien, une telle prison, un tel mensonge. Toute cette histoire est maintenant passée, elle s’achève. Quelques secondes encore, elle achève de se figer… » A son tour, l’actrice est interrompue. Mais ce n’est pas la voix off que l’on entend, c’est l’acteur sur scène qui donne la réplique et reprend à son compte le texte de la voix off, installant une confusion certaine : La caméra filme alors la scène et les deux acteurs pendant que l’actrice énonce la dernière réplique ; « Voilà. Maintenant, je suis à vous. »

Le rideau se ferme dans les applaudissements et les rappels. [9mn30]

Les spectateurs sont saisis figés, encore sous le coup de l’émotion, ou en train de converser en groupe ou isolés. Parmi eux, on remarque une jeune femme brune. Les salles et les couloirs se vident. Toutefois, un homme Inconnu semble écouter un échange assez vif entre une femme et un homme qui lui fait des reproches dans les mêmes termes que la voix off utilisait dans la longue introduction. La jeune femme, apeurée, lui demande de se taire. Le couple quitte la salle en passant devant la jeune femme brune qui entend deux hommes raconter une histoire qui se serait déroulée en 1928 ou 1929, année au cours de laquelle il aurait gelé pendant une semaine. Les deux hommes s’éloignent en passant devant l’homme Inconnu qui, à son tour, quitte la pièce, croise le couple en discussion et s’éloigne dans le long couloir. On entend l’homme du couple adresser, de nouveau, à la femme apeurée les mots que prononçait la voix off. [13mn15]

De nouveau, la voix off récite le texte déjà dit pendant que la caméra explore des couloirs, des pièces et des galeries vides. Des groupes sont saisis en train de discuter. On rencontre ainsi un Homme au visage maigre se tenant à côté de la Femme brune vêtue d’une robe claire, cette fois, écoutant l’histoire d’un certain Franck (« Vous ne connaissez pas l’histoire ? On ne parlait que de ça l’année dernière. Franck lui avait fait croire qu’il était un ami de son père et qu’il venait pour la surveiller; C’est une surveillance un peu bizarre. Elle s’en est rendue compte un peu tard. Quand il est entré dans sa chambre… ») ; on entre dans un salon où se défient, à un jeu qu’il initie, l’Homme au visage maigre et l’Inconnu, dont on découvre que la voix est celle de la voix off. L’Inconnu perd la partie. [16mn14]

La jeune Femme brune est filmée, de nouveau dans sa robe noire, pendant que la voix off confie : « Vous êtes toujours la même. J’ai l’impression de vous avoir quitté hier. » Mais la caméra montre un couple dont la conversation semble enchaîner sur cette même phrase : « Qu’êtes-vous devenue depuis tout ce temps ?/- Rien, vous voyez, puisque je suis toujours la même./- Vous n’êtes pas mariée ?/- Non ! Non !/- Vous avez tort, c’est très amusant./- J’aime la liberté. (…). » Lorsque le couple quitte la salle, il croise la Jeune Femme brune sur le palier.

Puis l’on voit réunis, pour la première fois, les trois personnages nommés au générique : l’Inconnu est habillé d’un smoking et la Femme brune d’une robe noire. Celle-ci semble apprécier les connaissances de celui-là sur le château au point de le trouver excellent guide. Il lui propose de lui faire découvrir les lieux (« Si vous voulez ? »). Sa réponse (« Avec plaisir. ») tient lieu de transition sonore avec le plan suivant qui la montre cette fois vêtue d’une robe claire lamée, alors qu’il est en costume ; ils valsent cependant que la conversation se poursuit comme s’il s’agissait de la même scène (« Cet hôtel contient-il tant de secrets ?/ - Enormément./ - Quel air mystérieux ! Pourquoi me regardez-vous ainsi ?/ - Vous ne semblez guère vous souvenir de moi.»). [18mn30]

Puis des hommes alignés font feu sur des cibles. L’Inconnu se prépare à tirer et, à son tour, il pointe son arme. Le plan suivant montre la Femme brune dans sa robe noire émergeant du fond obscur d’une salle et s’avançant vers la caméra. La voix off reprend sa litanie :

« La première fois que je vous aie vue, c’était dans le jardin de Fredericksbad. Vous étiez seule, un peu à l’écart des autres, debout contre une balustrade de pierre sur laquelle votre main était posée, le bras à demi étendu. Vous étiez tournée, un peu de côté de la grande allée centrale et vous ne m’avez pas vu venir. Le bruit de mes pas sur le gravier a fini par attirer votre attention et vous avez tourné la tête. »

Je ne crois qu’il s’agisse de moi, vous devez vous tromper.’ »

La caméra suit le mouvement de tête de la Femme brune et découvre à son côté l’Inconnu en smoking, qui insiste :

« Rappelez-vous. Il y avait tout près de nous un groupe de pierre sur un socle assez haut. Un homme et une femme vêtus à l’antique dont les gestes inachevés semblaient représenter quelque scène précise. Vous m’avez demandé quels étaient ces personnages. Je vous ai répondu que je ne savais pas. Vous avez fait plusieurs propositions et j’ai dit que c’était vous et moi aussi bien. Alors vous êtes mise à rire. (…) ». [20mn]

Désormais, le film le montre, de façon récurrente, désireux de la convaincre qu’ils se sont connus et aimés. Elle le repousse en prenant, d’abord, cela pour un jeu, mais paraît, au fil de leurs rencontres successives, de plus en plus effrayée par les souvenirs qu’il lui rappelle. Peu à peu, des scènes itératives dans les couloirs de l’hôtel, dans le parc à la statue ou dans une vaste chambre – imaginées ou réelles – mettent aux prises, à tour de rôle, l’Inconnu à l’accent italien, l’Homme au visage maigre et la Femme brune, et sembleraient établir des rapports - passés ou présents - ambigus entre eux et tisser le fil d’une étrange histoire… La voix de l’Inconnu accompagne (ou précède) les images montrées et dit un texte répétitif construit sur des questions ou des affirmations - en une sorte de volonté de suggestion ou de persuasion – qui s’adresse, sans doute, à la Jeune Femme brune.

C’est un premier souvenir qui est rappelé à la jeune Femme brune : elle se tenait contre une balustrade de pierre. L’Inconnu affirme alors lui avoir parlé, à Fredericksbad, d’une statue à proximité, érigée sur un socle, qui exposait un couple accompagné d’un chien dans une position particulière, et avoir entrepris de la lui expliquer. [25ème à 28ème mn]

On les retrouve à l’intérieur du château, vêtus différemment - non plus une robe lamée pour elle mais une longue robe blanche ; un smoking remplaçant le complet veston pour lui. Elle se trouve en contrebas d’un escalier et il tend la main vers elle, qui réfute toute rencontre à Frederickbad. Il consent alors à modifier son assertion sur le lieu du souvenir (« Eh bien ! C’était ailleurs peut-être. A Karlstadt. A Marienbad ou même ici dans ce salon. »). Approche alors L’Homme au visage maigre qui entreprend à son tour d’expliquer la statue.

De nouveau, la jeune femme (en robe noire, cette fois) et l’inconnu sont en présence. De nouveau, il évoque cette première rencontre qu’elle récuse avec force. De nouveau, il insiste et lui « rappelle » qu’elle avait cassé un talon dans le gravier du parc, (« mais c’était sans doute beaucoup plus tard.») avant de lui révéler qu’un soir il était monté dans sa chambre.

Les images suivantes les montrent en train de valser, saisissent des joueurs de cartes et, notamment, l’Homme au visage maigre et l’Inconnu face à face. [35ème mn]

Une série de plans se succèdent qui les montrent ensemble au bar – mais elle est en robe blanche -, dans une chambre, puis au bar où elle laisse tomber son verre qui se brise en morceaux qu’un serviteur ramasse sous les regards de tous.

La caméra filme une table de jeu, les invités, les couloirs, des groupes assis ou debout, revient à la table de jeu. Une brève séquence montre l’Inconnu devant un miroir dans lequel s’inscrit la jeune Femme brune qui s’immobilise en le voyant. [40ème mn]

On les voit ensuite, de dos, dans une galerie. La jeune Femme brune s’arrête et se retourne vers… l’Homme au visage maigre apparu à sa droite qui lui demande si elle va au concert. Sans lui répondre, elle lui précise qu’elle le retrouvera pour le dîner. Et elle rejoint l’Inconnu, qui l’attendait, sous le regard de l’Homme au visage maigre, jusqu’à la salle du concert où ils sont côte à côte, filmés de dos. [42 mn42]

Des vues du jardin et de l’allée centrale, des ifs et des silhouettes d’invités posées dans l’espace comme des pions sur un échiquier précèdent une séquence où la jeune Femme brune en robe blanche et l’Inconnu en complet veston clair se trouvent près d’un bassin. Il la caresse ; elle lui demande de la laisser. On les voit derechef assis au concert dans sa robe lamée, mais, cette fois, la caméra les présente de face : il la fixe ; elle regarde dans le vague, la main gauche appuyée sur son épaule droite. [44 mn20]

Dans la même position, mais habillée d’une robe noire, elle a l’air songeuse dans un vaste salon où elle est assise à une table. L’Inconnu entre derrière elle, s’assied à une table voisine. Leurs regards se croisent. Il la salue. Elle le regarde intensément. [45 mn54]

Un long dialogue d’une quinzaine de minutes, à tonalité dramatique, s’instaure entre eux sur de nouvelles images ou des images récurrentes en de brefs plans coupés :

  • leurs deux visages filmés en contre-plongée sur fond de ciel nuageux/
  • scène de soirée/
  • séquence des caresses dans le jardin/
  • scène qui les réunit devant la balustrade et la statue/
  • scène de l’Inconnu dans le salon/
  • scène de l’apparition de l’Homme au visage maigre sortant de l’arrière-plan et apparaissant entre eux/
  • scène dans la chambre de la jeune Femme brune en robe noire qui, soudain effrayée, pousse un cri/
  • plan de cinq hommes – dont l’Homme au visage maigre - en smoking filmés en contre-plongée tenant à la main un pistolet/
  • plans très brefs de leur conversation, dans les mêmes habits, mais dans des décors différents/
  • ils marchent dans la galerie (elle porte sa robe blanche) sous le regard des invités qui semblent les observer ; il lui montre une photo d’elle/
  • scène de sa fuite, suite à une esquisse de baiser de sa part, vers la terrasse et le jardin dans une surexposition de lumière/
  • gros plan du couple de la statue au pied de laquelle ils se retrouvent, puis décidant de rentrer à l’hôtel, elle casse son talon : il lui offre son bras. La séquence s’achève sur un plan fixe de la statue vers laquelle se retourne l’Inconnu/
  • plans du salon de jeu avec l’Homme au visage maigre, puis du salon où ils valsent/
  • retour au salon où l’Homme au visage maigre, le regard dur et fixe, distribue les cartes/
  • ils sont assis sur un banc (elle, en robe noire ; lui, en complet veston) dans le jardin/
  • la caméra s’élève au-dessus du banc et propose un plan fixe du château et du jardin déserté/
  • brève nouvelle scène, dans un autre contexte, des deux personnages, puis retour à la scène du banc où le Jeune Femme brune se met à pleurer, le dialogue assurant la continuité entree les plans : [61ème mn]
  • L’Inconnu : « C’est ce jour-là que je vous ai photographié. Vous m’avez demandé de vous laisser une année entière pensant peut-être que ainsi me mettre à l’épreuve. Vous me laissiez. Vous m’oubliez vous-même. Le temps, cela ne compte pas. Je viens vous chercher.
  • La jeune Femme brune : Non ! Non ! Non ! Non, c’est impossible !
  • L’Inconnu : Naturellement ! Vous savez bien que c’est possible. Que vous êtes prête. Que nous allons partir.
  • La jeune Femme brune : Qu’est-ce qui vous donne cette certitude ? Partir pour aller où ?
  • L’Inconnu : N’importe où. Je ne sais pas…
  • La jeune Femme brune : Vous voyez bien. Il vaut mieux nous séparer pour toujours. L’année dernière… Non, c’est impossible. Vous allez partir seul et nous serons pour toujours…
  • L’Inconnu : Ce n’est pas vrai ! Ce n’est pas vrai que nous ayons besoin d’absence, de solitude et d’une éternelle attente. Ce n’est pas vrai. Mais vous avez peur.

[Un travelling avant sur un tableau représentant un personnage sur un traîneau escorté de cavaliers dans un paysage de neige.]

  • La jeune Femme brune : « Non ! » (comme un refus)

[Suit un plan de lit couvert dans une chambre. Retour au banc dans le jardin.]

  • L’Inconnu : « Mais il est trop tard maintenant ! »

[Plan de la chambre et du lit plongé dans la pénombre.]

  • La jeune Femme brune : « Non ! » (voix brisée)

La jeune Femme brune, dans un long déshabillé en plumes d’oiseau, erre dans la chambre, va à une fenêtre donnant sur le jardin. On la voit de loin en compagnie de l’Inconnu. Plan fixe du bassin vu de la fenêtre. Puis habillée de sa robe noire, elle est assise dans une galerie et lit un livre écrit en allemand (page gauche), sa photo cachant la page de droite. Plusieurs brèves scènes les montrent dans le jardin près du bassin dans des tenues différentes. [66ème mn]

La jeune Femme brune dans sa robe noire est montrée dans la chambre, devant la cheminée surmontée du tableau déjà vu (traîneau dans le paysage de neige), contemplant le lit, des objets de toilettes, un réveil marquant 21 heures, un nécessaire à courrier et une valise, semblant hésiter. Puis elle s’allonge sur le lit et sort une feuille sur laquelle elle se met à écrire. On frappe : c’est l’Homme au visage maigre qui s’étonne de ne pas avoir été entendu. Elle affirme lui avoir dit d’entrer. Il en doute, fait quelques pas, se saisit d’une photo et lui en demande l’origine et l’époque. « Je ne sais pas. De l’année dernière. », répond-elle. Elle précise, à sa demande, que c’est Franck qui l’a prise. Mais il rétorque que Franck n’était pas là l’année dernière. Elle ajoute, lasse, que c’était peut-être à Fredericksbad ou que c’était quelqu’un d’autre. Il l’interroge sur son après-midi et ajoute qu’il l’a cherchée. Elle précise qu’elle a lu. Mais il veut savoir si elle était dans le parc. Elle précise alors qu’elle se trouvait dans le petit salon vert. Il remarque que, y passant, il ne l’a pas vue, lui signale qu’il la trouve inquiète. Elle reconnaît se sentir fatiguée. Il lui rappelle qu’elle doit se reposer, qu’elle est là pour cela. Il précise qu’il se rend à la salle de tir et lui demande si elle a un autre projet que le déjeuner du lendemain avec Anderson. Elle s’étonne de la question et nie avoir un autre projet. Il la quitte en lui donnant rendez-vous le soir. [70ème mn]

L’image suivante est celle de la jeune femme brune allongée sur un lit différent, dans une chambre semblable mais différente elle aussi - le réveil marque toujours 21h - et, cette fois, dans un déshabillé de plumes d’oiseau blanches. La voix off évoque le départ de l’homme au visage maigre dont la jeune femme brune suivrait les pas à l’extérieur sans les entendre. Puis s’inscrit l’Inconnu à l’intérieur de la chambre, devant la porte. Elle se redresse alors, fait signe de ne pas bouger et de se taire – sans que l’on sache si elle s’adresse à lui. L’homme au visage maigre, contre la fenêtre, lève le bras et fait feu. Plusieurs plans montrent la jeune femme brune qui s’affaisse, le corps sur le sol, les pieds sur le lit et le doigt encore sur la bouche.

La caméra suit l’homme dans le couloir avant de rejoindre et de montrer la jeune femme dans sa robe noire et l’inconnu qui finit de lui décrire la scène pour la refuser (« Et maintenant, vous êtes là de nouveau. Non, cette fin-là n’est pas la bonne. C’est vous vivante qu’il me faut. Vivante, comme vous l’avez été déjà chaque soir, pendant des semaines, pendant des mois. » Elle se récrie : « Je ne suis jamais restée si longtemps nulle part. ». Mais il ne cède pas, sa main gauche lui caresse le visage : « Oui. Je sais. Ca m’est égal. Pendant des jours et des jours. Pourquoi voulez-vous encore ne vous souvenir de rien. ». L’air surpris, (« Vous délirez. Je suis fatiguée. Laissez-moi. ») elle le quitte et il la regarde s’éloigner dans le couloir. [73ème mn]

Une nouvelle séquence enchaîne de six brèves scènes et présente l’inconnu disposant des allumettes, ce qui semble lui rappeler le salon de jeu où plusieurs invités, lui-même et l’Homme au visage maigre, disposant de dominos s’apprêtent à jouer, cependant que la jeune femme brune en robe noire, appuyée sur le chambranle de la porte, les regarde, aussitôt rejointe par l’Inconnu. Après une coupure, on la retrouve dans sa chambre, vêtue de son déshabillé de plumes d’oiseau blanches fouillant le tiroir d’une commode et découvrant de nombreuses photos d’elle prises en différents endroits du château ou du parc. Un nouveau plan montre le parc et les deux personnages, au loin, s’y promenant, puis différentes vues sur la terrasse et les allées. Avant que l’on ne se retrouve dans le salon de jeu où, au milieu de nombreux invités, se défient l’Inconnu et l’Homme au jeu des dominos. L’Inconnu admet sa défaite. [76mn10]

S’ensuit une séquence qui commence par un plan des photos entraperçues précédemment et disposées sur le sol par la jeune femme brune allongée sur le lit dans son déshabillé. Puis l’Inconnu est filmé montant le majestueux escalier intérieur du château. La jeune femme brune, effrayée, le regarde pénétrer dans sa chambre et s’avancer jusqu’au lit. Elle se recroqueville et s’appuie sur le dosseret, comme un oiseau pris au piège se protège. Un travelling arrière de la caméra réduit le champ de vision de la scène à un écran de petite taille. Lui succède un travelling avant qui suit l’enfilade d’un corridor (cependant que la voix off de l’Inconnu s’écrie : « Non ! Non ! Non ! C’est faux ! Ce n’était pas de force ! ») et dont le mouvement s’accélère simultanément à la fuite des sons de l’orgue joués crescendo (« Souvenez-vous. Pendant des jours et des jours, chaque nuit. Toutes les chambres se ressemblent, mais cette chambre-là pour moi ne ressemblait à aucune autre. Il n’y avait plus de portes, plus de couloirs, plus d’hôtel, plus de jardin. Il n’y avait plus même de jardin. »), contourne un angle, donne à voir un nouveau corridor au fond duquel, dans la chambre, apparaît dans son déshabillé à plumes blanches, apparaît la jeune femme brune, épanouie, tendant les bras qu’elle ouvre, comme un oiseau prêt à s’envoler ses ailes, vers celui qu’elle attend, dans le paroxysme de la musique et d’une lumière surexposée – le travelling avant est repris neuf fois. [77mn55]

Le parc, la nuit, vu du château. Ensuite un mouvement de caméra (travelling avant puis mouvement tournant) montre, d’abord, l’Inconnu en smoking contre le socle de la statue et révèle la jeune femme brune en robe noire et longue cape, lui faisant face à distance. (La voix off raconte : « Au milieu de la nuit, tout dormait à l’hôtel. Nous nous sommes retrouvés dans le parc comme autrefois. M’ayant reconnu, vous vous êtes arrêtée. Nous sommes restés ainsi à quelques mètres l’un de l’autre sans rien dire. Vous étiez debout devant moi, en attente, ne pouvant faire un pas de plus ni retourner en arrière. Vous vous teniez là, bien droite, immobile, les bras le long du corps, enveloppée dans une sorte de longue cape de couleur sombre, noire peut-être. »)

Elle s’élance vers lui.

  • La jeune Femme brune : « Ah ! Ecoutez-moi par pitié ! »
  • L’Inconnu : « Ce n’est pas possible de revenir en arrière. »
  • La jeune Femme brune : « Mais non, non ! C’est d’attendre un peu que je vous demande. L’année prochaine, ici, le même jour, à la même heure, :je vous suivrai où vous voudrez. »
  • L’Inconnu : « Pourquoi désormais attendre ? »
  • La jeune Femme brune : « Je vous en prie. Il le faut. Ce n’est pas long un an. »
  • L’Inconnu : « Non, pour moi, ce n’est rien. »

A l’intérieur du château, au pied de l’escalier majestueux, se tiennent la jeune femme brune (robe noire sans cape) et l’Inconnu (en smoking) filmés en plongée.

  • La jeune Femme brune : « Ecoutez-moi…
  • L’Inconnu (emporté) : C’est donc un nouveau répit qu’il vous faudrait ? Jusqu’à quand ? Jusqu’à quand ?! »

Puis la caméra s’approche d’eux et les filme en gros plan, visage contre visage.

  • La jeune Femme brune : (…) « Croyez-vous donc que ce soit si facile ?
  • L’Inconnu : Je ne sais pas.
  • La jeune Femme brune : Peut-être aussi que je n’ai pas beaucoup de courage.
  • L’Inconnu : Je ne peux plus remettre encore.
  • La jeune Femme brune : C’est quelques heures seulement que je vous demande.
  • L’Inconnu : Quelques mois, quelques minutes, quelques secondes encore, comme si vous hésitiez vous-même encore avant de vous séparer de lui, de vous-même, comme si sa silhouette…
  • La jeune Femme brune (effrayée) : On vient ! Taisez-vous ! Par pitié… »

Retour à la scène nocturne précédente dans le parc. Ils sont visage contre visage. Mais elle se retourne et se détache de lui, scrutant la nuit, inquiète, puis conjure : « Disparaissez pour l’amour de moi’ ! ». Il hésite puis, silencieux, se décide à enjamber la balustrade. Apparaît alors dans la nuit l’Homme au visage maigre qui s’avance vers elle. On attend un grondement sourd ponctué d’un cri effrayant de la jeune femme. [81ème mn]

Un cri qui sert de transition sonore avec la scène suivante : la jeune femme brune en robe noire, au bar de l’hôtel au milieu des invités, poussant le même cri. L’Homme au visage maigre se dirige vers elle, lui offre un verre d’eau – on découvre la présence de l’Inconnu à ses côtés - et s’enquiert (« Un malaise sans doute… Un étourdissement. »/ « Oui. Ce n’est rien. »/« Vous êtes mieux déjà ? »/« Oui. Je vais monter. »/« Voulez-vous que l’on vous accompagne ? »/« ’Non. Je préfère être seule. Je m’en vais. »). Elle monte l’escalier majestueux. [82ème mn]

Une série de plans succède à la séquence (la voix off poursuit sa litanie : « (…) Je partirais ce soir, vous emmenant avec moi. Il y aurait un an que cette histoire aurait commencé, que vous m’attendiez, que je vous attendrais. Un an. Vous n’auriez pas pu continuer à vivre au milieu de cette architecture peinte en trompe-l’oeil, entre ces miroirs et ces colonnes, parmi ces portes toujours battantes, ces escaliers trop grands, cette chambre toujours ouverte.) » : l’Inconnu est filmé dans un couloir ; la caméra avance dans un corridor vide ; elle montre l’Homme au visage maigre en gros plan immobile ; elle fixe la jeune femme brune et ses deux doubles par le jeu des miroirs ; elle révèle une balustrade brisée. [82mn20]

Nouvelle séquence, cette fois, dans la chambre de la jeune Femme brune habillée d’un déshabillé clair et allongée sur le lit en compagnie de l’Homme au visage maigre. Elle l’écoute. Il déplore qu’elle ne l’aime plus : « Où êtes-vous, mon Amour perdu ? » Elle proteste : « Ici. Je suis ici avec vous. Je suis ici avec vous dans cette chambre. » Il insiste : « Mais non ! Ce n’est plus vrai déjà. » Il dit savoir qu’elle va le quitter le lendemain. L’air perdu, elle lui demande de l’aider, insiste : « Aidez-moi. Je vous en supplie, aidez-moi. Prenez-moi la main. » Mais il met en avant son propre mal-être : « Vous savez bien qu’il est trop tard. Demain, je serai seul. Je passerai la porte de cette chambre qui sera vide. » Elle a beau protester (« Non. J’ai froid. Non… »), il se lève et quitte la chambre. La voix off de l’Inconnu interfère sur les leurs, qui commente : «  Une fois éloigné celui qui est peut-être votre mari, que peut-être vous aimez, que vous allez quitter ce soir pour toujours sans qu’il le sache encore, vous avez rangé quelques objets personnels, préparé ce qu’il fallait pour changer rapidement de tenue. »

Un plan en plongée de la table de jeu aux dominos disposés en cercle succède aux images de la chambre. (Cependant que la voix off poursuit sa litanie… : « Il était convenu que nous partirions dans la nuit. Mais vous avez voulu laisser encore une chance à celui qui vous retenez encore, semble-t-il. Je ne sais pas. J’ai accepté. Il aurait pu venir vous reprendre.») [85ème mn]

A l’écran défile de nouveau, partiellement, la séquence initiale de l’affiche du spectacle « Rosmer » (et du fondu au noir qui ouvre sur le début du spectacle) vue à la 6ème minute du film. (La voix off poursuit son commentaire…)

« L’hôtel était désert, comme abandonné. Tout le monde se trouvait à cette soirée théâtrale, annoncée depuis si longtemps, où vous avez dispensé votre malaise. C’était, je crois… Je ne me souviens plus du titre. La pièce ne devait s’achever que tard dans la nuit. Après vous avoir quitté sur la lit, allongée dans votre chambre, il s’était dirigé vers la salle du petit théâtre où il avait pris place au milieu d’un petit groupe d’amis. Il faudrait qu’il revienne avant la fin du spectacle s’il voulait vraiment vous retenir. »

La jeune Femme brune vêtue d’un manteau est assise au pied du grand escalier et déchire une feuille en plusieurs morceaux qu’elle étale sur une table avant de les froisser et de les garder dans sa main refermée.

« Vous vous êtes habillée pour le départ et vous avez commencé à l’attendre, seule, dans une sorte de hall de salon que l’on devait traverser pour rejoindre votre appartement. Par quelque superstition vous m’avez demandé de vous laisser jusqu’à minuit. Je ne sais pas si vous espériez ou non sa venue. J’ai même pensé un instant que vous lui aviez tout avoué et fixé l’heure à laquelle il vous retrouverait. Ou bien vous pensiez peut-être que moi-même seulement je ne viendrais pas. »

La caméra amorce un mouvement ascensionnel pour saisir l’Inconnu qui descend l’escalier et se penche vers la jeune femme brune.

« Je suis venu à l’heure dite. » [86mn35]

La voix off s’est tue. L’orgue joue brièvement et précède le silence. La jeune femme, filmée en plongée, lève le regard vers l’Inconnu d’un air confiant. Il descend l’escalier. Gros plans sur leurs visages. Elle se lève et ils s’en vont, traversant côte à côte le vaste hall d’entrée. L’orgue accompagne leur départ. Descend ensuite l’Homme au visage maigre filmé dans l’escalier. Un gros plan fixe longuement son visage qui scrute le hall, cependant que la voix off se fait une dernière fois entendre : « Le parc de cet hôtel était une sorte de jardin à la française, sans arbre, sans fleur, sans végétation aucune ; le gravier, la pierre, le marbre… »

[Succède au visage de l’Homme au visage maigre, un dernier plan fixe de quelques fenêtres éclairées sur une façade invisible, plongée dans la nuit.]

« … La ligne droite, qui marquaient des espaces rigides, des surfaces sans mystère. Il semblait au premier abord impossible de s’y perdre. Au premier abord. Le long des allées rectilignes, entre les statues aux gestes figées et les dalles de granit où vous étiez, maintenant, déjà, en train de vous perdre pour toujours dans la nuit tranquille, seule avec moi. » [89mn30]

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Laurence Olivier (1907-1989)