Le Septième sceau d’Ingmar Bergman : visions de l’artiste
La Mort et un chevalier de retour des croisades jouent aux échecs sur une plage de fin du monde. « Tu as les noirs » dit Antonius Block (Max von Sydow au casque de cheveux blonds) ; « c’est ma couleur », répond la Mort. Le sursis que réclame le chevalier n’est pas un acte de révolte face au destin commun, mais une soif de connaissance. Croire en Dieu ne lui suffit plus, il refuse de mourir sans savoir ce qui l’attend. La Mort elle-même ne peut répondre à ses questions, elle ne sait que ce qui la concerne, pas ce qui est au-delà de son seuil. L’idée de La Mort signalant à un chevalier que son temps est compté n’est pas nouvelle. Dürer en fit en 1513 une gravure mélancolique (Le Chevalier, la Mort et le Diable), quoique ce soit le peintre suédois Albertus Pictor qui inspira à Ingmar Bergman sa partie d’échecs. Cependant, il en donne dans Le Septième Sceau (1957) une représentation d’une telle force expressive, comme une enluminure du moyen-âge, que cette image de Max von Sydow jouant aux échecs avec la mort est passée à la postérité, au même titre qu’Hamlet repoussant la tentation du suicide un crâne dans une main.
Ce n’est pas seulement à des fins picturales que Bergman raconte le retour d’Antonius Block dans une Suède ravagée par la peste où la population effrayée croit vivre les prémisses du Jugement Dernier (le titre du film est tiré de l’Apocalypse de Saint Jean). C’est pour représenter, dans un cadre temporel éloigné de lui afin de mieux la cerner, la division qui s’est installée dans son âme. Toujours marqué par le milieu religieux dans lequel il a été élevé (dont Fanny et Alexandre donne une idée), il commence progressivement à se défaire de l’idée de Dieu. Mais elle est encore là, se défendant pied à pied. C’est pourquoi Bergman a mis une partie de lui-même à la fois dans Antonius Block, qui veut par tous les moyens savoir si Dieu existe, y compris en interrogeant la Mort et le diable, et dans son écuyer Jöns (Gunnar Björnstrand), athée autoproclamé qui raille l’illusion d’un dieu. En apparence, le film met en scène une lutte entre Block et la Mort. Mais ce combat-là est inégal et perdu d’avance : la lutte sous-jacente et véritable est entre Block le croyant dont la foi vacille et Jöns l’athée qui ne peut souffrir cette église qui l’envoya aux croisades et entretient les peurs par les fresques macabres des lieux de culte.
Pourtant, ce n’est ni dans l’un ni dans l’autre que Bergman place son espérance, mais dans des comédiens de théâtre insouciants : Jof (Nils Poppe) et Mia (Bibi Andersson). Ils apportent sa part de joie à ce film hanté par la peur de la mort, où l’éclairage expressionniste de Gunnar Fischer convoque des éclats de ténèbres. Candides, Jof et Mia ont le visage qui rit. Ils mangent ces « fraises sauvages » qui annoncent le prochain film de Bergman. Les accompagne leur fils Mikael aux boucles d’or. Ils ont leur roulotte qui fait route vers la joie au milieu d’un pays dévoré par la peste – pire : par la peur de la peste, qui corrompt les âmes avant de putréfier les corps. Jof au coeur pur, auquel la Vierge Marie est apparue, est le seul à pouvoir voir la Mort (Block aussi, mais c’est parce que son temps est venu). Il a des visions car c’est un artiste et pour Bergman l’artiste est un élu. Ce sont ces visions qui le sauveront de la peste la nuit quand il verra la Mort jouer aux échecs. L’autre part du film qui échappe à l’ombre de la mort, ce sont les marivaudages du compère de Jof avec la femme du forgeron, intrusion de la trivialité dans le conte moyen-âgeux. C’est sans doute la partie du film la moins réussie, la plus contaminée par le théâtre, car les acteurs grimacent un peu leur rôle et les marivaudages n’ont qu’eux seuls à offrir même s’ils forment un contrepoint ludique au hiératisme de l’ensemble.
Vingt-cinq ans avant Fanny et Alexandre (1982), Bergman affirmait déjà que seul l’art pouvait le sauver. Il confiait déjà sa vie à des forains. Il vilipendait déjà les pharisiens et les hypocrites qui sous couvert d’église condamnent les artistes et les sorcières, boucs émissaires endossant leur peur de la mort. A l’instar de Jof, c’est par des visions d’artiste qu’il se libérait de ses angoisses, et de telles visions, le film en contient pléthore : vision de la farandole de la mort, d’une plage de fin des temps, d’une roulotte enchantée par le rire et la blondeur de blé de Bibi Andersson. Mais avant la réconciliation de son « âme divisée » dans Fanny et Alexandre, que de souffrances infligées à ses personnages il devait encore mettre en scène pour les vingt-cinq années à venir. Le Septième Sceau n’était qu’une étape de son propre chemin de croix. La Source (1960) montrerait davantage encore la confusion de son âme (sans la force expressive et la sérénité finale du Septième Sceau), avant qu’il ne mette vraiment Dieu à mort dans A travers le miroir (1961) et Les Communiants (1963).
Strum
Le Septième Sceau (Det Sjunde Inseglet) d'Ingmar Bergman - 1957
Là, c'est comme pour 8 1/2 : difficile de résumer en quelques lignes la prodigieuse profondeur de ce chef-d'oeuvre total. A chaque scène, on se dit qu'on est au summum du film, et Ingmar se dépêche de surenchérir aussitôt. Splendide visuellement, vertigineux dans son propos, parfait à tous les postes techniques (acteurs, musique, décors, montage), Le Septième Sceau est définitivement à la hauteur de sa réputation.
Ce qui se joue ici, c'est la posture à adopter face à la mort. Ca se passe au Moyen-Age, en pleine épidémie de peste, et on suit les pérégrinations d'une dizaine de personnages qui ont tous une manière différente d'affronter l'horreur. Tout tourne autour d'un chevalier (Von Sydow, littéralement déifié par le noir et blanc qui met ses yeux presque en relief), rejeté par la mer après une longue croisade sans but : son souci à lui, c'est se rassurer, obtenir la réponse à son agoisse métaphysique : s'il sait que Dieu existe, il pourra mourir. Face à cette terreur, les autres abordent le souci avec des comportements différents : il y a le cynique nihiliste et athée, qui regarde tout ça avec un détachement brutal ; un comédien naïf touché par la grâce et du coup peu armé pour la vie ; sa femme qui mise tout sur la joie et l'amour ; un bucheron crétin sauvé de l'angoisse par son idiotie ; ou une jeune femme mutique qui accepte la mort avec reconnaissance. Cette troupe traverse le monde lentement, confrontée au pire de l'humanité (superstitions, violence, vénalité, obscurantisme, maladie...)
Le film est imprégné jusqu'au trognon d'une ambiance mortifère, que Bergman multiplie par des effets visuels terribles : la longue scène de procession religieuse, digne d'un Eisenstein dans ces portraits en gros plan d'êtres en extase ou en souffrance, est une tuerie du point de vue esthétique, avec son montage hyper-complexe de plans courts qui s'encastrent les uns dans les autres ; la scène finale, qui voit 6 personnes aborder frontalement la mort, est un exemple de délicatesse dans les mouvements de la caméra, qui donne à chacun sa petite réplique, son petit comportement, sa dernière seconde de gloire ; la scène de torture morale dans la taverne, où un pauvre saltimbanque est contraint de danser pour faire oublier la mort aux clients avinés, reste dans la rétine par sa puissance formelle, par la profondeur du regard et la violence des actes. Même des idées qui pourraient être ridicules sur le papier (Von Sydow qui cherche dans le regard d'une enfant brûlée au bûcher la réponse à ses angoisses) deviennent des purs instants de génie par la profondeur qu'Ingmar leur confère, par le grand sérieux qu'il met dans ses questionnements.
Mais ce qui est encore plus fort, c'est que Bergman parvient à insérer dans cette atmosphère morbidissime des morceaux de comédie pure, voire de farce. La représentation minable des comédiens, ponctuée par une chanson ridicule, montée en parallèle avec une scène de drague dans les champs, est hilarante (les cris d'oiseaux pile sur le rire de dinde de la blondasse), ainsi que cette séquence finaude où un cocu de mari veut se venger de son rival : la fausse mort théâtrale de ce dernier se terminera par une mort bien réelle, le tout sans quitter la légèreté (la Mort qui scie l'arbre dans lequel il a trouvé refuge, il fallait oser). Le film va son chemin comme ça, sur le fil entre le sérieux et le léger, et chaque séquence trouve miraculeusement sa place dans un dispositif d'une très ambitieuse ampleur. Le Septième Sceau est riche, très riche : en 90 mn, il nous fait croiser une foule de personnages, frôler la mort et l'amour, toucher la sainteté et douter de Dieu, et surtout prendre des gifles esthétiques toutes les 2 minutes. C'est qui, le patron ?
l'odyssée bergmaneuse est là
Bergman, une vision du Moyen Âge
Peinture sur bois, une pièce préparatoire au Septième Sceau
RÉSUMÉ
Cet article propose une relecture de la pièce de théâtre Peinture sur bois d’Ingmar Bergman, jouée pour la première fois en 1954. Peinture sur bois marque la première rencontre sur scène entre Bergman et le Moyen Âge et fonctionne comme une pièce préparatoire au film Le Septième Sceau, apparu en 1956. Nous étudierons de quelle façon cette pièce fut reçue par la critique, en mettant en exergue la notion de « naïveté » à laquelle elle est régulièrement associée. Nous nous interrogerons également sur l’idée qu’elle « traduit », au sens large du terme, une peinture médiévale.
TEXTE INTÉGRAL
- 1 Les citations dans cet article du Septième Sceau suivent Le septième sceau : dialogues français et (...)
- 2 Åh, jag har ju sett det på målningar och hört det i visorna.
- 3 La célèbre gravure d’Albert Dürer, Le Chevalier, la Mort et le Diable, a sans doute également été u (...)
- 4 Ce texte est apparu pour la première fois dans une traduction française dans Arts 667, le 23 avril (...)
- 5 La source, qui repose sur un scénario écrit par Ulla Isaksson, adapte la ballade médiévale suédoise (...)
1Au début du Septième Sceau d’Ingmar Bergman, le chevalier Antonius Block pose la question suivante au personnage de la mort : « Tu joues aux échecs, n’est-ce pas1 ? » Nous connaissons tous les célèbres scènes qui suivent où le chevalier affronte la Mort dans un jeu d’échecs dans lequel celle-ci remporte la victoire. Mais avant d’entreprendre ce jeu, la Mort demande au chevalier comment celui-ci pouvait savoir qu’elle jouait aux échecs. Antonius Block lui répond : « Ah ! Je l’ai vu sur les peintures, et entendu dans les chansons2. » La réponse est significative pour comprendre le rapport entre Bergman et le Moyen Âge : c’est dans la peinture et dans les chansons médiévales que Bergman puise son inspiration pour mettre en scène le Moyen Âge. Dans le cas du Septième Sceau, les scènes du jeu d’échecs entre le chevalier et la Mort sont inspirées d’une peinture d’Albertus Pictor, réalisée au xve siècle dans l’église de Täby, près de Stockholm3. Dans un commentaire du film, Bergman raconte comment il voyageait avec son père en Suède lorsqu’il était petit. Son père était prêtre et l’emmenait souvent dans de nouvelles églises. C’est ainsi que Bergman a été initié à la peinture médiévale. Il décrit comment il découvrait un monde nouveau sur le mur de ces églises, un monde qui l’a touché profondément et qu’il a voulu revisiter avec Le Septième Sceau. Il écrit : « Mon but a été de peindre comme le peintre du Moyen Âge, avec le même engagement objectif, la même sensibilité et la même joie4. » Il a également confié que c’était en écoutant les Carmina Burana de Carl Orff qu’il s’est enfin décidé à faire ce film. Dans l’autre film de Bergman qui se déroule au Moyen Âge, La Source, Bergman a trouvé sa matière dans une chanson médiévale suédoise – une ballade5.
2Bergman ne s’inspire pas seulement du peintre Albertus Pictor, il en fait un véritable personnage : dans Le Septième Sceau, le peintre Pictor, en train de peindre La Danse macabre, apparaît justement dans une scène à l’église, faisant la rencontre de l’écuyer Jöns. Lorsque Jöns demande à Pictor pourquoi il peint cette danse, Pictor lui répond : « Je pense qu’il faut rappeler aux gens qu’ils doivent mourir. » Cette réponse du peintre semble illustrer ce que Bergman associe avant tout au Moyen Âge : la mort. En effet, même si la mort reste une thématique centrale dans toute l’œuvre bergmanienne, elle est le sujet principal dans La Source et Le Septième Sceau. Constatons donc deux choses : Bergman connaît le Moyen Âge à travers la peinture et les chansons médiévales, et il l’utilise comme décor afin d’explorer la thématique de la mort.
3Avant de réaliser Le Septième Sceau en 1956, Bergman a écrit et mis en scène une pièce de théâtre qu’il a nommé Peinture sur bois. Cette pièce, jouée pour la première fois en 1954, fonctionne comme une première version du film. Dans Peinture sur bois, le chevalier ne joue jamais aux échecs contre la Mort, mais La Danse macabre, peinte par le personnage de Pictor dans le film, y tient un rôle tout à fait essentiel. On se propose de relire cette pièce qui marque la première rencontre sur scène entre Bergman et le Moyen Âge, et de voir comment elle fut reçue par la critique.
4Peinture sur bois est une pièce en un acte qui décrit le retour en Suède d’un chevalier et de son écuyer après les croisades. Au centre de l’action on trouve la Peste qui leur parle de la mort. Dans son argument général, la pièce de théâtre ne semble pas se distinguer du Septième Sceau. Cependant, à la différence du film, la Mort n’y est pas un personnage, mais y joue le rôle du narrateur. De plus, alors que l’écuyer Jöns occupe une place plus importante que dans le film, celle du chevalier est fortement limitée. On peut également noter que le personnage de Maria (ou Mia) est plus explicitement associé à la Vierge Marie, et que son mari, appelé Jof dans le film, n’apparaît jamais dans la pièce. Enfin, en ce qui concerne la sorcière, son rôle est bien plus développé dans la pièce.
5C’est le narrateur qui introduit la pièce en précisant dès les premiers mots l’origine de celle-ci dans la peinture médiévale. Il dit :
- 6 Les citations de Peinture sur bois suivent Svenska radiopjäser. 1954 / författarpresentationer av C (...)
Dans une église au sud de la Suède, j’ai vu le sujet de notre pièce peint sur le bois du mur juste à droite du porche. La peinture date du xive siècle et elle est inspirée de la peste qui en ce temps-là ravageait ces régions. L’artiste en est inconnu. Ainsi j’ai appelé ma pièce « Peinture sur bois ». Elle suit à peu près l’histoire contée par le peintre. Celle-ci commence près des petites fenêtres du porche où le soleil baigne de ses rayons un paysage encore vert, et elle se termine quatre mètres plus loin dans le coin sombre, où se déroulent les derniers événements dans une aube blafarde et pluvieuse6…
La peinture à laquelle Bergman fait ici référence est inconnue.
6À l’origine, Bergman a écrit Peinture sur bois comme exercice pour ses étudiants à l’école de théâtre de Malmö. En 1954, la pièce fut jouée à la radio suédoise : Bergman était à la fois le réalisateur et celui qui jouait le rôle du narrateur. En 1955, une version légèrement modifiée de la pièce a été jouée au théâtre de Malmö, elle aussi mise en scène par Bergman. Elle a ensuite été produite au théâtre royal de Stockholm la même année, mais cette fois-ci dans la mise en scène de Bengt Ekerot. En 1963, donc sept ans après Le Septième Sceau, apparaît une version télévisée de la pièce, également mise en scène par un autre metteur en scène que Bergman. La pièce a aussi été jouée plusieurs fois à l’étranger, par exemple en France en 1959.
- 7 Notre traduction de Margareta Sjögren, « Trämålning », Svenska Dagbladet, le 23 septembre 1954, p. (...)
7La production radio de Peinture sur bois a été mal reçue par la critique, qui a considéré l’œuvre comme étant décousue et trop théâtrale. Les critiques se sont portées sur la prestation de la sorcière, dont on a trouvé qu’elle sur-jouait. Le rôle tenu par Bergman lui-même, en tant que narrateur, a également été critiqué. La mise en scène du Moyen Âge a, par ailleurs, peu intéressé les critiques. L’un d’entre eux se contente de constater que « le fil de l’histoire est aussi vague et les rebonds aussi brusques que sur les peintures ayant inspiré Ingmar Bergman7 ».
8Lorsque Peinture sur bois, une année après, est jouée dans le théâtre de Malmö, les réactions sont tout à fait différentes : la pièce reçoit de très bonnes critiques. Celles-ci s’accordent sur la maîtrise de la langue par Bergman, et mettent en avant la beauté de la mise en scène due à la présence de couleurs fortes, de bleu foncé, de rouge feu et de noir, et à la réussite de l’éclairage. La représentation s’ouvrait sur une scène où les acteurs étaient immobilisés, dessinant des silhouettes d’hommes médiévaux qui rappelaient un tableau. On loua l’humour de la pièce, décrit à la fois comme burlesque et macabre. L’actrice Nine-Christine Jönsson, qui jouait la sorcière, fut encensée par la critique.
9Lorsque Peinture sur bois est jouée à Stockholm la même année, cette fois-ci mis en scène par Bengt Ekerot, les critiques restent très positives. De nouveau, la pièce est présentée comme une traduction d’une peinture médiévale.
- 8 Gunnar Falk, « Trämålning som kyrkospel », Svenska dagbladet, le 23 avril 1963, p. 16.
10L’adaptation télévisuelle de la pièce en 1963 dans une mise en scène de Lennart Olsson, n’obtient pas, en revanche, les faveurs des critiques. Le journaliste Gunnar Falk s’oppose au fait que la pièce soit filmée dans une église. Même si Bergman avait trouvé sa source d’inspiration dans une peinture d’église, Falk ne considère pas l’autel comme le lieu approprié pour une scène de théâtre8.
- 9 Notre traduction de Margareta Sjögren, « Ingmar Bergman predikar », Svenska Dagbladet, le 17 septem (...)
11En résumé, comment comprendre la manière dont les critiques ont considéré le médiéval de la pièce de Bergman ? D’abord, si l’on étudie la réception de Peinture sur bois depuis sa première mise en scène, on constate que la notion de « naïveté » est récurrente. La pièce est régulièrement décrite comme étant aussi naïve que les sources d’inspiration de Bergman. Par exemple, Margareta Sjögren constate que la mise en scène d’Ekerot est « aussi sommairement et naïvement structurée que les peintures murales médiévales dans une église à Småland, qui ont, selon l’auteur, été la source d’inspiration9 ». De la même manière Le Septième Sceau a été décrit comme naïf. Notons par exemple le commentaire suivant d’Éric Rohmer :
- 10 Éric Rohmer, Arts, le 29 avril 1958.
Il y a certes de la naïveté dans cette allégorie, mais il y en a dans toutes les fables. C’est la naïveté propre aux grandes périodes de l’art – ici le Moyen Âge – dont Bergman a su retrouver la saveur sans l’adultérer par aucun pédantisme, grâce à l’art incomparable qu’il possède de transposer en termes cinématographique les motifs que lui fournit l’iconographie dont il s’inspire10.
La langue, les expressions et les couleurs mises en scène par Bergman dans Peinture sur bois ainsi que dans Le Septième Sceau peuvent sans doute être considérées comme « naïves », ainsi que la composition de la pièce, plus exactement, comme à la fois condensées et stylisées. Mais il semble que c’est avant tout dans le choix du Moyen Âge comme époque représentée que les critiques des années cinquante voient la naïveté. Dans la peinture médiévale, Bergman voit apparaître des personnages de théâtre bien définis, tels que le chevalier, la sorcière, la Vierge Marie, l’acteur ou la Mort. Ce sont ces figures, souvent allégoriques, « naïves » selon les critiques des années cinquante, que Bergman voulait explorer et non le Moyen Âge en soi. Le monde médiéval devient pour Bergman une façon d’explorer la mort sans que cette exploration soit trop marquée par la complexité de l’époque contemporaine. On pourrait, peut-être, voir là une certaine naïveté.
- 11 Notre traduction de P.G. Petterson, « PGP besöker Malmö », Aftonbladet, le 22 mars 1955 (en trämåln (...)
- 12 Notre traduction de Ivar Harrie, « Skånsk hemslöjd i Malmö », Expressen, le 19 mars 1955, p. 4.
- 13 Notre traduction de Allan Bergstrand, « Tre enaktare », Arbetet, le 19 mars 1955, p. 6.
- 14 Notre traduction de Jarl W. Donnér, « Enaktare på Intiman », Skånska Dagbladet, le 19 mars 1955, p. (...)
12Ensuite, il est intéressant de remarquer que les critiques utilisent le mot « traduction » pour faire référence au travail de Bergman. P.G. Pettersson parle d’une : « peinture sur bois traduite en peinture de mots11 » et Ivar Harrie constate : « il a voulu traduire l’ambiance dans une peinture d’église du xive siècle et avec le motif récurrent du xive siècle, la danse macabre, en langue théâtrale moderne12 ». Allan Bergstrand, quant à lui, considère la pièce comme : « une paraphrase dramatique d’une peinture d’église médiévale13 ». Selon Jarl W. Donnér, « Peinture sur bois est une vision théâtrale moderne en habit médiéval14 ». Dans tous ces commentaires, le Moyen Âge est, par ce biais, associé à la modernité : l’enjeu est de traduire – ou de paraphraser – une peinture médiévale en langue et expression moderne. La pièce de Bergman est en ce sens décrite comme un exemple du nouveau théâtre, marqué par le désordre et opposé au réalisme. L’inspiration puisée dans la peinture médiévale est alors considérée comme un élément ayant permis au réalisateur de renouveler son genre.
13Mais que signifie « traduire » une peinture médiévale en pièce de théâtre ? Dans Peinture sur bois, le narrateur affirme que la pièce « suit à peu près l’histoire contée par le peintre ». Un tel constat n’existe pas dans Le Septième Sceau, ce qui souligne une différence fondamentale entre le film et la pièce qui porte sur la façon de rendre le médiéval. Peinture sur bois se veut être la mise en scène d’une peinture, tandis que Le Septième Sceau emprunte seulement des motifs de l’art médiéval. Même si nous ne connaissons pas la peinture à laquelle Bergman fait référence dans la pièce, il est évident que son approche vis-à-vis des sources médiévales n’y est pas la même que dans le film.
14Dans Peinture sur bois, nous assistons au défilé d’une série de personnages que rencontrent le chevalier et son écuyer. Chaque personnage rentre en scène pour raconter son histoire et ensuite se retire et laisse la place au suivant. La pièce se clôt quand tout le monde a ainsi fait son entrée, laissant « le grand Seigneur » inviter tout le monde à la danse macabre. La composition de la pièce est fortement stylisée : nous faisons la connaissance des personnages un par un dans une suite de dialogues avec l’écuyer. Si Bergman, dans sa mise en scène de la pièce à Malmö, a choisi d’introduire le jeu avec la silhouette de tous les acteurs immobilisés, ce dispositif permet de suggérer la suite de la pièce et d’en annoncer l’enjeu et le projet. Comme le signale le narrateur, Bergman tente de mettre en scène une peinture médiévale. Le résultat doit être aussi figé que son original.
15Dans Le Septième Sceau, il n’est jamais question de traduire une peinture de la même façon que dans la pièce de théâtre. Même si Bergman a trouvé l’inspiration de la scène du jeu d’échecs entre le chevalier et la Mort dans la peinture d’Albertus Pictor, ce n’est pas cette peinture qu’il essaye de mettre en scène. Il s’en sert seulement comme d’une image parmi d’autres à intégrer dans son film, ce dernier ne tentant pas de « traduire » la peinture médiévale. D’ailleurs, en faisant du peintre un personnage à part entière dans le film, ce qui n’est pas le cas dans la pièce de théâtre, Bergman prend de la distance vis-à-vis du travail du peintre en s’interrogeant sur le travail de celui-ci. Tandis que Peinture sur bois prend la forme d’une peinture médiévale sur scène, Le Septième Sceau intègre des motifs médiévaux dans un récit qui est tout sauf figé.
16Alors que le film est ainsi indépendant par rapport à ses origines médiévales, Peinture sur bois, ressemblant à une traduction au sens large du terme, s’interroge davantage sur son propre genre : le théâtre. On peut se rappeler du couple dans Le Septième Sceau, dont la femme a eu une aventure amoureuse avec un acteur. En tentant de se faire pardonner par son époux, elle décrit l’acteur de la manière suivante : « Tu sais comment il est ? Tout est faux, la barbe, les dents, les sourires, des phrases apprises. Il est complètement creux ! » La scène est également à retrouver dans la pièce, mais plus d’ampleur est cette fois-ci accordée à la fausseté de l’acteur :
Messieurs, comprenez-moi. Quand il venait me chuchoter de belles paroles à l’oreille, je ne savais pas alors que c’était des répliques de son répertoire. Quand il m’a embrassée la première fois, je ne me doutais pas alors que cette scène avait été répétée devant le directeur sévère du théâtre ou devant quelque miroir poussiéreux. Quand sa barbe me chatouillait si doucement, je ne savais pas alors que c’était une fausse barbe ; son sourire est une rangée de fausses dents de plus en plus gâtées vers le fond de sa bouche. Ses parfums, ils les a volés, ses chansons, il les a chipées ; ses gestes, il les a vu faire par quelqu’un d’autre auparavant. Messieurs ! Peut-on vraiment dire que l’acteur soit un être vivant comme nous autres ?
Ainsi, le choix du genre théâtral est extrêmement important. La « naïveté » de la pièce concerne la composition et les figures stylisées, mais la peinture médiévale traduite par Bergman contient également une interrogation sur son genre qui est tout sauf naïve. On l’a dit, l’art médiéval fournit à Bergman un ensemble de personnages qui lui permettent d’explorer sur scène la thématique de la mort. Mais derrière cette interrogation s’en cache une autre, plus subtile mais tout aussi importante : qu’est-ce que le théâtre ? Peinture sur bois ne propose donc pas seulement une traduction de la peinture médiévale, mais également une réflexion sur le sens de son propre genre.
17Si nous nous souvenons que Bergman a d’abord écrit cette pièce pour ses étudiants, cette double fonction prend tout son sens : dans un même mouvement la pièce offre aux jeunes acteurs une galerie de personnages curieux à explorer et elle propose une réflexion sur ce que c’est qu’être acteur.
NOTES
1 Les citations dans cet article du Septième Sceau suivent Le septième sceau : dialogues français et suédois / Ingmar Bergman, Paris, L’Avant-Scène Cinéma, 1992. Les traductions du Septième Sceau sont celles de Margareta Hansson-Haïm, publiées dans le même volume. Pour une étude de la célèbre scène du jeu d’échecs, voir Maaret Koskinen, « Chess in Film : From Hollywood to Ingmar Bergman », dans Chess and Allegory in the Middle Ages : A Collection of Essays, éd., Olle Ferm et Volker Honemann, Stockholm, Runica et Mediævalia, 2005, p. 17-30.
2 Åh, jag har ju sett det på målningar och hört det i visorna.
3 La célèbre gravure d’Albert Dürer, Le Chevalier, la Mort et le Diable, a sans doute également été une source d’inspiration.
4 Ce texte est apparu pour la première fois dans une traduction française dans Arts 667, le 23 avril 1958. Nous le reprenons tel qu’il a été reproduit par Jacques Siclier, Ingmar Bergman, Paris, éd., Universitaires, 1960, p. 119.
5 La source, qui repose sur un scénario écrit par Ulla Isaksson, adapte la ballade médiévale suédoise Herr Töres döttrar.
6 Les citations de Peinture sur bois suivent Svenska radiopjäser. 1954 / författarpresentationer av Claes Hoogland, Stockholm, Sveriges radio, 1954, p. 12-28. Les traductions de Peinture sur bois dans cet article sont celles de Catherine et Ulf Ekeram, publiées dans L’Avant-Scène : le journal du théâtre 199 – 43, 1959, p. 37-41.
7 Notre traduction de Margareta Sjögren, « Trämålning », Svenska Dagbladet, le 23 septembre 1954, p. 13.
8 Gunnar Falk, « Trämålning som kyrkospel », Svenska dagbladet, le 23 avril 1963, p. 16.
9 Notre traduction de Margareta Sjögren, « Ingmar Bergman predikar », Svenska Dagbladet, le 17 septembre 1955, p. 14.
10 Éric Rohmer, Arts, le 29 avril 1958.
11 Notre traduction de P.G. Petterson, « PGP besöker Malmö », Aftonbladet, le 22 mars 1955 (en trämålning översatt till ordmålning).
12 Notre traduction de Ivar Harrie, « Skånsk hemslöjd i Malmö », Expressen, le 19 mars 1955, p. 4.
13 Notre traduction de Allan Bergstrand, « Tre enaktare », Arbetet, le 19 mars 1955, p. 6.
14 Notre traduction de Jarl W. Donnér, « Enaktare på Intiman », Skånska Dagbladet, le 19 mars 1955, p. 4.
© Presses universitaires de Provence, 2014
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LA MORT D'INGMAR BERGMAN, CINÉASTE DE LA CONDITION HUMAINE
Le metteur en scène suédois est décédé à l'âge de 89 ans • Il a réalisé une quarantaine de films dans lesquels il a mis en lumière le tragique de la condition humaine •
(Liberation.fr/AFP)
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