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L'HISTOIRE
« Note de service : Walter Neff à Barton Keys, chef du contentieux. Los Angeles, 16 juillet 1938. Mon cher Keys, tu appelleras surement ça une confession. Je n’aime pas ce mot. Je veux juste te raconter. Ca s’est passé sous ton nez et tu n’as rien vu. Tu crois flairer les arnaques à l’assurance comme personne ? Peut-être bien mais regardons l’affaire Dietrichson. Accident. Double indemnité. Tes premières conclusions n’étaient pas mauvaises. Ce n’était pas un accident. OK ! Ce n’était pas un suicide. OK ! C’était un assassinat. OK ! Tu pensais avoir tout résolu. Emballez, c’est pesé avec un joli ruban rose. Tout était parfait sauf que tu as fait une erreur. Une toute petite erreur. Tu t’es trompé d’assassin. Tu veux savoir qui a tué Dietrichson ? N’avale pas ton mauvais cigare. C’est moi qui l’ai tué. Moi, Walter Neff, courtier en assurances, 35 ans, célibataire, pas de cicatrices... jusqu’à récemment. Oui je l’ai tué. Pour de l’argent et pour une femme. Je n’ai pas eu l’argent... et je n’ai pas eu la femme. Bien joué, non ? Tout a commencé en mai dernier... vers la fin mai. J’étais allé livrer une police d’assurance. Sur le retour, j’ai repensé à un client, une police auto. Je suis allé y faire un saut. C’était une de ces maisons espagnoles dont on raffolait il y a 15 ans. Elle avait dû coûter 30 000 dollars à quelqu’un, s’il avait fini de la payer... »
ANALYSE ET CRITIQUE
Ce monologue qui ouvre Double Indemnity, c’est donc celui de l’agent d’assurances Walter Neff qui, mortellement blessé par une balle dans le corps et ayant péniblement réussi à regagner son bureau, se met au dictaphone pour y enregistrer sa confession. A partir de ces seules cinq premières minutes qui constituent le prologue, il serait presque possible d’étudier le film dans son intégralité par une explication de texte et une analyse filmique et, à travers ceux-ci, faire ressortir les principaux éléments constitutifs du Film noir (mystère, atmosphère nocturne, fatalisme prégnant, ambiance tragique et mortifère...) ainsi que les bouleversements et les évolutions que Double Indemnity lui a apporté. Car le troisième film de Billy Wilder change radicalement la donne et, comme Le Faucon maltais (The Maltese Falcon) de John Huston trois ans auparavant, fait véritablement repartir le genre sur de nouvelles bases, lui ouvrant des espaces narratifs encore inexplorés et ô combien passionnants ! Depuis, le film noir l’a repris à son compte des milliers de fois mais - avec Citizen Kane dans un autre registre - c’est vraiment Assurance sur la mort qui a lancé la mode de la voix off et du flash-back pour briser la linéarité du récit policier et du suspense. Suspense qui ne repose plus désormais forcément sur l’identité du coupable (puisque nous le connaissons, ainsi que son échec final dès les premières minutes par l’intermédiaire du soliloque recopié ci-dessus) mais sur le pourquoi et le comment de l’assassinat. Sachant dès le départ qu’il y a eu un crime, qui a tué et qui a été tué, il était difficile d’imaginer que nous aurions encore énormément de coups de théâtre à nous mettre sous la dent.
C’était sans compter sur ce brillant exemple de narration, cette mécanique hors pair et parfaitement huilée que nous avaient concoctée Billy Wilder et Raymond Chandler d’après un roman sulfureux de James Cain, lui-même tiré d’un banal fait divers, l’assassinat en 1927 à New York d’un homme par son épouse et l’amant de celle-ci. Billy Wilder avait comme ambition d’arriver à concurrencer celui qu’on appelait déjà le "maître du suspense" et à se hisser à son niveau ; Alfred Hitchcock lui-même a avoué après avoir vu son film qu’il avait parfaitement gagné son pari, ne tarissant pas d’éloges sur cette œuvre. On peut même avancer, sans vouloir choquer les admirateurs de Hitchcock (dont je fais partie), que Billy Wilder fait ici jeu égal avec lui concernant la "direction de spectateurs". En effet, malgré le désamorçage du suspense avant même que l’intrigue ait réellement débuté et le sentiment d’inéluctabilité qui s’impose d’emblée, le scénario demeure assez puissant pour nous faire croire l’espace de quelques séquences que le destin pourra néanmoins en être autrement. Pour preuve supplémentaire, malgré l’immoralité et la "froideur mécanique" du couple meurtrier, on désire presque parfois qu’ils réussissent non seulement à accomplir leur méfait mais aussi à s’en sortir ; voir l’exemple mille fois pillé par la suite de la voiture qui ne veut pas démarrer à un moment pourtant crucial. A cet instant, notre respiration demeure suspendue et nous souhaitons fortement que le moteur vienne à repartir car, il faut se rendre à l’évidence, nous éprouvons une certaine empathie pour ces "amants diaboliques" liés par l’argent et les sens ! Double Indemnity n’est donc pas qu’un simple exercice de style puisqu’il arrive à faire prendre chair à de vulgaires tueurs sans scrupules.
Et assurément, Assurance sur la mort est bien plus qu’un remarquable suspense parfaitement maîtrisé. C’est aussi le récit d’un crime par son assassin, d’un duel d’intelligence entre celui-ci et l’enquêteur (qui n’est autre que l’un de ses supérieurs) et le portrait d’une nouvelle sorte de meurtrier qui bouleverse les préjugés d’alors : un Américain moyen à l’aspect plutôt terne mais néanmoins assez beau gosse, sorte de gendre idéal, a priori sympathique. Un meurtrier d’une incroyable roublardise motivé par le sexe (la femme fatale), l’argent facile et l’ambition d’arriver à arnaquer les assurances pour lesquelles il travaille, pensant en connaître tous les rouages. Bref, une volonté pour Neff de vivre aisément sans plus travailler, et pour le film d’échapper au style glamour de la production hollywoodienne de l’époque par la description réaliste (façon fait divers étalés à la une des quotidiens), ironique et désenchantée d’une descente aux enfers à l’inexorable déroulement et à l’issue fatale écrite par avance en gros caractères.
Par son récit, véritable plaidoyer adressé à Keys et au spectateur pour essayer d’apaiser sa conscience en justifiant ses actes par des circonstances atténuantes, Neff tente de faire reposer la responsabilité principale de son méfait sur les épaules de Phyllis, sa compagne meurtrière. C’est là que nous entrevoyons toute la captivante ambigüité de l’utilisation de la voix off, ici parfois démentie et contredite par les images de la réalité (plus tard, Stanley Kubrick l’utilisera de la même manière dans Barry Lyndon mais en sens inverse, l’ironie étant cette fois du côté de la voix off). Nous nous rendons ainsi vite compte qu’il ne s’agit pas tout à fait d’un crime sous influence de la passion (Neff est trop cynique pour se faire entièrement "manipuler" de la sorte) mais que l’implication de Neff dans le crime est au moins aussi forte que celle de sa future amante, qui lui a soumis elle-même l’idée du meurtre, de son déroulement et les bienfaits qui en découleraient. La sensualité animale de l’apparition de Phyllis, nue drapée d’une serviette éponge, et l’érotisme bestial qui se dégage de tout son être, avec pour attributs son bracelet de cheville, son parfum de chèvrefeuille et sa blondeur vulgaire, ont certainement accéléré le processus dans son esprit mais on peut raisonnablement penser que Neff avait déjà cogité l’idée auparavant, attendant une opportunité qui s’est justement fait jour avec la rencontre de cette femme malheureuse en ménage, malade de jalousie envers sa belle-fille et outrageusement attirante.
Il est évident que pour rendre crédible ce couple maudit et novateur pour l’époque, il allait falloir que les interprètes n’aient pas peur de casser leur image. Après que Wilder a proposé le rôle de Neff à Fred MacMurray, que celui-ci avait refusé de peur de perdre le capital sympathie qu’il avait auprès de son public habitué à le voir dans de "gentilles" comédies sans prétention, George Raft et Alan Ladd repoussent la proposition à leur tour. Wilder décida alors de revenir à la charge auprès de Fred MacMurray, qu'il harcela jusqu'à ce que ce dernier finisse par accepter, persuadé que la Paramount s'opposerait à ce choix qui était pour lui un véritable contre-emploi. Mais les dirigeants du studio, qui le trouvaient depuis quelques mois très irritable et trop présomptueux, l’entérinèrent, pensant ainsi lui donner une leçon en faisant fléchir sa cote d’amour. Quelques années plus tard, l’acteur dira à propos de Double Indemnity : « Je n'avais jamais pensé que ce serait le meilleur film de ma carrière ! » Il sera pourtant aussi remarquable dans un autre "polar" assez similaire dont on parle malheureusement très peu mais qui s’avère l'un des sommets du film noir romantique, le poignant Du plomb pour l’inspecteur (Pushover) du méconnu Richard Quine, dans lequel il avait pour partenaire la toute jeune Kim Novak. Au départ, Assurance sur la mort devait se terminer par l’exécution du personnage de Neff dans une chambre à gaz. D’ailleurs, pour 150 000 dollars, ces séquences furent mises en boîte et il en existe de nombreuses photos de tournage. Mais les patrons du studio trouvèrent que cela aurait été une fin trop dure pour un personnage certes "monstrueux" mais néanmoins séduisant. Billy Wilder approuva.
Bien leur en a pris puisqu’il est difficile d’imaginer une scène aussi poignante que le final actuel, au cours duquel toute la charge émotionnelle retenue depuis le début du film se déverse d’un coup mais tout en sobriété, la très forte amitié qui lie le criminel et l’enquêteur se voyant entérinée et renforcée. Alors que, grièvement blessé, Neff n’arrive plus à allumer sa (dernière ?) cigarette, Keys sort de sa poche et lui tend une allumette (situation inverse de celles que l’on avait vues jusqu’à présent) sans rien lui dire ; sur quoi Neff lui lance un « I Love you to » très touchant. Keys, une sorte de figure paternelle à la loyauté exemplaire, un homme d’une grande intégrité que Neff respecte par-dessus tout mais dont il a trahi la confiance en croyant pouvoir rivaliser avec son flair pour le "doubler". Edward G. Robinson est parfait dans la peau du personnage le plus humain du film, celui qui, avec l’aide du "petit homme" qui est en lui (« My Little Man tells me »), résout toutes les fraudes aux assurances. Quant au rôle principal féminin, Billy Wilder et son producteur Joseph Sistrom pensèrent immédiatement à Barbara Stanwyck. Wilder la connaissait déjà un peu puisque, alors qu’il était scénariste, il lui avait écrit un personnage magnifique pour le Boule de feu (Ball of Fire) de Howard Hawks. Héroïne de tant de drames et de comédies, la future inoubliable Jessica Drummond, Walkyrie des Quarante tueurs de Samuel Fuller, faillit elle aussi ne pas accepter, craignant de ruiner sa carrière en interprétant une criminelle immorale et perverse. Mais Wilder fit le forcing et la voici transformée en une illustre Phyllis, modèle de tant de femmes fatales à venir. Avec sa perruque blonde, ses lunettes noires, son pull angora, ses pantoufles à frou-frou surmontées du fameux bracelet de chevilles, elle est sidérante en garce ambitieuse, jalouse, sensuelle, mesquine, cupide, se servant de tous les artifices de la séduction triviale pour que son complice poursuive son idée jusqu’au bout et sans faillir.
Mais si l’on est arrivés à se passionner pour cette galerie de personnages pas forcément recommandables, c’est, outre la mise en scène suprêmement élégante de Billy Wilder, la superbe photographie très contrastée de John Seitz (qui lancera à l’occasion la mode de l’éclairage découpant la lumière à travers des stores vénitiens) et la merveilleuse partition aux accents funèbres de Miklos Rozsa, grâce au scénario et aux dialogues d’un géant de la littérature policière qui effectuait à cette occasion son premier travail pour Hollywood : Raymond Chandler, auteur entre autres des célèbres Le Grand sommeil, Adieu ma jolie ou La Dame du lac, créateur du détective Philip Marlowe. Trouvant l’histoire trop glauque, Charles Brackett, scénariste attitré de Wilder, avait préféré décliner l’offre et céder la place à l’écrivain. « C’était un ancien alcoolique. Nous avions des disputes parce qu’il ne connaissait pas le cinéma mais quand on en venait à l’atmosphère, à la caractérisation et aux dialogues, il était extraordinaire » dira de Chandler le réalisateur. En effet, parce qu'ils étaient trop différents de caractère, leur collaboration fut orageuse et les deux hommes se sont quittés en se détestant cordialement après quatre mois enfermés dans les studios de la Paramount. « Les semaines que j’ai passées avec Billy Wilder ont été les pires de ma vie » déclarera Chandler, qui ne sera pas plus heureux avec Hitchcock pour lequel il écrira L’Inconnu du Nord Express (Strangers on a Train). Que cela se soit mal passé entre Wilder et Chandler, peu importe ! Le résultat est là : Assurance sur la mort est un sommet dans l’art de la narration cinématographique, doté de dialogues extraordinaires entre crudité et poésie macabre : « Suddenly it came over me that everything would go wrong. It sounds crazy, Keyes, but it's true, so help me. I couldn't hear my own footsteps. It was the walk of a dead man. »
Nommé sept fois aux Oscars, Assurance sur la mort se verra passer devant à chaque fois par une comédie de Leo McCarey : La Route semée d’étoiles (Going My Way). Avec le recul, l’injustice est flagrante mais l'essentiel demeure que le troisième film de Wilder, celui qui le consacre définitivement et le fait entrer dans la cour des grands, soit aujourd’hui reconnu à juste titre comme l’un des plus beaux films noirs de l’histoire du cinéma. Le magnifique double DVD qui nous est aujourd’hui offert par Carlotta lui rend un bel hommage.
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DOUBLE INDEMNITY (Assurance sur la mort) – Billy Wilder (1944)
Billy Wilder choisit donc deux vedettes à contre-emploi. Barbara Stanwyck, l’héroïne volontaire et positive de tant de drames réalistes – et même de comédies – va incarner une tueuse, et Fred MacMurray, acteur sympathique et nonchalant par excellence, va se retrouver dans la peau d’un criminel.
L’histoire : Grièvement blessé, Walter Neff (Fred MacMurray) confie et confesse au dictaphone le drame dont il a été l’acteur… Plusieurs mois, plus tôt, Neff, agent d’assurances de la compagnie Pacific All-Risk, avait fait la connaissance de Phyllis Dietrichson (Barbara Stanwyck), une femme blonde et volontaire dont le charme l’avait séduit. Phyllis fait signer une assurance vie à son mari pour un montant de cinquante mille dollars. En cas de mort accidentelle, la prime sera doublée. Phyllis et Neff, devenu son complice et son amant, mettent alors au point un plan diabolique. Neff se fait passer pour Mr. Dietrichson (Tom Powers) afin de se forger un alibi, puis assassine le mari de sa maîtresse. Lola (Jean Heather ), la fille de Dietrichson, soupçonne Phyllis d’avoir tué la première femme de son père. Barton Keyes (Edward G. Robinson) enquête pour le compte de la compagnie et flaire vite l’éventualité d’une fraude. De son côté, Phyllis trompe Neff avec Nino Zachetti (Byron Barr). Neff décide d’éliminer Phyllis. Il l’abat, mais la jeune femme le blesse – mortellement – avant que Neff avoue tout au dictaphone…
Le film s’inspire d’un fait divers criminel authentique, l’assassinat en 1927, à New York, d’Albert Snyder par sa femme Ruth, aidée de Judd Crey, l’amant de celle-ci. Billy Wilder pensa tout d’abord à Alan Ladd et à George Raft pour interpréter Walter Neff. « J’ai eu, racontait-il, beaucoup de difficultés pour trouver un acteur. À cette époque, aucun de ceux qui étaient connus n’osait jouer un meurtrier. Lorsque j’ai raconté l’histoire à George Raft, il m’a dit qu’il voulait bien jouer le rôle si on découvrait, à la fin, que le personnage était en réalité un agent du FBI, ce qui lui permettrait d’arrêter sa maîtresse. » [Le film noir – Patrick Brion – Editions de la La Martinière (2004) / Film Noir 100 All-Time Favorites – Paul Duncan, Jürgen Müller – Edition Taschen – (2013)]
Barbara Stanwyck fut, elle aussi, troublée par la proposition que lui fit Wilder d’incarner Phyllis, celle qui est directement responsable du drame. « Lorsque Billy Wilder me donna, dit-elle, le scénario de Double lndemnity et que je l’eus terminé, je pensais que je n’avais jamais joué une telle meurtrière. J’avais incarné des mauvaises femmes mais jamais aussi totalement criminelles. Le fait que ce soit un personnage antipathique m’a fait peur et, lorsque je revins dans son bureau, je lui dis : « J’aime beaucoup le scénario et je vous aime beaucoup mais je suis un peu inquiète à l’idée de jouer, après tant d’héroïnes, une telle criminelle de sang-froid.» Monsieur Wilder – avec raison – me regarda et me demanda : «Vous êtes une souris ou une actrice ? » Je lui répondis : « J’espère être une actrice – Alors, acceptez le rôle », me dit-il. C’est ce que j’ai fait et je lui en suis très reconnaissant. » [Le film noir – Patrick Brion – Editions de la La Martinière (2004) / Film Noir 100 All-Time Favorites – Paul Duncan, Jürgen Müller – Edition Taschen – (2013)]
Plutôt que de faire appel à son vieux complice Charles Brackett avec qui il avait travaillé pour Ernst Lubitsch, Mitchell Leisen et Howard Hawks, Wilder décide de confier l’adaptation à un auteur de romans policiers Raymond Chandler. « Pour Double lndemnity, j’ai travaillé avec Chandler. Il était fou. Jo Sistrom, le producteur, m’a apporté cette nouvelle de James Cain qu’il avait écrite pour le magazine Liberty, après Le Facteur sonne toujours deux fois, dont les droits appartenaient à la Metro qui ne l’avait pas encore tourné. C’était audacieux de faire du héros et de l’héroïne des criminels, car on n’y avait jamais pensé. Je voulais que Cain travaille avec moi au scénario, mais il écrivait un scénario pour la Fox, avec Fritz Lang, je crois que c’était Western Union. Sistrom suggéra Chandler, qui n’était pas vraiment connu à l’époque ; c’était un Anglais vivant à Hollywood qui situait ses histoires à Los Angeles. C’était aussi un ancien alcoolique. Nous avions des disputes parce qu’il ne connaissait pas le cinéma, mais quand on en venait à l’atmosphère, à la caractérisation et aux dialogues, il était extraordinaire. Il ne m’aimait pas beaucoup parce que je voulais le forcer à se discipliner. C’était un poète, un géant de ce genre de littérature ; mais voilà, il y a des gens avec qui vous travaillez dans la joie, vous montez sur les meubles, vous vous embrassez, et d’autres avec qui c’est plus difficile : c’était le cas avec Chandler. [Le film noir – Patrick Brion – Editions de la La Martinière (2004) / Film Noir 100 All-Time Favorites – Paul Duncan, Jürgen Müller – Edition Taschen – (2013)]
Cette collaboration entre Wilder et Chandler se révélera aussi orageuse que profitable, le romancier écrivant à Hamish Hamilton, le 10 novembre 1950 : « Ce travail avec Billy Wilder sur Double Indemnity a été atroce et aura sans doute abrégé ma vie, mais j’y ai appris à peu près autant que j’étais capable d’apprendre, ce qui ne fait pas beaucoup. Comme tous les écrivains, ou presque tous, qui vont à Hollywood, j’étais persuadé au début qu’il devait exister une méthode pour travailler dans le cinéma sans complètement gâcher le talent littéraire que l’on se trouve posséder. Mais, comme d’autres avant moi, j’ai découvert que c’était un rêve. Trop de gens ont trop parlé du travail de l’écrivain. Ce travail cesse d’être le sien. Et au bout d’un moment il cesse de s’en soucier. Il a de brèves flambées d’enthousiasme, mais elles s’éteignent avant de s’épanouir. Des gens qui ne savent pas écrire lui disent comment s’y prendre, Il rencontre des gens intelligents et intéressants, et il peut même former des liens d’amitié durables, mais tout ceci est en marge de son vrai travail, qui est d’écrire. » [Le film noir – Patrick Brion – Editions de la La Martinière (2004) / Film Noir 100 All-Time Favorites – Paul Duncan, Jürgen Müller – Edition Taschen – (2013)]
Souhaitant « casser » complètement l’image habituelle de Barbara Stanwyck, Wilder affuble l’actrice de Stella Dallas et de Baby Face d’une invraisemblable perruque blonde qui lui donne une surprenante vulgarité. À la vue des premiers rushes, Buddy DeSylva, le chef de production de la Paramount, regrettera d’avoir engagé Barbara Stanwyck pour obtenir George Washington – Wilder ne renonce pourtant pas à son idée, pensant sans doute que cette perruque en symbolisant la nature même du personnage de Phyllis, indiquait à quel point la liaison de la jeune femme et de Walter Neff représentait pour ce dernier un réel encanaillement. Tout est d’ailleurs mis au point pour augmenter l’apparence troublante – et inquiétante – de Phyllis, de sa paire de lunettes de soleil à l’énorme émeraude qu’elle porte à main gauche. [Le film noir – Patrick Brion – Editions de la La Martinière (2004) / Film Noir 100 All-Time Favorites – Paul Duncan, Jürgen Müller – Edition Taschen – (2013)]
Parallèlement, le chef opérateur John Seitz tourne le film dans le style des bandes d’actualités, « Nous avons cherché, déclara-t-il, à être extrêmement réalistes », il utilise à cet effet un mélange de poussière et de fumée pour créer chaque fois qu’il le juge utile une atmosphère d’obscurité naissante. Cette volonté de Wilder et de ses collaborateurs d’échapper au style « glamour » d’une partie de la production hollywoodienne de l’époque porte la marque même du film noir dont Double lndemnity sera vite l’un des classiques reconnus. Des personnages marqués par le destin, manipulés (Walter) ou diaboliques (Phyllis), promis les uns comme les autres à une fin tragique, une atmosphère réaliste – celle des faits divers qui hantent les colonnes des journaux – et une intrigue qui renonce volontiers au happy end de rigueur. [Le film noir – Patrick Brion – Editions de la La Martinière (2004) / Film Noir 100 All-Time Favorites – Paul Duncan, Jürgen Müller – Edition Taschen – (2013)]
À l’origine, le film se terminait sur une longue séquence où l’on assistait à l’exécution dans la chambre à gaz de la prison de Folsom de Walter Neff, reconnu coupable de meurtre. La scène, dont le tournage avait pris cinq jours, coûta cent cinquante mille dollars et obligea le studio à reconstruire la réplique d’une chambre à gaz, mais Wilder, après avoir visionné plusieurs fois la séquence, décida de la supprimer, jugeant qu’elle était beaucoup trop forte par rapport au reste du film, rompant l’unité de ton de l’ensemble. Il s’opposa à Sistrom et Freeman qui souhaitaient la conserver et écrivit avec Chandler une nouvelle fin, celle que l’on peut voir aujourd’hui. Celle-ci, sans doute tout aussi poignante, a, en plus, l’avantage d’attirer une nouvelle fois l’attention sur les rapports presque filiaux qui existaient encre Walter et Barton Keyes. C’est pour avoir trahi cette confiance en la remplaçant par la passion qui le liait à Phyllis, que Walter s’est condamné… Histoire d’une passion (Walter-Phyllis), Double lndemnity est aussi la relation de la sourde jalousie entre Phyllis et Lola, sa belle-fille. L’ambition, la haine, l’appât du gain et la volonté de tout risquer pour arriver à ses fins se mêlent dans le personnage de Phyllis, l’une des plu sidérantes garces de l’histoire du film noir . [Le film noir – Patrick Brion – Editions de la La Martinière (2004) / Film Noir 100 All-Time Favorites – Paul Duncan, Jürgen Müller – Edition Taschen – (2013)]
Double lndemnity montre l’échec de Walter comme la tragédie d’un homme ridicule. C’est ainsi que ces aveux tardifs ne font que d’autant mieux ressortir sa faiblesse. En revanche, l’esprit de suite avec lequel Phyllis se moque de tout concept moral donne à son personnage une certaine grandeur. Avec son regard d’acier Barbara Stanwyck restera dans toutes les mémoires comme la femme fatale la plus glaciale du film noir. Il fallut attendre 1943 pour que l’immigré Billy Wilder, qui travaillait pour la Paramount, arrive à porter Cain sur les écrans américains. Charles Brackett, son partenaire habituel, ayant refusé de s’attaquer à l’adaptation d’un ouvrage si scandaleux, Wilder s’associa à l’auteur de romans noirs Raymond Chandler. Double Indemnity fut le premier film hollywoodien à explorer explicitement les mobiles, les moyens et l’exécution d’un meurtre. Comme toujours, il s’agissait de gens qui sacrifiaient leur existence bien établi pour profiter de ce qu’ils pensaient être une condition meilleure. [Le film noir – Patrick Brion – Editions de la La Martinière (2004) / Film Noir 100 All-Time Favorites – Paul Duncan, Jürgen Müller – Edition Taschen – (2013)]
MacMurray et Stanwyck maîtrisèrent propos badins et œillades assassines avec un panache insolent. Grâce à eux, Wilder accomplit quelque chose de totalement nouveau : il rendit le meurtre vicieusement amusant. Wilder avait convaincu la PCA que Double Indemnity traitait du châtiment de gens immoraux, mais il savait bien que l’intérêt du film était d’offrir par procuration l’excitation de planifier un meurtre, même s’il prenait ensuite ses distances par rapport au tueur et resserrait lentement la corde autour de son cou. Cette structure à double ressort allait devenir essentielle au film noir. [Le film noir – Patrick Brion – Editions de la La Martinière (2004) / Film Noir 100 All-Time Favorites – Paul Duncan, Jürgen Müller – Edition Taschen – (2013)]
Double Indemnity n’influença pas seulement le film noir, mais le cinéma en général : le film proposait en effet une approche inédite des thèmes graves. La narration à la première personne, qui raconte toute l’histoire en flash-back, devint un mécanisme filmique classique (quoique jamais égalé par la suite). La photographie maussade de John Seitz transforma la Californie du Sud ensoleillée en un paysage brumeux et effrayant, innovation qui allait influencer scénaristes et réalisateurs pendant des décennies. « La demeure horrible et lugubre où vivaient les Dietrichson, avec ce rayon de lumière qui perçait les épais rideaux – on pouvait presque sentir la mort planer, vous compreniez pourquoi elle voulait la quitter, partir, à n’importe quel prix, déclara plus tard Barbara Stanwyck. Et en tant qu’actrice, la manière dont ces plateaux étaient éclairés, la maison, l’appartement de Walter, ces ombres, ces rayons de lumière vive à des angles bizarres, tout ça vous aide dans votre interprétation. La manière dont Billy a mis en scène et dont John a fait les éclairages ont créé une atmosphère sensationnelle. » [Le film noir – Patrick Brion – Editions de la La Martinière (2004) / Film Noir 100 All-Time Favorites – Paul Duncan, Jürgen Müller – Edition Taschen – (2013)]
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