octobre 2015
Et Vogue le Navire (E la Nave va) de Federico Fellini - 1984
Et Vogue le Navire (E la Nave va) de Federico Fellini - 1984
Sans aucun doute un des plus grands Fellini : E la Nave va arrive à faire le lien entre les délires visuels du maestro, mais cette fois presque assagis, et ses oeuvres mélancoliques( I Vitelloni ou Ginger et Fred). Porté par une symbolique d'une belle intelligence, par un regard visionnaire et engagé, par un humour burlesque au taquet, et par une petit musique qui vous chavire le coeur, le film vous entraîne dans son sillage avec simplicité et douceur, loin des hystéries habituelles (que j'aime beaucoup par ailleurs), avec une maîtrise formelle constante.
A la veille de la 1ère Guerre, un groupe d'artsites aristos grande école embarquent sur un navire, pour aller disperser en mer les cendres d'une diva mythique : chefs d'orchestre, chanteurs, comique à la mode, amants inconsolables, tout le petit monde de l'élite musicale fin de siècle se retrouve là, perdu sur ce bateau silencieux. S'y ajoutent : un journaliste mondain, un prince autrichien obèse, un rhinocéros amoureux (!), une bande de serbes réfugiés, et tout le lot des machinos qui regardent tout ça avec amusement. L'immense mélancolie de la mise en scène de Fellini, musicale, lente, se met au service du portrait d'une société déjà prise dans l'oubli et l'anéantissement. A travers ces artistes au bord du ridicule, c'est toute une classe sociale qu'on voit disparaître, toute une manière d'être : des êtres précieux, trop raffinés, vains et superficiels, mais que Fellini regarde pourtant avec beaucoup de tendresse. La guerre, qui apparaît par vagues (le rhinocéros serait un symbole des cuirassés guerriers que ça ne m'étonnerait pas), les prend par surprise, et ne les dérange d'ailleurs pas plus que ça : ils continueront de chanter même sous les tirs des canons ennemis, et ne verront dans la misère des réfugiés qu'un prétexte à l'amusement (belle scène de liesse dans la danse) ou qu'une façon de se donner bonne conscience (une des aristos apporte son dîner aux réfugiés), voire une occasion de se livrer à ses instincts libidineux (le vieux musicien qui aime bien les petites filles).
Un monde qui disparaît donc, et non seulement une classe, mais aussi un univers : E la Nave va s'ouvre sur 10 minutes de film muet, comme un hommage à un certain cinéma disparu avec la guerre. Tout ce petit monde de chapeaux haut-de-forme, de voitures brinquebalantes et de robes à frou-frous est plongé dans une sorte de "requiem" tranquille. Aucune lourdeur pourtant, malgré ce sujet vaste et ambitieux : Fellini sait toujours trouver le petit détail clownesque, le petit ridicule qui va nous rendre les personnages attachants. On rit beaucoup dans ce film, mais c'est un rire triste, mélancolique, comme jamais encore Fellini n'était arrivé à le déclencher. L'ensemble baigne d'ailleurs dans une sorte d'amateurisme bon enfant, grâce notamment à cette fulgurante idée d'avoir filmé tout ça en studio : la mer est fabriquée à l'ancienne, avec des sacs plastiques, les couchers de soleil sont de toute évidence peints sur une toile, et un des derniers plans nous montre même toute l'équipe du film en train d'actionner le décor. Cet aspect artisanal fonctionne parfaitement, et contribue à donner l'impression d'un adieu à un certain type de cinéma, un certain type d'artistes : des artistes certes un peu ridicules dans leurs vanités et leurs sensibilités bourgeoises, mais des artistes comme on n'en voit plus, érudits et mythiques. La scène où ils offrent aux machinos un récital improvisé du haut de leur passerelle est sidérante d'intelligence : on y voit la fascination qu'ils exercent sur les "petites gens", mais aussi leur orgueil et leur mépris.
Visuellement splendide, porté par des acteurs immenses (il y a même Pina Bausch) et par un des scénario les plus fins du gars, E la Nave va est tout simplement primordial.
Sans aucun doute un des plus grands Fellini : E la Nave va arrive à faire le lien entre les délires visuels du maestro, mais cette fois presque assagis, et ses oeuvres mélancoliques( I Vitelloni ou Ginger et Fred). Porté par une symbolique d'une belle intelligence, par un regard visionnaire et engagé, par un humour burlesque au taquet, et par une petit musique qui vous chavire le coeur, le film vous entraîne dans son sillage avec simplicité et douceur, loin des hystéries habituelles (que j'aime beaucoup par ailleurs), avec une maîtrise formelle constante.
A la veille de la 1ère Guerre, un groupe d'artsites aristos grande école embarquent sur un navire, pour aller disperser en mer les cendres d'une diva mythique : chefs d'orchestre, chanteurs, comique à la mode, amants inconsolables, tout le petit monde de l'élite musicale fin de siècle se retrouve là, perdu sur ce bateau silencieux. S'y ajoutent : un journaliste mondain, un prince autrichien obèse, un rhinocéros amoureux (!), une bande de serbes réfugiés, et tout le lot des machinos qui regardent tout ça avec amusement. L'immense mélancolie de la mise en scène de Fellini, musicale, lente, se met au service du portrait d'une société déjà prise dans l'oubli et l'anéantissement. A travers ces artistes au bord du ridicule, c'est toute une classe sociale qu'on voit disparaître, toute une manière d'être : des êtres précieux, trop raffinés, vains et superficiels, mais que Fellini regarde pourtant avec beaucoup de tendresse. La guerre, qui apparaît par vagues (le rhinocéros serait un symbole des cuirassés guerriers que ça ne m'étonnerait pas), les prend par surprise, et ne les dérange d'ailleurs pas plus que ça : ils continueront de chanter même sous les tirs des canons ennemis, et ne verront dans la misère des réfugiés qu'un prétexte à l'amusement (belle scène de liesse dans la danse) ou qu'une façon de se donner bonne conscience (une des aristos apporte son dîner aux réfugiés), voire une occasion de se livrer à ses instincts libidineux (le vieux musicien qui aime bien les petites filles).
Un monde qui disparaît donc, et non seulement une classe, mais aussi un univers : E la Nave va s'ouvre sur 10 minutes de film muet, comme un hommage à un certain cinéma disparu avec la guerre. Tout ce petit monde de chapeaux haut-de-forme, de voitures brinquebalantes et de robes à frou-frous est plongé dans une sorte de "requiem" tranquille. Aucune lourdeur pourtant, malgré ce sujet vaste et ambitieux : Fellini sait toujours trouver le petit détail clownesque, le petit ridicule qui va nous rendre les personnages attachants. On rit beaucoup dans ce film, mais c'est un rire triste, mélancolique, comme jamais encore Fellini n'était arrivé à le déclencher. L'ensemble baigne d'ailleurs dans une sorte d'amateurisme bon enfant, grâce notamment à cette fulgurante idée d'avoir filmé tout ça en studio : la mer est fabriquée à l'ancienne, avec des sacs plastiques, les couchers de soleil sont de toute évidence peints sur une toile, et un des derniers plans nous montre même toute l'équipe du film en train d'actionner le décor. Cet aspect artisanal fonctionne parfaitement, et contribue à donner l'impression d'un adieu à un certain type de cinéma, un certain type d'artistes : des artistes certes un peu ridicules dans leurs vanités et leurs sensibilités bourgeoises, mais des artistes comme on n'en voit plus, érudits et mythiques. La scène où ils offrent aux machinos un récital improvisé du haut de leur passerelle est sidérante d'intelligence : on y voit la fascination qu'ils exercent sur les "petites gens", mais aussi leur orgueil et leur mépris.
Visuellement splendide, porté par des acteurs immenses (il y a même Pina Bausch) et par un des scénario les plus fins du gars, E la Nave va est tout simplement primordial.
Et vogue le navire… (1983) de Federico Fellini
TITRE ORIGINAL : « E LA NAVE VA »
(1) Fellini précise : Le rhinocéros est « un des animaux les plus fascinants de l’univers, une des premières formes de vie, créature insolite, occulte, mystérieusement antique ». Sa présence est d’autant plus symbolique qu’il sera l’un des très rares survivants.
2 réflexions sur « Et vogue le navire… (1983) de Federico Fellini »
garnier
Deux trous béaient cruellement dans les œuvres complètes de Federico Fellini. La Gaumont les comble en éditant La Cité des femmes (1980) et, surtout, Et vogue le navire (1983), un des derniers chefs-d’œuvre du maestro. En juillet 1914, l’élite de l’aristocratie et de l’art embarque sur le Gloria N, pour aller disperser en mer les cendres d’une fameuse cantatrice. Commencée en pastiche de film documentaire muet, cette croisière s’élève aux splendeurs baroques de l’opéra et revendique l’artificialité à travers sa fameuse mer de plastique et ses décors peints. Le cinéaste montre même la machinerie de Cinecittà. Il met en scène des nantis vaniteux, névrosés, ivres de leur chagrin. Un journaliste lui sert de narrateur et d’alter ego. Dans l’entrepont s’entassent des réfugiés serbes, damnés mais plus vivants que les passagers de première. Et à fond de cale, fétide, avachi, informe, gît un… rhinocéros, le ça d’un paquebot qui finira coulé.
C’est la guerre, nulle aria n’a pu infléchir la logique des armes. Ce monde luxueux sombre comme sombre le cinéma, pilonné par les forces obtuses du profit. Spectacle grandiose et crépusculaire, E la nave va ménage des moments de grâce (délicatesse irréelle de l’orchestre de verre) et de bravoure, quand les chanteurs lyriques rivalisent pour sidérer les prolétaires au charbon. Pina Bausch tient le rôle d’une aveugle qui voit la couleur des voix. L’image est magnifiquement restaurée. Les suppléments donnent la parole à deux collaborateurs de Fellini, le scénariste Tonino Guerra et le chef opérateur Giuseppe Rotunno. Tous deux évoquent la puissance de l’imagination, la lumière et l’art du faux-semblant.
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Le 15 septembre 2020
Un chef-d’œuvre d’une belle liberté, insolent et puissant.
- Réalisateur : Federico Fellini
- Acteurs : Freddie Jones, Barbara Jefford
- Genre : Comédie dramatique, Musical
- Nationalité : Français, Italien
- Durée : 2h07mn
- Titre original : E la nave va
- Date de sortie : 4 janvier 1984
Résumé : En 1914, le port de Naples est le théâtre d’événements peu banals. La haute société européenne, artistes et politiciens de renom, s’apprête, au cours d’une croisière, a disperser les cendres de leur diva adulée. Les premières manifestations de la guerre vont frapper de plein fouet les insouciants passagers...
Critique : Dernier chef-d’œuvre indiscutable de Fellini, Et vogue le navire est une manière de condensé, à la fois somme funèbre et célébration sans fin de l’art. En imaginant une situation de départ entre réel et métaphore, il fait du navire un monde en lui-même, mais un monde plié à sa vision, ou plutôt à ses visions. Car ce qui frappe d’abord, c’est l’extraordinaire inventivité d’un jeune sexagénaire, en pleine conscience de ses moyens : inventions visuelles, évidemment, avec ce faux affirmé (une femme devant le coucher de soleil s’extasie : « Quelle merveille ! Il a l’air faux ! »), amis aussi, avec son compagnon Tonino Guerra, inventions scénaristiques et audaces narratives. C’est qu’ici Fellini ose tout : montrer les rouages du film, s’offrir un début et une fin muets, allonger des séquences pour le simple plaisir de filmer (a-t-on souvent senti pareille jouissance à proposer des images, voire une imagerie ?) ; il prend prétexte d’un reporter, qui est aussi son alter ego (ne le voit-on pas essayer un chapeau identique à ceux du maestro ?) pour jouer avec les points de vue comme autant de chausse-trapes : qui filme le reporter ? Comment sait-il que nous avons vu la chambre-musée ? Ou que le bateau va sombrer alors que rien ne l’indique encore ? Pourquoi parle-t-il à un public alors que le cinéma est muet ? On connaît la réponse, Fellini ne cesse de la proclamer : tout est jeu ; le cinéma, c’est la lumière et c’est le faux, il se plie à la volonté des inventeurs.
À partir donc de ce navire monde, aussi improbable que celui d’ Amarcord, le réalisateur décrit une société venue célébrer la dispersion des cendres d’une grande cantatrice. Son regard impitoyable montre ces gens de l’art comme des nombrilistes sans âme : ainsi de « la » Cuffori, qui refuse de chanter dans la salle des machines, mais s’y résout pour ne pas laisser la lumière aux autres ; elle a d’ailleurs sans doute le rôle le plus ingrat, véritable oiseau momifié, mais c’est l’ensemble du groupe qui vit dans un univers clos, sans trace d’humanité. Ce que semblent leur reprocher les scénaristes, c’est qu’ils ne sont plus habités par leur art, qui n’est que démonstration vocale ou phénomène de foire (la poule hypnotisée). Alors, certes, en un dernier geste, ils paraissent sauvés par leur chant durant le naufrage ; mais l’héroïsme verdien n’est qu’apparence grotesque, dont le pendant est le reporter qui se met en maillot au même moment.
Sans aucun doute, Fellini n’épargne pas ses personnages, mais c’est qu’il enregistre leur fin, la fin d’une époque ; le grand-duc dit lui-même : « Nous sommes tous morts ». Condamnés par leur manque de foi en l’art comme par leurs vices (à cet égard le film tient du catalogue, de l’amateur de petites filles au mari à la jalousie masochiste), ils sont des dinosaures asphyxiés et il faudra le sang neuf des Serbes pour les dynamiser, au risque du ridicule. Le réalisateur, qui privilégie les plans fixes, se fend d’un magnifique travelling (l’un des rares) pour parcourir le bateau en montrant le mélange des classes ; c’est très beau, mais évidemment éphémère puisque les migrants (clin d’œil de l’histoire) seront rapidement livrés au navire de guerre, monument quasi abstrait et doué d’une vie propre. C’est par le chant et la danse « authentique » des Serbes que le brassage est possible, puisque l’opéra est devenu une coquille vide prétexte à acrobaties vocales
Rejouant son rôle dans le cinéma italien, Fellini s’amuse aussi des adieux à un art corseté, qui, entre une époque muette inventive et l’arrivée des jeunes loups (parmi lesquels, évidemment, lui-même), a vécu d’intrigues compassées et de clichés. L’ailleurs, représenté ici par les Serbes, c’est ce qui innerve, empêche la claustration. C’est par le sang neuf que toujours une époque se régénère, renverse les idoles formolées d’un autre temps.
Disant cela, on a conscience de ne pas épuiser (mais c’est impossible) la richesse d’un film que chaque séquence, petit récit presque indépendant, dote d’une densité nouvelle. Il faudrait multiplier aussi les points de vue, sociologiques, psychanalytiques (ah ! Ce rhinocéros dans la cale !) en admettant que les grandes œuvres échappent toujours à l’exégèse, et c’est bien le signe de leur vitalité. On s’est d’ailleurs beaucoup interrogé à la sortie du film sur sa « signification », voulant y voir une parabole ou une fable ; mais Et vogue le navire dépasse les interprétations univoques et on serait en peine de l’expliquer en unifiant autant de sens éclatés. C’est aussi pourquoi, plus de trente ans après sa sortie, il garde un charme et un pouvoir de fascination intacts : Fellini, remarquable inventeur d’images, a une puissance d’imagination inouïe, que peu de créateurs atteignent à ce niveau ; le film est à la fois limpide et d’une complexité rare, avec ses intrigues multiples, ses jeux narratifs, ses symboles et ses références. Mais au bout du compte ne reste que l’extrême fluidité qui se confond avec une beauté mélancolique et profonde.
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Fellini prend enfin la mer
Chef-d’œuvre crépusculaire, «Et vogue le navire» («E la nave va») est enfin disponible en DVD