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I CONFESS (La Loi du silence) – Alfred Hitchcock (1953)
Alors qu’il est suspecté du meurtre de Vilette, le père Logan n’aurait qu’à parler pour se laver de tout soupçon et éviter la vindicte populaire. Mais un prêtre ne rompt pas le secret de la confession… En tournant I Confess (La Loi du silence), Alfred Hitchcock réalisait un projet qui lui tenait à cœur depuis des années. S’inspirant d’une pièce de Paul Anthelme, il transposa le thème qui lui était cher du transfert de culpabilité dans l’univers catholique de la ville de Québec. Le réalisateur tourna presque tout le film en extérieur, mêlant habilement un environnement réaliste et une image fortement teintée d’expressionnisme.
Rebondir après un chef-d’œuvre comme Strangers on a Train (L’Inconnu du Nord-Express) n’était pas une mince affaire. Peut-être parce que le film avait nécessité un investissement de chaque instant et une attention portée à chaque détail, l’inspiration manquait à Hitchcock pour trouver le sujet d’un nouvel opus. C’est Alma qui lui montra la voie. Au début de 1952, la femme du réalisateur sortit des tiroirs l’adaptation de Nos deux consciences, une pièce de théâtre de Paul Anthelme (nom de plume de Paul Bourde) sur laquelle Hitchcock avait déjà fait travailler plusieurs scénaristes.
Le projet s’inscrivait dans une continuité parfaite avec Strangers on a Train . Le père Logan endossant la culpabilité du crime perpétré par son sacristain n’est pas sans rapport avec l’échange de meurtres (et de culpabilité) entre Guy Haines et Bruno Anthony. Toutefois, le film devait se dérouler dans un environnement catholique, ce qui exclut d’emblée un tournage aux Etats-Unis. L’action fut transportée à Québec, au Canada, où Hitchcock et sa femme décidèrent de se rendre.
Dès qu’une première ébauche de scénario fut établie, le couple partit en avion pour New York, puis, de là, en voiture pour la ville de Québec. Les repérages commencèrent. Donald Spoto en consigna la teneur : « Au début du mois de mars, les Hitchcock connaissaient chaque recoin de Québec et avaient noté les endroits qui leur paraissaient les plus photogéniques : l’extravagant hôtel Château Fontenac ; le bâtiment du Parlement et le Palais de justice ; le ferry de Lévis ; les docks de Wolfe’s Cove ; les petites rues en pente du vieux quartier ; ainsi que toute une variété d’églises, dont Saint-Jean-Baptiste, lourdement décorée, et Saint-Zéphiryn. »
Hitchcock n’avait toujours pas de scénariste. Une nouvelle fois sur les conseils d’Alma, il se tourna vers le milieu du théâtre de Broadway et jeta son dévolu sur William Archibald, dont l’adaptation pour la scène du Tour d’écrou d’Henry James avait connu un vif succès en 1950. Archibald fut, en quelque sorte, chargé des fondations. Dès qu’il eut fourni un premier script, fin avril, Hitchcock s’adjoignit les services d’un autre auteur, George Tabori, le chargeant plus particulièrement de se pencher sur le personnage d’Otto Keller, le criminel d’origine allemande. Enfin, pour superviser les dialogues (qui avaient une place particulièrement importante pour un film d’Hitchcock), le réalisateur fit appel à une fidèle collaboratrice, Barbara Keon, qui ayant déjà son mot à dire sur la distribution et le découpage technique devint pour l’occasion co-dialoguiste.
Le mois de juillet fut consacré à la distribution. La Warner refusa qu’Hitchcock attribue le premier rôle féminin à Anita Björk, comme il le souhaitait. Anne Baxter fut engagée à sa place. Petite fille de l’architecte Frank Lloyd Wright, l’actrice n’en était pas à ses débuts. Elle était montée sur les planches de Broadway dès l’âge de treize ans, en 1936. Et Hitchcock avait pu la rencontrer trois ans plus tard, lors du casting de Rebecca où elle était en concurrence avec Joan Fontaine. Ensuite, Hollywood l’avait gratifiée d’un oscar (en 1946, pour Le Fil du rasoir d’Edmund Goulding) et le public l’avait applaudie pour sa prestation, sous la direction de Joseph Mankiewicz, dans All about Eve (Ève, 1950). Malgré les grandes qualités de son actrice, Hitchcock, fidèle à sa première idée, jugea avoir beaucoup perdu à l’échange…
Travailler avec Montgomery Clift présenta un problème d’un autre ordre. Clift faisait partie des premiers acteurs formés à une école d’art dramatique promise à un bel avenir : l’Actors Studio. Selon la méthode de travail de cette école, l’acteur prit soin de s’immerger entièrement dans la peau de son personnage, dans sa soutane pourrait-on dire. Il passa notamment plusieurs jours à étudier la vie d’un prêtre, comme le rapporte Bruno Villien : « Clift s’était sérieusement préparé à son rôle. Il avait passé une semaine dans un monastère près de Québec, auprès d’un jeune moine qu’il connaissait. Le frère lui apprit à dire le rosaire et à faire les génuflexions, il enseigna au comédien la messe en latin. Clift parla beaucoup avec ses amis et les autres moines, observant la manière dont la soutane modifie leur façon de marcher. » De son étude sur le terrain, l’acteur put conclure que « les prêtres ont une démarche particulière parce qu’ils portent une soutane. Ils en repoussent le tissu devant eux avec la main en marchant. » De plus, sur les lieux de tournage, Clift ne se séparait jamais de sa répétitrice personnelle, Mira Restova, sollicitée pour chaque clignement d’œil… Tout cela agaça un tantinet Hitchcock qui, décidément, n’appréciait guère les méthodes de l’Actors Studio, comme il put s’en convaincre, des années plus tard, lors du tournage de Torn Curtain (Le Rideau déchiré), en dirigeant Paul Newman. La qualité de la prestation de Montgomery Clift n’en fut pas moins exceptionnelle. Le réalisateur savait faire le partage entre son travail (réaliser un film) et les aléas de ses rapports avec les acteurs.
Le 21 août, le premier clap retentissait dans les rues de Québec. L’équipe de tournage ne quitta la ville qu’au début du mois d’octobre : une fois n’est pas coutume, Hitchcock avait décidé de tourner une grande partie de son film en extérieur. Ce mouvement vers le dehors n’était pas anodin. Hitchcock aimait les studios, un espace plus malléable et adaptable aux besoins du film, et il ne quittait pas Hollywood pour réaliser un tournage entièrement en extérieurs sans une bonne raison. On peut penser que cette raison était la ville de Québec elle-même. La cité, si présente dansI Confess, cadre des déambulations du père Logan, impose sa silhouette et son ambiance tout au long du film au point de devenir un personnage à part entière.
Quelle qu’en ait été la raison, le choix du réalisateur eut des conséquences importantes sur le déroulement du tournage. Toute l’équipe dut s’adapter à cette nouvelle situation, comme le rappela Bill Krohn : « Le chef opérateur Robert Burks a raconté à l’American Cinematographer qu’à l’exception de trois d’entre eux, tous les intérieurs de I Confess furent filmés en décors réels à Québec. Les plafonds des pièces rendant l’utilisation de projecteurs de cintres impossible, Burks s’en tint à un éclairage au sol, même après le retour dans les studios. Le procès du héros fut tourné au tribunal de la ville avec un minimum d’éclairage complémentaire, la lumière naturelle pénétrant à travers les larges fenêtres qui permettaient d’apercevoir la vie active de la rue. Hitchcock et Burks attendirent que tombe une véritable averse pour filmer la scène se déroulant sous des trombes d’eau. Un certain nombre de séquences, y compris celle où la police pourchasse un tueur à travers les cuisines, furent filmées en décors réels dans l’hôtel où séjournait l’équipe du film. La plupart des détectives et tout le personnel de la cuisine jouaient leurs propres rôles et portaient leurs vêtements habituels. »
Afin de s’adapter à ces conditions, plus que par un quelconque souci de réalisme (l’image de I Confess est plus proche du cinéma expressionniste que du cinéma réaliste), les acteurs furent filmés sans maquillage, sauf Montgomery Clift, dont il fallait cacher la barbe… pour accentuer la spiritualité émanant de son visage. Hitchcock obtint l’autorisation de filmer dans les églises de la ville : Saint-Séverin pour l’église où professe le père Logan, la cathédrale Saint-Jean comme cadre de l’ordination de Logan – au cours de laquelle Clift est le seul acteur… Début octobre, Hitchcock et son équipe s’envolaient pour Hollywood, où devaient se dérouler les derniers jours de tournage en studio. Il ne restait que quelques scènes d’intérieur à filmer et, à la fin du mois, le tournage fut terminé.
Hitchcock n’avait pas encore débuté son travail sur Dial M for Murder (Le Crime était presque parfait) quand I Confess sortit, à la mi-février 1953. L’accueil de la critique fut timide. Le public, sans doute désarçonné par le sujet, jugea le film mollement. La cause de cet insuccès, Hitchcock l’expliqua ainsi à François Truffaut : « L’idée de base n’est pas acceptable pour le public. (…) Nous savons, nous les catholiques, qu’un prêtre ne peut pas révéler un secret de la confession, mais les protestants, les athées, les agnostiques pensent : « C’est ridicule de se taire ; aucun homme ne sacrifierait sa vie pour une chose pareille. » » Soucieux de plaire, Hitchcock alla jusqu’à dire que I Confess avait été une « erreur ». Pourtant, la place qu’il lui accorde dans ses entretiens avec Truffaut laisse penser que, malgré le dédain affiché, le film lui tenait à cœur.
Eric Rohmer et Claude Chabrol, dans l’ouvrage qu’ils ont consacré à Alfred Hitchcock dès 1957, notent avec raison : « Hitchcock, catholique et pratiquant, n’a rien d’un mystique ni d’un prosélyte. Ses œuvres sont profanes et, s’il est souvent question de Dieu, leurs héros ne sont traversés d’aucune inquiétude proprement religieuse. Et pourtant, il n’est pas un seul des films d’Hitchcock qui ne soit plus ou moins marqué par l’idée ou la symbolique chrétienne. » Cette symbolique est évidemment très présente dans I Confess. Mais si le sujet peut ne pas être « acceptable » pour un large public, soit parce qu’il est trop loin de ses préoccupations, soit qu’il froisse ses idéaux, soit qu’il lui semble trop hermétique, I Confess ne se réduit pas à ce seul aspect.
D’autant plus que la symbolique chrétienne n’est pas le seul sujet du film. S’y mêlent d’autres éléments, comme la justice divine côtoyant la justice ordinaire (le procès du père Logan) et la justice populaire (l’acharnement de la foule sur le prêtre acquitté). Pour preuve que le martyre du père Logan n’est pas l’unique centre d’intérêt du réalisateur, il faut voir à quel point Hitchcock s’identifie au personnage de Keller (c’est un fait qu’il se sent souvent plus proche de ses « méchants » que de ses héros) : la femme de Keller s’appelle Alma, comme celle d’Hitchcock, et le discours du sacristain dans la scène finale rappelle des phrases du réalisateur, évoquant notamment sa peur de la police – dont il parlera dans ses entretiens avec François Truffaut.
Par ailleurs, ne voir dans I Confess que son sujet serait oublier la photographie extraordinaire du film, son rythme si particulier, tout ce qui donne sa grandeur à une œuvre cinématographique. Les images d’une grande beauté s’attardent sur la ville, puis sur le visage des personnages, du plus petit au plus grand, selon une structure chère à Hitchcock.
Le rythme, dicté par les déambulations du père Logan, est lent, à l’inverse du montage rapide de beaucoup de ses films. Le jeu des acteurs s’adapte à ces éléments et au scénario qui impose le silence, en développant, devant la caméra de Burks, un subtil jeu de regards, comme l’ont souligné Rohmer et Chabrol : « (…) regard du policier qui surveille d’un œil unique, l’autre étant caché par la tête de son interlocuteur, la rencontre du prêtre et de la femme du conseiller ; regard, au tribunal, de la femme de Keller déjà au bord de l’aveu ; regards de Logan à l’interrogatoire, au jugement, dans la scène finale… Dans cette histoire où la bouche du héros est volontairement close, eux seuls [les regards] nous permettent d’accéder aux arcanes de sa pensée. Ils sont de l’âme les plus dignes et fidèles messagers. » Autant d’éléments qui font de La Loi du silence une des œuvres les plus singulières, les plus fortes et, peut-être, les plus personnelles d’Hitchcock.
Scène manquante – La fin du film constitua, comme souvent, un problème épineux pour le réalisateur. La vérité devait être rétablie, sans pour autant qu’Otto Keller accepte de payer pour son acte, ni que le père Logan déroge à la loi du silence. La solution qui s’imposa à Hitchcock était de foire avouer Keller. Dans une première version, cet aveu était provoqué par la mort de Logan. Jugé coupable. le prêtre était condamné à mort. A l’annonce de l’exécution de la sentence, Keller perdait la raison et, dans une crise d’hystérie, avouait être le meurtrier. Finalement, la scène fut écartée et l’aveu provoqué par les questions de l’inspecteur.
DISTRIBUTION
Le choix du premier rôle masculin s’imposa rapidement. Montgomery Clift (1920-1966), beau brun ténébreux, comptait parmi les jeunes premiers les plus en vogue en ce début des années 1950. Le soldat de From Here to Eternity (Tant qu’il y aura des hommes), le cow-boy de Red River (La Rivière rouge), savait parfaitement coller à son personnage comme tous les élèves de l’Actors Studio.
Ruth Grandfort posa plus de problèmes. Hitchcock pensait à Anita Björk (née en 1923). Mais la jeune actrice débarquait à Hollywood avec un amant et un enfant illégitime… La Warner, qui gardait en tête le séisme médiatique provoqué par une autre Suédoise, Ingrid Bergman, prit peur. Hitchcock dut se replier sur Anne Baxter (1923-1985), qui fit ensuite carrière auprès des plus grands, de Wilder à De Mille, de Preminger à Renoir.
Venu du théâtre, Karl Malden (né en 1912) avait obtenu son premier grand rôle à l’écran en 1947. Il incarna un inspecteur Larrue très convaincant. Le couple des Keller était interprété par deux Allemands. O. E. Hasse (1903-1978) était habitué à incarner… les Allemands ! Quant à Dolly Haas (1910-1994), elle avait abandonné une brillante carrière théâtrale en Allemagne pour suivre son mari aux Etats-Unis, et elle retrouva auprès d’Hitchcock les plaisirs de l’interprétation.
L’HISTOIRE ET LES EXTRAITS
HITCHCOCK / TRUFFAUT
Ci-dessous la transcription de l’échange lié au film I CONFESS du livre : Hitchcock / Truffaut (avec la collaboration de Helen Scott) – Editions Ramsay (1983)
François Truffaut : Je crois que vous n’êtes pas très content de I Confess (la Loi du silence), dont le scénario est cousin de celui de Strangers on a Train. Presque tous vos films racontent l’histoire d’un échange de meurtres. Il y a généralement sur l’écran celui qui a commis le crime et celui qui aurait pu le commettre. Je sais que vous avez été très étonné lorsque les journalistes français vous ont fait découvrir cela en 1955 et je crois que votre étonnement était sincère, mais pourtant il est indiscutable que presque tous vos films racontent la même histoire. Il est troublant que ce même thème soit illustré dans I Confess à travers l’adaptation d’une mauvaise pièce française de 1902 dont on se demande même comment elle est venue jusqu’à vous : «Nos Deux Consciences» par Paul Anthelme.
Alfred Hitchcock : C’est Louis Verneuil qui me l’a vendue.
F. T. J’imagine qu’Il vous l’a vendue après vous l’avoir racontée?
A. H. Oui.
F. T. Mais s’il vous l’a racontée, il pensait qu’elle vous intéresserait ?
A. H. Je suppose.
F. T. Louis Verneuil aurait pu vous raconter une de ses propres pièces, ou bien d’autres, car il devait en connaître des centaines. Je suis surpris qu’il vous ait raconté justement une histoire aussi vieille et obscure mais dont le principe ressemble si intimement à vos autres films ?
A. H. Il m’a dit : « J’ai une histoire qui pourrait vous intéresser.» La plupart du matériel que l’on me soumet résulte généralement d’une erreur de jugement de la part des imprésarios. Ils me disent : « Nous avons un sujet idéal pour vous », et le plus souvent, c’est une histoire de gangsters ou de criminels professionnels, ou un whodunit, c’est-à-dire des choses auxquelles je ne touche jamais. Alors Verneuil est arrivé avec cette pièce, et il était probablement bon vendeur puisque je l’ai achetée ! Maintenant. je ne pense pas que l’on m’apporte un thème quand j’achète une histoire. On me raconte le sujet et, si cela me convient, si la situation s’y prête, le thème vient s’y intégrer après coup.
F. T. C’est curieux et en même temps logique. Vous avez certainement rencontré des difficultés avec le scénario, de I Confess, à cause du mélange d’éléments scabreux et d’éléments religieux.
A. H. Beaucoup de difficultés, et finalement je trouve que le résultat a été lourd. Tout le traitement du sujet manquait d’humour et de finesse. Je ne veux pas dire qu’il fallait mettre davantage d’humour dans le film mais personnellement j’aurais dû en mettre davantage dans ma démarche, comme dans Psycho: histoire sérieuse racontée avec ironie.
F. T. Voilà une nuance très intéressante ; encore des raisons du malentendu avec les critiques ; ils comprennent très bien l’intention lorsque le contenu est humoristique mais ils ne comprennent pas que, parfois, le contenu est sérieux et que c’est le regard qui est humoristique. C’est intéressant… C’est exactement cela avec The Birds : le regard est ironique, et l’intrigue est sérieuse.
A. B. D’ailleurs, quand nous écrivons un scénario, la phrase qui revient le plus souvent est : « Est -ce que ce ne serait pas amusant de le faire assassiner de cette façon ? »
F. T. C’est ainsi que vous pouvez filmer des choses graves et fortes en évitant d’être solennel ou de mauvais goût. Evidemment, le plaisir que l’on prend à filmer des choses effrayantes pourrait devenir une forme de sadisme intellectuel, mais je crois que cela peut aussi être très sain.
A. H. Je le crois aussi. Une preuve d’amour que la mère donne à son jeune bébé est de lui faire peur avec des gestes et des bruits de bouche : « Boo, Br … » Le bébé a peur et il rit et il bat des mains et, dès qu’il sait parler, il dit : « Encore. » Une journaliste anglaise a écrit que Psycho était le film d’un sophistiqué barbare, c’est peut-être vrai, hein ?
F. T. C’est pas mal comme définition.
A. H. Si l’on voulait faire un film sérieux avec Psycho, on montrerait un cas clinique ; il ne faudrait y introduire ni mystère ni suspense. Il faudrait que cela constitue la documentation d’une histoire et, comme nous l’avons dit déjà, à force de vraisemblance et de plausibilité, on aboutirait à tourner un documentaire. Donc, dans les films de mystère et de suspense, on ne peut pas se passer d’humour et je pense que l Confess et The Wrong Man souffrent d’un manque d’humour. La question que je dois souvent me poser est : « Est-ce que je dois mettre de côté ou utiliser mon sens de l’humour pour traiter un sujet sérieux ?… » Je crois que certains de mes films anglais ont été trop légers et certains de mes films américains trop lourds, mais ce dosage est ce qu’il y a de plus difficile à contrôler. En général on ne se rend compte de cela qu’après. Croyez-vous que la lourdeur de I Confess soit liée à mon éducation chez les jésuites ?
F. T. Je ne crois pas. Je l’attribuerais plutôt à l’ambiance du Canada, à laquelle s’ajoute l’ambiance allemande apportée par le couple de réfugiés, Otto Keller et sa femme…
A. H. Je crois que cela est un fait fondamental. N’importe quel prêtre recevant la confession de n’importe quel assassin est lié au crime après le fait (« after the fact »).
F. T. Certainement, mais je crois que le public ne comprend pas cela. Le public aime le film, s’y intéresse, mais il espère tout le temps que Clift va parler, ce qui est un contresens. Je suis certain que vous n’avez pas voulu créer cet espoir…
A. H. Je suis d’accord avec vous. J’ajoute que, non seulement le public, mais aussi beaucoup de critiques estiment qu’un prêtre conservant un secret au risque de sa propre vie est ridicule.
F. T. Je ne sais pas si ce point précis les choque ou si c’est plutôt l’énorme coïncidence du point de départ.
A. H. Vous voulez dire le fait que l’assassin aille tuer en mettant la robe du prêtre ?
F. T. Non, cela c’est le postulat, je pense plutôt à la coïncidence concernant le personnage de la victime, Vilette : l’assassin qui vient confesser son crime au prêtre a justement tué, pour le voler, le maître-chanteur qui persécutait ce prêtre. Quelle coïncidence !
A. H Oui, c’est vrai.
F. T. Je crois que cette coïncidence gêne nos amis les vraisemblants ; il ne s’agit pas d’une invraisemblance, mais d’une situation exceptionnelle… Le comble de l’exceptionnel…
A. H. On pourrait mettre là-dessus, comme étiquette : une situation vieux jeu, ou : une histoire démodée. J’aimerais vous poser une question a ce propos ; pourquoi est -ce devenu démodé de raconter une histoire, une intrigue ? Je crois que, dans les films français, il n’y a plus d’intrigue ?
F. T. Ce n’est pas systématique, mais c’est une tendance qu’on peut attribuer à l’évolution du public, à l’influence de la télévision, à l’importance croissante du matériel documentaire et journalistique dans le domaine du spectacle ; tout cela éloigne les gens de la fiction et les rend méfiants à l’égard des vieux schémas.
A. H. C’est -à -dire que les moyens de communication ont tellement progressé que nous avons tendance à nous éloigner de l’intrigue ? C’est probable, moi-même je n’y échappe pas et je construirais aujourd’hui plus volontiers un film sur une situation que sur une histoire.
A. H. C’est sûrement un Inconvenient puisque c’est impossible ; et tout le film est compromis puisque l’idée de base n’est pas acceptable pour le public. Cela nous amène à une nouvelle généralité : il n’est pas forcément bon d’avoir dans un film, soit le personnage, soit la situation dont vous pouvez vérifiez l’authenticité, que vous pouvez avoir vue, ou dont vous pouvez avoir fait vous-même l’expérience. Vous l’introduisez dans le film et vous êtes sûr de vous puisque vous pouvez dire : « Cela est vrai, je l’ai vu », bref, vous pouvez dire tout ce que vous voulez, le public ou les critiques ne l’accepteront pas forcément. On retrouve la vieille idée : la vérité dépasse la fiction. Par exemple, j’ai bien connu un extraordinaire avare, un ermite dans le genre des frères Collier qu’on a découvert sur la Cinquième Avenue et dont je vous parlerai ; j’ai connu un cas de ce genre mais ce serait impossible à placer dans un film parce que j’aurais beau dire : « Moi, je connaIs ce personnage », le public répondrait : « Je ne vous crois, pas. »
F. T. L’expérience des choses vues peut seulement servir a suggérer d’autres choses, voisines, dont on pense qu’elles seront plus facilement filmables…
A. H. C’est cela et dans l Confess. nous savons, nous les catholiques, qu’un prêtre ne peut pas révéler un secret de la confession, mais les protestants, les athées, les agnostiques pensent : « C’est ridicule de se taire; aucun homme ne sacrifierait sa vie pour une chose pareille. »
F. T. C’est donc une erreur dans la conception du film ?
A. H. Effectivement, il ne fallait pas tourner ce film.
F. T. Il y a tout de même de belles choses dans I Confess. Clift marche tout le long du film ; c’est un mouvement en avant qui épouse la forme du film et c’est beau parce que cela concrétise l’idée de droiture. Il y a une scène spécifiquement hitchcockienne, celle du petit déjeuner, lorsque la femme d’Otto Keller verse le café à tous les prêtres et qu’elle passe et repasse derrière Montgomery Clift dont elle cherche à deviner les intentions. Derrière le dialogue anodin des prêtres entre eux, il se passe vraiment quelque chose entre Clift et cette femme, et l’on comprend tout par l’image. Je ne connais aucun autre metteur en scène qui sache faire cela ou même qui essaie de le faire.
A. H. Vous voulez dire que le dialogue dit quelque chose et l’image autre chose ? C’est un point fondamental de la mise en scène. Il me semble que les choses se passent, souvent ainsi dans la vie. Les gens n’expriment pas leurs pensées les plus profondes, ils cherchent à lire dans le regard de leurs interlocuteurs et souvent ils échangent des banalités tout en cherchant à deviner quelque chose de profond et de subtil.
F. T. C’est pourquoi il me semble que, par certains aspects, vous êtes un cinéaste profondément réaliste. Autre chose : il me semble que le comportement d’Otto Keller bascule au moment où il dit à sa femme de ne pas nettoyer la soutane ensanglantée ; à ce moment-là, il n’a plus l’excuse de sa foi religieuse naïve et profonde, il cherche à compromettre définitivement celui qui est à la fois son bienfaiteur et son confesseur, il devient vraiment satanique ?
A. H. Je le pense. Jusque-là, il était parfaitement de bonne foi…
F. T. Le personnage du procureur interprété par Brian Aherne est très intéressant. Lorsqu’on le voit pour la première fois, il joue à équilibrer une fourchette et un couteau sur un verre, La seconde fois, il est couché par terre et tient en équilibre un verre d’eau sur son front. Les deux détails que je vous ai cités étant liés tous les deux à une idée d’équilibre, j’ai pensé que vous les aviez choisis pour montrer que, chez ce personnage, la justice n’est qu’un jeu de salon, un jeu mondain.
A. H. Eh bien ! je pense que c’est vrai, oui ! Déjà, dans Murder, j’avais montré que, pendant l’interruption du procès, l’avocat de l’accusation et celui de la défense déjeunaient ensemble, Dans The Paradine Case, après avoir condamné Alida Valli à la pendaison, le juge dîne tranquillement chez lui avec sa femme et vous avez envie de lui dire : « Dites-moi, Votre Honneur, quelle est votre impression quand vous rentrez chez vous le soir après avoir condamné une femme à la pendaison ? » Et, par son attitude impassible, Charles Laughton semble vous répondre : « Je n’y pense absolument plus. » Nous avons encore les deux inspecteurs de Blackmail qui, ayant enfermé la prisonnière dans sa cellule, vont se laver les mains au lavabo tout comme des employés de bureau, Ce n’est pas différent pour moi si, dans la journée, je tourne une scène terrifiante de Psycho ou de The Birds, ne croyez pas que je rentre chez moi pour avoir des cauchemars toute la nuit. C’est une journée de travail, j’ai fait de mon mieux, et c’est tout. En fait, je serais même porté à en rire après coup et, ce qui est curieux, c’est que je suis très sérieux pendant le temps des prises de vues. Cela me gêne parce que, effectivement, je m’imagine toujours à la place de la victime. Nous revenons ici à ma peur de la police. J’ai toujours ressenti, comme si j’en étais la proie, les émotions d’une personne qui est arrêtée et que l’on emmène au commissariat dans une voiture, et qui regarde à travers les barreaux les gens qui entrent dans un théâtre, qui sortent d’un café, qui mènent leur vie de tous les jours avec plaisir. A ce moment-là, le chauffeur et son collègue, à l’avant de la voiture, font une plaisanterie et, pour moi, c’est terrible.
F. T. Ce qui m’a séduit dans les deux idées d’équilibre que j’ai citées, c’est qu’elles sont vraiment liées à l’idée de balance comme le symbole de la justice… et comme vos films sont tellement pensés…
A. H. … Elaborés d’une façon très oblique, oui…
F. T. …Je ne puis croire que ces choses entrent dans vos films par hasard, ou alors c’est votre instinct qui est extrêmement fort. Voici un autre exemple : quand Montgomery Clift quitte la salle du tribunal, il règne autour de lui une certaine hostilité de la foule, une ambiance de lynchage : juste derrière Clift, à côté de la femme d’Otto Keller, douce, belle et bouleversée, on voit une grosse femme assez répugnante qui mange une pomme et dont le regard exprime une curiosité malveillante…
A. H. Oui, cette femme, je l’ai placée spécialement, délibérément, absolument, oui. Je lui ai donné la pomme et je lui ai montré comment la manger.
F. T. Bon, mais c’est une chose que dans le public, personne ne remarque, parce qu’on regarde surtout les personnages que l’on connaît déjà. C’est donc une exigence de votre part, non plus vis-à-vis du public, mais vis-à-vis de vous-même et de votre film.
A. H. Mais, voyez-vous, ces choses. il faut les faire… Il s’agit toujours de remplir la tapisserie et souvent les , gens disent qu’ils ont besoin de voir : le film plusieurs fois pour remarquer l’ensemble des détails. La plupart des choses que nous plaçons dans un film sont réellement perdues, mais tout de même, elles jouent en sa faveur lorsqu’on le ressort plusieurs années après ; on s’aperçoit qu’il reste solide et qu’il n’est pas démodé.
F. T. Toujours à propos du procès de l Confess lorsque Montgomery Clift est innocenté par le tribunal, il y a un principe de scénario qu’on retrouve dans plusieurs de vos films : le personnage est soudainement en règle avec la justice, mais il reste condamné en tant qu’homme, car quelqu’un au tribunal blâme l’acquittement. On retrouve cela dans Vertigo.
A. H. Cela arrive souvent dans les procès lorsque l’évidence est insuffisante pour condamner l’accusé. Dans les cours d’Ecosse, il y a un verdict additionnel qui s’appelle « Non prouvé ».
F. T. On dit en France : « Acquitté au bénéfice du doute. »
F. T. Comment expliquez-vous le courant de sympathie des jurés et de l’opinion publique en faveur de Mme Bartlett ?
A. H. Il semble qu’elle n’avait pas choisi son mari et même que son mariage avait été arrangé. On pense que Mme Bartlett était la fille illégitime d’un homme d’Etat anglais très important. Lorsqu’on l’a mariée, elle n’avait que quinze ou seize ans, et, tout de suite, elle a été séparée de son mari et envoyée en Belgique pour terminer ses études. Quant à tirer un film de tout cela, je dois vous avouer que ça ne m’intéressait que pour la scène que je vous ai décrite : le mari, content de lui, tirant sur sa pipe !
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