RENDEZ-VOUS À BRAY DE ANDRÉ DELVAUX
L’homme au crâne rasé
L'HISTOIRE
Jeune avocat enseignant dans une école de jeunes filles, Govert Miereveld tombe éperdument amoureux d’une de ses élèves, Fran. N’osant lui avouer sa passion, il perd sa trace au lendemain de la remise des diplômes et, pour ne pas ruiner sa vie de famille, part l’oublier avec femme et enfant dans une petite bourgade flamande. Les années passent… Toujours aussi fragile, laminé par des années de dépression larvée, Govert croit reconnaître son ancienne élève lors d’un déplacement professionnel.
ANALYSE ET CRITIQUE
1965. Alors qu’un vent nouveau bouleverse les cinémas français et européen, le Septième Art belge n’existe pour ainsi dire pas. Aucun long-métrage depuis les bobines d’Alfred Machin… en 1910 : abandonné par les pouvoirs publics, le cinéma d’outre Quiévrain est une terra incognita, dont les rares signes de vie sont à chercher du côté du documentaire (Gaston Schoukens, Jan Vanderheyden) ou du cinéma d’animation (Raoul Servais). Soixante-dix ans après les premiers tours de manivelles des frères Lumière, c’est une jeune génération, biberonnée au documentaire télévisé, qui va finalement réussir à forcer les verrous d’une politique culturelle belge sclérosée et repliée sur son passé.
Et c’est André Delvaux qui donne les premiers coups de butoir. Dans une note d’intention rageuse distribuée à la presse lors de la sortie du film, le réalisateur, souvent considéré comme le premier cinéaste belge de l’Histoire (1), jette une lumière crue sur la situation artistique de son pays et le combat acharné qu’il dût mener pour tourner son premier film. Le tableau est à la fois étonnant et déprimant, et rappelle que le combat - car c’est bien d’une bataille qu’il s’agit ici - fut gagné de haute lutte : "Tout le monde en Belgique espère faire un jour un long-métrage : c’est notre drame. Car personne n’en reçoit l’occasion. Nous vivons dans un pays apparemment très riche, si on en juge par les pâtisseries et les voitures. Et effectivement le niveau de vie est relativement élevé. Mais il semble que ce soit au détriment de la vie spirituelle et de l’art vivant (…). Ainsi vous comprendrez pourquoi les cinéastes belges ont jusqu’ici vécu dans un désert, et pourquoi la réalisation d’un grand film de fiction est l’Eldorado auquel ils aspirent depuis toujours. Cela explique aussi que j’aie dû attendre d’avoir trente-neuf ans pour faire mon premier long-métrage, tandis que plusieurs de mes camarades les plus doués attendent toujours et se découragent peu à peu. Dans ces conditions, il ne faut pas s’étonner que le climat soit pénible, à la fois sur le plan professionnel (tous les métiers indispensables à la fiction ne sont pas également développés) et sur le plan moral. De plus la scission de notre pays en deux communautés linguistiques multiplie les problèmes et aiguise les susceptibilités. L’homme au crâne rasé est un film flamand, ce qui le rend moins accessible à certains milieux francophones en Belgique. D’autre part, et bien que je sois flamand moi-même, l’extrémisme de droite ne peut voir d’un bon œil que le premier long-métrage flamand ait été réalisé par quelqu’un qui n’appartienne pas à ce que je serais tenté d’appeler le ghetto culturel où se développe cet extrémisme. Voilà pourquoi, je suis, encore aujourd’hui, étonné d’avoir pu mener l’entreprise à terme."
L’homme au crâne rasé, c’est un double miracle. Celui d’un premier film, qui va dans un même geste sans concession, initier la création cinématographique de tout un pays et inventer une nouvelle forme de narration, propre à son créateur. Aujourd’hui, à l’aune de la renommée du cinéma belge (trois palmes d’or en trente ans, soit plus que la France), il serait tentant de reléguer le premier film d’André Delvaux au rang d’anecdote. Mais il y a 40 ans, L’homme au crâne rasé et son auteur furent rien moins que les "inventeurs" du cinéma belge. C’est dire si la sortie du film en DVD, couplée à celle de Rendez-vous à Bray, est l’occasion rêvée de rétablir la réputation du cinéaste, et de lui accorder enfin une juste place sur l’échiquier du cinéma belge - et mondial.
A l’instar de Rendez-vous à Bray, chroniqué sur ces pages la semaine dernière, L’homme au crâne rasé est tiré d'un livre - roman éponyme, et semi-autobiographique, du belge Johan Daisne. L’adaptation de ce long monologue intérieur tient alors purement et simplement du défi - surtout pour un premier film. Fidèle à la ligne de conduite exigeante qu’il adoptera par la suite, le cinéaste s’attache à faire vivre à l’écran un univers très « écrit », et pas forcément donné d’avance. Pour cela, il partage ses idées avec l’auteur, tout en s’offrant les services de techniciens confirmés - afin de mieux rendre à l’écran tout ce que le roman peut avoir d’intrinsèquement cinématographique. L’expérimenté Ghislain Cloquet à la lumière (Le Feu Follet, Le Trou, Mouchette, Tess, Les Demoiselles de Rochefort…), Suzanne Baron au montage (Lacombe Lucien, Viva Maria, Mon Oncle, Les Vacances de Monsieur Hulot, Les Maîtres Fous…), ou encore Antoine Bonfanti au son (La jetée, La baie des Anges, Bande à part…) entourent André Delvaux, jeune "novice" de bientôt quarante ans.
Cinéaste débutant, il assure ainsi ses arrières, donne des gages aux producteurs d’Etat, inquiets et vigilants - tout en offrant dans le même temps leur chance à un jeune compositeur (Frédéric Devreese, qui ne le quittera plus), à ses élèves de l’INSAS ou encore à un directeur artistique aspirant, Jean-Claude Maes. Ce précieux dosage d’expérience et de fraîcheur met le film sur les bons rails, et transparaît d’autant plus à l’écran que Senne Rouffaer et Beata Tyszkiewicz (alors épouse d’Andrezj Wajda), sont tous deux remarquables.
Dès les premiers plans, L’homme au crâne rasé ne trompe pas, et témoigne d’une maîtrise époustouflante, qui plus est pour une première oeuvre. Ghislain Cloquet y donne toute la mesure de son talent, baignant le film dans un noir et blanc aux contrastes saisissants. L’utilisation soignée du format large, notamment dans les scènes d’intérieur, témoigne déjà d’un sens acéré du cadre, sans compter l’utilisation brillante du hors champ (une traumatisante scène d’autopsie, toute en horreur larvée), du montage ou des mouvements de caméra. Moins radical que dans ses films suivants, Delvaux utilise encore ici la béquille d’une voix-off, mais L’homme au crâne rasé n’en respire pas moins le bonheur de filmer et de jouer avec toute la grammaire du Septième Art.
Un premier film très surveillé, dans une cinématographie au patrimoine si désertique, aurait pu laisser craindre le pire. Mais non, Delvaux ne se laisse imposer aucun carcan, et avec la fougue du débutant, s’autorise au contraire toutes les audaces : travellings détonants, alternance de longs plans séquences et de montage cut (saisissante scène chez le coiffeur), narration éclatée… le film est un plaidoyer pour l’adaptation cinématographique dans son sens premier : prendre un texte, et en faire un film, un paragraphe et en faire un plan, un mot et en faire une scène. Une forme de trahison fidèle : rendre l’essence d’un roman par des moyens propres au cinéma.
Le tour de force du cinéaste, c’est en fait d’affirmer sa patte dès son premier film. En une scène inaugurale magnifique, tout est déjà là, en place. Le basculement entre rêve et réalité, pierre angulaire du cinéma d’André Delvaux, se joue dès le premier plan de L’homme au crâne rasé : un personnage qui s’éveille, déambule dans son appartement, bascule littéralement de l’autre côté du miroir… le réalisme magique vient de trouver en Delvaux son champion cinématographique. Tout comme dans Rendez-vous à Bray quelques cinq ans plus tard, le réel est peu à peu contaminé par le rêve, l’imagination, le cauchemar et la folie - ou comment Johan Daisne, René Magritte et Gabriel Garcia-Marquez trouvèrent en un seul film leur équivalent cinématographique. On ne révélera pas le dernier plan du film, mais il y a dans cette minute de cinéma - où folie et réalité ne font plus qu’un - le ferment de Vol au dessus d’un nid de coucou et de Shining. Rien moins. Film cérébral (2), L’Homme au crâne rasé joue des mêmes ressorts que le chef d’œuvre de Kubrick, cette lente contamination du quotidien par le fantasme, puis le cauchemar et la folie. A la sortie du film, Delvaux est encore un illustre inconnu, et déjà, pourtant, sa première oeuvre évoque Alain Resnais, Chris Marker (Cloquet est le co-réalisateur des Statues meurent aussi de… Resnais et Marker) ou Ingmar Bergman, sans avoir à forcément rougir des comparaisons.
Sorti dans l’indifférence générale à Bruxelles et Namur - malgré son statut de premier film belge - L’homme au crâne rasé est ainsi accueilli par une presse française au bord de l’hystérie, certains critiques allant jusqu’à comparer le film à la révolution inaugurée par Orson Welles et son Citizen Kane. Aujourd’hui, la lecture du beau papier enflammé de Michel Cournet dans Le Nouvel Observateur prête d’ailleurs parfois à sourire, tant son lyrisme semble légèrement sur-joué. A sa sortie en catimini se mêlaient alors des considérations politiques et culturelles qui dépassaient le film - l’article du Nouvel Observateur parle autant, si ce n’est plus, des difficultés de distribution des films art et essai que de L’homme au Crâne rasé même (3) - et il vaut mieux regarder le film en 2006 avec un œil neuf, sans prêter trop d’attention aux dithyrambes de l’époque, pourtant justifiées pour la plupart.
Ainsi, si la beauté fulgurante de la plupart des scènes (le coiffeur, l’autopsie, la déclaration d’amour, la fin…) imprime durablement la rétine, la voix off et une certaine langueur parfois crispante risquent bien de rebuter les moins patients. Les malheureux passeraient à côté d’une fin en boulet de canon, merveilleusement résumée par un article de 1967 tiré de la revue de cinéma 7° Art - article autrement plus direct et convaincant que les lauriers un peu convenus du Nouvel Observateur : "Le premier grand film belge… Je l’ai regardé avec ahurissement, comme un Sicilien qui découvrirait l’Italie par Le Désert Rouge. J’étais en terre inconnue, dans le pays sans nom du Silence de Bergman. Seule la langue me raccrochait, et je comprends aujourd’hui pourquoi Paris fut fasciné par L’homme au crâne rasé (…). Non, le film de Delvaux n’est pas un chef d’œuvre, ni un chef d’œuvre manqué, ni rien de tout cela : c’est un film interminable et ennuyeux, mais extraordinairement impressionnant, qui vous parle de l’amour et de la mort avec une féroce insistance, une sorte de rage que l’on n’oubliera jamais. Par instants, je le hais, je le trouve grotesque, à d’autres il m’éblouit, il me terrorise. Ils ne sont pas si fréquents les films dont on peut dire cela."
Le chroniqueur en est au même point. Mais ce n’est pas un point mort : le film est une étincelle, un feu qui couve derrière l’ennui de façade. Naviguant inlassablement entre songe et réalité, fidèle à son credo, Delvaux livre un film neurasthénique et nerveux. La beauté vivace de L’homme au crâne rasé est à combustion lente. Le film vous laisse sur le carreau, au bord de la route, perplexe. Une semaine plus tard, il vous hante encore, et toujours… puis finit par vous terrasser.
C’est une des plus belle découvertes de l’année.
Elle sort aujourd’hui en DVD.
(1) "Les historiens retiennent en général le premier long-métrage de fiction réalisé par André Delvaux (L'homme au crâne rasé, 1965) comme naissance du cinéma moderne en Belgique." Louis Héliot, responsable du Centre Wallonie-Bruxelles de Paris
(2) Dans les bonus du DVD, Jaco Van Dormael, réalisateur de Toto le Héros et grand admirateur du cinéaste , estime que Delvaux "arrivait à faire avec le cinéma ce qu’on arrive à faire en littérature, c’est à dire à faire des films à la première personne. On ne voit pas le film de l’extérieur, mais depuis la tête du personnage. On parcourt un chemin intérieur plutôt qu’une aventure et une série d’anecdotes."
(3) "Ce chef d’œuvre, vous n’êtes pas libres de le voir. Il est l’un des monuments du cinéma d’aujourd’hui ; tous les festivals l’invitent ; tous les critiques en parlent entre eux ; mais les cinémas n’en veulent pas. C’est pourtant une œuvre envoûtante qui obséderait le public. Non, les cinémas n’en veulent pas. Il est trop beau. Il faut bien parler ici d’une tragédie qui se joue, et qui peut avoir des conséquences incalculables sur l’avenir du cinéma, donc sur l’avenir de la vie." Michel Cournet (Le Nouvel Observateur).
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