duminică, 17 octombrie 2021

Mankiewicz / Totul despre Eva, 1950

 

Eve
ALL ABOUT EVE
Joseph L. Mankiewicz
États-Unis / 1950 / 138 min
D'après The Wisdom of Eve de Mary Orr.

Avec Bette Davis, Anne Baxter, George Sanders, Celeste Holm, Gary Merrill.

Une jeune femme effacée s'introduit dans l'entourage de son idole, actrice de théâtre. Son ascension va être fulgurante.


Grinçant, caustique, acéré, plein d’esprit, brillant, féministe : Eve est souvent donné pour le meilleur film de Mankiewicz. Avec son cortège de récompenses, entre Cannes, les Golden Globes ou les statuettes de meilleur film, meilleur réalisateur et meilleur scénariste aux Oscars, c’est le film de la consécration. Et c’est encore George Sanders qui en parle le mieux : « Les critiques et la profession ont adoré. C’était un film distingué : spirituel, sophistiqué, brillamment écrit et réalisé. » La rencontre entre cinéma et perfection.

https://www.leblogducinema.com/critique/cinema-patrimoine/eve-critique-7545495/

FABIAN·CINÉMA DE PATRIMOINE·30 NOVEMBRE 2020

ÈVE, l’ingénue à la fourrure – Critique

L’ironie a-t-elle voulu qu’ÈVE décroche six Oscars ? Peut-être. Portrait ambitieux sur des ambitions, le film de Joseph L. Mankiewicz s’amuse surtout de ce petit monde du spectacle en proposant une observation clinique et cynique sur l’envers du décor, là où les idoles se fabriquent et où tout passe par l’arrivisme, l’incarnation et l’illusion.

« Le concept fondamental de l’acteur n’est pas l' »être », mais le « vouloir » » affirmait Constantin Stanislavski dans son célèbre ouvrage La formation de l’acteur. Eve Harrington aurait-elle pris cette citation trop à cœur ? Car son vouloir crée la dynamique de son être : dans ÈVE, elle est cette femme qui cherche littéralement à se faire un Nom, elle est ce personnage opportuniste qui en interprète un autre, elle est l’ambitieuse qui se fait passer pour l’ingénue, le loup qui se glisse dans la fourrure de l’agneau. Et de ce personnage trouble, de désirs et de charmes, Mankiewicz compose une œuvre parfaitement acérée et lucide où l’élégance de la mise en scène s’émaille de quelques saillies caustiques. Car ÈVE, c’est avant tout une œuvre de personnages, de scènes et d’actes, une œuvre où le spectacle fait partie intégrante de sa narration, un film où le cinéma regarde le théâtre infuser dans le réel. Avec ÈVEJoseph L. Mankiewicz passe au vitriol ce monde de faux-semblants et de courbettes, un monde semblable à un plateau de jeu où la duperie est nécessaire pour gagner la partie.

ÈVE, c’est aussi et surtout une promesse de dévoilement : « All About Eve » / Tout sur Ève ; autrement dit, la promesse de dépasser le jeu des apparences pour en révéler la face cachée, son hybris, sa vérité. Une dissection tout en finesse où Mankiewicz joue sur l’ambiguïté évidente de ses personnages pour conférer à ÈVE une atmosphère aussi trouble que fascinante. Là où Billy Wilder conférait une aura morbide et fanée à son génial Boulevard du CrépusculeMankiewicz opte pour une approche plus réaliste, moins expressionniste mais tout aussi juste quant à la critique de ces usines à rêves. De la même manière que La Comtesse aux pieds nus se reflète dans le Fedora de Wilder. Et même si ÈVE n’a peut-être pas la maestria visuelle du film de Wilder, il a pour lui un sens du détail et de la formule qui l’élève non loin d’une certaine perfection narrative. Car dans ÈVE, les boutades font mal et les échanges ont tout de duels armés. Les bons sentiments se muent ainsi en un venin cynique où la narration déconstruit toujours le voile des illusions.

La construction – plus ou moins académique – en flashbacks témoigne avant tout de l’obsession de Mankiewicz pour la parole, toujours souveraine pour maintenir l’illusion et la révéler. L’ouverture affiche clairement ce désir de révéler une femme de fiction : elle n’est d’abord qu’un nom plaqué sur un prix, sans visage, sans image. Elle ne sera ensuite que le sujet d’un récit qui ne lui appartient pas (ou plus), déclamé par des narrateurs qui font entendre leur voix : ce n’est que lorsque les récits en flashbacks seront engagés que le visage pourra se révéler ; avant qu’un ironique arrêt sur Image ne vienne remettre les choses en place et interroger le prix à payer derrière chaque récompense. Tout l’enjeu d’ÈVE sera justement de (re)construire ce personnage d’Ève Harrington, de le réinventer, de lui conférer une identité tangible à travers le regard des autres : si Eve acquiert une épaisseur dramatique, c’est avant tout via la parole des « seconds rôles », de ceux qui en dressent le portrait fragmenté ; plus ou moins authentique d’ailleurs. Subtile manière de construire un personnage qui ne serait au fond qu’un double de ce qu’il est vraiment, une simple somme de subjectivités. ÈVE semble ainsi être une fiction qui aurait conscience de son caractère illusoire.

Quelque part entre Chaînes conjugales (1948) et La Comtesse aux pieds nus (1954), ÈVE impose (et reprend) un modèle de construction où les points de vue et retours en arrière se mélangent afin de lever le voile sur la fiction que le film a installé. Mankiewicz interrogerait-il le statut du mensonge au sein même de sa mécanique d’écriture ? Peut-être. Nul doute qu’il prend un malin plaisir à déconstruire cet envers du décor pour nous offrir quelques joutes oratoires et autres moments de bravoure. Telle une pièce qui se jouerait exclusivement en coulisses, Mankiewicz ne pénètre jamais réellement la scène théâtrale. Puisque la vraie pièce se joue dans ce simulacre de réalité, dans des soirées arrosées ou des restaurants huppés où les bons mots fulminent. Sa pièce n’a rien d’un banal vaudeville ; elle distribue les rôles comme dans la Commedia dell’arte : de la comédienne à son assistante, du dramaturge à sa femme, du metteur en scène au producteur, tout est mis en place afin d’avoir une vision d’ensemble de l’industrie dans laquelle ils évoluent. Mankiewicz trouve alors un double en la personne du critique Adisson DeWitt, le commentateur caustique d’une industrie de prédateurs, l’intellectuel face à un milieu hypocrite. Narrateur à l’ironie implacable, il est la personne qu’on ne peut duper et le seul, peut-être, à être parfaitement lucide sur le monde du spectacle.

Notre critique de Chaînes Conjugales

Shakespearien, sans aucun doute. On a souvent – et à raison – rapproché Mankiewicz du dramaturge anglais : après tout, il faut que deux auteurs aient de l’esprit pour que leurs œuvres en aient. Un cinéma ludique et intelligent donc qui pourrait être résumé par cette réplique de Comme il vous plaira : « Le monde entier est un théâtre, et tout le monde, hommes et femmes y sont acteurs. » ÈVE ne déroge pas à cette règle et construit son petit univers autour de ce modèle. Tout n’est ainsi que mensonges et manipulations dans ce film où tout repose sur la vraisemblance de l’incarnation. Et incarné, il l’est. Bette Davis et Anne Baxter reçoivent un écrin à la hauteur de leur talent. Entre la comédienne vieillissante – Margo Channing – qui cherche à rester au sommet et la jeune arriviste qui cache bien son jeu, Mankiewicz compose deux rôles immenses, taillés sur mesure pour ses actrices.

Avec ÈVE, Joseph L. Mankiewicz passe au vitriol ce monde de faux-semblants et de courbettes, un monde semblable à un plateau de jeu où la duperie est nécessaire pour gagner la partie.

Des personnages féminins forts, à fleur de peau et tourmentés, qui préfigurent déjà les grands portraits de femmes chez Cassavetes ou Almodovar. Le jeu d’Anne Baxter, entre froideur et artificialité, entre rigidité et perversité, est merveilleux. Son sourire à moitié angélique cache à peine sa fourberie. Mais c’est bien Bette Davis qui accapare tous les regards : entre sévérité et fragilité, elle s’humanise au fur et à mesure que le « premier rôle » lui échappe et retrouve, en quelque sorte, le contrôle de sa propre vie. Eve, au contraire, délaisse son identité, devient cette image tant convoitée, ce reflet fantomatique d’un être qui n’en est plus un ; une simple illustration sur la couverture d’un magazine, une simple star qui n’a rien d’autre que le succès et la fiction qu’elle s’est créée. Deux rôles, deux facettes d’une même pièce, deux produits d’un même système. Et à ce jeu des apparences, le personnage de Marilyn Monroe apporte également sa contribution à l’édifice.

Le final ne pouvait être plus acide. Il suffit en effet d’un dernier acte, d’une dernière image pour enfermer le film dans une boucle satirique : l’entrée en scène d’une jeune candide qui se voit déjà dans la peau de son modèle ; telle la fabrication d’une nouvelle Eve qui reléguerait l’ancienne à la place de Margo. Enfilant la cape de son idole et agrippant son trophée, elle admire son reflet dans un triple miroir qui produit autant d’images trompeuses que d’ambitions à assouvir et de solitudes en devenir. Un nouveau cycle peut alors commencer. D’autant plus âpre lorsque l’on sait qu’Anne Baxter devra endosser le rôle de Margo dans l’adaptation musicale à Broadway dans les années 70. Qui a dit que le mouvement perpétuel n’existait pas ? ÈVE s’impose alors comme une œuvre qui se joue dans le reflet : dans le reflet que l’on renvoie aux autres et à soi-même, dans le reflet d’un monde qui célèbre la jeunesse et délaisse ses « vieux », dans le reflet qui fragmente les êtres pour ne laisser que des apparences trompeuses. Entre simulacre et psychanalyse, Mankiewicz signe une œuvre redoutable sur un milieu de vipères où il ne fait pas bon vieillir, où la tromperie constitue la seule clé du succès et où persuasion n’est pas synonyme de sincérité.

ÈVE, c’est aussi admirer l’élégance d’une démarche, d’un phrasé, d’une formule si bien énoncée. C’est être médusé par la sensualité qui émane de cette confrontation entre deux grandes actrices. C’est voir un grand film, tout simplement. L’émotion n’est pas toujours à la hauteur d’un L’aventure de Mme Muir par exemple, la faute à une froideur et un cynisme qui empêchent sans doute cette « sublimation » des sentiments. Mais l’audace de Mankiewicz nous emporte dans cette satire où le vernis se gratte pour mieux révéler cette zone d’ombre ; un espace caché où les plus bas instincts continuent d’alimenter une industrie du rêve, de l’image et de l’apparence. Et c’est par ses dialogues ciselés, aussi mordants qu’un Sacha Guitry, aussi venimeux qu’un Oscar Wilde, que Mankiewicz parvient à toucher juste, à toucher vraie et à infliger quelques bonnes paires de claques. Puisque chez Mankiewicz, les mots sont semblables aux poings d’un boxeur, prêts à frapper et à vous terrasser d’un uppercut. La parole elle-même accompagne l’illusion et son contraire.

Au fond, le titre lui-même instaure un mensonge, une promesse illusoire : ALL ABOUT EVE ne nous racontera pas « tout sur Ève » ; mais seulement un bout, un morceau, une double facette qui en cache peut-être d’autres. Et face à ce jeu de doubles et de masques, Mankiewicz travaille l’ironie comme personne, tant dans les relations et les interactions que dans ce circuit qu’il construit pour ses poulains, pour ses personnages qui s’entrechoquent dans la course qu’impose un (star) système. Guêpier pour quelques abeilles ou simple ruche pleine de prédatrices naturelles ? Interpréter, est-ce au final fabriquer une autre réalité en se jouant des autres ? Qui est au final le véritable démiurge de cette farce ? L’acteur ou celui qui tire les ficelles en hors champ ? Discret, Mankiewicz orchestre sa ronde d’impudences de l’autre côté de la caméra, là où la magie se crée et où les illusions n’existent pas. Une perspective qu’il usera de manière retorse jusqu’à la fin, peuplant ses scènes et ses films de fins limiers et de cyniques déguisés. Chez Mankiewicz, le rideau se lève pour ne jamais se fermer, la pièce se joue sans même qu’elle soit annoncée et les acteurs disparaissent toujours au bénéfice de leur double de cinéma et du metteur en scène qui les dirige.

Fabian JESTIN

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Pistes de réflexion L’histoire 

Fiche d’analyse de film 

Les trois dimensions étant intimement liées. Le personnage de Margo Channing en est une parfaite illustration. Margo nous est présentée comme l’archétype même de la star : capricieuse, égocentrique, instable, colérique… et Mankiewicz s’amuse à exploiter ces traits de caractère pour donner au fi lm tout son piment. Mais, à l’image de Karen, Mankiewicz nous surprend, en faisant tomber le masque de Margo-la-star, au moment le plus inattendu, lorsqu’elle se retrouve bloquée dans une voiture, sous la neige : « Quand une femme fait une carrière, elle se déleste de certaines choses en chemin, oubliant qu’elle en aura besoin quand elle redeviendra une femme. C’est une carrière que toutes les femmes ont en commun : être une femme. Tôt ou tard, il faut s’y mettre. Quelle que soit la carrière qu’on ait faite ou qu’on ait rêvée. En fi n de compte, on n’a rien réussi tant qu’on ne peut pas regarder l’horloge avant le dîner, ou se retourner dans son lit et se dire qu’il sera là. Sans cela, on n’est pas une femme ». Tout est dit dans ce dialogue épuré de tout sentimentalisme : le temps, la place de l’autre, soi. A partir de cet instant, le fi lm prend une autre bifurcation. Après celui de Margo, c’est le masque des autres personnages qui tombe, en commençant par Eve, qui se révèle une diabolique manipulatrice. C’est peut être pour cela que Mankiewicz l’a appelée Eve, à l’image de la première femme manipulatrice de l’Humanité. Si le véritable visage d’Eve n’est pas une surprise (Birdie, l’assistante de Margo, l’avait démasquée depuis le début) c’est que pour Mankiewicz la question concernant Eve ne se posait pas en ces termes-là. La question n’est pas de savoir qui elle est, contrairement à ce que pourrait nous faire croire le titre du fi lm, mais comment elle va réussir à arriver à se faire accepter d’un monde qui n’est pas le sien. Il y a certainement, derrière le personnage d’Eve, une peinture de l’ambition. Mais il y a aussi quelque chose qui relève de la lutte des classes. Ce thème chez Mankiewicz éclatera dans son dernier fi lm, « Le limier ». Même si on ne connaît pas toute la vérité sur Eve, on devine que son origine la pousse à conquérir une place parmi des dieux-vivants, que représentent les gens du théâtre ou du cinéma. Souvenonsnous de cette remarque de DeWitt, énoncée à l’attention des spectateurs lors de la scène d’ouverture : l’important n’est pas d’écouter, mais de savoir où vous êtes et pourquoi. C’est la question constante de Mankiewicz : Qu’est-ce-qui s’est passé ? Comment en sommes-nous arrivés là ? Comme dirait le philosophe Gilles Deleuze, c’est peut-être la question de toutes les questions. C’est sans doute une des grandes questions de la psychanalyse, à laquelle Mankiewicz s’est intéressé. All about Eve est une quête de la vérité. Non pas sur Eve, mais sur tout ce qui nous relie à sa vie, à son histoire, à ses rêves. De quelle manière Eve me révèle quelque chose de moi-même ? Dans le dernier plan du fi lm, une image est démultipliée à l’infi ni dans un miroir. L’erreur serait de croire que c’est celle de Phoebe. C’est peut-être la nôtre. Paolo Zannier

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Eve

 

Thème : Flash-back

(All about Eve). Avec : Bette Davis (Margo Channing), Anne Baxter (Eve Harrington), George Sanders (Addison De Witt), Celeste Holm (Karen), Marilyn Monroe, Gary Merrill. 2h18.
 
 

A New York, la jeune comédienne de théâtre, Eve Harrington reçoit ce soir-là, d'un vieux comédien, le "Sarah Siddons Award", qui est l'Oscar de la meilleure actrice de théâtre de l'année. A cette occasion, trois de ses proches, Karen, l'épouse du dramaturge Lloyd Richards, Margo Channing, actrice célèbre dont Eve fut la secrétaire, et Addison De Witt, critique théâtral influent, évoquent leur relation avec la triomphatrice de la soirée...

Eve Harrington fut d'abord une petite comédienne inconnue qui vint un soir dans la loge de Margo Channing, la plus grande vedette de son temps, lui dire son admiration. Elle réussit à forcer son intimité et à devenir sa doublure.

Avec l'aide d'Addison De Witt, un critique important mais peu scrupuleux, Eve réussit à jouer à la place de Margo la nouvelle pièce de son auteur attitré, Lloyd Richards. Margo, se consolera en se décidant à épouser enfin son metteur en scène, Bill Sampson.

Karen Richards, d'abord complice d'Eve, se rend compte trop tard qu'Eve n'a fait que se servir d'elle... Eve triomphe dans la pièce de Lloyd. Elle sera consacrée, grâce à De Witt, meilleure actrice de l'année... Rentrant chez elle après cette soirée, Eve trouve sur son canapé une jeune admiratrice, Phoebe, qui va tenir auprès d'elle le rôle qu'elle a tenu auprès de Margo. La boucle est bouclée.

 

Pour Jacques Lourcelles, "Mankiewicz décrit un monde qu'il connaît bien et qui l'a toujours fasciné - le théâtre, à travers deux héroïnes principales : une comédienne célèbre et vieillissante, appréhendant avec angoisse ce que va être sa vie tant sur le plan sentimental que professionnel, et une jeune débutante ambitieuse, calculatrice et hypocrite, abordant au rivage du succès. Le relief de ces personnages qui ont une valeur universelle permet aussi à Mankiewicz de livrer une vision critique de la société américaine dans son ensemble où l'arrivisme, la fragilité psychologique, la tendance à la paranoïa, la peur du vieillissement et de la confrontation avec soi-même sont les caractéristiques essentielles.

Margo Channing subit dans une première approche de la vieillesse une double crise d'identité : comment conservera-t-elle l'amour d'un amant plus jeune qu'elle et surtout quels rôles pourra-t-elle jouer sur scène ? Quant à Eve Harrington, son hypocrisie et son mensonge fournissent, dans la réalité, une preuve tangible de son talent et de sa plasticité puisqu'elle réussit à se glisser dans l'intimité de Margo, de Karen et des autres grâce à un personnage imaginaire qu'elle a forgé de toutes pièces. Elle fait du théâtre non seulement sur les planches mais aussi dans la réalité. Hors de la scène qui est-elle ? Rien peut-être et c'est là, aux yeux de Mankiewicz, son problème essentiel.

Les sept récits en flash-back émanent de trois narrateurs (De Witt prenant la parole en 1er, 3e et 7e position, Karen en 2e, 4e et 6e et Margo en 5ème) et c'est uniquement par la voix que les narrateurs se succèdent, Mankiewicz ayant dédaigné de faire des retours au présent pour ponctuer et séparer les différents récits. Lourcelles note aussi l'originalité du flash-back sans image, purement oral, de l'évocation du passé d'Eve par elle-même à l'intérieur du premier récit de Karen. "Des images auraient été là une grande erreur : d'une part, il aurait fallu qu'elles fussent mensongères (puisque Eve ment), d'autre part, il était bien meilleur qu'elle convainque son auditoire -comme le public du film- par sa seule présence, par la seule persuasion de sa voix et de ses paroles, en bonne apprentie comédienne qu'elle voulait être. Comme souvent chez Mankiewicz la parole est utilisée ici comme une arme, à l'efficacité redoutable."

Pourtant, le film le plus célèbre de Mankiewicz, couvert de prix, d'Oscars et de récompenses, Jacques Lourcelle le considére comme moins émouvant que ses grands chefs d'œuvres (le fantôme de Mme MuirChaînes conjugales ou La comtesse aux pieds nus) parmi lesquels il hésite un peu à le placer.

Sans doute parce que La comtesse aux pieds nus raconte les déboires d'un cœur pur dans des milieux décadent alors que, All about Eve dessine un monde où "chacun est né avec son ego " et reprsente des personnages qui luttent pour le porter plus haut que l'autre sur la cruelle scène du monde. Sans doute aussi parce que Mankiewicz se livre ici à une mise en garde contre l'image ou la parole immédiate, toujours mensongère. Il faut le détour par le flash-back, la distance de la mise en scène, du cadre et du montage, pour redonner à l'image tout son poids.

Se sortir du double

Si Mankiewicz situe son intrigue dans le milieu théâtral, c'est que l'ensemble des personnages du film est enfermé dans la logique du double : Eve ne rêve que de devenir la star qu'elle voit dans les magazines ; Margo est enfermée dans son double, simple reflet du miroir dans lequel elle se complaît si souvent, actrice qui ne parvient pas à se faire aimer "pour ce qu'elle est" mais simplement, sur scène, pour ce qu'elle n'est pas.

Plus généralement, les personnages ne parviennent pas à vivre spontanément leur vie : ils répètent des mécanismes qui sont ceux de la fiction et ne cesseront, tout au long du film, de faire des références lucides aux genres fictionnels auxquels les scènes vécues se rapportent. Nous voilà dans le mélodrame remarquera l'une, dans le théâtre de boulevard remarquera l'autre, chez Shakespeare (Macbeth) ou dans un conte de fée. Ils reproduisent des répliques "clichés" comme de Witt le signalera à Eve lors de la scène de révélation, avant la représentation qui fera d'elle une star.

Bref, si Eve parvient à ne plus être "doublure" de Margo, reste que durant tout le film les personnages ne cesseront de "doubler" le réel comme on double un vêtement pas assez épais. Le réel n'existe pour eux que médiatisé par la référence à un reflet. Il est toujours contaminé par une image qu'on tente de s'en faire ou par laquelle on recouvre la douloureuse vérité de sa condition : Margo, lorsqu'elle se confiera dans la voiture sur sa douleur de ne pas réussir à être femme, rattrapera la scène en disant "Fin" comme pour signifier qu'on ne s'arrête pas sur cette douleur et que le masque est préférable car il en divertit.

L'intimité est donc rappelée par le masque fictionnel. La scène la plus emblématique est sans doute celle de rupture entre Margo et son amant qui se passe, par un concours de circonstances, sur la scène d'un théâtre vide : l'image pourrait être symbolique de la relation des personnages entre eux conçue, par eux, comme celle d'une pièce de théâtre ou d'un roman. L'intimité comme sur la scène donc.

Eve ne fera alors que pousser à son extrême cette idée d'un théâtre du monde en jouant afin d'obtenir ce qu'elle souhaite et en se créant un rôle de toute pièce. Elle parviendra à ses fins mais au prix de devenir un fantôme d'elle-même, extrêmement blanche dans son fauteuil lors de la dernière scène, simple reflet sans cœur, déjà doublée par une nouvelle Eve lui retirant comme sa substance, "incapable d'aimer ni d'être aimée ".

Au contraire, Margo suivra le parcours inverse, délaissant son reflet ou l'image d'elle-même afin de devenir femme et non actrice de sa vie.


Le contrepoint cinématographique : la subtilité classique

Le moyen théâtral par excellence, la parole, est pervertie par le trop plein de références ou par le mensonge. L'image, quant à elle, n'est qu'un double illusoire (le bonheur des stars dans les magazines), une image de soi créée de toute pièce (image d'une Eve idyllique qui cache une "evil Eve" ; image de l'actrice sûre d'elle-même symbolisée par le grand tableau de Margo dans sa rampe d'escalier, qui masque pourtant une profonde solitude).

C'est en contrepoint de cette parole et de cette image galvaudées que Mankiewicz travaillera sa mise en scène, son cadre et son montage. Bref, l'image ne sera pas là pour aveugler, comme l'image de la gloire aveugle Eve, mais pour créer une communauté de regards avec le spectateur grâce à des jeux subtils qui alertent du mensonge et de sa progression, ou affirment une distance ironique. Le cadre, la mise en scène et le montage agissent comme un discours parallèle à celui des personnages : ils viennent faire sens, les contredire ou apporter une affirmation supplémentaire que le narrateur du flash-back n'aura pas remarquée.

Par exemple, le mensonge d'Eve peut être compris dès la première rencontre avec le milieu théâtral, dans les coulisses. La parole d'Eve est filmée comme une représentation : elle parle face à un public disposé en arc de cercle autour d'elle, elle est comme seule en scène ayant pour but de persuader son auditoire. Mankiewicz signale au spectateur qu'il s'agit ici d'un jeu et non d'une parole sincère. Autre point important de cette scène, le miroir : alors que Margo est d'abord seule face au miroir, le cadrage légèrement de côté permet d'insérer, dans le coin inférieur, le reflet d'Eve, comme si, dès la première rencontre, le destin était scellé. Eve grignotera petit à petit la place de Margo, se mettant dans un premier temps dans un coin pour finalement la remplacer face au miroir.

Les parcours d'Eve et de Margo se comprendront constamment par des signes de mise en scène, presqu'invisibles, qui utilisent le décor ou les gestes pour créer du sens : Eve était isolée lors de la première scène dans la loge, ce sera au tour de Margo de l'être physiquement, par une barrière la séparant du salon, lorsque Eve se rapprochera insidieusement de son mari juste avant la fête ; lors de cette fête, dans un premier temps Eve se charge des manteaux des invités en les montant dans la chambre. Par la suite, avec l'arrivée de de Witt, Margo se retrouvera ironiquement avec ce second rôle. Autre exemple d'échos dans la mise en scène : Eve (c'est son premier métier) s'occupe de baisser le rideau lors de la fin de la représentation. Son rôle est donc de masquer la scène comme, peut-être, elle tente de masquer son mensonge. Or, c'est par une ouverture de rideau au petit matin suivant, par la servante, que Margo prendra conscience du jeu d'Eve.

Les gestes, par l'écho, prennent alors presque une valeur symbolique, comme lorsqu'Eve portera la robe de Margo, à la fin d'une représentation, pour se regarder avec, seule dans un miroir. Margo la surprend, Eve porte alors la robe entre ses bras pour la lui donner. Mais la façon dont Eve porte alors la robe suggère qu'elle tient un cadavre, celui de Margo, qu'elle cherche à remplacer. Les signes de mise en scène dessinent donc le parcours d'éviction d'un ego par un autre. Ce sera également le cas lorsque de Witt interrogera Eve sur son passé à San Francisco : Mankiewicz filme cette scène sans Eve, qui se change dans la pièce d'à côte : elle disparaît donc de l'écran alors qu'elle est confondue dans son mensonge par de Witt. Elle perd toute présence, tout visage comme lors de la scène de révélation dans la chambre d'hôtel (de Witt lui explique qu'il a compris son jeu), puisqu'elle enfouira son visage dans des draps.

Le montage distille également, discrètement des indices. La fin de la scène de la fête chez Margo est marquée par un zoom sur un petit tableau représentant une femme entourée voire courtisée par deux hommes ; c'est cette même disposition que l'on retrouvera lorsqu'elle aura, une première fois, montré ses talents sur scène : Lloyd et Bill, autour d'elle, assise, la couvrent d'éloge. L'écho de montage et le souvenir du plan permettent de pointer du doigt l'ambition d'Eve. Autre jeu d'écho : la scène de ménage qui se termine sur le lit pour Margo qui perd son amant et pour Eve qui gagne, ironiquement et contre sa volonté, de Witt : les deux scènes se terminent par un visage perdu dans les draps (celui de la femme). Eve vit ce que son modèle a vécu : en gagnant la gloire, son intimité, symbolisée par le lit, se couvre de malheur (la perte d'un amant, la soumission à un autre). Dernier exemple d'écho de montage : la dernière scène dans laquelle une nouvelle Eve se crée et porte la robe de son modèle : écho profondément ironique à la scène où Eve portait la robe de Margo, lorsque le spectateur se souvient de tout le parcours hypocrite et cruel d'Eve. La mémoire chez Mankiewicz ne se limite donc pas à la construction en flash-back mais est au cœur du travail du sens pour le spectateur : il doit se souvenir de ces scènes pour sentir l'ironie de l'écho. Par ces signes cinématographiques, Mankiewicz crée une communauté de regard avec le spectateur : il indique la véritable ambition d'Eve, son mensonge, l'ironie des parcours, bref, ce qu'on n'avait pas vu.

La subtilité classique de Mankiewicz permet de venir en contre-point d'une parole menteuse (cf. le discours d'Eve lors de la remise de la récompense) : ainsi lors du repas d'amitié entre Margo, Karen et leur mari. Karen revient des toilettes avec un dilemme profond (trahir son amitié envers Margo et donner le rôle de Caro à Eve, ou rester fidèle et laisser Eve ternir dans les media l'image de Margo). Avant ce passage aux toilettes, les couples sont en amitié : le cadre montre les quatre personnages ensemble, sur un même plan pour signifier l'harmonie retrouvée. Au retour de Karen, l'unité est en danger : le cadre ne montre plus que séparément les couples comme s'il y avait une scission en germe. Pourtant, les répliques insistent sur cette amitié que rien ne cassera à présent. Ce ne sera que lorsque Margo dira qu'elle ne veut pas le rôle (par un coup heureux du destin) qu'un plan réunissant les deux amis, Karen et Margo, sera à nouveau permis. Le cadre et le montage signifiaient le non-dit de la conversation : l'amitié en danger, sauvée in extremis.


Le rôle du flash-back : charger la première image de son ironie

La construction en flashes-back successifs à partir de la première scène et de l'arrêt sur image (Eve recevant son prix) se comprend en continuité avec le rôle du montage et de la mise en scène : elle permet de faire signe vers un sens que la parole des personnages cache. Grâce au détour par le flash-back, la première image prend tout son sens ironique : Eve n'est pas cette fille aux mains blanches (c'est un des premiers plans qui la présente en opposition aux mains occupées d'une cigarette) mais bien "Evil Eve" et la gloire ne se gagne que par une négation du cœur. La construction du film est donc là pour réfléchir sur une image et lui donner tout son sens : les strass de la robe d'Eve sont l'illusion même, les pistolets derrière elle, accrochés aux murs, sont ceux dont elle s'est servie pour en arriver là. Combien est ironique alors cette dernière image d'une nouvelle Eve s'imaginant avec le trophée de meilleure actrice et diffractée en de multiples miroirs : sa gloire ne se payera que par une dissolution de soi dans les reflets d'un bonheur illusoire.

Antoine Bertot le 31/01/2011.

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Eve (All about Eve) de Joseph L. Mankiewicz : le théâtre « comme dans un roman »

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Histoire d’une comédienne arriviste, et de ceux qui observent son ascension, Eve (All about Eve) (1950) de Joseph L. Mankiewicz contient des dialogues si fins, si spirituels, qu’ils laissent sur les lèvres un perpétuel sourire. C’est l’un des films les mieux dialogués de l’âge d’or d’Hollywood. Comme souvent chez Mankiewicz, le film reconstitue le parcours d’un personnage, en faisant appel à différents témoins. Un long flashback occupe le coeur de la narration, commençant lors de l’entrée d’Eve Harrington (Anne Baxter) dans le monde du théâtre new-yorkais et s’achevant sur son triomphe, l’obtention du prix Sarah Siddons (inventé par Mankiewicz), la plus estimée des récompenses de la profession. Entre ses débuts discrets et son arrivée au faîte du théâtre, Eve se sera dévoilée sous nos yeux, passant du statut de provinciale timide à celui de redoutable « tueuse » (dixit Addison DeWitt) prête à tout pour servir sa carrière. Eve, « jeune par l’âge mais dont le coeur est aussi vieux que le théâtre« .

Mankiewicz a toujours été féru de flashbacks et on en trouve dans Chaînes Conjugales (1949), La Comtesse aux pieds nus (1954) ou Soudain l’été dernier (1959). Mais ce n’est pas le moyen narratif du flashback qui attire ici l’attention, c’est l’usage, beaucoup moins usuel au cinéma, de trois narrateurs différents, auxquels s’ajoute Eve le temps d’un monologue. Ce procédé qui vient de la littérature (premier amour de Mankiewicz) donne au film son cachet particulier, il lui permet non seulement de cerner les personnalités divergentes des trois narrateurs (DeWitt, Margo et Karen), mais aussi de porter sur Eve un regard croisé qui révèle progressivement ses agissements. Le premier maitre du récit polyphonique par la finesse des caractérisations psychologiques fut Dostoïevski, mais c’est Faulkner, Virginia Woolf, et Dos Passos qui en ont poussé la logique jusqu’au bout en destructurant les récits de leurs livres, les divisant parfois en blocs narratifs successifs appartenant chacun à un narrateur différent. C’est ainsi que procède Mankiewicz dans All about Eve (« comme dans un roman » dit Karen à un moment). Utilisant toutes les ressources de ce hors champ sonore qu’est la voix off (ici, elle informe moins qu’elle ne donne un point de vue, un ton particulier à la scène décrite), il fait alterner les narrateurs de son histoire, cette alternance de points de vue la faisant voir selon plusieurs perspectives différentes, comme si Mankiewicz nous entrainait derrière le récit de surface, dans les coulisses d’un théâtre où comédiens, metteurs en scène, dramaturges, critiques réfléchiraient à haute voix à leur propre rôle, chacun donnant de lui-même sa propre définition. Car cette description du milieu du théâtre est aussi une étude de caractères.

On aperçoit ce procédé dès la scène introductive de remise du prix. C’est d’abord l’inimitable voix de George Sanders que l’on entend, avec cet accent aristocratique et cette pointe d’ironie qui dissimulent la brutalité et le mépris de son personnage, le critique Addison DeWitt. Ce prisme misanthrope amuse grâce aux aphorismes trouvés par Mankiewicz sur les comédiens et le théâtre mais il aurait introduit entre nous et l’histoire un écran de cynisme si DeWitt en avait été le seul narrateur. Or, de manière inattendue, sans même que l’image nous prévienne à l’avance (dans ce film, les voix ont toujours un temps d’avance sur l’image qui est un peu négligée), Mankiewicz change de narrateur au cours de la scène. C’est maintenant la voix moins assurée de Karen Richards (Celeste Holm), épouse du dramaturge Lloyd Richards, qui parle. La voix de la candide Karen, extérieure au milieu théâtral, possède un ton plus doux, le ton du regret, le ton du naïf qui s’est laissé berné et n’arrive toujours pas à le croire. C’est elle qui nous fait rencontrer Eve quand débute le flashback. Parce qu’Eve assiste à toutes les représentations de la pièce que joue la grande comédienne Margo Channing (Bette Davis), Karen, touchée de cette constance, l’introduit dans la loge de Margo. C’est l’occasion pour Mankiewicz de renverser à nouveau le point du vue du récit. C’est à présent Eve qui le narre à travers un monologue adressé à Margo, Karen et Lloyd, et on se laisse prendre comme eux (des contrechamps sur leur visage captivé amplifiant l’effet recherché) au récit de sa vie qui compose la figure d’une apprentie comédienne malmenée par les coups du sort. Seule Birdie (la toujours juste Thelma Ritter) se méfie de ce compte-rendu par trop édifiant. Et en effet, ces souvenirs se révéleront faux et les mots utilisés par Eve mensongers, alors que ce que montre Mankiewicz par l’image semble vrai. Mais même l’image ment quand il s’agit d’Eve car son sourire juvénile n’est qu’un masque.

Ce n’est qu’ensuite que nous passons à notre troisième (ou quatrième si l’on tient compte du monologue d’Eve) narrateur, c’est-à-dire Margo. C’est une voix lasse, éraillée par le tabac, mais aussi pleine d’un orgueil blessé, la voix de la tempétueuse Bette Davis qui confère beaucoup d’humanité et de classe à son personnage de comédienne craignant les atteintes de l’âge. Une voix d’amoureuse aussi car Margo aime un homme plus jeune qu’elle, le metteur en scène Bill Sampson (Gary Merrill). La partie du film dédié à Margo est la plus émouvante, la plus attentive aux personnages, et nous libère du cynisme de DeWitt. Mankiewicz nous montre la femme amoureuse derrière le masque de l’actrice, qui craint d’avoir perdu quelque chose de féminin en répondant aux demandes d’un dur métier, la femme minée par la concurrence de plus jeunes comédiennes. Et Eve se montrera une redoutable concurrente. Toutes les scènes de dispute entre Margo et Bill sont formidables, Mankiewicz s’avérant un remarquable observateur des mécanismes de la dispute conjugale, éclairant cette étincelle qui met le feu aux poudres, et trouvant de spirituelles formules autour de la question clé de l’âge de Margo (« J’ai toujours nié ta présence sur scène le soir où Lincoln fut assassiné« ). Le sommet du film est d’ailleurs la soirée que donne Margo chez elle, où le producteur Max Fabian (Gregory Ratoff) et une jeune Marilyn Monroe, plus ravissante ingénue que jamais, complètent la galerie de portraits. Mais c’est une autre scène de dispute, entre Margo et le dramaturge Lloyd cette fois, qui contient mon aphorisme préféré du film : « Il est temps que le piano réalise qu’il n’a pas écrit le concerto ! » Mankiewicz fut un maître du duel dialogué, au point d’en abuser dans certains films. Hollywood est aussi plusieurs fois la cible du film, comme il se doit dans un récit qui se passe dans le milieu du théatre, la rivalité entre ce dernier et le cinéma n’étant pas un mythe. Même Zanuck, qui produisit All about Eve, est nommé dans le film, ce qui anticipe nombre de mises en abyme des décennies suivantes. Cela n’empêcha pas Hollywood (la profession aimant toujours que l’on parle d’elle, fut-ce en mal) de couvrir le film d’oscars.

Par cette narration alternée, car ensuite les voix vont de plus en plus se chevaucher, Mankiewciz parvient à ses fins, qui sont les mêmes que celles des romanciers qui l’ont précédé dans cet exercice : soulever les voiles successifs des apparences, les voiles dont s’ornent par les mots et les costumes les comédiens de théâtre, pour s’approcher de la vérité, de la véritable histoire derrière le glamour des cérémonies et des magazines, à Broadway comme à Hollywood. Le récit polyphonique n’est donc pas utilisé ici pour dire l’impossible recherche d’une vérité unique comme dans Rashômon (1951) d’Akira Kurosawa qui jeta le doute une année plus tard sur la fiabilité de tous les narrateurs de son récit. Au contraire, dans All About Eve, une forme de vérité apparait : la révélation de la personnalité des trois narrateurs, que l’on devine à travers leurs mots et leurs actes, et la vérité qui finit par cerner le personnage d’Eve. Ce faisant, Eve est prise à son propre piège. Une fois le premier masque de la jeune candide enlevé, une fois le portrait de la comédienne arriviste achevé (Eve comme Evil), elle se trouve obligée de conserver sur son visage ce deuxième masque (car ç’en est un aussi), ayant trouvé en DeWitt un adversaire à sa taille, encore plus cynique et manipulateur qu’elle. Nous savons tout de la manière dont Eve est parvenue à ses fins (« All about it« ), mais savons-nous vraiment tout sur Eve (« All about Eve« ), l’avons-nous vu sans masque ? Le manipulateur trouvera toujours plus manipulateur que lui, et l’histoire se répétera encore et encore (voir cette démultiplication de l’image dans une glace à la fin), une morale toute mankiewiczienne dont on trouvera des échos dans plusieurs de ses films.

Strum

PS : Le film s’inspire notamment d’une histoire découverte par Mankiewicz dans le magazine Metropolitan et non créditée au générique. L’anecdote est symptomatique d’un manque d’élégance dans le milieu mais aussi savoureuse quand on songe qu’Eve s’introduit chez Margo pour l’imiter et lui voler ses attitudes tout en cachant ses buts véritables.

PPS : Transposant leur relation du film dans la réalité, Bette Davis et Gary Merrill se marièrent à l’issue du tournage.

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Anne Baxter et Bette Davis dans le film américain de Joseph L. Mankiewicz, "Eve" ("All about Eve"), réalisé en 1950. 20TH CENTURY FOX

Reprise : trois bonnes raisons d’aller voir ou revoir « Eve »

Le film de Joseph ­Mankiewicz, récompensé par six Oscars en 1951, ressort en salles, mercredi 25 mars.

Par Thomas Sotinel

Publié le 23 mars 2015 à 10h54 - Mis à jour le 19 août 2019 à 13h03 

On a beau tout savoir d’Eve, de Joseph ­Mankiewicz (1950, six ­Oscars l’année suivante), il n’y a probablement pas de plaisir cinématographique plus irrésistible sur les écrans cette ­semaine.

Pour les bienheureux(ses) qui le ­découvriront à l’occasion de cette énième ressortie, on ne s’étendra pas sur ­l’intrigue imaginée par Mankiewicz – une fan s’introduit dans l’intimité d’une étoile du théâtre new-yorkais. On ne dira rien non plus des rôles principaux – Bette Davis, qui joue Margo Channing, l’actrice vieillissante ; Anne Baxter en Eve Harrington, l’ambitieuse à la sexualité ambiguë ; George ­Sanders, l’intellectuel qui préfère l’art à la vie.


Marilyn Monroe en ­starlette stupide

On attirera plutôt l’attention sur trois seconds ­rôles tenus par Celeste Holm, Thelma Ritter et une inconnue, Marilyn Monroe. La première tient le rôle de l’amie devenue l’instrument du destin, et est ici l’incarnation du commun des mortels, dépassé par la folie des gens de théâtre. Thelma Ritter, qui joue Connie, actrice devenue dame de compagnie, renvoie à l’époque où les acteurs n’étaient que les fournisseurs du plaisir du public.

Enfin, Marilyn Monroe en ­starlette stupide (mais pas tant que ça) est d’autant plus déchirante que ce ­petit rôle, qui marqua une étape importante dans son ascension, est une préfiguration du destin dans lequel le star-system devait la cantonner. Voilà trois des innombrables raisons qu’il y a d’aller voir ou revoir Eve.

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A la rencontre de… Eve (1951)

Affiche d'Eve (1951)
Affiche d’Eve (1951)

« Une année, un film » : Eve, réalisé par Joseph L. Mankiewicz et sorti le 27 avril 1951 en France.

Tout d’abord, je suis conscient que, en effet, le film est sorti aux US en 1950, ce choix de consacrer l’année 1951 à All about Eve peut donc sembler quelque peu abusif, mais je n’ai aucun regret concernant cela. En effet, le film jouit d’une certaine réputation auprès des critiques, et cela a également influencé mon choix, lequel a été payant, car il s’agit en effet d’une réelle satisfaction.

Bette Davis et Thelma Ritter dans Eve (1951)
Bette Davis et Thelma Ritter dans Eve (1951)

Eve nous plonge dans les coulisses du théâtre et du show-business, où tous les espoirs et tous les coups semblent permis. Le film débute avec la remise du prix de la meilleure actrice de théâtre de l’année, décerné à Eve Harrington, applaudie par la foule, à l’exception de certains invités. La voix-off d’Addison DeWitt, critique renommé, nous introduit ces mêmes personnages lors de la cérémonie, et nous invite à tout savoir sur Eve ( « I will tell you all about Eve » ), à travers un flashback qui couvre le reste du film, jusqu’au retour à la scène de départ.

Eve incarne l’humilité, l’élégance et la pureté au cœur d’une population d’apparence très surfaite et prétentieuse. Grande admiratrice de l’actrice Margo Channing (magnifiquement campée par Bette Davis), elle ne rate aucune de ses représentations et, grâce à Karen Richards, une amie proche de Margo, parvient à se faire inviter dans la loge de son idole. Elle y raconte alors son histoire, faite de malheurs et de faux-pas, et Margo décide finalement de la prendre sous son aile et de faire d’elle sa secrétaire privée.

Anne Baxter et Bette Davis dans Eve (1951)
Anne Baxter et Bette Davis dans Eve (1951)

Rapidement, le spectateur remarque un contraste entre les deux personnages. Margo est une diva imbuvable, qui tient à son image plus que tout, et a peu d’estime pour ceux qui travaillent pour elle. Véritable produit du show-business, elle est cependant en pleine remise en question. Jeune quadragénaire, elle n’a de cesse de s’inquiéter pour la pérennité de sa carrière, sa capacité à rester sur le devant de la scène, et à plaire à son mari, acteur à Hollywood. Eve, quant à elle, est une jeune femme qui ne possède rien sinon une flamme inextinguible qui l’anime et qui la pousse à suivre son rêve : celui de devenir actrice. Elle voue un respect sans faille à Margo, lequel s’avère d’ailleurs être réciproque. Point intéressant, le réalisateur a choisi d’effectuer la rencontre dans une modeste loge, où l’on découvre alors l’actrice hors de la scène, un masque de crème appliqué sur son visage, désacralisant soudainement le personnage, son apparence peu affriolante contrastant de manière singulière avec son attitude distinguée.

Belle mise en abyme du monde du théâtre et du show-business à l’orée des années 1950, Eve propose une palette de personnages permettant de dresser un tableau complet et intéressant d’un art souvent relégué au second plan depuis l’explosion du cinéma. Tous les rouages du mécanisme sont mis à contribution afin de ne rien laisser au hasard et de laisser le spectateur s’embarquer dans l’intrigue. Une intrigue somme toute assez complexe, qui va me pousser à spoiler afin de relever certains points de réflexion importants soulevés dans Eve. Ne lisez donc pas les deux paragraphes suivants si vous souhaitez éventuellement voir le film !

George Sanders et Anne Baxter dans Eve (1951)
George Sanders et Anne Baxter dans Eve (1951)

Le film a surtout pour but de traiter de l’ambition, une ambition incarnée par Eve, personnage à l’humilité et à la fidélité sans failles, femme courageuse et animée par une forte volonté de réaliser ses rêves. Pourtant, il ne s’agit que d’une simple apparence, cachant une quête de réussite destructrice couplée d’un machiavélisme farouche, transformant Eve en femme fatale, prête à trahir et à manipuler ses pairs pour parvenir à ses fins. Il n’y a pas d’homme qui lui résiste, ce ne sont que des pions qui lui permettent de s’attirer de bonnes faveurs et d’être la femme idéale que tout le monde aime, sauf les autres femmes.

Eve s’articule également autour de la dualité matérialisée par l’antagonisme entre Eve et Margo. Les deux femmes sont, d’apparence, totalement différentes, le spectateur étant dans un premier temps tenté de prendre parti pour la jeune femme et de s’opposer au caractère trempé et lunatique de Margo. Mais  cette opposition finit par prendre une tournure toute autre, lorsque l’on comprend que tout cela n’était qu’une supercherie. Le spectateur, jusqu’ici agacé par les manières de Margo et ses perpétuelles remises en question, se met soudainement à éprouver de l’empathie pour elle, et les sourires et politesses d’Eve deviennent subitement agaçants et déplacés. Ainsi, la dualité se maintient, mais dans une perspective toute autre, modifiant totalement notre rapport au récit et modifiant toute notre appropriation de l’histoire, jusqu’à une fin très symbolique montrant qu’Eve, malgré tout son talent et la complexité de son plan, n’est pas à l’abri de se faire elle-même doubler par une autre, et que son tour viendra également.

Eve (1951)
Eve (1951)

Dans l’un des films qui a contribué à sa gloire, Mankiewicz expose ses personnages, les casse et les met en danger dans cette mascarade géante, où ils se sont construit un rôle, duquel ils ne parviennent à se défaire, et ce malgré les évidences qui pousseraient à les faire abandonner. Dans Eve, le rideau ne se baisse que sur la scène, et la pièce continue de se jouer, dans les coulisses, où les apparences ne peuvent être sauvées éternellement.

Récompensé par six Oscars et primé au Festival de Cannes, Eve est un film qui tient sa réussite du développement des personnages proposés, des rapports de force mis en évidence, de dialogues percutants et des thématiques traitées, parfaitement mises en valeur grâce à des acteurs au sommet de leur art, avec une mention spéciale pour le duo Bette Davis/Anne Baxter. Un film très fin, plein de symbolique, prenant et surprenant.

Note : 8,5/10.

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Laurence Olivier (1907-1989)