duminică, 7 noiembrie 2021

Mank 8


Mank (Gary Oldman) en pleine réflexion dans Mank
Critique

« Mank » de David Fincher : ou Mank dit Mankélévitch le scénariste extra-lucide

Dans Mank, David Fincher continue de (nous faire) croire aux puissances du récit comme dans ses œuvres précédentes. Il s’efforce une nouvelle fois de déplacer notre regard de spectateur trop longtemps porté, cette fois-ci, sur une légende du cinéma comme de « son » supposé chef d’œuvre Citizen Kane, pour le délocaliser vers celui qui en serait le véritable créateur, Herman Mankiewicz. Débute alors une enquête sur la psyché de l’Homo Americanus le Festivus, qui voudrait s’efforcer d’en dire les trous comme la mémoire.
David Fonseca

« Mank », un film de David Fincher (2020)

Certains films comme Citizen Kane rayonnent d’une lumière inusitée, à la fois aveuglante et neutre. Comme ces étoiles mortes dont la lumière nous parvient encore, ils continuent, bien après le moment de leur sortie, de diffuser un rayonnement singulier, qui participe intimement de la relation que nous entretenons avec eux. Lors même que nous ne les avons pas toujours vus, ou trop peu, ou trop vite, ces œuvres, à l’instar du Citizen Kane d'Orson Welles, nous sont en quelque sorte adressés, et nous avons, de ces œuvres, une sorte de pré-savoir intime, comme nourri de songes. Ce qui est alors en jeu, c’est la force d’attraction d’une œuvre qui semble se tenir au bord du mythe pour nombre de spectateurs comme de critiques, l’opacité d’une lettre comme d’une image qui jamais ne se muent en chiffre d’un sens à conquérir. Tout est là, semble dire pourtant la postérité du film de Welles, tout se dispose pour ainsi dire sous nos yeux, nul arrière-monde ne préside à sa réalisation : j’en suis l’auteur. Et pourtant, Fincher, dans son film Mank, décide d’aller à contre-pente, de remonter le courant afin d’aboutir à la source vive du film, revisiter l’histoire de la paternité de l’œuvre, sans doute attribuée faussement à Welles quand le géniteur en serait, en vérité, son scénariste, Herman Mankiewicz.

L’heure était sans doute favorable pour David Fincher de revisiter ses souvenirs à l’instant où le monde entier se trouve pratiquement sur le même fuseau horaire, midi pile à l’heure du confinement. Fincher propose, en effet, au spectateur, dans son film Mank, une visite toute fictionnelle de son musée personnel, musées fermées sans doute encore au public mais musée du cinéma rouvert par Fincher et consort (le scénario étant du père Fincher), réexaminant le corps de la belle endormie, la Rosebud du cinéma, le film d'Orson Welles, son Citizen Kane, son Kane trop survivant. Son Citizen ? Son Kane ? Ce possessif au singulier de Citizen sent trop le renfermé, Fincher entend donc bien aérer son Kane,. Citizen, momifié depuis trop longtemps, qui transpire la catégorie, le classement, la hiérarchie et le rangement. Face à cette logique des places gardées, Fincher, dans son film, s’efforce dès lors de révéler la vanité des positions établies et leur possible fragilité, celle d'Orson Welles en particulier. Oui, qui se cache réellement derrière le film, son grand film, Citizen Kane : l’œuvre du Dieu Welles ou la part du diable de son scénariste Mank ? Quel créateur sous l’opus ? Pour cela, faut-il à Fincher, durant le film, pouvoir attirer l’attention sur le processus de création du film, sur un lieu vertigineux, un creux, un interstice entre le déjà plus et le pas encore du film à venir, une zone d’indétermination et de mutation, le terrain d’aventure non balisé des identités vagues. On dit des gens déplacés qu’ils sont littéralement inter essants, qu’ils sont entre, un peu dedans, un peu dehors, au milieu du gué où rester est réputé malaisé. Voilà le sort qui aurait été réservé à Mank, auteur maudit, à Hollywood. Le Procès fait à Citizen Kane, dès lors ? Il existerait à son propos un Dossier secret. Welles n’en serait pas le génial créateur mais bien plutôt son homme de main, homme de l’ombre élevé au carré, son troisième homme, son scénariste : Herman Mankiewicz dit Mank. Mank, parce qu’il demeurera toujours pour la postérité la moitié de son célèbre frère, Joseph. Mais qu’il se rassure, Fincher sera son Mr. Arkadin : il entend rendre justice dans son film à cet oublié du cinéma. Rendre justice à Herman Mankiewicz, sans qui, au fond, Kane n’aurait pas eu son Citizen, sa Place au soleil.

Rendre justice ? A priori, pourtant, un film dont le sujet est le cinéma ne se préoccupe que de son sort, Narcisse devenant parfois anthropophage à force de se mirer dans son miroir, se dévorant les membres, genre nombriliste guetté par ce danger, cinéma par trop souvent normé, à l’instar, par exemple, du Dalton Trumbo de Jay Roach (2015), un autre scénariste au destin mangé par Hollywood, en raison de ses convictions communistes. David Fincher réussit cependant à éviter ce péril du bornage en mettant en place, dans le cadre de son procès, un principe du contradictoire, par l’art de la composition qui est le sien, sur tous les plans, en brouillant en permanence les frontières de chaque territoire exploré, donnant la parole à l’accusation comme à la défense.

Sur le plan filial, d’abord, la séparation n’est plus étanche, David mêle dans le film père et fils Fincher, le film étant un scénario du père écrit dans les années 90, monté à la même époque avec Jodie Foster et Kevin Spacey, mais refusé par les studios qui ne voulaient ni du noir (sa terrible désillusion ?) ni du blanc (la vérité qu’il dévoilait sur Welles ?). Bad Taste, il amalgame aussi Mank/Welles ou plutôt, Mank dévorant la tête de Welles. Fincher enchevêtre encore les époques, qui ne suivent pas toutes le sens des aiguilles d’une montre, en deux directions : première flèche du temps, en hors-champ, qui constitue les minutes du procès, sa version originale, Fincher revient sur une obsession, le film de Welles, qu’il filmait déjà avant Alien 3, dans un clip de Madonna, Oh Father (1989), débutant par un scène sous la neige, filmant un enfant, sa mère apparaissant en travelling arrière ; deuxième flèche du temps, plein champ, le film est construit par flash-back, diffraction de la narration, temporalités entrecroisées, à l’instar de la réalisation de Citizen Kane, par le jeu des aller-retours entre l’époque des grands studios des années 30 aux années 40, époque à laquelle Mank débute la rédaction du scénario de Citizen Kane. Fincher brouille tout autant la ligne de démarcation entre les schémas narratifs, réel/informatif et fictif/créatif étant fait du même bois dans le cadre du processus d’écriture du scénario, le matériau du réel étant sans cesse utilisé par Mank afin d’alimenter le feu de « sa » fiction.

Fincher noue enfin l’ancien et le nouveau en termes de technologies, parlant du cinéma des années 40 mais à partir de sa grammaire visuelle. Notamment, filmé en format scope, l’image est étirée au possible, montrant des personnages perdus dans des lieux dont l’immensité, en décor intérieur/extérieur, montre leur cheminement comme ils sont perdus intérieurement/extérieurement, utilisation qui n’est pas un usage de la caméra des années 40. Idem quant au travail sur le son, reproduisant certains artefacts sonores de l’époque (légère réverbération/saturation des voix) mais inspirés des techniques de mixage contemporaines. Quant aux choix des plans et mouvements de caméra, qui n’existent pas à l’époque, Mank est tourné aussi en 8 K numérique, qui ne produit évidemment pas une image vintage même si le noir et blanc, en contrepoint, renvoie à la gloire passée des studios, mais aussi, l’utilisation des brûlures de cigarette pour passer d’une image à une autre, fondus au noir, à quoi s’ajoute parfois une image davantage granuleuse. Choix esthétique qui n’est sans doute pas innocent  : si le film est infiniment plus net, dès lors, ne serait-ce pas pour dévoiler tout ce que le temps a granulé précisément, la vérité sur Welles qui, lui-même, tentait de la faire surgir dans Citizen à propos du magnat de la presse, Kane ? D’exposer nu tout ce qui était évanoui, le numérique n’ayant pas du tout le même piqué, le même rendu, ni la même patine visuelle que les films sur celluloïd ? En somme, Fincher, enquêtant sur la création du film, par cet art de la composition, viendrait-il effacer la dette du cinéma à l’égard de la légende Welles. Un art de la composition pour retrouver sans doute tout ce qui était dissimulé Derrière la porte verte des souvenirs. Mais où se trouve donc la clé de ce film ?

Mank (Gary Oldman) couché dans son lit devant Orson Welles (Tom Burke) dans Mank
Mank et la figure d'Orson Welles - © Netflix

La multiplication des références littéraires dans Mank est sans doute un point d’entrée utile, de Moby Dick à Shakespeare (dont Welles mettra en scène MacBeth et Othello) passant par Don Quichotte (mis également en scène en 1992), qui disent sans doute toute l’absurdité de cette quête des origines d’une œuvre comme de la vérité sur soi et le cinéma. Mank serait-il, dès lors, l’agent perturbateur du système, mais d’un héroïsme vain, autant dire fantaisiste, c’est-à-dire illusoire, lui qui est qualifié de « clown de service » par Mayer, patron de la MGM, à l’instar de tous les Capitaine Achab, Hamlet et  Quichotte de l’histoire?

A priori, Mank ne semble pourtant pas être ce loser picaresque, Gatsby le magnifique sur le retour, se lançant dans une quête désespérée. Longtemps, Mank réussit à exister à Hollywood en méprisant ses contemporains, jouissant tranquillement de ses petits vices et avantages liés à son statut d’auteur remarqué et remarquable sans vraiment se soucier du sens de son art, ni même à s’investir dans un combat politique propre à contester l’ordre social établi. S’il devient donc, au cours du film, le capitaine Achab, en chasse de l’impossible baleine blanche (cité par Welles, on y reviendra), c’est en le réalisant trop tard. Trop tard, mais qui fait sans doute la beauté de son geste, ajoutant à l’inutile et au superfétatoire. Car cette tentative de redresser ce qui était courbe est en effet d’autant plus belle que Mank part au combat quand la trêve est déjà entamée, pire, que la guerre n’aura pas lieu, Cheval de Troie sans bataille, trop tard, toujours trop tard, comme le tambour de la troupe au combat partirait après les soldats jusqu’à la ligne de feu. Ton sur ton, trahison sur trahison, Mank fait alors l’expérience des Lumières de la villeLa grande illusion ? Mank semble en faire la triste expérience.

Tout d’abord, sur le sens de l’engagement politique. Désillusion ! La grande désillusion sur les effets de la montée du nazisme en Europe. Désenchantement, et ce dès les années 30, lors de l’anniversaire de Mayer, tandis qu’un ministre invité raconte son voyage de retour de Berlin, Mank jouant les trouble-fêtes en saltimbanque du système qu’il est, Mank qui se trouve le seul à prédire un sort funeste à l’Europe comme au monde. Mais, tard, déjà trop tard, Hearst qui a La soif du mal chevillé au corps, répond : « mais on ne peut pas se priver d’un tel marché comme l’Allemagne », même si « Hitler nous pompe l’air ».

Trahison par les puissants redoublée par l’utilisation faite politiquement par ces derniers du cinéma à des fins de propagande, à l’égal des nazis, donc, cinéma dont Mank n’ignore pas, pour sa part, combien « la responsabilité est grande » pour « ce qui se joue dans le noir », qui assiste, en effet, à la mise en place d’un mentir-vrai, Mayer finançant un film sur l’opposant politique des républicains, Upton Sinclair, film de propagande afin de le décrédibiliser, ce dont n’est pas dupe Mank, citant Goebbels : « Si on répète aux gens quelque chose de faux avec suffisamment d’insistance, ils vont finir par le croire ».

L’engagement politique de Mank, dès lors ? Trop tard, toujours trop tard, lorsque Mank s’éveille au socialisme, prenant fait et cause pour ce candidat démocrate aux élections de 1934 dans l’État de Californie, contre le candidat de Hollywood. Upton Sinclair, digne héritier de Thomas Jefferson, que le tout cinéma argenté de Californie honnit, dont Mank entend par hasard, dans la rue, un discours organisé à la sauvette, Sinclair qui s’entend traité de « coco impie », répondant à la volée que  : « la religion chrétienne est trop souvent utilisée par la classe dirigeante pour préserver son pouvoir et creuser les inégalités, et ça, c’est un péché, comme disait Jefferson, la vérité n’a rien à craindre de l’erreur tant que la raison a la liberté de la combattre ». Son programme ? La redistribution des richesses ou l’insurrection. Mais discours qui, sitôt prononcé, s’évanouit, se terminant plein cadre sur un vieillard tout droit sorti comme épuisé des Raisins de la colère, appuyé à un lampadaire, baillant. Sinclair sera défait électoralement, plus tard. Pour qui sonne le glas ? Le socialisme, assurément, auquel s’attache Mank, dont ce ne sera décidément pas le grand soir, aucune place faite à la lutte finale, cet hymne de l’internationale dont personne ne veut que Mank le chante lors de l’anniversaire de Mayer, drôle de patron, aux ordres lui-même « des banquiers de l’Est » comme sous la coupe de Hearst le magnat. Trahison partout.

Trahison/désillusion sur le sens de son art, encore. Tard, trop tard, toujours, lorsque Mank, en fin de film, apprend que Hearst, sur lequel il est en train d’écrire le scénario du film à venir, ce film qui voudrait tant dénoncer la mégalomanie de cet usurpateur prêt, sans doute, à briguer la présidence des Etats-Unis, contre toute forme de justice sociale, « paie la moitié de son salaire », lui dit Mayer. Déconvenue terrible, Mank découvrant qu’il est impossible de lutter contre le système ; que le système a organisé sa propre contestation afin de le légitimer et le consolider en retour, l’offrant même en spectacle. Un système qui assure, en effet, la distraction généralisée en continu, auquel prend part Mank par devers-lui. Un spectacle offert gratuitement à tous ceux qui ne s’y trouvent pas, pour leur faire croire qu’ils sont dans la vraie vie. Mais il n’y aurait pas d’un côté, dit le film après Baudrillard, Disneyland ou Hollywood, où s’exerceraient la part maudite de chacun, ses refoulés du jour, et de l’autre la réalité industrieuse, les gens sérieux, responsables, qui vont au travail chaque matin et font des enfants. Qu’une fois purgés à Disneyland ou au cinéma, à dire bonjour à Mickey ou à rêver total écran, à faire le malin sur grand huit, chacun retournerait ensuite à la normalité silencieuse. Mais la dimension enfantine ne serait pas uniquement concentrée à l’intérieur de Disneyland ni celle fantasmatique de Hollywood. Disneyland comme Hollywood auraient été créés, au contraire, en contrechamp de la réalité pour faire croire que la réalité ne serait pas elle-même Disneyland ni Hollywood. Disneyland et Hollywood auraient été installés afin de délimiter le contour d’un endroit de manière à mettre à distance l’idée que l’endroit dans lequel Mank se trouve ne serait pas celui-là. Mais Disneyland comme Hollywood sont partout. Leur force invisible, monoxydée, c’est l’air contaminé que Mank respire encore quiétemment dans les bras de Minnie, sa Betty Boop blonde (Marion Davies) dont il s’est entiché platoniquement. Souris, Mank! tu es pris en photo en train de crever, lui dira en fin de film Hearst, à travers la parabole du petit singe du joueur d’orgue de Barbarie. Mank le Monkey, avec Minnie, sa Minnie, sa Betty Boop blonde (tandis que Mank est pourtant marié [trahison, encore]), qui le désertera aussi pour Hearst, tout comme son frère Joseph (qui débute sa carrière dans les studios), chacun s’efforçant de le dissuader d’écrire ce scénario, chacun travaillant pour Hearst : le rêve définitivement enfui, dont la fameuse Rosebud ne serait rien d’autre que « ses parties génitales », lui apprendra également son frère Joseph, Joseph qui entrera dans la légende quand Herman Mank sera oublié. Trahison filiale, trahison sentimentale, aussi, partout.

Mank est-il, dès lors, un film de désespéré ?

Ce ne serait pas nécessairement comprendre l’usage qui est fait de la référence au capitaine Achab et sa baleine blanche par Welles s’adressant à Mank, lorsqu’il scelle leur destin commun autour de ce scénario, au début du film. Bien sûr, d’Herman Mank à Herman Melville, la frontière qui ne tient qu’à un prénom est encore effacée. Ce film impossible à réaliser, à l’impossible paternité, sans feu ni lieu, comme la vie l’est sans doute, c’est Moby Dick, la baleine blanche, qui échappe sans cesse à son capitaine parce que séminale. Mais de quoi est fait le nom de Moby Dick ? Moby Dick, c’est poursuivre quelque chose qui n’existe pas. Qui peut sans doute rendre fou comme Mank perd parfois la raison. Mais ce qui est beau, au vrai, est que pour que cela ait du sens, cette vie, ce film-là, il faut que cette chose soit sans cesse poursuivie malgré tout. Ton rêve, le rêve de Mank d’écrire ce scénario, le plus beau qu’il ait écrit pour atteindre enfin la gloire (avoir son nom au générique, puis entrer dans l’histoire), de se changer comme de transformer la société cinématographiquement, à la manière de Fincher de rétablir, faussement, les faits, ne doit pourtant jamais s’accomplir tout à fait. La folie est de croire que ton rêve pourrait seulement exister, Mank. Ton rêve, c’est ton horizon. Et l’horizon ne s’atteint pas comme Hollywood brille toujours de loin. L’horizon guide les pas. Chacun peut y aller mais sans jamais aboutir. Ton rêve, c’est ta direction sans destination Mank. Croire qu’on peut attraper Moby Dick est un leurre. Si on attrape Moby Dick, Moby Dick n'existe plus. Moby Dick, c'est ce qu’on n’attrape pas. Entre l’horizon et ce que l’on fait, entre le film à venir et ce que Mank vit et écrit, il y aura la cadence, les arrangements que l’on fait, les accommodements raisonnables du quotidien. Ce n'est peut-être pas conforme à ton idéal, Mank, mais c'est moins pire que de ne plus rêver du tout. Avec le flot Picon bière, qui saoule. Parce que Mank, pour parvenir à cette lucidité, boit, il boit beaucoup pour créer. Or, paradoxalement, et c’est l’un des effets essentiels produit par le film, boire, ce n’est pas se perdre pour Mank. Boire, c’est retrouver son fil quand Ariane n’a plus de géographie. L’ivresse lui permet au contraire d’apercevoir enfin le monde dans ses véritables dimensions. Ce qui était courbe devient désormais droit, comme les noms qui défilent au générique du début du film. Flash-back oblige, revenons-y.

Mank (Gary Oldman) dans les pas de Louis B. Mayer (Arliss Howard) dans Mank
Mank dans les pas de Louis B. Mayer - © Netflix

En guise d’ouverture, Mank débute précisément caméra en contre-plongée sur fond de ciel mi-dégagé, mi nuageux, la vérité du ciel barrée, ciel des idées mi accessible/mi-inaccessible, fond d’écran sur lequel défile, à l’ancienne, le nom de tous les participants au film, dont les noms ne sont pas, cependant, calibrés de façon rectilignes, mais inscrits sur l’écran en perspective, comme s’ils étaient enfuis. Effet qui va aller s’atténuant à mesure que le générique déroule leurs noms, jusqu’à ce que la caméra, mouvement descendant rectiligne, parvienne à cette route filmée plein cadre. Au centre, deux véhicules noirs (le fils derrière, le père devant?/Welles et Mank ou inversement ?), fonçant tout droit vers Victorville, un nom de prénom, film sur la filiation, sur la dette que l’on doit, dont les noms du générique ont dorénavant retrouvé leur tenue, droits sur leur jambage, générique se terminant sur Père et cie Fincher au scénario comme à la réalisation. Véhicules arrivant enfin à destination, dans le ranch de North Verde, nom qui mélange encore les géographies comme les langues, ces langues qu’il faudra bien délier pour Fincher. On est en 1940, Mank, accompagné d’aides de camp, une infirmière allemande (frontière Atlantique passée), femme à tout faire comme d’une script, Rita Alexander, chargée de retranscrire ce que Mank dictera oralement, Mank S’en va-t-en-guerre, donc, arrive au front (à la frontière mexico-états-unienne), sur sa ligne Maginot, dans sa tranchée, drôle de guerre de position, Mank est en effet immobile, blessé de guerre, alité, suite à un accident de la route. Endroit depuis lequel il lui faudra, dès lors, envoyer des nouvelles depuis son front, le centre de son cerveau, à Welles, en lui rédigeant le scénario qu’il espère tant pour son grand film à venir.

Rien de nouveau à l’Ouest ? Il est sans aucun doute possible encore question de conquête de territoires dans ce film. Mais, blessé, il manque une jambe à Mank pour en parcourir la géographie. Mank en dessinera plutôt, dès lors, la topographie. Mank, capitaine immobile, ne peut pas progresser sur le théâtre des opérations, incapable de forcer la ligne ennemie, accomplir sa légende personnelle, empêché de se statufier, déboulonné dès le départ. Mank, mission impossible, a 90 jours pour écrire sa Guerre des mondes, le scénario de Welles, délai immédiatement tourné par Le criminel Welles, Welles le fourbe en 60 jours, qui tient à demeurer à la baguette, Welles/Nosferatu impressionniste, toujours absent, montré pratiquement tout le long du film au téléphone, Clouzot/Corbeau manipulateur. Délai précisé par un intermédiaire entre Mank et Welles, qui lui annonce tout le programme du film : « Nous avons de grandes attentes. Comment disait cet auteur, déjà ? Racontez ce que vous savez », citation autoprogrammatique, plutôt : Mank tout comme l’intermédiaire ne connaissent pas cet auteur. Problème de temporalité, anachronisme, la citation a fait Un voyage dans le temps, celui d’un autre Wells, un voyage depuis le futur. Fincher leur parlant depuis l’endroit où il se trouve. Drôle de déambulation ? Sans doute pas pour Mank, qui va dans la vie comme dans son scénario, dont « La narration est un immense grand cercle comme une gigantesque brioche roulée », sans « aucune ligne droite qui pointe vers la sortie la plus proche ».

Le film revient alors par séquence sur cette curieuse trajectoire de Mank dans les studios, filmé dans l’immensité de décors où tout semble si vrai qu’il en devient, par surimpression, faux comme la réalité l’est tout autant. Oui, Mank, tu rentres un soir chez toi. Las, le soleil se couche comme une catin. Tu portes le ciel bleu sur tes épaules, une baleine qui t’écrase. Et c’est ainsi qu’après une soirée de beuverie, tu te retrouves au matin sur une scène de tournage où tu t’apprêtes à rejoindre celle dont tu vas t’éprendre, qui te trahira plus tard pour Hearst le magnifique, Marion Davies, mains nouées derrière un poteau, élevée sur un bûcher, prête à être immolée par des indiens qui patientent paisiblement sur des chaises d’acteur, Mank qui la rejoint sur le bûcher des vanités. « Vanité des vanités », dit L’Ecclésiaste, « tout n’est que vanité ». Et Mank de citer Cervantes, qui voit en Marion Davies sa Dulcinea, lui, Mank, qui se voit « comme Moïse », l’aimable serviteur de Dieu, nomination déjà faite à sa script, en référence à l’épisode du buisson ardent. « Le buisson dans le jardin, s’il prend feu cette nuit, dis-le moi », épisode durant lequel Moïse, accompagnant son troupeau dans la montagne aperçoit dans les flammes du buisson l’ange serviteur de Dieu. Dieu, ou autrement dit, Hearst, qu’il rencontre pour la première fois sur ce lieu de tournage, qui le veut comme scénariste. Hearst qui prophétise : « un âge d’or s’annonce, le monde sera un immense théâtre et vous pourriez bien être leur Shakespeare ». Mank qui s’amuse de voir un « fouineur » comme lui s’intéresser au destin de Hollywood, sera invité à sa table, « à sa gauche », à la gauche de Dieu comme le traître Judas.

Si le monde est un théâtre, comme le pense Shakespeare dans Comme il vous plaira, que cite en filigrane Hearst, où chacun joue un rôle, qui induit une idée de mise en scène, cette belle idée se paie cependant, dès lors, au prix fort : elle implique nécessairement qu’il y ait un spectateur, qui ne serait autre que Dieu, le grand manipulateur Hearst/Welles. La force du théâtre est d’utiliser, partant, la fiction comme le détour (flash-back, frontières brouillées, narration de Mank comme sa pérégrination) pour mieux dire la vérité, nous renseigner sur le monde.

A l’égard du théâtre comme de Shakespeare, dans la fameuse question du poète dramaturge, qui est aussi la question de Fincher (Cela est-il ? Ce film est-il bien celui de Welles), « To be, or not to be, that is the question », Orson Welles, à propos de son MacBeth, fait remarquer que la première virgule est mal placée. Il aurait fallu plutôt écrire, Welles effaçant par ce geste Shakespeare comme il le fera de Mank : « To be or not, to be that is the question ». La vraie question ne serait pas « être ou ne pas être » ; la véritable question « c’est être », car il n’y a que de l’être. Or, si pour Welles le film « est », si Citizen Kane est, c’est qu’il en est nécessairement le créateur en tant que grand spectateur, Dieu même le grand ordonnateur. Mais qu’est-ce qui est, au fond, en regardant le film de Fincher, ou plutôt, qu’en reste-t-il ?

Si l’Amérique perdra ses fils durant la grande crise comme la guerre, la marionnette Mank ne perdra pourtant jamais ses fils le long du film, alcool aidant. Car c’est à cette lucidité-là, par l’ivrognerie, que Mank parvient, finalement, au bout du récit, sans rien céder du terrain conquis cependant, se savoir asservi sans renoncer à sa liberté (Mank sait combien s’il se trouve au générique du film, Hollywood biffera son nom de l’histoire). Saisir cette vérité-là, saisir une chose toute simple, comme émergence insolite, la saisir à la façon de l’ivrognerie de Mank, comme l’une des voies d’accès à l’expérience, est toute la logique du film, au fond, car l’ivrogne Mank, lui, voit qu’il y a la rose, et qu’elle est sans pourquoi, une ivrognerie qui provoque une « intensité d’intérêt », comme l’écrit Baudelaire, qui n’est pas simplement un surcroît d’intérêt mais une intensité, c’est-à-dire une intensification de la vie, manière de la sentir autrement. La vie n’est pas meilleure ni plus nombreuse quand Mank est sous l’emprise de l’alcool. Elle lui permet plutôt de s’attacher qualitativement à ce qu’elle est susceptible de produire quand un œil attentif, c’est-à-dire désinhibé par l’ivresse est susceptible de la regarder telle qu’elle est, séparée de ce que Mank a le désir d’y voir. L’utilisation de l’ivresse dans le film vaut alors comme métaphore. Elle n’est pas le nom du délire, sous-entendu de l’individu qui, sous l’emprise de l’alcool, voit autre chose que ce qui est. L’ivresse est l’autre nom d’un regard qui est dépouillé de ce qu’il a envie de trouver ; qui se donne par l’ivresse les moyens de regarder le monde sans y déposer préalablement le désir qu’il en a. L’ivresse est une école de l’altération du désir qui remplace le fait de prendre ses désirs pour la réalité par le fait de prendre la réalité pour son désir.

Avec le délire, la tête est ailleurs ; avec l’ivresse de Mank, il s’agit au contraire d’être plein pieds sur terre. Son ivresse, comme il voit la montée du nazisme et l’industrie du cinéma se fourvoyer, devient l’expérience d’un regard plus aiguisé, sa servante allemande, qui l’aide à boire clandestinement, contre les ordres de Welles, nous le dit, Mank, qui l’a faite venir avec tout son village, cent personnes, Mank dont Goebbels ne veut pas que l’une quelconque de ses réalisations soit montrée en Allemagne, car « il a écrit un film sur les nazis qu’aucun studio au monde n’oserait produire », « alors, il veut boire, qu’il le fasse, c’est un homme sensé [...] ». Mank regarde donc le monde avec plus d’acuité que ses contemporains lorsqu’ils sont sobres, qui le rabrouent et l’humilient cependant, assurés de leur clairvoyance. Pourtant, l’ivresse de Mank a ceci de supérieur à leur sobriété qu’elle est un délire au moins conscient de lui-même, quand au contraire, les autres, quand ils sont sobres, ont l’arrogance de penser qu’ils sont lucides (Hearst qui pense marcher contre les dangers du nazisme), sentiment tout spécieux : en vérité, c’est là que se produit le délire dans Mank, la déréalisation de la réalité de ce qui est en train de se produire, car chacun ne projette sur le monde que son désir quand Mank en est débarrassé. L’ivresse de Mank est un délire qui se connaît, la sobriété des Hearst & Mayer, un délire qui s’ignore.

Mank (Gary Oldman) semant le trouble au dîner de Louis B. Mayer dans Mank
Mank ivre mort semant le trouble au dîner de Hearst - © Netflix

Cette ivresse dont parle le film, qui est celle de Mank, montré allongé pendant la rédaction du scénario, s’oppose au moment du film où Mank est filmé en action, allant sa route. C’est pourtant le moment du film où, couché, il est le plus inventif. Son ivresse est une forme d’activité passive, ou plutôt, une contemplation active, une recherche (du scénario) mais qui débute par un abandon, une recherche dont la condition liminaire est un abandon de soi. C’est l’art subvertif d’asseoir la vigilance sur le laisser-aller, mélange d’inconscience et de conscience, qui menace toujours de s’évaporer ou de condenser une pensée, sorte d’état plasma de la conscience, quand Mank n’est ni complètement gazeux ni complètement solide. C’est une folie douce, un entre-deux, un flou (comme perçoit Mank, à son chevet, Welles) pour apercevoir ce que le sommeil autorise : les songes de l’homme libre, cette référence faite à Calderón par Mank à Marion Davies. En cela l’ivresse de Mank désigne ce que Bachelard appelle l’homme total, celui qui est solaire et lunaire en même temps, midi comme minuit écrit Nietzsche, celui par qui la science emprunte le chemin des cœurs, qui ne sont jamais rectilignes mais en spirales. Midi comme minuit ? Midi, l’heure de l’ombre la plus courte de la journée, mais minuit aussi, toutes choses étant enchevêtrées dit le film comme le philosophe, minuit qui est l’heure de la nuit où l’ombre de la lune est la plus courte. Si le jour est l’éclatante vérité auquel Mank aspire à nous mener sur la genèse de Citizen Kane, la nuit devient dans le film tout ce que le jour nous dissimule, de toute l’obscurité que le jour nous masque, que le jour recouvre de sa lumière, celle de Hollywood, évidemment. Pourtant, la nuit n’est cependant pas pour Fincher le recouvrement du réel par l’obscurité et le jour comme dévoilement de la réalité. Il s’agit au contraire de se représenter l’obscurité sans en dissiper les ombres : à minuit aussi, lorsque Mank, ivre, dit ses quatre vérités à chaque convive attablé auprès de Hearst en toute fin de film, la vérité sur Hearst, à minuit aussi, ce faisant, il est possible de ne pas dissiper les ombres. Le leurre ? Croire précisément que la clarté absolue est possible, faire toute la lumière, au fond, sur la généalogie de Citizen Kane, ce qui ne serait rien d’autre qu’un abus de conscience si Fincher le commettait, c’est-à-dire d’un jour qui effacerait les ombres de la nuit, d’un midi qui se ferait à l’exclusion d’un minuit.

« Comment mettre à jour cette histoire ? », finalement, dit Mank passablement éméché, à cette table de convives, faisant de Hearst un Quichotte revisité, un faux Quichotte qui, « dans la dernière bobine », prendrait « conscience de ses errements », qui, se regardant alors dans le miroir de sa jeunesse, jeunesse qu’il retrouvait dans cette Nemesis, son ennemi, la fougue de son opposant politique, Upton Sinclair, « décide de briser en mille morceaux le souvenir de sa splendeur passée », son propre visage.

Comment donc y mettre un terme ? Sans doute en sachant se défasciner des apparences, en concluant que cette quête des origines, savoir qui est le véritable géniteur de Citizen Kane, n’était pas un problème à résoudre pour Fincher, mais à dissoudre. Faux problème quand le film débutait par un encart, a vocation informative : en 1940, Orson Welles, parce qu’il a des talents de conteur hors pair, est appelé à la rescousse par la RKO en difficulté. Il signe un contrat lui donnant totale liberté pour traiter le film comme le sujet de son choix avec « totale créativité ». Totale, sauf à être Dieu, car rien n’est moins original que celui qui voudrait être original, à l’origine de toutes choses comme de croire qu’il pourrait l’être de son œuvre personnelle. Car, que sont au fond les jumeaux Mank et Citizen Kane ?

Mank le scénariste se sert de ses souvenirs pour écrire un film dont Welles se servira des souvenirs de Mank pour évoquer ceux de Hearst/Kane, en bref un souvenir de souvenir de souvenir, le Rosebud, film dans le film, la mémoire, s’est bien connue, reconfigurant en permanence les faits comme Hollywood retranchera le nom de Mank de son Panthéon. Défaut de montage ? Au contraire, rien ne peut jamais être original dans le film comme ailleurs. Tout est enchevêtré, il n’y a que des entrelacs. Il n’existe que des copies de copies, plagiat sur fond de plagiat permanent, rien que des pods, des Body Snatchers, corps prenant possession d’autres corps, récits enchâssés dans d’autres récits, couture et surpiqûre d’un même fil, vie dans les vies, matriochka à l’infini, Hydre de Lerne éternelle, tête coupée cent fois recommencée.

A la manœuvre du film, donc ? Un fantôme, le scénario lui-même n’étant pas l’original du film. Mank n’est pas le créateur de son scénario, il en ordonne simplement les événements, qui n’enlève rien à sa créativité. Son scénario, ce sont tous les autres réarrangés : histoire personnelle comme celle de la grande Amérique qui se fait, expériences, rencontres amicales, fortuites, professionnelles, qui, au fur et à mesure, alimentent en retour ce que Mank écrit, comme dans cette scène de fin, où Welles s’emportant violemment face à l’exigence de Mank de figurer au générique du film, convertit immédiatement dans le scénario ce geste, le détournant comme violence cathartique. Fausse route que la quête des origines, dès lors, non sens que le sens de cette direction prise, dit Fincher. A quêter l’origine de Citizen Kane, chacun finirait enroulé autour de soi indéfiniment comme la narration de Mank semblait perdre ses lecteurs. Le film, une fois réalisé, n’est donc jamais terminé ni, au fond, assez curieusement, jamais commencé : il n’a pas de véritable début, ne peut jamais consister en un point de départ, sauf à le remiser indéfiniment dans les limbes. Mais si le film possède une antériorité inassignable, il n’a pas non plus de fin, Fincher revenant sur lui comme chacun. Sa postérité ne lui appartient donc pas davantage, spectateurs comme critiques l’accueillant ou non/le revisitant ou non, qui lui conférera toute son épaisseur comme son odeur et sa couleur. Un film n’est donc jamais achevé, The end n’existe que dans la tête de ceux qui croient à la magie noire du cinéma que « Kink Kong mesure 15 mères de haut » et que son actrice fétiche « est toujours vierge à 40 ans », insiste à deux reprises Mank. Aucune frontière, pour le film, dont la logique de production/réalisation est totalement défaite. Ni début, ni fin, sauf à être borné des pieds à la tête par ses étoiles. Mank est constitué d’un autre espace, fait au contraire d’une matière mobile ; le film est un acte quotidien, répété, réitéré même une fois réalisé. Le film est sans cesse actualisé et actualisable chaque fois que nous nous soumettons à sa loi, chaque fois que nous consentons à ses images mais réciproquement, il est tout autant actualisé et actualisable chaque fois qu’il est assujetti à notre regard comme à son histoire. Le renversement de perspective est radical : réalisateur et spectateur comme fiction et réalité sont tout un dans Mank. Ils forment un tout insécable, de sorte qu'en regardant un film, je me réalise; en le réalisant, je me soumets. Cet Ouest-là, aussi, était à conquérir.

La vie est un songe, disait Calderón. Le cinéma aura toujours plus d’imagination que le plus grand de ses créateurs.

Écrit par David Fonseca

Redresser les colères en ruines, se vider de nos lieux, au sommet de l’absurde, apercevoir des lueurs, écrire sur le cinéma, parce qu’il sait seul prendre soin de nos vieux oublis. Avoir, à son égard, une dette irrémissible, endiguer la débâcle lui adressant des lettres ouvertes à l’infini. Nous offrir cette chance entrebâillée par lui de dire Il était une fois le cinéma, en s’efforçant toujours d’être « pauvre en leçons, d’enseigner les lacunes » (P. Valet), voici le projet, avec les yeux perce-visages du jeune Noodles quand Deborah dansait, sortie de la boîte à musique de ses souvenirs, qui disait : le cinéma, racine de tout ce qui monte, sommet de tout ce qui meurt

Niciun comentariu:

Trimiteți un comentariu

ROBERT SIODMAK (1904 - 1973)