Citizen Kane (1940) d’Orson Welles est l’un des films les plus connus au monde dans le cercle de la cinéphilie et l’un des plus côtés parmi les critiques. Si l’on peut voir le film de différentes façons, il ne faut pas s’éloigner de son côté concret, de son contenu propre, autrement dit de sa matière filmique. Il n’est nullement question ici d’embrasser un tel chef d’œuvre dans sa totalité mais de mettre l’accent sur des points essentiels.
On pourrait écrire un livre entier sur le film d’un point de vue esthétique. Plans séquences, courte focale, jeu avec la profondeur de champ, trucages audacieux pour l’époque, influence du cinéma expressionniste allemand dans la lumière due au chef opérateur Greg Toland, où Welles asservit la technique à son imaginaire… Il faut dire ici que la mise en scène est exemplaire.
On peut saisir le film en deux points centraux. Tout d’abord, le point de vue existentiel : l’histoire d’un homme tout autant adulé que détesté, mystérieux, qui a tout pour lui, mais qui vit reclus à la fin dans son palais inachevé. Que cache-t-il de si important au point que la presse, ses amis et ses ennemis se mettent en quête de ce mystère ? En réalité, la réponse est banale et pourtant essentielle si l’on veut saisir un être humain dans toute sa complexité et son ambiguïté. La seconde façon de comprendre le film est ce qu’il recèle concernant l’histoire des États-Unis puisque Kane se définit lui-même comme un Américain avant tout.
Voilà une histoire classique comme point de départ. Mais qu’est-ce qui a pu le faire devenir ce qu’il est ? En réalité, cette énigme qui a créé un tel délire, un tel ego, un tel empire si gigantesque est aussi dérisoire que banale en regard. Superbe ironie. Cet empire bien réel et bien matériel ne repose sur rien, ou quasiment, sur une toute petite chose, fragile et intime, que tout le monde possède, mais tente d’oublier en faisant croire qu’elle n’a jamais existé : la fracture, la faille. Kundera a appelé cette faiblesse, la litost dans son roman Le Livre du rire et de l’oubli : « La litost est un état tourmentant né du spectacle de notre propre misère soudainement découverte », état qui ne peut pas se passer d’une pathétique hypocrisie.
On le sait, c’est cette luge jointe au contexte familial traumatisant qui enclenche la folie de pouvoir de Kane, frustration affective originelle que comprend à la toute fin le personnage juste avant de mourir et qu’il emporte dans la tombe. Cette faramineuse volonté de comblement sans fin lui a fait commettre toutes ses folies, l’a rendu ignoble, hégémonique, obèse. Idée bien entendue aussi géniale que simple. Bien sûr, le film n’accentue pas sur la luge et son génie est de la dissimuler tout en nous la mettant sous les yeux comme dans La Lettre volée d’Edgar Poe.
La magistrale introduction inscrit le film dans sa narrativité : d’emblée la caméra, la maîtresse du récit, dépasse une clôture où est inscrit « No trepassing » et vient recueillir le dernier souffle de son propriétaire. La subtilité du montage est de passer en fondus enchaînés successifs au seul point crucial : la fenêtre allumée de l’appartement de Kane en train de mourir. Chaque plan est calqué sur cette fenêtre (et même, subtilité suprême dans le reflet d’un lac) dont nous nous approchons à chaque fois. Puis nous passons de l’autre côté ; une bouche prononce sa dernière parole : « Rosebud » et une main lâche une boule à neige.
Le plan sur la bouche met l’accent sur le mot qui va être le moteur du film. Il joue certes sur la voix magnifique de Welles mais aussi sur la quête du sens qui recouvre tout un univers symbolique, complexe et imaginaire, qui va oblitérer le destin d’un homme. Comme quoi une parole en dit plus long concrètement qu’un slogan.
Le récit nous emmène dans les actualités News on the March pour nous brosser un portrait médiatique de Kane : homme d’une fortune colossale à travers le monde, célèbre au point de faire à sa mort la une de tous les journaux. Kane a marqué l’histoire de son empreinte, s’immisçant par médias interposés dans les poumons de l’Amérique. Il en était la respiration intime. Le cœur palpitant. C’est un puissant. Il avait 37 quotidiens (44 millions de lecteurs), deux syndicats, un réseau de radios, des épiceries, des papeteries, des immeubles, des usines, des forêts, des navires… Il a tout et pourtant, il est bien seul dans son Xanadu, immense palais édifié dans les déserts du Gulf Coast où une montagne fut « construite » avec 100 000 arbres et 20 000 tonnes de marbre : un zoo comparable à celui de Noé nous dit-on. Il est rempli d’œuvres d’art qui empliraient dix musées. « Depuis les pyramides, c’est le plus coûteux monument qu’un homme se soit élevé» nous dit-on. La démesure, l’hubris, le gigantisme. C’est Dieu ou quasiment.
Mais News on the March ne nous apprend rien que la légende officielle et l’on sait que les journalistes, en général, ne nous apprennent pas grand-chose. Ce n’est donc pas la presse qui va nous renseigner. Cependant, on dépêche des journalistes notamment le journaliste Thompson car nous le savons, à sa mort, Kane a prononcé un dernier mot, Rosebud. Mais croit-on ce mot révélera le mystère de Kane. Et le journaliste enquête donc sur les proches de Kane, amis et ennemis car le magnat était autant adulé que détesté, communiste pour les uns, fasciste pour les autres, suscitant un nombre de commentaires hallucinants. Et le film, telle une enquête policière, tente de percer le secret de ce mot, que, bien sûr, personne ne parviendra à révéler.
C’est dire que pour comprendre quelqu’un, un homme, ni la presse, ni ses proches ne sont vraiment utiles dans bien des cas, surtout quand il s’agit d’une personnalité emblématique. Personne ne parvient à éclaircir le désir de Kane, sa folie des grandeurs, son désir de conquête et de pouvoir et ce n’est pas dans ce qu’il montre de sa fortune que l’on aura la révélation. Bien sûr, le film ne veut pas dire un peu naïvement que l’argent ne fait pas le bonheur, mais il y a une petite part de vérité. D’ailleurs, que veut dire cette phrase si on l’interroge ?
Le journaliste qu’on aperçoit à peine, tel un témoin anonyme, s’entretient avec les proches de Kane : il rend tout d’abord visite à Susan Alexander (Dorothy Comingore), la seconde femme de Kane, devenue alcoolique, mais il se fait sèchement renvoyer. Il consulte alors les mémoires de Thatcher, l’homme de la banque, et c’est là qu’est introduite la célèbre séquence.
La scène-clef à la vingtième minute est celle où le petit Kane glisse avec sa luge et lance une boule de neige. Voilà le point central où tout est déjà là, sous nos yeux. Toute la scène est conçue en forme de miroir, en deux plans séquences diamétralement opposés, l’un à l’intérieur de la maison, et le second à l’extérieur, la fenêtre étant le point de jonction entre les deux d’où part la caméra à chaque fois, mais en sens inverse.
Le premier plan séquence filme le petit Kane lançant une seconde boule de neige. Il dure 1’46’’ environ. Sa mère l’a interpellé. Le plan cadrait la fenêtre à guillotine ouverte faisant croire que l’on était encore à l’extérieur. Erreur, car la caméra recule et nous montre les trois protagonistes de la scène : la mère (Agnes Moorehead), le père (Harry Shannon) et Thatcher (George Coulouris), l’homme de la banque, et bien sûr, le petit Kane que l’on aperçoit par la fenêtre au loin en train de jouer, présence sans cesse présente et au centre de ce premier plan séquence. C’est la mère qui dirige tout, c’est elle qui se dirige vers une table, s’assied et signe. Le père tente de s’interposer, mais en vain. C’est à peine si on l’écoute. Il n’a aucun pouvoir. C’est elle qui a hérité. On peut croire que la mère est « odieuse » puisqu’elle « vend » son enfant à un financier. Il n’en est rien comme on va le voir. Et elle signe. Le père se résigne et dans un mouvement va fermer la fenêtre à guillotine.
Le second plan séquence est à peine plus long (1’56’’) et commence sur le raccord de la mère rouvrant la fenêtre à guillotine. Fenêtre symbolique qui relie encore la mère et l’enfant. Et la mère est émue et appelle le petit Kane qui continue de jouer dehors avec sa luge. Elle sait qu’elle va devoir « abandonner » son enfant. Le couple et le financier sortent et rejoignent le petit Kane. Et quand on annonce à ce dernier qu’il va partir, il est inquiet. Visiblement, Kane souffre d’être éloigné de sa mère. On a beau lui en compter, il ne cède pas et demande à deux reprises si sa mère va venir avec lui. Quand Thatcher s’approche de lui pour lui serrer la main, le petit Kane se défend avec sa luge. Il parvient à faire tomber Thatcher. Son père lui dit alors qu’il mérite une correction. Immédiatement, sa mère protège son enfant et lâche la phrase révélatrice de toute la scène : « Voilà pourquoi je l’éloigne de toi. » Et c’est là qu’on apprend en réalité que la mère « protège » son enfant en le soustrayant à un père violent (et à mon avis passablement alcoolique). Douloureuse ironie dramatique, c’est cette « protection » qui va oblitérer tout le destin du petit Kane.
Un magnifique plan clôt cette séquence et qui est tout le moteur de cette histoire. Là où Welles aurait pu faire un mélodrame larmoyant avec ce scénario d’une mère qui se sépare de son fils, il le traite à froid. Ce plan de la luge dans la neige et recouverte par celle-ci avec le temps avec un bruit de train dans le lointain signifiant que l’enfant est emporté, est remarquable par ce qu’il évoque : la luge abandonnée ne permet plus à l’enfant de jouer, enfant qui est loin maintenant et qui a été arraché à sa mère. Son enfance a été réduite en poudre. Tout l’univers symbolique avec son atmosphère va cristalliser et recouvrir la fracture du petit Kane comme la luge recouvre la neige. Cet épisode va tellement le marquer dans son imaginaire qu’il va tout oublier pour le redécouvrir à la fin, au moment de sa mort. Kane est amnésique de sa propre personnalité. Voilà en tout cas ce qu’on appelle un plan spécifiquement cinématographique, n’appartenant qu’au cinéma.
Ce qu’il y a donc de remarquable et, au risque de me répéter, c’est que tout est sous nos yeux, et pourtant personne ne le voit comme nous-mêmes dans la vie. Notre cécité existentielle est telle que nous ne savons pas voir ou nous ne voulons pas comprendre ce qui est là, étalé sous nos regards. Et ce que nous ne voulons pas voir et comprendre, c’est pourtant notre propre mystère, notre propre secret intime. Ce n’est pas seulement celui de Kane. Car si nous le comprenions, les hommes et les femmes auraient une sagesse qui leur éviterait de passer à côté de leur vie et de juger les autres d’une façon simpliste.
Pourtant, tout est révélé au fur et à mesure tel un rébus ou un puzzle, comme celui que possède Susan et que l’on voit vers la fin. C’est pour cela que le film passe d’un interlocuteur à un autre en pensant trouver la clef de l’énigme. Même la mémoire des proches ne parvient pas à comprendre car Kane n’est vu qu’à travers eux. Lui seul possède la vérité que tout le monde possède aussi. Si l’on assiste à l’ascension de Kane par flash-backs interposés, ses mariages, ses méthodes au sein des journaux, on n’apprend toujours rien à propos de Rosebud, maître-mot qui court tout au long du film. Orson Welles n’hésite pas à faire des sauts dans le temps, passant du petit Kane à l’homme d’âge mûr dans ce plan séquence magistral où Bernstein lit un contrat qui dissimule un moment Thatcher, puis on voit Kane surgir de la droite, aller jusqu’au fond de l’écran avant de venir s’asseoir à la table avec les deux hommes pour signer le contrat où il renonce à ses journaux. Pourtant, Kane dit touchant à son secret : « Ma fortune m’a handicapé. Vous savez, M. Bernstein… Sans cette fortune… J’aurais pu devenir un grand homme. » Thatcher lui demande alors : « Qu’auriez-vous aimé être ? » et Kane réplique : « Tout ce que vous détestez. » Mais voilà sa fracture l’a fait dévier.
Après Thatcher, le journaliste rencontre Bernstein (Everett Sloane) qui lui aussi évoque l’ascension fulgurante de Kane. Notamment le rachat du journal L’Inquirer où Kane impose les méthodes de la presse à scandales à son ancien dirigeant, vieillot et dépassé, mais intègre. Kane n’hésite pas à racheter les journalistes du Chronicle dès qu’il peut se le permettre, comme s’il s’agissait de bonbons (allusion à l’enfance) comme il le dit lui-même. Moment où le personnage bascule dans la démesure et où il commence à acheter des centaines d’objets. Au début avec Thatcher, il se faisait social, attaquait les puissants, mais il a vite changé d’avis. Orson Welles n’est pas tendre avec les méthodes de la presse. Même problème de nos jours.
Là aussi, Bernstein touche du doigt le secret de Kane sans le relier à lui d’une façon directe : « On peut se rappeler des choses que vous n’imagineriez pas. Ainsi moi en 1896, je traversais le New York Jersey en bateau. Alors qu’on partait, on a croisé un bateau et j’aperçus une jeune fille. Elle avait une robe blanche, tenait une ombrelle blanche. Je l’entrevis juste et elle ne me vit pas. Mais pas un mois, depuis lors, je n’ai pensé à elle. » L’imaginaire… Il ajoutera plus tard : « Ce n’est pas sorcier de gagner de l’argent quand on ne désire que cela. Ce que voulait Kane, ce n’était pas l’argent. » Il a raison. On assiste au début de la rencontre de Kane avec sa première femme, Emily Monroe Norton (Ruth Warrick), la nièce du Président des États-Unis. La soif de pouvoir ne fait que ronger Kane pour mieux préparer sa chute et le ratage total de sa vie. La faille.
Ensuite, le journaliste va voir Leland (Joseph Cotten), l’ami et le plus proche collaborateur de Kane, dans un hospice. Et d’emblée, ce dernier révèle une information importante : Kane veut être aimé de tout le monde, mais il a peu d’amour à donner, caractéristique classique d’un ego obèse. L’épisode cocasse en plans successifs avec sa femme où tous les deux sont à table et échangent des propos tantôt drôles tantôt acerbes se termine sur le fait que chacun ne se parle plus et lit le journal. « Bien sûr, il aimait Charlie Kane. Très profondément. Et sa mère. Il a dû toujours l’aimer » dira ironiquement Leland.
Au moment de sa rencontre impromptue avec Susan qui se sent seule, car elle connaît peu de monde, Kane répond : « Moi, j’en connais trop et je suis seul aussi. » Et il révèle à un moment quelque chose de crucial à sa future femme : « J’allais à l’entrepôt de Western Manhattan, à la recherche de mon enfance. Quand ma mère mourut il y a des années, ses meubles furent remisés là. Il n’y avait pas d’endroit où les mettre. Je pensais aller les récupérer. J’allais les revoir. Un voyage sentimental. » Juste après, Susan révèle que sa mère voulait faire d’elle une cantatrice et dit, ce qui ne tombe pas dans l’oreille d’un sourd : « Vous connaissez les mères ! » « Oui » répond Kane qui, à ce moment-là, adopte Susan corps et âme pour en faire l’instrument de son fantasme. Kane lui demande de jouer au piano et de chanter. Détail révélateur pour Kane que ce rêve d’une mère envers sa fille, lui qui cherche vainement la sienne, la voix enchanteresse de la sirène qui séduit et envoûte. Le charme entre les deux personnages est flagrant, attirés l’un par l’autre en fonction de leur rêve déchu. La situation est terrible au fond, car Kane se méconnait et s’ignore. Il cherche un amour dont on l’a amputé et il en écrase les autres. Voilà en tout cas une connaissance cruciale pour se connaître et connaître les autres. Sauf que l’on ne s’en sert jamais. Leland dira justement de Kane telle une maxime de La Rochefoucauld : « Tu ne t’intéresses qu’à toi. Tu persuades les gens de ton amour pour les obliger à t’aimer en retour. Mais tu veux l’amour à ta façon. C’est un petit jeu dont tu arrêtes la règle. »
Ce n’est pas la seule phrase révélatrice si la chose ne paraissait pas claire : « Tu parles des gens comme si tu les possédais. Comme s’ils t’appartenaient. Tu parles toujours de leur donner des droits, comme si tu pouvais leur offrir la liberté comme récompense de leurs services » lui dira encore Leland. Welles couple ici faux amour et rhétorique des discours en faveur des travailleurs et des peuples pour montrer qu’il s’agit du même mensonge. Et la grande force du film est de ne jamais être un film de propagande, de n’être pas contaminé par l’esprit de propagande. Il cherche à comprendre même lorsqu’il s’agit d’un personnage détestable, vaniteux, arrogant, écrasant tout le monde.
Citizen Kane est aussi un grand film sur l’Amérique, sur toutes les histoires de scandale qui agrémentent les rumeurs et les potins. On pense aussi à Trump ou à d’autres dans ce mythe. En voulant devenir gouverneur, Jim Gettys, le rival de Kane en politique, le met à terre en révélant à la presse (l’instrument de l’ascension sociale de Kane) qu’il trompe sa femme, Émilie, avec la cantatrice, Susan avec qui il se mariera plus tard. « Je suis Charles Foster Kane ! » clame-t-il en vain à la face de Gettys. En fait, il ne sait pas vraiment qui il est. Son nom recouvre un vide.
Pour le dire autrement, Kane échoue par sa propre personnalité qui l’a fait monter, mais qui le fera descendre tout aussi sec. En le laissant seul, rongé par la déréliction. La fracture de Kane est le secret de la voracité logée à la base du capitalisme, l’état cellulaire du mythe de self-made-man qui n’est qu’un individu nanti d’un égoïsme infantile carabiné, dictant sa loi. Le « rêve américain » ou le moteur de l’homo economicus (une carte montrera la progression de son empire). D’un côté, il y a l’acteur solitaire, égoïste, en quête de la meilleure affaire, guidé par le « choix rationnel », soucieux de ne devenir la proie d’aucune émotion défiant le transfert en gains monétaires, et peuplant un univers rempli de personnages partageant ces mêmes vertus. De l’autre, il y a le consumériste, seul personnage reconnu en tant que tel par les idéologues du marché – l’acheteur atomisé, préoccupé par lui-même, recherchant la meilleure affaire comme traitement contre la solitude, le vide intérieur de soi (les deux d’ailleurs pouvant se conjuguer). Orson Welles met à mal ce rêve en toc.
On comprend en quoi le capitalisme opère une destruction systématique (le manque d’éducation et de culture, la ruine de tout contexte familial structurant) pour plonger les individus dans une frénésie d’achats et combler leur blessure narcissique en faisant croire qu’ils peuvent se composer une identité à la carte, une flexibilité malléable favorable au Marché. L’homme doit être dépossédé de tout univers stable dans son rapport au monde pour migrer la conscience hors de l’homme. Le capitalisme tient donc à faire régresser les individus dans cette sphère infantile au point où ils auront bien du mal à atteindre l’état adulte (les « adulescents »). L’état de l’enfance est celui d’un être capricieux et il doit pour évoluer apprendre à limiter son ego pour devenir responsable, non ancré dans une image de soi narcissique et vorace, et non faire du monde un caprice permanent où la réalité ne peut que s’opposer à son principe de plaisir infantile ou à son éternelle adolescence. Ces fractures existentielles et anthropologiques créent des individus égoïstes qui vampirisent le monde par leur quête de pouvoir et de célébrité délirante à travers les médias, dans une accumulation prédatrice sans fin où tout le monde est en rivalité avec tout le monde.
Le film nous le montre. Kane a accumulé toutes sortes d’objets dans son palais pour combler son vide impossible à combler. Kane est bien un Américain comme il le dit lui-même. L’époque de Welles est certes totalement dépassée mais possède la même dynamique sans fin. Xanadu est symptomatique du monde actuel et de tous ces petits self-made-men avec leur petit ou grand empire qui partent à la conquête du monde (les start-up à l’ère numérique) ordonnant de régler celui-ci sur une recomposition narcissique de leur désir infantile. Le mot capitalisme est inexact, car il s’agit d’une étrange volonté humaine qui dépasse un simple système politique ou économique.
Kane est un personnage balzacien tel Raphaël de Valentin, dans La Peau de chagrin, dévoré par son envie de posséder, recherchant le comblement dans un désir d’absolu impossible à réaliser (La Recherche de l’absolu). Balzac écrira aussi César Birotteau sur l’apparition du capitalisme.
Welles nous fait saisir un processus existentiel plus qu’il n’attaque un personnage. La leçon est importante, car l’on pourrait prendre n’importe quel homme politique sur tout l’échiquier par exemple que l’on déteste personnellement et tenter de saisir ce qui le motive intérieurement. Et nous ne serions pas très étonnés de constater que chacun d’entre eux est taraudé par le même genre de faiblesse intime, comme nous-mêmes bien évidemment. Car il est facile dans notre jugement lapidaire de « charger » telle ou telle personne, mais nous sommes dans cette zone où l’esprit de propagande règne en maître sans rien nous faire comprendre.
Après avoir échoué politiquement par sa propre faute, Kane se marie avec Susan. Il fait bâtir un opéra pour elle et la fait jouer dans un rôle-titre. Cette dernière a été illusionnée par sa mère qui voulait la voir sur une scène d’opéra en cantatrice alors que Susan ne croyait pas elle-même en son talent. Non seulement, il croit former l’opinion publique par ses journaux, c’est-à-dire l’adapter à sa distorsion mais il veut transposer son rêve d’enfant déchu dans quelqu’un d’autre et contre lui. Mais les rêves sont des désastres ou des cauchemars quand on veut les faire accéder à la réalité. Ils font rêver, mais anéantissent les individus. Le jeu de Susan est désastreux et un plan célèbre lui est associé : comme la voix défaillante de la cantatrice s’élève, la caméra suit le chant en montant dans les tréfonds du décor jusqu’à deux machinistes dont l’un porte une main à son nez pour signifier le ratage total.
Le soir, Leland doit en faire la critique, avec lequel Kane ne parle plus ou presque depuis des années. Et quand Kane lit le papier de Leland qui, passablement saoul, s’est endormi sur sa machine à écrire, il le réécrit et licencie Leland. Bref, son mariage avec Susan est un échec et la carrière de celle-ci est tout aussi désastreuse. Leland remarque avec justesse : « En finissant l’article, il a voulu me prouver qu’il était loyal. C’est encore pour prouver quelque chose, qu’il a voulu faire de Susan une cantatrice. Il essayait de prouver quelque chose. (…) Le monde l’ayant déçu, il s’en était bâti un, une monarchie absolue. Et il était plus grand qu’un opéra. »
Plus la faille de Kane reste méconnue à ses yeux et plus il sombre dans un gigantisme effréné pour tenter de le cacher tout en le recouvrant du visage de l’amour alors qu’il ne s’agit que d’un intérêt pour soi. Comme le dira Susan : « Il a tout voulu… Sauf mon départ. » Welles analyse lucidement le mécanisme de cet amour mensonger qui, en réalité, n’est pas un intérêt envers autrui mais fait de l’autre une duplication de son ego avide et fracassé.
Le journaliste retourne voir Susan qui ne le renvoie pas cette fois-ci. Et elle lui raconte son supplice, notamment à une scène de répétition. Devant le maître de chant qui désespère devant la médiocrité du chant de Susan et ce qui adviendra de sa réputation à lui, Kane lui lance : « Vous vous souciez de ce que pensent les gens ? Je vais vous expliquer. L’opinion publique, je la forme… Dans mes journaux. » Puis comme le chant reprend, Kane ajoute : « J’étais sûr de vous convaincre. » Effectivement, Welles montre comment les journaux mentent sciemment sur le chant de Susan. Là non plus, de nos jours, rien n’a changé quand les journaux sont dirigés par de tels individus. Kane recompose le monde à son image et son mécanisme de déni est si puissant qu’il sera le seul à applaudir à la fin d’une représentation de Susan envers et contre tous. La vanité fait illusion quelque temps, mais s’évente vite. Et Welles a une idée de génie en conjuguant fin du chant défaillant et extinction du filament d’une ampoule qui se clôt sur un fondu au noir et débouchant sur la tentative de suicide logique de Susan face à une telle distorsion existentielle.
Le plan est connu. Il s’agit de celui où Susan agonise au premier plan tandis que Kane tente de forcer la porte d’entrée. Le verre est net au premier plan et quand Kane entre dans la pièce, il est tout aussi net, malgré la profondeur de champ, plan impossible évidemment à réaliser sans trucage.
À force, Susan n’en peut plus et veut partir. Kane la supplie, il est prêt à tout lui céder pour ne plus être seul. Là encore, il se ment. Puis elle comprend l’enjeu dont elle est victime, toujours le même amour mensonger, quand il lui dit : « Tu ne peux pas me faire ça. » « Il s’agit encore de toi, non de moi… Ni de mes sentiments. Je ne peux pas te faire ça ? Si, je peux » dit-elle et elle s’en va. Kane reste seul. Il faut dire que le personnage est horripilant et émouvant à la fois et c’est cette complexité qui est enrichissante, car elle indique bien qu’un tel homme aussi surpuissant et odieux soit-il est déterminé par quelque chose qui l’a aiguillé à son insu.
Le journaliste ira finalement interroger l’intendant de Xanadu qui lui racontera la suite de l’histoire. Après le départ de Susan, Kane saccage sa chambre dans une rage destructrice enfantine. Et c’est alors qu’il tombe sur la boule à neige et qu’il comprend. Le plan de son visage défait indiquant toute sa ruine intérieure est bouleversant. Il a accédé enfin à sa vérité, mais il est trop tard. Il est vieux et ne peut pas refaire sa vie. Il est seul et son palais s’écroule symboliquement comme un château de cartes. Un plan le montre à la fin, déambulant dans son palais devant un miroir qui reflète son image à des dizaines d’exemplaires. Symbole d’une solitude abyssale où les autres n’étaient qu’une doublure de lui-même.
Cette épiphanie finale, procédé classique en littérature où le personnage saisit ce qui l’a obsédé toute la vie sans le comprendre, est révélatrice. L’ironie de Welles est terrible quand il montre une immense salle, accentuée par la courte focale, encombrée d’objets de toutes sortes et de plus ou moins grande valeur au point que personne n’y prête attention. « Je ne crois pas qu’un mot puisse expliquer la vie d’un homme » dira le journaliste. Et comme pour le démentir, la caméra parcourt cette impressionnante montagne d’objets au moment précis où deux ouvriers jettent la luge où est inscrit : Rosebud. Le secret restera secret. Personne n’a rien vu et n’a rien compris.
Voilà ce qui fait de Citizen Kane un film essentiel. On ne sera pas surpris qu’Orson Welles se place sur le même plan que son maître, William Shakespeare, dont il adaptera avec moins de talent Othello. Œuvre majeure et mature réalisée par un jeune homme de 25 ans ! Elle révèle la fracture qui nous constitue et nous aveugle, échappant à la conscience. Fracture que l’on tente d’oublier, d’effacer comme une mauvaise image de nous-mêmes, qui nous humilie et que l’on veut combler en vain, mais qui réclame sans cesse des combustibles de sa bouche avide. Kane aurait pu trouver le repos dans l’amour, mais il ne serait pas devenu ce qu’il est devenu. Le film le malmène pour arracher cette connaissance et la livrer au spectateur. Car c’est ce secret qui est le plus important en réalité, secret que personne ne découvre dans le film pour la simple raison qu’il nous échappe sans arrêt dans notre propre vie même alors que nous l’avons sous les yeux chaque jour, alors que nous pensons être si lucides et si conscients de nous-mêmes. Il y a ceux qui le savent et ceux qui l’ignorent et ratent donc leur vie. Nonobstant, l’histoire de Kane est bien entendu la nôtre. On pourrait l’appeler le syndrome de Kane.
Un vieil homme meurt seul dans son immense forteresse de Xanadu après avoir énoncé sa dernière parole : « Rosebud ». Une bande d’actualités rappelle les traits essentiels de son existence : homme immensément riche, propriétaire de quantité de journaux, collectionneur immodéré d’oeuvres d’art, Charles Foster Kane débuta sa carrière grâce à la fortune de sa mère. Marié à la nièce du président des Etats-Unis, un scandale mit fin à cette relation avant que son ex-femme et son fils périssent dans un accident d’avion. Sa carrière politique prit fin au même moment. Il épousa une chanteuse d’opéra, qui demanda également le divorce. Cette vie intéresse un directeur d’agences qui dépêche un de ses journalistes, Thompson, afin de connaître la signification du dernier mot prononcé par Kane. Pour ce faire, Thompson compulsera les mémoires de Thatcher, à qui la mère de Kane le confia pour parfaire son éducation, et interrogera les familiers ayant survécu au magnat de la presse. Des flash-back montreront ainsi les récits de Bernstein, qui contribua au succès du premier journal de Kane, l’Inquirer, Leland, ami intime et chroniqueur dramatique à l’Inquirer, mais que Kane finit par rejeter, Susan Alexander, la seconde épouse que Kane voulut transformer en chanteuse lyrique et Raymond, le majordome de Xanadu.
Thompson ne sait toujours pas à quoi renvoie Rosebud et quitte le château. Parmi les innombrables objets de Kane qui sont détruits, figure la luge que Charlie possédait au moment d’être séparé de sa mère par Thatcher. Sur la luge, on peut encore lire l’inscription peinte : "Rosebud".
ANALYSE ET CRITIQUE
Citizen Kane se présente au premier abord comme une œuvre hétérogène à laquelle le talent d’un homme serait seul capable de conférer sa parfaite cohérence. Une construction particulièrement éclatée se trouve ainsi canalisée par une rigueur formelle soulignant les lignes de force du film. Tel postulat de départ n’est pas sans présenter un écueil majeur, celui de l’inégalité. Le cinéaste ne choisit de conférer des bornes au foisonnement de son imagination que lorsqu’il l’estime indispensable, l’importance de chacune des parties prises en elle-même ne comptant pas autant que le dessein général. Cette approche ressemble à celle de l’interprète prêt à se couper la main si un passage particulièrement magistral devait être raté tandis qu’à d’autres moments il s’autorise à oublier une note dans tel ou tel accord. Mais l’interprète n’est pas à l’abri de l’erreur au moment de juger un passage de meilleure facture qu’un autre. De même Orson Welles, très sûr de son génie propre, est susceptible d’oublier qu’il doit servir une œuvre avant son intelligence.
Welles possède comme premier mérite d’inclure sa conclusion dans son amorce du film. Il est une règle universelle qui exige que l’exploitation naturelle du matériau contenu dans une introduction doit mener naturellement à la conclusion en suivant un cheminement purement logique. Welles pose dans son introduction une question à la seule aide des images enregistrées par sa caméra et d’un mot, "Rosebud", et y apportera réponse en se dispensant de toute parole cette fois lors des derniers instants du film. Citizen Kane, évoluant dans le monde du journalisme, est avant tout un objet cinématographique qui se laisse contempler pour ses images avant de se laisser écouter.
Les premiers plans distillent d’emblée le mystère : une pancarte filmé en gros plan "No trespassing", interdiction immédiatement transgressée par la caméra franchissant les grilles qui abritent un secret évident. Tel Léonard de Vinci, pris à la fois de crainte et d’une dévorante curiosité devant l’entrée opaque d’une grotte quelconque recelant forcément des trésors sans nom, Welles veut nous faire découvrir les arcanes souterraines de son monde. Se succèdent ensuite des plans d’un immense manoir situé sur une colline, la demeure se présentant imperturbablement au fond de l’image avec en ligne de mire une pièce éclairée tandis que monuments et objets divers se profilent à l’avant-plan. La narration est d’une aisance souveraine et traduit l’omniscience du conteur stimulé par l’importance du volume dans lequel s’inscrit l’action décrite. Le regard avance par une série de plans fixes resserrant l’échelle des plans. On se rapproche d’une fenêtre éclairée d’où la lumière disparaît un instant et on pénètre dans une pièce, la fenêtre se situant dorénavant à l’arrière-plan. Devant l’ouverture se détache une silhouette sur sa couche, une main tenant une boule de verre. Les lèvres de l’homme sont filmées en très gros plan et s’articulent pour prononcer le mot "Rosebud" avant que la boule tombe à terre. Le reflet d’une infirmière rentrant dans la pièce est distinguée dans la boule filmée en très gros plan d’abord (aspect brouillé de l’infirmière) puis dans une échelle inférieure, l’ensemble de la scène se profilant sur la boule.
Ces quelques instants constituent à eux seuls un précis de récit cinématographique. Tandis que la caméra franchit par paliers l’espace séparant la grille du manoir, ce procédé est totalement abandonné une fois le but atteint, la chambre à coucher de l’homme mourant. Arrivée à la fenêtre la caméra ne traverse pas cet obstacle par un effet technique comme cela sera le cas ultérieurement dans le film à de nombreuses reprises. Ce qui est derrière la fenêtre est immédiatement dévoilé en son intégralité par un contrechamp radical : le narrateur a le don d’ubiquité et n’a pas besoin de traverser la pièce pour en connaître le contenu, il se trouve d’emblée là où il a besoin d’être. Le changement de procédé ne crée aucun heurt avec le style employé auparavant mais flatte au contraire ce dernier par effet de contraste. Le mystère était progressivement exalté par l’avancée au cœur d’une architecture mystérieuse mais une fois que le suspense atteint son comble, Welles change de technique pour mieux dévoiler son secret. Il ne s’arrête pas là. Aux plans d’ensemble laissant voir soit de larges portions du manoir et de son environnement ou même l’ensemble de la pièce, il oppose de très gros plans de la maison dans la boule de neige ou des lèvres de Kane. A des plans cadrés de manière classique, en ce sens que la totalité des élément nécessaires à la compréhension de l’action soient clairement visibles, il oppose des points de vue inhabituels proposant une vision de l’action détournée : la chambre vue par l’intermédiaire de la boule tombée à terre. A une série de plans fixes de l’intérieur de la pièce, comme inamovibles dans leur certitude, il oppose un frénétique travelling arrière allant de la seule maison enneigée à la boule de verre située dans le creux de la main de Kane. Ce mouvement pourrait se présenter comme une négation du système narratif antérieur axé sur le passage du plus grand au plus petit. Il y a pourtant là encore une mise en valeur de la narration employée auparavant par effet de contraste, la hâte du mouvement traduisant la nécessité de recouvrer une échelle nécessaire à la compréhension humaine de l’action. Welles déploie d’emblée toute la palette dont il est capable (emploi d’échelles de plans extrêmes, dilatation de l’action et brutales accélérations, points de vue classiques et inhabituels, maîtrise de l’espace et du montage, notamment dans la pertinence de l’usage du champ/contre-champ). Tous ces outils se complètent dans la finition de l’œuvre et n’entrent jamais en conflit.
Cette omniscience du narrateur éclatera à nouveau lors de la conclusion du film dans un registre de virtuosité moins étendu toutefois puisqu’il s’agira alors principalement de longues arabesques décrites par la caméra au cœur des innombrables objets laissés par Kane. Embrassant là encore le plus d’espace possible, la caméra trouvera comme par sa seule volonté son but, une luge dont se saisit un manœuvre pour la livrer à la proie des flammes. L’œil de la caméra aura encore le temps de se rapprocher suffisamment de l’inscription que porte le jouet avant que l’action de la chaleur ne la fasse définitivement disparaître : "Rosebud", le mot qu’avait prononcé le mourant.
Cette symétrie parfaite portée par une forme souveraine n’est malheureusement pas l’apanage de l’intégralité du film. A cette séquence d’introduction en suit une autre, la fameuse bande d’actualités couvrant l’ensemble de la vie de Kane que regardent les journalistes. On peut songer à une ouverture d’opéra wagnérienne énonçant l’ensemble des leitmotivs qui seront repris tout au long du spectacle. Présenter en raccourci la vie de Kane ne possède néanmoins d’intérêt que si le matériau initial fait l’objet de variations capables de l’enrichir par l’apport d’un éclairage nouveau.
On apprend d’emblée que Kane a fait construire un opéra pour sa deuxième femme dont il n’avait de cesse de promouvoir la voix. Le film reviendra à deux reprises sur cet épisode, à travers le regard de Leland et celui de Susan elle-même dont les récits se succèderont en flash-back. Le scénariste Herman Mankiewicz (néanmoins récompensé par un Oscar, le seul obtenu par le film) et Welles ne tirent aucun avantage à ce que la même histoire soit racontée par deux narrateurs différents : formellement le récit est identique et les deux protagonistes insistent sur l’échec retentissant que fut la carrière lyrique de Susan. Le thème annoncé par l’ouverture (bande d’actualités) devait faire l’objet de variations dont l’objet est de serrer de plus en plus près son sujet, mais le narrateur contente de se répéter, et assez longuement qui plus est.
Il existe néanmoins un contre-exemple retentissant à cette faille de construction. La rupture de Susan avec Kane est également racontée successivement en flash-back par deux protagonistes différents, Susan elle-même et le majordome de Xanadu. Kane et Susan connaissent leur dernière altercation, et Kane, impuissant, regarde Susan quitter la pièce et s’éloigner en franchissant différentes ouvertures. Le spectateur ne devine l’éloignement progressif de Susan que par le bruit de ses talons sur le sol. Nous découvrons l’espace qu’elle traverse seulement lorsque Kane ouvre brusquement la porte de la pièce. Un premier contre-champ montre le désarroi de Kane avant que le plan suivant ne s’intéresse à nouveau à la progression de Susan, qui ouvre elle-même une nouvelle porte. C’est ainsi que s’achève le récit de Susan Alexander. En soi cette conclusion se révèle être un modèle de découpage : l’action est d’autant plus expressive que décrite avec une grande économie de moyens. La majesté du plan montrant le départ de Susan est mise en valeur par le léger retard avec lequel il est dévoilé. Lorsque tel est enfin le cas (Kane ouvre la porte), ce n’est que partiellement, la caméra revenant rapidement sur Kane. Le dernier plan cadrant Susan peut prendre toute sa dimension dans la mesure où c’est à ce moment que Susan ouvre elle-même une porte. L’architecture du château, avec sa succession régulière et harmonieuse de portiques diversement conçus, ne pouvait mieux qu’à ce moment accueillir le départ inexorable de Susan.
Welles nous laisse reprendre notre respiration et revient la discussion contemporaine entre Susan et Thompson. Ce dernier interroge ensuite le majordome dont les souvenirs font l’objet du flash-back suivant, qui débute de manière abrupte. Au moment où le majordome évoque lui aussi le départ de Susan, se fait entendre un cri tandis qu’une coupe franche fait apparaître le premier plan du flash-back. Le cri appartient à un perroquet blanc dont la silhouette barre véritablement le cadre dans sa diagonale avant de s’évanouir dans les airs. Le plan continue et on voit le majordome de dos regarder en direction de Susan qui franchit alors la porte donnant sur l’extérieur du château. A l’arrière-plan, la plage et l’immensité de la mer dont les vagues se font calmement entendre après les cris stridents de l’oiseau, ce qui dénote une utilisation magistrale de la bande-son (la qualité ce cette dernière constitue un des mérites souvent attribués en premier lieu au film). Le plan suivant use également de la profondeur de champ pour cadrer à la fois le majordome en amorce et une silhouette masculine tout au fond du couloir. Un troisième plan ne laisse aucun doute sur l’identité de cette dernière : il s’agit toujours de Kane regardant Susan partir. Welles choisit de couvrir la fin de la liaison entre Kane et Susan Alexander par deux personnages différents. Cela lui permet d’embrasser une variété et une étendue d’espace particulièrement vaste tout en épuisant totalement la substance de ce dernier. Lors du flash-back précédent, le contre-champ sur Kane avait permis de magnifier durablement le plan de Susan dans le couloir. Ce dernier est dorénavant perçu à partir de son extrémité opposée, comme si la narrateur estimait ne pas encore avoir tout dit à son sujet la première fois. Montrer d’emblée le couloir sous deux angles aussi extrêmes aurait pu relever du caprice du réalisateur se voulant par trop omniscient. Montrer la scène du point de vue du majordome procède par contre d’une démarche fort logique permettant de déguiser la volonté évidente de Welles de tout dire sur les sujets abordés.
La construction en flash-back remplit ici son office car elle autorise une variation sur ce qui avait déjà été dit auparavant en ménageant un nouveau point de vue. Plus précisément, la rupture était déjà connue lors du flash-back précédent mais peut-être vue dans toute sa continuité grâce à la présence du majordome qui assure sa fluidité à la narration. La variation est d’autant plus riche qu’elle fonctionne à deux niveaux différents. Elle complète un énoncé déjà connu (nouveau plan du couloir et son architecture fabuleuse) tout en l’opposant à un élément inédit, le monde naturel. Le premier plan intègre en effet le majordome regardant arriver Susan entre un oiseau exotique et l’étendue de la mer. Citizen Kane ne possède que peu de rapports avec le genre pastoral, et la mer n’est visible qu’à un seul autre moment du film (le pique-nique) mais force est de constater la réussite de l’entreprise. L’ampleur de la vision, sa respiration apaisée (bruit de vagues), son caractère insolite (le perroquet) relèvent bien du travail d’un esthète ; le plan pourrait d’ailleurs provenir directement du Pandora d’Albert Lewin, qui se plaisait également à mélanger nature et culture dans son film. Le trouble perceptif instauré par cet échange formel entre champ/contre-champ dans le couloir, opposition nature/architecture du palace, atteindra son point culminant lorsque Kane s’engage à son tour dans le couloir et se reflète lors de deux plans successifs dans des miroirs. Le premier effet montre Kane s’éloigner vers l’arrière plan le long d’immenses colonnes évoquant celles de la Madone au long cou du Parmesan alors que le spectateur a conscience que l’homme continue d’emprunter le couloir ; le second montre son reflet et celui d’un portail démultipliés à l’infini. Force est de constater que peu de cinéastes ont mené à d’aussi extrêmes conséquences leur réflexion sur le rapport de l’art à l’espace-temps. Nous avons bien là affaire à l’une des cimes de l’histoire du cinéma.
Il reste à déplorer que la justesse du style employé à décrire cette action ne se retrouve que parcimonieusement dans le restant du long métrage, dont la faiblesse de construction d’ensemble a déjà été évoquée. Welles se montre très autoritaire dans sa forme et entend imposer celle-ci au sujet davantage que l’inverse. La subtilité du propos est sans cesse déparée par l’artifice des procédés. Le franchissement de la fenêtre de la chambre de Xanadu au début du film était exécuté par un recours élémentaire au champ/contre-champ, un des moyens d’expression de base du cinéma. Welles ne se montre pas assez souvent enclin à opérer de tels retours aux sources et préfère affronter les difficultés de manière frontale. Les verrières du cabaret de Susan Alexander seront désormais franchies allégrement par la caméra qui montre ainsi sa puissance. Si l’effet technique n’est pas en soi critiquable, il le devient lorsqu’il déforme le médium cinématographique.
Le recours à la profondeur de champ est omniprésent dans Citizen Kane. Comme pour le flash-back, c’est la systématisation du procédé plus que le procédé lui-même qui marque une date dans l’histoire du cinéma. On sait que dès l’invention de cet art, les objectifs étaient tous à champ profond et imposaient une très grande profondeur de champ. C’est avec l’apparition d’objectifs plus lumineux en raison de problèmes de sensibilité de pellicule que la profondeur de champ a diminué. Ce devait être un magnifique défi pour Gregg Toland, expérimentateur né, que de participer avec Citizen Kane à sa réintroduction en force. Un plan devenu à ce titre exemplaire est celui de la découverte de la tentative de suicide par Kane. L’image montre en amorce le verre et la fiole tandis que Kane force la porte à l’arrière-plan, Susan respirant avec difficulté sur sa couche faisant office d’intermédiaire. On sait que ce plan n’a pas été effectué en une seule prise mais que la mise au point a été successivement faite sur les différents composants du plan avant intégration dans une image unique. La connaissance de l’artifice ne déçoit qu’au regard du résultat obtenu, un plan alourdi par son contenu plutôt qu’enrichi par ses différents niveaux de lecture possibles. Le spectateur ne dispose d’aucune liberté dans son analyse, le narrateur virtuose ayant déjà intégralement effectué celle-ci. La fiole écrase l’avant-plan de l’image qui ne laisse aucune place au vide, comme si ce dernier ne pouvait posséder aucune valeur expressive. Pourtant, ainsi composé, le tableau ne dégage qu’une impression de lourdeur et de malaise. Celui-ci ne saurait renvoyer à la déchéance de Susan tant l’on sait que le caractère de l’action décrite n’est souvent que piètrement servi par une mise en images adoptant la même humeur.
L’enfance de Kane qui fait l’objet des mémoires de Thatcher connaît le même problème. La séquence débute par des images élégiaques, le jeune Charlie Kane s’ébattant dans la neige avec sa luge. La composition de ces plans est presque abstraite, le jeune garçon vêtu sombrement se détachant sur un fond blanc immaculé à la manière d’horizontales et de verticales élémentaires au fil de ses jeux. La musique de Bernard Herrmann est alors tout simplement déchirante (ce n’est le cas à aucun autre moment du film) et préfigure sa partition pourL’Aventure de Mme Muir de Joseph L. Mankiewicz, le frère du scénariste de Kane. Cette sereine vision est interrompue par la soudaine intrusion de la mère de Charlie dans le cadre et un travelling arrière fait comprendre que le point de vue se situait à l’intérieur de la maison familiale. Les jeux du garçon seront désormais perçus en arrière-plan tandis que son proche avenir est débattu dans le foyer. Le contraste entre avant et arrière-plan illustre la violation du monde de l’enfance jusque-là à l’abri du trouble, mais encore une fois l’intégration de la mère, soudain écrasée en amorce du plan, n’échappe pas au reproche de virtuosité gratuite.
Selon le système hollywoodien classique, la profondeur de champ permet aux acteurs de se mouvoir librement dans l’espace sans mouvements de caméra intempestifs. Ainsi dans le cinéma de John Ford, réalisateur qu’admirait Welles, l’espace enveloppe les acteurs ainsi auréolés d’une aura mystérieuse (My Darling Clementine,The Searchers) et possède une valeur autonome. Chez Welles, ce n’est pas l’espace qui accueille les personnages mais ce sont ces derniers qui s’imposent. Loin de posséder une valeur propre, l’espace ne fait que souligner la distance plus ou moins importante séparant ces personnages, comme si le réalisateur se montrait fier de réinventer le système de perspective dégagé dès la Renaissance.
Ainsi lors de la scène du banquet célébrant le succès de l’Enquirer, nous voyons Leland et Bernstein converser à l’avant-plan tandis que les festivités se déroulent derrière eux. Le premier plan voit s’écraser le corps de Bernstein en amorce de l’image tandis que Kane danse avec des call-girls dans la salle. Le plan suivant adopte un point de vue opposé et c’est Leland qui s’impose au premier plan. Pourtant Kane est toujours vu en train de danser dans le reflet d’une vitre. Il y a un incontestable effet de surprise à toujours pouvoir contempler l’intégralité de la scène alors que la caméra tourne le dos aux festivités. Cette gestion ingénieuse de l’espace n’en est pas moins alourdie par une présence des personnages asphyxiant le cadre au lieu de le mettre en valeur. Car même lorsqu’il ne filme pas l’espace dans son ensemble, Welles cède à la tentation du gros plan sur les visages, qui donne véritablement l’effet d’être très gros sans que la raison d’être s’en fasse sentir (Leland en train de chanter en regardant la fête, Bernstein se trouvant juste derrière lui ; dialogue entre Kane allant et venant librement au fond de la pièce, et Thatcher et Bernstein situés en amorce du plan, lors de la crise de 1929).
Cette survalorisation de l’humain implique également une tendance à renoncer aux angles plats au profit de plongées ou contre-plongées. La plongée traduira souvent l’exaltation (le discours de Kane contre Getty) tandis que la contre-plongée enregistrera les périodes de doute et d’échec (le même Kane filmé après que l’on ait aperçu Getty écouter dans l’ombre le discours, demande de mutation de Leland à Kane après la débâcle électorale, la destruction de la chambre après le départ de Susan par Kane).
En définitive, Welles semble considérer que les visages produisent sens par eux-mêmes et qu’il suffit de filmer cette apparence pour obtenir ce sens. L’espace est ainsi nié en tant que tel et n’est employé que pour valoriser les personnages. Ford et toute la tradition classique percevait les individus comme faisant partie d’une totalité autrement plus vaste qu’eux-mêmes : l’écorce humaine n’est pas autosuffisante et ne prend toute sa dimension que lorsque l’intégration au sein de l’espace qu’elle occupe est soulignée par la mise en images. Welles rompt avec cette tradition plus qu’il ne la perpétue. Sa volonté d’explorer systématiquement le langage cinématographique jusque dans ses derniers retranchements lui a valu le qualificatif de baroque. L’école baroque à ses origines n’était pourtant pas négation du passé mais seulement prolongement de ce dernier vers quelque chose d’autre. Rubens au sommet de sa démesure faite d’un mélange de dynamisme et de monumentalité n’oubliait pas la grâce qu’il avait trouvée chez Titien. Welles ne se souvient de son passé que par intermittence et se perd souvent dans des recherches formelles gratuites.
L’adéquation des moyens avec le dessein poursuivi se pose particulièrement au regard de la thématique du film. Citizen Kane ne raconte pas l’histoire d’un homme qui regrette de ne pas s’être fait tout seul mais celle d’un homme privé d’enfance. Le récit consacré à l’enfance de Kane s’achevait par deux plans montrant la luge du jeune Charlie progressivement ensevelie sous la neige. Ce sera cette luge qui motivera les seuls pleurs de Kane durant tout le film, lorsqu’il tient la boule de verre après le départ de Susan, ainsi que nous le comprenons lors du travelling final sur l’inscription Rosebud. Le basculement du film dans le registre de l’émotion liée à la nostalgie de l’enfance ne manque pas de surprendre. Citizen Kane, un des grand films sur le paradis de l’enfance ? Certes non, tel propos a été considérablement mieux servi par des cinéastes autrement plus sincères dans leurs recherches formelles. Nicolas Roeg constitue à cet égard un modèle de cinéaste dit "intellectuel" qui dans l’unique flash-back concluant son Walkabout s’est montré capable de conjuguer puissance de l’expression et justesse de sentiments sur la thématique de l’enfance perdue à jamais.
Citizen Kane restera placé sous le sceau de l’hétérogénéité, mélange fascinant de sublime et de bric-à-brac. Sa réputation extrêmement flatteuse, une première place rarement disputée au sein des listes prétendant recenser les meilleurs films de l’histoire, démontre d’une certaine manière le talent universel d’Orson Welles, qui se sentait depuis toujours capable de réussir pleinement dans tout ce qu’il entreprenait (musique, peinture...). Or Welles était également un orateur de premier ordre, ainsi que le démontre le succès presque inespéré cette fois de la retransmission radiophonique de la Guerre des mondes. Et c’est bien son art rhétorique consommé qui justifie cette première place. Citizen Kane ne constitue pourtant qu’une étape vite dépassée pour son réalisateur lui-même qui dès son deuxième opus, La Splendeur des Amberson, optera pour une mise en images d’un somptueux classicisme comme si la leçon de la séquence de la luge dans Citizen Kane s’était étendue à l’intégralité du long métrage. Certes, Welles restera un cinéaste baroque dans l’âme et cherchera toujours à se satisfaire lui-même dans son cinéma. La première apparition de l’acteur dans le tardif Une histoire immortelle, en contre-plongée dans une diligence, appartient pleinement au monde intérieur du réalisateur de Citizen Kane. C’est cette ambiguïté constante, cette séparation entre l’artiste talentueux et le simple homme de spectacle, qui restera la plus grande entrave à la fortune critique à très long terme d’Orson Welles.
Avec : Orson Welles (Charles Foster Kane), Joseph Cotten (Jedediah Leland), Dorothy Comingore (Susan Alexander Kane) Everett Sloane (Mr Bernstein), Georges Coulouris (Walter Parks Thatcher). 1h59.
Résumé de Jacques Lourcelles : " Sur la grille entourant le domaine de Xanadu un panneau porte l'inscription "no trespassing" (défense d'entrer). A l'intérieur du château, meurt un homme solitaire. Il laisse tomber une boule de verre contenant une maisonnette enneigée et prononce le mot "Rosebud " (bouton de rose). Une infirmière recouvre son corps.
Une bande d'actualités cinématographiques résume la vie et la carrière de cet homme, Charles Foster Kane en quelques séquences. Kane, vivant dans la somptueuse demeure qu'il s'était fait construire, Xanadu, qui devait d'ailleurs rester inachevée, y avait entassé d'innombrables pièces de collection, et notamment des sculptures qu'il laissait le plus souvent dans leurs caisses, sans les ouvrir. Il possédait trente-sept journaux, une chaîne de radio, des immeubles, des navires, etc. En 1968, sa mère, hôtelière, reçut en paiement d'un débiteur un titre de propriété concernant une mine d'or abandonnée au Colorado. Elle contenait un filon fabuleux et se révéla être la troisième mine du monde. Au cours de sa carrière publique, Kane fut qualifié tantôt de communiste, tantôt de fasciste : lui se disait simplement américain. De 1895 à 1941, il adopta toutes les positions politiques, fut tour à tour aimé et haï. Sa première femme, nièce du président des Etats-Unis, divorça en 1916 et mourut deux ans plus tard avec leur fils dans un accident d'avion. Kane épousa ensuite une chanteuse d'opéra, Susan Alexander, pour laquelle il construisit l'opéra de Chicago. Leur mariage se termina aussi par un divorce. Briguant en 1916 le mandat de gouverneur de l'état de New York, il ne fut pas élu. Un scandale dans sa vie privée (on l'avait vu en compagnie d'une chanteuse, celle-là même qui fut plus tard sa seconde épouse) lui enleva toutes ses chances. Après la crise de 1929, son empire fut entamé. Il affirma à la radio qu'il n'y aurait pas la guerre. Il devint un vieillard que l'on n'écoutait plus et mourut à 70 ans.
Après avoir visionné la bande d'actualités, le directeur de l'agence qui l'a produite donne pour mission à l'un de ses journalistes, Thompson, d'enquêter sur le sens du dernier mot prononcé par Kane : "Rosebud". Thompson se rend d'abord dans le cabaret de Susan Alexander à Atlantic City. Ivre, elle refuse de le recevoir. Thompson est ensuite autorisé à lire le manuscrit des mémoires de Thatcher, le tuteur de Kane.
Premier flash-back. En 1871, contre la volonté de son père, la mère de Kane avait confié l'enfant à Thatcher qui gérait sa fortune. Le petit Charles avait repoussé et frappé Thatcher avec son traîneau. Il était désespéré de devoir quitter ses parents. A vingt-cinq ans, ayant été renvoyé de nombreux collèges, il possédait la sixième fortune du monde. Parmi toutes ses possessions, la seule qui l'intéressait vraiment est le petit journal, L'Inquirer qu'il va diriger personnellement selon des méthodes nouvelles. L'Inquirer dénoncera tous les scandales, y compris celui d'une compagnie de chemin de fer dont Kane est l'un des principaux actionnaires. En 1929, il renoncera à tous ses journaux. "Si je n'avais pas été riche, dit-il, j'aurais pu devenir un grand homme ".
Retour au présent. Thompson va trouver Bernstein, le bras droit de Kane.
Deuxième flash-back. Bernstein évoque la reprise en main par Kane de L'Inquirer. Kane s'installe dans les bureaux du journal pour y vivre vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Il écrit et publie une déclaration de principes dans laquelle il jure d'être le champion des droits du citoyen et de toujours dire la vérité. Le tirage de L'Inquirer dépasse bientôt celui de son rival du Chronicle. Un grand banquet, agrémenté de girls venant faire leur numéro, fête le succès du journal. Kane achète en Europe le plus gros diamant du monde. Il épouse Emily Norton, nièce du Président des Etats-Unis.
Retour au présent. Bernstein émet l'hypothèse que Rosebud est peut-être quelque chose que Kane avait perdu. Il conseille à Thompson d'aller interroger Leland, condisciple et meilleur ami de Kane avant leur brouille. Thompson se rend à l'hôpital Huntington où Leland réside désormais. Celui-ci déclare notamment à Thompson, à propos de Kane : "Ses actes étaient brutaux (…) Il avait une sorte de grandeur (…) Il ne livrait jamais rien de lui-même (…) Il avait des quantités d'opinions différentes".
Troisième flash-back. Leland évoque la vie conjugale de Kane avec sa première femme. Ils ne se voyaient qu'au petit déjeuner. Emily reprochait à son mari de passer tout son temps au journal et d'y publier des attaques contre son oncle, le président.
Retour au présent. Commentaire de Leland : "Kane voulait de l'amour mais il n'en avait pas à donner".
Quatrième flash-back. Leland évoque la rencontre de Kane, une nuit dans la rue avec une inconnue, Susan Alexander, qui avait mal aux dents et l'avait invité chez elle. Elle travaillait dans un magasin au rayon musique. Elle voulait devenir chanteuse. Durant sa campagne électorale, Kane traîne dans la boue son adversaire Gettys. Celui-ci veut obliger Kane à renoncer à sa candidature sous la menace de révéler sa liaison avec Susan ; Kane refuse. Gettys publie un article sur cette liaison. Kane est abandonné par sa femme et perd l'élection. Leland, qui tient la rubrique dramatique de L'Inquirer reproche à Kane de vouloir concéder par charité aux travailleurs des droits que ceux-ci méritent de gagner par eux-mêmes. Il lui reproche aussi de ne s'intéresser qu'à lui-même. Les deux hommes ne se parleront plus pendant des années et Leland demande à être muté à Chicago. Kane épouse Susan et construit pour elle l'opéra de Chicago. Elle fait ses débuts dans Salammbô. Faisant le compte-rendu de la première, Leland écrit qu'elle n'est qu'un amateur sans aucune compétence. Complètement ivre, il s'endort sur sa machine, Kane achève l'article à sa place, dans la même veine, avant de renvoyer Leland avec un chèque de 25 000 dollars.
Retour au présent. Commentaire de Leland : "Il a voulu prouver qu'il était encore honnête". Thompson se rend à nouveau chez Susan et réussit à la faire parler.
Cinquième flash-back. Susan évoque les pénibles leçons de chant auxquelles Kane la contraignait. C'était lui et non elle qui voulait qu'elle devienne une diva. Après l'échec de sa première à Chicago, elle hurle contre l'article de Leland, lequel renverra par la suite à Kane le manuscrit de sa déclaration de principes. Kane oblige sa femme à continuer sa carrière de cantatrice à travers l'Amérique et la soutient par de bons articles publiés dans les journaux. Après une tentative de suicide de Susan, il renonce à la faire chanter. Tous deux vivent seuls dans l'immense et lugubre Xanadu qu'il vient de se faire construire. Susan fait et refait un gigantesque puzzle. Un pique-nique organisé en grande pompe au bord de la mer sera encore plus lugubre. Les deux époux se disputent. Susan fait ses malles.
Retour au présent. Pour en savoir plus sur Rosebud qui ne lui dit rien, Susan conseille à Thompson d'interroger Raymond, le majordome de Xanadu, qui a travaillé onze ans au service de Kane. Il consent à parler contre la somme de 1 000 dollars.
Sixième flash-back. Après le départ de Susan, Kane saccage tout dans la chambre de celle-ci puis, tenant la boule de cristal dans la main, murmure, "Rosebud ".
Retour au présent. Le majordome n'a rien d'autre à dire sur Rosebud. Les photographes prennent sous tous les angles Xanadu et les gigantesques collections de Kane. On brûle de vieux objets, parmi lesquels le traîneau du petit Charles, portant cette inscription que personne, sauf son propriétaire, n'aura lu "Rosebud ". Sur la grille de Xanadu, il y a toujours ce panneau "No trespassing ".
Au début de Citizen Kane la caméra monte au-dessus d'une grille sur laquelle figure "No trespassing", transgressant ainsi l'espace personnel de Kane au moment de sa mort, moment intime par excellence. A partir du dernier mot prononcé, "Rosebud", va s'enclencher une enquête, une chasse. Seul le spectateur apprendra finalement ce que signifie ce mot car l'enquête menée dans le film échoue. Dans les milliards de caisses laissées à la mort de Kane, des ouvriers viennent faire du vide et jettent des caisses au feu : sous une luge, sur laquelle jouait Kane enfant, on distingue le mot "Rosebud". La luge est brûlée et l'on suit le parcours des flammes et la fumée qui s'échappe. Se clôt ainsi la vie d'un homme et l'on repasse à l'extérieur du domaine. On ne peut deviner la vie d'un homme en essayant de mieux connaître son intimité. Seul l'art permet de l'approcher.
Welles, cinéaste moderne, privilégie l'art à la beauté. Il ne cherche pas tant à mettre en œuvre les moyens de décrire les mystères et la plénitude d'un être, en fait à imiter la nature humaine, qu'à exposer les moyens de la création. Comme Cézanne, il veut " rendre visible l'activité organisatrice du percevoir ". Comme dans l'art moderne encore, son cinéma requiert une intervention plus active du spectateur qui ne doit plus se contenter de reconnaître globalement l'image décrite mais s'intéresser au processus de création.
Sinon, comme le remarque Jacques Lourcelles, on s'aperçoit que le personnage principal, Kane, présenté comme puissant et excessif, se révèle rapidement assez vide. Pour le critique, le personnage n'est pas du tout à la hauteur de la subtilité structurale du film et manque singulièrement de substance. Kane est une baudruche vide dont la principale réalité vient d'un élément extérieur : la clé qu'il entretient avec des personnages existants. Le premier est William Randolph Hearst qui vivait avec l'actrice Marion Davies dans le château de San Simeon. Cette première clé avec un magnat de la presse et un manipulateur de l'opinion américaine donne au film une certaine valeur sociologique. D'autres personnages peuvent également servir de clé à Kane : James Brulatour, le patron de Kodak, qui s'obstina à vouloir faire de sa femme, la comédienne Hope Hampton, une grande cantatrice. On peut également citer Basil Zaharoff et Howard Hughes. Un cinquième personnage clé est Welles lui-même : mégalomane avec la volonté constante de s'affirmer devant soi-même ou à la face du monde, tentation et fascination de l'inachevé.
Pour Lourcelles, seule compte ainsi la construction du film, laquelle renferme pour lui trois éléments nouveaux :
Tout d'abord une sorte de sommaire du film apparaît dès le début, dans la bande d'actualité, résumant la vie et la carrière de Kane. Ce faisant, elle indique les principaux points que développera l'intrigue.
Deuxième élément nouveau : l'utilisation systématique et multiple du flash-back. Ces flashes-back émanent de cinq personnes différentes.
Troisième élément nouveau : le fait que, si la plupart des séquences contenues dans les flashes-back se complètent, comme il est normal, quant aux événements qu'elles racontent, certaines se répètent et donnent plusieurs points de vue sur le même événement : la première de " Salammbô" par exemple est racontée par Leland (quatrième flash-back) et par Susan (cinquième flash-back).
Lourcelles remarque toutefois que la construction, très novatrice, n'est cependant pas sans faille, ni sur le plan de la cohérence ni sur celui de l'équilibre des parties. Après avoir montré uniquement des témoignages, des écrits, des bandes d'actualité, Welles renie son procédé et redevient un véritable narrateur-Dieu pour révéler, dans la dernière séquence et par le moyen d'une narration directe, le sens de "Rosebud". D'autre part, l'importance accordée à la description de Kane comme Pygmalion raté (dans ses relations avec sa seconde épouse) paraît très excessive par rapport à tous les autres aspects de la vie de Kane.
En opposant ainsi psychologie au rabais et trucs de mise en scène, Lourcelles, analyste remarquable du cinéma classique mais contempteur du cinéma contemporain, ne peut qu'être déçu par le film. Pour en saisir la beauté, mieux vaut ainsi se référer à Gilles Deleuze qui s'appuie sur les trois scènes avec profondeur de champ pour dégager le message du film, plus conceptuel que psychologique.
La première et la troisième scène ont été décrites par André Bazin qui, le premier, théorisa la profondeur de champ :
Kane enfant joue dans la neige. La caméra le regarde, recule, entre par la fenêtre dans le chalet, emprisonnant ainsi le gamin dans un cadre de plus en plus petit. Puis elle continue son mouvement et découvre les parents de Kane qui sont en train de le confier à Thatcher. Une fois la transaction signée, un travelling avant nous rapproche de la fenêtre : le père vaincu baisse la tête ; le jeune Kane joue toujours.
Kane marche vers le bureau de Leland après la représentation à l'Opéra où Susan s'est montrée exécrable, il sait que l'intégrité de Leland consommera une rupture définitive entre eux.
la scène du suicide, où Kane entre violemment par la porte du fond, toute petite, tandis que Susan se meurt dans l'ombre, en plan-moyen, et que le verre énorme apparaît en gros plan.
Lourcelles accepte en grande partie l'analyse de Bazin. Celui-ci, liait la profondeur de champ à la notion de plan séquenceet concluait à un emploi réaliste, global, synthétique et totalisant, de l'espace cinématographique. Lourcelles réfute seulement le terme réaliste, certes inacceptable.
Mais Lourcelles ramène l'utilisation de la profondeur de champ à un usage psychologique : Welles enfermerait la réalité dans un cadre dont la rigidité, l'extrême artifice, le caractère contraignant et figé correspondrait aux sentiments qui s'imposent aux personnages.
Ainsi Le plan-séquence de la scène d'enfance synthétiserait les rapports de force : la fenêtre emprisonnant le gamin dans un cadre de plus en plus petit. La profondeur de champ opposerait l'extérieur, l'espace de l'enfant, la liberté à l'intérieur, l'espace des adultes, le lieu des contraintes. Lorsque le père vaincu baisse la tête, le jeune Kane joue toujours mais la boucle est bouclée, Kane entre dans le monde adulte : les plans suivants montreront Kane frappant Thacher avec son traîneau.
Dans la troisième scène, la profondeur de champ serait employée de façon à désamorcer tout effet de suspens. L'utilisation d'un montage parallèle montrant alternativement Susan agonisant et Kane affolé aurait accru un suspens qui n'a aucune raison d'être : Susan est déjà brisée et irrémédiablement éloignée de Kane: le premier plan vient continuellement rappeler le poids du suicide et rendre vaine l'agitation de Kane. Lourcelles rappelle que cette scène, considérée comme l'exemple parfait du plan-séquence avec profondeur de champ, résulte d'un trucage à l'intérieur de la caméra. Le plan fut d'abord filmé avec le point fait sur l'avant plan éclairé, tandis que l'arrière-plan était noir et invisible, puis on a rembobiné la pellicule pour refilmer le plan avec l'avant plan noir et l'arrière plan éclairé.
Gilles Deleuze mesure d'abord l'apport de Welles à l'aune de la révolution qu'a connu la peinture entre le XVIème et le XVIIème siècle passant de l'âge classique à l'âge baroque. Selon Wölfflin, l'une des six caractéristiques de ce passage est justement le passage d'une composition par plans parallèles et successifs, chacun autonome à une organisation suivant une diagonale qui permet à tous les plans de communiquer dans une impression d'ensemble.
En redoublant la profondeur de champ avec de grands angulaires, Welles obtient des grandeurs démesurées du premier plan jointes aux réductions de l'arrière-plan qui prend d'autant plus de force ; le centre lumineux est au fond, tandis que des masses d'ombre peuvent occuper le premier plan, et que de violents contrastes peuvent rayer l'ensemble ; les plafonds deviennent nécessairement visibles soit dans le déploiement d'une hauteur, elle-même démesurée, soit au contraire dans un écrasement suivant la perspective. C'est là que le terme de baroque convient littéralement ou de néo-expressionnisme.
Le temps n'est plus subordonné au mouvement mais le mouvement au temps. Gilles Deleuze attribue surtout une fonction bien particulière à la fonction de la profondeur de champ chez Welles : explorer chaque fois une région du passé. Les images en profondeur expriment des régions du passé, chacune avec ses accents propres ou ses potentiels, et marquent des temps critiques de la volonté de puissance de Kane.
Ainsi dans la deuxième scène décrite plus haut, lorsque Charles marche vers le bureau de Leland après la représentation à l'Opéra où Susan s'est montrée exécrable, il sait que l'intégrité de Leland consommera une rupture définitive entre eux. La profondeur de champ fait que c'est dans le temps qu'il se meut, il occupe une place dans le temps plutôt qu'il ne change de place dans l'espace.
Outre la profondeur de champs, Welles obtient des images-temps directes dans les deux séquences suivantes :
Dix années se sont engouffrées dans le champ contre-champs dans lequel Kane âgé répond " bonne année " à un Thatcher jeune qui vient de lui souhaiter "joyeux Noël ".
Le fréquentatif qui symbolise l'étiolement des relations entre Charles et sa femme incarnée dans la séquence des petits déjeuners. Les époux sont d'abord proches autour d'une petite table décorée de fleurs puis de plus en plus loin autour d'une table de plus en plus grande et de plus en plus sévère.
Analyse de la première séquence par Youssef Ishaghpour : " Précédée d'un motif musical lugubre, d'un fondu noir, l'image apparaît : un écriteau fixé sur une grille "No trespassing" . Il est cadré de gauche à droite, sur un fond de brume grisâtre, vaporeux. Commençant à monter lentement, la caméra panote légèrement cadrant la grille de face, et -tandis que le motif musical reprend plus bas, plus lentement, dans un fondu enchaîné, une autre grille aux mailles plus larges se superpose et remplace la première. Le même mouvement de monté continue et un autre fondu enchaîné fait apparaître une autre grille ; celle-ci de fer forgé avec un dessin floral, plus proche que les autres et très noire sur fond blanc.
La caméra monte toujours et, dans un autre fondu enchaîné, beaucoup plus long, c'est, axé de gauche à droite que le haut du portail devient visible avec un gigantesque K, se profilant devant le lointain château sur une colline, au fond, sous un ciel de nuages et entouré de brouillard, cependant que du sein même du premier thème musical un deuxième thème s'élève avec la même sonorité grave et enrouée et qu'un roulement de tambour met fin à son déploiement.
Avec l'apparition du château sur la colline, nous sommes à l'entrée de l'imaginaire. De nouveau la caméra, soumise aux mêmes impératifs d'approche graduelle, va s'avancer, dans une série de vues différentes du château vers la seule fenêtre éclairée qu'on verra toujours au même endroit dans l'image jusqu'à ce qu'elle en devienne le centre. L'apparition du château au lointain avait été annoncée musicalement par un autre thème comme un lamento. Il reste avec sa fenêtre éclairée, à la même place tandis que l'image se transforme par fondu enchaîné, bougeant légèrement dans cette surimpression du même sur le même qui lui donne quelque chose de fantomal et de spectral. Au premier plan de la nouvelle image, sous les feuillages d'un arbre, le motif plastique des grilles continue avec les barreaux d'une cage qui enferme deux petits singes, comme pour marquer la vanité de ce château qui s'élève au loin. Si celui-ci est resté à la même place, sans changement d'angle et sans qu'il se soit rapproché, c'est qu'il s'agit d'une avancée qui ne diminue pas la distance et donne l'impression d'un lointain hanté. Le château réapparaît dans un fondu enchaîné, à la même place mais à l'envers et reflété dans l'eau, derrière deux gondoles noires aux formes funèbres. Le brouillard est devenu plus dense et s'avance lentement vers le fond. Peu à peu une autre image devient visible : un pont-levis avec la statue d'un chien est au seuil de ce domaine de la mort. Dans le plan suivant en contrebas du château, un terrain vague avec une caisse éventrée et un petit drapeau suggérant l'arrêt d'un travail, à la fois la ruine et l'inachèvement..
.Orson Welles, 1941
LE COMMENTAIRE
De tout temps, les ‘faibles’ ont été en recherche d’un chef fort et charismatique, capable de monter à la tribune pour haranguer la foule. Quelqu’un avec suffisamment de confiance en lui pour convaincre les autres d’aller au casse-pipe. Un peu plus mégalomane que les autres.
LE PITCH
Un magnat de la presse meurt dans un soupir.
LE RÉSUMÉ
Charles Foster Kane (Orson Welles) s’éteint dans son manoir de Xanadu. Avant de disparaître, il prononce le mot Rosebud en laissant échapper un globe de neige. Cette parole ressemble à du pain béni pour la presse puisque le monde entier s’interroge. Les rumeurs vont bon train. Le journaliste Jerry Thompson (William Alland) essaie de percer cette énigme.
Mr. Kane was a man who got everything he wanted and then lost it. Maybe Rosebud was something he couldn’t get, or something he lost. Anyway, it wouldn’t have explained anything… I don’t think any word can explain a man’s life. No, I guess Rosebud is just a… piece in a jigsaw puzzle… a missing piece.
Susan Alexander (Dorothy Comingore) qui fut d’abord sa maitresse puis sa seconde épouse s’est noyée dans l’alcool. Elle refuse de répondre.
Dans les archives du banquier Walter Parks Thatcher (George Coulouris), Thompson remonte jusqu’à l’enfance pauvre de Kane dans le Colorado jusqu’à ce que l’on trouve une mine d’or sur la propriété de ses parents. Un jour d’hiver alors qu’il joue dehors avec sa luge, sa mère prend la décision de l’envoyer en pension chez Thatcher. À l’âge de 25 ans, Kane met la main sur une immense fortune ainsi que sur le New York Inquirer, un journal d’investigation à scandales.
Son ami Mr. Bernstein (Everett Sloane) explique que c’est grâce à l’Inquirer que Kane a pu manipuler l’opinion et épouser Emily Norton (Ruth Warrick), la nièce du Président des États-Unis, dans le but de siéger un jour à la Maison Blanche.
He happens to be the president, Charles, not you.
That’s a mistake that will be corrected one of these days.
Son ancien meilleur ami Jedediah Leland (Joseph Cotten) avec lequel Kane a fini par se brouiller raconte comment son mariage et sa carrière politique ont explosé en vol à cause de sa relation avec Susan Alexander. Son opposant de l’époque, Jim Gettys (Ray Collins) avait révélé l’histoire qui avait fait les gros titres. Kane avait alors divorcé, abandonné ses ambitions pour épouser Susan Alexander et la forcer à une carrière de chanteuse – pour laquelle elle n’avait absolument aucun talent.
Susan Alexander accepte enfin de parler et révèle comment Kane l’a isolée dans son chateau de Xanadu. Il lui a finalement rendu sa liberté après une tentative de suicide. À son départ, Kane est rentré dans une rage folle puis s’est calmé à la vue du globe de neige qui lui a évoqué Rosebud.
Kane est mort seul. Son énigme reste intacte.
Ses affaires sont inventoriées. Son staff jette certaines de ses affaires au feu, dont sa luge… de marque Rosebud.
L’EXPLICATION
Citizen Kane, c’est une personne finalement comme les autres.
Ce qui est banal ne nous intéresse pas car nos vies sont déjà suffisamment triviales pour qu’on en rajoute. C’est pourquoi nous cherchons l’exceptionnel, les titres tapageurs, les punchlines. Nous voulons la vie moins ordinaire des Innocents. On essaie de trouver un peu de beauté dans les détails (cf Smoke). Nous transformons nos morts en légendes (cf Johnny), construisons des mythes (cf Treasures from the wreck of the Unbelievable). Que Jésus change l’eau plate en eau pétillante n’aurait pas été suffisant, il fallut qu’il change l’eau en vin!
Nous sur-dramatisons ce qui deviendra avec le temps hors du commun. Le drame est notre oxygène. Nous en avons besoin. C’est sur ce modèle qu’une certaine presse fonctionne encore, en créant du drame artificiellement et abondamment. La presse de Charles Foster Kane.
De par sa fortune, Kane est une personnalité à part. Il aime se mettre sur le devant de la scène. Voilà pourquoi il intéresse tout le monde. Le mystère qui entoure sa mort permet à chacun d’assouvir sa part de curiosité malsaine. Kane fait déjà parler de son vivant et encore plus après sa mort.
You can’t buy a bag of peanuts in this town without someone writing a song about you.
C’est ainsi qu’on demande littéralement à Thompson de créer un mythe autour de Kane.
It isn’t enough to tell us what a man did. You’ve got to tell us who he was.
Ce sont les gens qui ont connu Kane qui parlent de lui (cf Lawrence d’Arabie). C’est à dire qu’on n’offre même pas au défunt la politesse de lui laisser écrire sa propre épitaphe lui-même. On comprend aussi pourquoi les personnalités prennent soin d’écrire leur autobiographie avant de passer l’arme à gauche. Il faut pouvoir garder la main sur sa propre histoire, comme le souhaitait d’ailleurs Kane.
There’s only one person in the world who’s going to decide what I’m going to do and that’s me…
Thompson essaie de reconstituer le puzzle sans se soucier de l’impartialité. Peu importe la vérité, elle ne fait pas vendre. Morpheus le redac chef le dit bien à son reporter Neo : la vérité n’envoie pas du rêve (cf Matrix)! Alors on se fait des films. On fait de Kane quelqu’un qui cherchait sans cesse à se prouver des choses.
He was always trying to prove something.
On en a fait le mal aimé de Claude François, avide de compliments. Vivant dans une tour d’ivoire.
Kane l’égoïste avait ainsi besoin de recevoir comme pour mieux masquer son incapacité à donner.
That’s all he ever wanted out of life… was love, that’s the tragedy of Charles Foster Kane. You see, he just didn’t have any to give.
On en a conclu que c’était la raison pour laquelle il s’était engagé en politique.
That’s why he went into politics. He wanted all the voters to love him too.
On l’a accusé d’être un manipulateur alors que Kane, de ses propres mots, essayait juste de faire de son mieux pour faire tourner la boutique (cf The Hudsucker Proxy). Ce qui était déjà pas mal.
I don’t know how to run a newspaper, Mr. Thatcher; I just try everything I can think of.
Il faut polariser pour attirer l’attention et faire vendre. Cependant, Thompson n’arrive pas totalement à faire de Kane un monstre ou un martyr. C’est parce que la réalité semble être un peu différente. Le coeur d’un homme est plus rocailleux qu’un sol acide (cf Pet Sematary). La personnalité de Kane était plus complexe et simple à la fois.
De ses propres mots, il n’a jamais vraiment apprécié le goût de l’argent.
I always gagged on the silver spoon.
Peut-être a-t-il dit Rosebud à la vue de ce globe de neige car il lui a rappelé son enfance, une période de sa vie qui lui semblait plus simple à laquelle il repense avec nostalgie? Nul doute qu’il aurait préféré continuer à faire de la luge dans le Colorado plutôt que de partir avec M. Thatcher pour devenir quelqu’un d’important. Cela parait un peu hypocrite. Pourtant il l’a dit de ses propres mots.
If I hadn’t been very rich, I might have been a really great man.
C’était quelqu’un qui, de ses propres mots, se sentait seul.
I don’t know many people.
I know too many people. I guess we’re both lonely.
Qui était vraiment Kane? On en parle pour en parler. Si on n’en parlait pas on n’aurait rien à dire. Qui était vraiment Kane? Il n’y a que les gens qui l’ont fréquenté qui peuvent en parler et ils ont tous une opinion différente sur le bonhomme. Alors personne ne le saura jamais vraiment.
Qui était vraiment Kane? Peut-être qu’un citoyen lambda qui a pris des rides avec les années, a divorcé deux fois, qui avait un peu d’ambition et qui s’est planté lamentablement (cf Hollywoodland). Comme beaucoup de gens. Kane n’était peut-être qu’un citoyen normal, donc finalement pas si exceptionnel.
Par contre, pour ceux qui restent, c’est impensable.
LE TRAILER
Cette explication n’engage que son auteur.
Orson Welles : Citizen Kane (1941)
a.struve - Posted on 02 janvier 2013
Le film Citizen Kane, réalisé par Orson Wells et sorti en 1941, nous conte l’histoire d’un homme, Charles Foster Kane, qui, devenu un magnat de la presse immensément riche, finit par mourir seul, tel un roi sans sujets, dans son château inutilement et ridiculement démesuré.
Tout commence au moment de la mort Charles Foster Kane, lorsqu’un journaliste, intrigué par le dernier mot prononcé par le vieil homme avant de mourir, « Rosebud » ― « Bouton de rose » ―, décide de percer le secret de sa vie en interrogeant tous ceux qui l’ont connu.Se découvre alors, peu à peu à lui, au fil des témoignages, qui suscitent autant de flash-backs, non le récit d’une gentille romance, comme on aurait pu le croire, mais celui d’une lente décadence : l’histoire assez pathétique de la chute un homme qui se voulait plus grand qu’il ne pouvait l’être.
Enfant énergique et audacieux ― pour ne pas dire dissipé et impertinent ―, Charles Foster Kane a été très tôt confié par sa mère à un banquier austère qui s’est chargé de son éducation et a tenté de lui inculquer le sens des responsabilités et le goût des affaires. Deux qualités essentielles pour faire de lui un futur banquier, mais que, pour sa plus grande fierté, Charles Foster Kane s’est appliqué ensuite à ne jamais respecter, sans pour autant, d’ailleurs, parvenir à épuiser son immense fortune, la seule chose qu’il conservera jusqu’à la fin de sa vie, et en quelque sorte sa malédiction.
Devenu adulte, Charles Foster Kane fait sa première « petite folie » en s’achetant un journal, L’Inquirer ― un coup de cœur qui lui fait perdre un million par an, mais finit par le propulser au sommet du monde de la presse. Puis il épouse la nièce du président des Etats-Unis et entreprend une carrière politique ambitieuse. Il doit cependant rapidement abandonner celle-ci à la suite d’un scandale retentissant affectant sa vie privée : l’on découvre qu’il trompe sa femme avec une actrice et chanteuse. Plus tard, après avoir divorcé, Charles Foster Kane épouse sa maîtresse, Suzan, et tente de faire d’elle une grande chanteuse d’opéra, ce qui lui coûte plusieurs millions de dollars, et met en jeu la crédibilité de son journa, car Suzan n'a guère de talent. Enfin, il se fait construire une sorte de paradis privé : un gigantesque manoir, Xanadu, à la taille de son goût démesuré pour le pouvoir et la grandeur. Les pièces y sont immenses, et mis à part quelques invités de passage, les domestiques et les statues, le couple y habite seul.
On se souvient de l’image de Suzan en châtelaine, faisant, défaisant et refaisant les mêmes puzzles au pied d’une cheminée aussi vaste que celle d'un crématorium…
Après quelque temps de cette vie, Suzanne finit par quitter Charles Foster Kane, accablée par l'ennui, mais consciente, aussi, sans doute, de l’impossibilité de vivre aux côtés d’un homme pourvu d’un tel égocentrisme et une telle mégalomanie. Fou de douleur et de rage, celui-ci se met alors à tout détruire autour de lui, tel un vieil enfant. Et c’est précisément à ce moment-là que, découvrant une boule à neige en verre, il murmure, en versant une larme, avant de mourir, ce mot mystérieux qui a suscité tout le film : « Rosebud ».
Le journaliste qui a entrepris de reconstituer la vie de Charles Foster Kane ne saura jamais la signification de ce mot : à la fin du film, il finit par abandonner ses recherches sans en avoir percé le secret. Mais celui-ci se trouve révélé au spectateur dans les toutes dernières minutes de l’histoire, avant de partir en fumée : « Rosebud » était le nom inscrit sur la luge avec laquelle, enfant, Charles Foster Kane aimait à jouer. La fin de l’histoire nous ramène à son début, tout en nous découvrant la part d’enfance et d’innocence enfouie au fond du personnage et demeurée intacte.Lucie Bondu
Es-tu prêt à découvrir le plus grand film de tous les temps ?
Rares sont les films qui ont été aussi impactants et influents ; qui ont été aussi largement étudiés, décortiqués, analysés ; aussi révérés et portés aux nues que Citizen Kane. Près de quatre-vingts ans après sa sortie initiale en 1941, le chef-d’œuvre d’Orson Welles continue d’être acclamé par les cinéphiles du monde entier, portant sur ses épaules la lourde réputation d’être l’un des, sinon le, meilleurs films de tous les temps. Force est de constater qu’il en est digne.
Date de sortie : 5 septembre 1941 (US), 3 juillet 1946 (France)
Pays : États-Unis
Budget : 839 727 $
Box-office : 1,6 millions $
Durée : 1h59
DOULEUR ET GLOIRE
Charles Foster Kane est mort. Le magnat américain laisse derrière lui un véritable empire médiatique et l’une des plus grandes fortunes du monde, ainsi qu’un palais démesuré, Xanadu, rempli de merveilles artistiques de tous les continents. Surtout, il laisse derrière lui une énigme sous la forme d’un dernier mot, « Rosebud » (« Bouton de rose ») , dont personne ne connaît la signification. Est-ce une femme ? Une œuvre d’art ? Ou quelque chose de très simple ? Citizen Kane retrace la gloire et la déchéance d’un homme extraordinaire, vues par ceux qui le côtoyèrent de son vivant.
En dépit de la réputation qu’il a acquise au fil du temps, Citizen Kane ne fut pas un succès immédiat, bien au contraire. Les résultats au box-office furent inconséquents ; en cause, le boycott d’un magnat de la presse – bien réel, celui-ci – du nom de William Randolph Hearst. Source d’inspiration principale du personnage de Kane, il interdit toute promotion ou toute critique dans ses très nombreux journaux, et fit pression sur les salles de cinéma pour empêcher la diffusion du long-métrage, considérant l’œuvre comme une diffamation à son égard – le tout, sans n’avoir jamais vu le film. Pas rancunier, Welles, croisant Hearst dans un ascenseur, l’invita tout de même à une projection. Le magnat refusa, ce à quoi le cinéaste rétorqua « Charles Foster Kane aurait accepté ». Et vlan.
Ajoutons à cela une réception mitigée de la part de la critique, ou du moins en tous cas, de ceux qui avaient le droit de publier, qui préférèrent consacrer à la cérémonie des Oscars suivante le nettement inférieur Qu’elle était Verte ma Vallée, en dépit des neuf nominations de Kane, qui ne repartit qu’avec la statuette du Meilleur Scénario Original partagé par Herman Mankiewicz et Welles – ce serait le seul Oscar de sa pourtant magistrale carrière. En 1942, le film était déjà oublié de tous.
Il faudrait attendre la sortie en Europe, décalée en 1946 à cause de la guerre, pour que le vent tourne pour Citizen Kane. C’est notamment grâce à l’éminent critique français André Bazin, cofondateur des Cahiers du Cinéma (tout de même), qui avait perçu avant beaucoup l’immense mérite du film, que l’opinion générale fut réévaluée. À travers les nombreux articles qu’il consacra au film (Citizen Kane est le film le plus cité de son admirable carrière, derrière La Règle du Jeu de Renoir), il participa grandement à redorer son blason aux yeux des critiques comme du public. Une tendance qui se confirmerait outre-Atlantique grâce à une ressortie dans les années 50, influencée par le succès européen.
Dès lors, Citizen Kane se hissa au panthéon du 7ème Art, jusqu’à trôner pendant un demi-siècle au sommet du classement décennial de Sight & Sound, le plus prestigieux classement de cinéma. Tout ceci en étant le tout premier film de Welles en tant que réalisateur, producteur, scénariste et acteur, à tout juste 25 ans. Pas mal, non ?
QUESTION DE PROFONDEUR
Dès la toute première séquence du film, le réalisateur fait la démonstration incontestable de son génie à travers un pseudo traveling avant – en réalité constitué de plans fixes progressifs – magistralement composé avec comme constante une fenêtre illuminée dans la nuit enveloppant Xanadu, toujours située au même endroit dans le coin supérieur droit de la pellicule.
Comme Griffith l’avait été avec Intolérance avant lui, Welles est un agrégateur ; il a su percevoir toutes les possibilités techniques et artistiques offertes par le cinéma en son temps et les réunir en un seul film-somme monumental, nourri en intraveineuse à l’expressionnisme allemand (Le Cabinet du Dr. Caligari en tête) et à John Ford – dont le Qu’elle était Verte ma Vallée volerait tous les Oscars de Citizen Kane, comme je le disais tantôt.
Accompagné du directeur de la photographie Gregg Toland, Welles dévoile des trésors de mise en scène au sens le plus noble du terme, peignant des tableaux évocateurs à la composition subtile, dont les clairs-obscurs marqués feraient les grandes heures des films noirs durant les deux décennies à suivre. Le développement d’optiques spécifiques permit aussi à la caméra de filmer aussi nettement les premiers plans que les arrières, étendant l’action dans une profondeur de champ jusqu’ici inégalée qui devient gage de la profondeur du récit.
On pourrait s’étendre encore longtemps sur les qualités du film tant elles sont nombreuses. Welles accomplit un tour de force à tous les niveaux, tournant l’ignorance qu’il a du métier à son avantage ; armé uniquement de ses idées, il met en œuvre ce que ses contemporains n’auraient jamais rationnellement envisagé. En clair, il ne savait pas que c’était impossible, alors il l’a fait.
Je relèverai tout de même la façon virtuose dont le scénario se fonde sur les processus de setup & payoff, plus connus dans la langue de Molière par l’analogie du fusil de Tchekov. C’est ce principe qui préconise que tout élément utile d’un film doit être précédemment introduit ; et réciproquement, tout élément introduit doit avoir une utilité future. Parmi les innombrables détails qui se répondent dans le film, on peut noter la luge de substitution offerte par Thatcher en remplacement de celle que Kane abandonne chez ses parents ; ou encore le puissant « Get out! » hurlé par Susan Alexander au journaliste, un trait de caractère qu’elle reprend de son ex-époux comme on le voit plus tard dans le film (mais chronologiquement dans le passé) quand ce dernier vire Jim Getty de chez elle.
Surtout, cette maîtrise des setups & payoffs se révèle plus que jamais dans la façon dont toutes les histoires, tous les témoignages, sous couvert de n’apporter aucune réponse, tendent irrémédiablement vers une seule et même chose : Rosebud.
AMER ICARE
Le bouton de rose est le bourgeon duquel éclot le film. Citizen Kane s’ouvre sur une bobine d’actualité qui nous dit tout, « sauf qui [Kane] était » ; nous connaissons dès ces dix premières minutes le où, le quand, le qui, le quoi, mais pas le comment et le pourquoi derrière lesquels le journaliste Thompson part en chasse. L’ultime parole du magnat médiatique devient la promesse d’une clé qui résoudra l’énigme de cette étude de personnage.
Et pourtant.
« JOURNALISTE – If you could have found out what « rosebud » meant, I bet it would have solved everything. THOMPSON – No, I don’t think so. No. […] It wouldn’t have explained everything. I don’t think any word can explain a man’s life. »
Rosebud n’est qu’un prétexte. C’est le fil rouge qui guide le spectateur tel Ariane à travers le labyrinthe qu’est le film, mais sa signification ultime, bien qu’elle ne soit pas sans importance, n’est qu’une pièce parmi d’autres d’un puzzle bien plus vaste dont il serait malheureux d’ignorer l’image d’ensemble.
Citizen Kane est un film-monde kanocentrique, et chacune des histoires racontées par ses innombrables narrateurs apporte une pierre à l’édifice qui vise à répondre à la question « Qui était Charles Foster Kane ? ». L’ascension et la chute d’un homme qui vécut autant de gloires et de déchéances que de personnages les relatent au cours du long-métrage. Le twist final se révèle en fait être un appât pour forcer le spectateur à rester attentif à un scénario brillamment étayé et incroyablement complet, qui multiplie les points de vue pour aborder toutes les facettes qui ont fait qu’un héros est tombé en disgrâce.
La légende de Kane est fondée sur celle, bien réelle, de l’empereur mongol Kubilaï Khan, qui fut souverain de l’un des plus puissants et vastes empires de l’Histoire avant de sombrer dans l’alcool, la dépression et la maladie vers la fin de sa vie, accablé par des défaites militaires qui contribueraient à la chute de la dynastie dans les décennies suivantes. Reprenant son nom, anglicisé, et son palais – Xanadu -, le personnage de Welles s’inscrit déjà de façon métaphorique comme une figure mythologique.
Pourtant, s’il est un mythe dont il se rapproche, c’est bien celui d’Icare. Kane s’apparente à une figure idéaliste qui brûle tous ceux qui l’entourent dans sa course invétérée vers le soleil avant de se noyer lui-même – à ceci près que le sien, à défaut d’une boule de feu, est une boule à neige. Ce n’est jamais aussi vrai que pour Susan Alexander, sa deuxième femme, dont la tragédie nous prend à la gorge dès sa première apparition et redouble d’intensité dans la terrible scène de l’opéra ; sans doute celle qui représente le mieux toute la profondeur contrastée du caractère de Kane, aux côtés de son mémorable discours triomphal qui pave le chemin vers l’une de ses plus effroyables défaites.
En fin de compte, Welles incarne en réalité à travers son personnage une certaine idée du mythe américain ; à la fois l’apothéose des rêves de richesse et de gloire qui nous sont parvenus de tous temps de l’autre côté de l’Atlantique, et l’amer revers de la médaille, la corruption corrosive qui ronge le cœur des Hommes et les ramène à la réalité. Citizen Kane, c’est l’Amérique, son essence-même ; après tout, ce n’est pas seulement l’histoire de Kane, mais bien celle du citoyen Kane. Et peut-être qu’en définitive, la bobine d’actualités nous disait bien tout dès le départ, à travers la toute première déclaration de son personnage.
« KANE – I am, have been and will only ever be one thing – An American. »
LE MOT DE LA FIN
La perfection objective n’existe pas, mais rares sont les films qui l’approchent d’aussi près que Citizen Kane. Initialement aptement titré American, le chef-d’œuvre d’Orson Welles incarne le mythe américain à travers un protagoniste légendaire dont la gloire et la déchéance étayent une inoubliable étude de personnage. Voilà, vraiment, qui était le citoyen Kane.
Note : 9 / 10
« KANE – Rosebud… »
— Arthur
TOUS LES GIFS ET IMAGES UTILISÉS DANS CET ARTICLE APPARTIENNENT À RKO, ET C’EST TRÈS BIEN COMME ÇA
CITIZEN KANE d’Orson Welles
Par Nadia MEFLAH
SYNOPSIS: Le milliardaire Charles Foster Kanes (Orson Welles), magnat de la presse, vient de mourir dans sa fabuleuse propriété en prononçant un denier mot : " Rosebud "… A partir de cet énigmatique indice, le reporter Thompson va tenter de reconstituer la vie de ce personnage si étrange. Pour parvenir à ses fins, il rencontre avec détermination toutes les personnes qui ont pu approcher Kane de près ou de loin. Au fil de l’enquête, il découvre la vraie personnalité de ce milliardaire hors du commun...
Raconter un conte à son enfant, au soir, auprès de lui, dans un mouvement secret où se joue, entre vous, quelque chose qui se grave, une voix de gravats. Presque noir et doux, terrifiant comme l’amour. Retrouver, chaque soir, ce rendez-vous d’amour phatique semble hanter le premier long-métrage d’Orson Welles. Citizen Kane ne serait qu’une longue incantation de la mère perdue, trop tôt arrachée. Le degré zéro du conte de fée est de raconter le récit d’un trauma de l’enfance : perte du père pour Blanche Neige, mort de la mère pour Cendrillon, abandon de l’enfant avec le Petit Poucet et Hänsel et Gretel. Kane, comme ces personnages de conte, déroule une vie marquée par les épreuves, et celle, première de la rupture du lien familial. Il est abandonné à une banque pour le bien de sa vie. Dans un conte, le héros doit quitter ses proches, sa demeure, son village, sa vie ancienne pour accéder à son identité, en vivant une série d’épreuves initiatiques. Avec comme horizon d’attente la récompense suprême : gloire, amour, richesse. Sauf que la fin de l’histoire pour Kane n’est pas « ils se marièrent et eurent beaucoup d’enfants » D’une grande pauvreté matérielle (la propriété est au nom de la mère, le père ne possède rien, si ce n’est sa main qui s’abat souvent sur le fils) il passera à une extrême richesse quasi obscène, la 3ème au monde. Ce basculement du destin, d’une banalité (celle des pionniers de la terre) à l’exception (celle des puissants de la modernité industrieuse) inscrit le film dans une logique d’excès, du trop, du débordement. De l’ordre de la maladie, d’une peste au cœur de la transmission qui s’est rompue sans raison. Aucune raison au monde (comment expliquer que sa mère l’a abandonné pour son bien ?) ne comblera Kane qui ne cessera d’accumuler des trésors du monde entier, sans satiété, sans jouissance de l’acquis. Le lien phatique fut trop rompu. Il ne peut être qu’une bouche énorme que rien ne pourra combler. Alors l’ogre Kane voudra tout et ne jouira de rien...
"Citizen Kane", le film qui a révolutionné le cinéma Grand Format Wolf Tracer Archive / Photo12 - AFP Introduction Sorti en 1941 et premier long métrage d'Orson Welles alors âgé de 26 ans, "Citizen Kane" deviendra l'un des plus grands films de tous les temps.
Chapitre 01 Un film qui ne laisse personne indifférent Archives du 7eme Art / Photo12 - AFP Le film "Citizen Kane" mélange les genres, les procédés cinématographiques, alternant le grand et le détail, proposant une sorte de ballet moderne, réaliste, expressionniste et poétique, composé de quatre récits, parfois contradictoires, sur la vie de Charles Foster Kane.
Une histoire romancée, mais qui fait écho à la vie d'un vrai magnat de la presse, William Randolph Hearst, très mécontent de se voir caricaturer dans une fiction. Le scandale est inévitable.
Film d’une grande force, au scénario complexe, à la violence satirique, au montage ciselé, il est considéré comme l’un des meilleurs films de l'histoire du cinéma.
"Citizen Kane" débute avec la mort de Charles Foster Kane. Dans un dernier râle, le moribond prononce le mot "Rosebud", ce qui intrigue son entourage et la presse. Un journaliste reporter, Jerry Thompson, est chargé par son rédacteur en chef, directeur des actualités cinématographiques, de trouver la signification de ce dernier mot du milliardaire excentrique, mort seul dans son manoir de Xanadu.
Le journaliste enquête et rencontre ceux qui ont connu Charles Foster Kane. Ainsi, le film se construit à coup de flashbacks levant petit à petit le mystère de la vie de cet homme.
L’histoire de "Citizen Kane" tient sur un script de 51 pages. C’est tout. 51 pages pour devenir un des films les plus révolutionnaires de l’histoire du cinéma. Une révolution que l’on doit, en grande partie du moins, à Orson Welles, à la fois le réalisateur et le comédien qui incarne le personnage de Charles Foster Kane.
>> A voir: la bande-annonce du film "Citizen Kane":
Chapitre 02 Le génie d'Orson Welles Archives du 7eme Art / Photo12 - AFP Orson Welles est une grande gueule, talentueux, coureur de femmes, redoutable buveur, gros mangeur, sujet à des accès de mélancolie autant qu’à de grandes envolées lyriques et à des colères effroyables. On le connaît excessif, cabotin, génial, ne tenant pas en place, multipliant les projets.
Il est né à Kenosha, Wisconsin, le 6 mai 1915. C’est un enfant prodige. Il sait lire à deux ans. A trois ans, il commence à jouer du piano. A cinq ans, il se passionne pour Shakespeare. Il connaît plusieurs pièces par cœur, les met en scène avec des marionnettes. A huit ans, il rencontre Harry Houdini, le célèbre illusionniste qui lui apprend quelques trucs. Il devient magicien. Il apprend à dessiner, se révèle être remarquablement doué pour ça aussi. Il voyage avec ses parents, son père, ingénieur, sa mère pianiste. Elle meurt quand il a dix ans. Ce qui le motive peut-être à écrire une analyse de "Ainsi parlait Zarathoustra" à onze ans.
A treize ans, notre jeune prodige fonde sa première troupe de théâtre. A quinze ans, il monte un condensé des huit pièces historiques de Shakespeare et reçoit un prix de l’association dramatique de Chicago pour sa mise en scène de "Jules César". Il mesure déjà 1m80, fume des cigares, se coiffe de chapeaux imposants et perd son père. Le voilà orphelin, élevé par un ami de la famille.
A 21 ans, marié et papa, il commence sa carrière radiophonique, proposant des actualités dramatiques en prêtant sa voix aux personnalités vivantes: Négus, Mussolini, Hitler.
Pendant une période heureuse, il court les stations de radio, louant une ambulance pour passer plus vite d’une station à l’autre dans les villes déjà étouffées par la circulation. A 23 ans, il fonde le Mercury Theater et crée une véritable panique en adaptant "La Guerre des Mondes" de H. G. Welles.
Nous sommes le 30 octobre 1938, veille d’Halloween. Le texte est saisissant. Quelques auditeurs ne comprennent pas qu’ils ont affaire à une pièce radiophonique. Ils pensent qu'une invasion martienne est réellement en train de se passer et ils paniquent. L’événement est monté en épingle par la presse. Orson Welles est durement critiqué.
>> A écouter: une archive radio de la RTS: "Orson Welles: A propos de sa célèbre émission radiophonique "La guerre des mondes", suivie de l'émission originale
Orson Welles pendant l'émission "La guerre des mondes" le 30 octobre 1938. [Costa/Leemage - AFP]Costa/Leemage - AFP
Démarge - Publié le 1 décembre 1987 Orson Welles, enfant génial, adolescent brillant, et jeune homme volontaire à qui tout réussit ne peut pas manquer de croiser à un moment donné la route d’Hollywood.
En 1939, tout auréolé du scandale qu’il a créé, Orson Welles, 23 ans, débarque à Hollywood. Le patron du studio RKO Pictures, George Schaefer, lui a offert un incroyable contrat.
A rebours des habitudes les mieux établies de Hollywood, Schaefer accorde à ce garçon un peu rondouillard, et très "Côte Est", la promesse de financer un film par année qui est, à choix, produit, écrit, réalisé et/ou interprété par lui.
Dans la promesse est incluse, chose qui ne se fait jamais à Hollywood dans les années 40, la liberté totale, soit le "final cut". Le studio n’aura aucun droit de regard ni sur les sujets ni sur la mise en scène.
"Voilà bien le plus beau train électrique qu’un garçon puisse rêver".
Orson Welles, visitant pour la première fois les studios de la RKO Dès lors, on peut imaginer à quel point l’arrivée d’Orson Welles à Hollywood, avec un contrat pareil, va soulever jalousie, rancœur, et même haine.
Interviewé en 1974 par le journaliste anglais Michael Parkinson, Orson Welles raconte: "Je n’ai jamais appartenu au milieu hollywoodien. Quand j’ai débarqué, (...) j’étais ce type avec une barbe qui allait pouvoir faire tout ce qu’il voulait, tout seul, et je représentais un futur terrible: je représentais ce qui allait arriver à cette ville. J’étais haï et méprisé. Bon j’avais quand même quelques amis qui étaient des dinosaures, et j’ai bien aimé cette période. Je crois, quand je regarde en arrière, que je me suis montré trop optimiste sur Hollywood."
Orson Welles a le don de provoquer. Son arrogance est aussi célèbre que son talent. Il annonce haut et fort son mépris et son antipathie pour le milieu des stars, producteurs et réalisateurs. Bref, le gratin hollywoodien. Mais on en a autant pour lui. On se moque de lui, on boycotte sa première réception, on se moque de ses cravates, de sa barbe, on souhaite son départ et on est très content quand ses deux premiers projets hollywoodiens tournent courts.
Car en arrivant à Hollywood, chose incroyable, venant du théâtre, il ne sait encore rien du cinéma. On sait qu’il possède sur le bout des doigts les règles de la dramaturgie et qu’il sait captiver un public. Mais la technique cinématographique, l’écriture cinématographique, c’est autre chose. Son producteur George Schaefer lui a fait rédiger un manuel. Welles multiplie alors les stages techniques, s’initie aux caméras, aux projecteurs, aux mystères des enregistrements sonores. Et il apprend vite. Au bout de quelques mois seulement, il connaît tous les mécanismes du studio et les secrets de la prise de vue.
Pour parachever sa formation, il regarde beaucoup de films, avec une prédilection pour "Le Cabinet du docteur Caligari", de Robert Wiene, chef d’œuvre de l'expressionnisme allemand, et "La Chevauchée fantastique" de John Ford.
>> A lire aussi: Orson Welles, portrait d'un géant du cinéma
Chapitre 03 "Silence! Un génie au travail" Archives du 7eme Art / Photo12 - AFP A la fin de l’année 1939, Orson Welles est prêt à se lancer dans la réalisation de "Citizen Kane". Jouant l’indifférence à la critique hollywoodienne et au fait qu’il a énervé tout le monde, il convoque John Houseman son vieux complice, et Herman J. Mankiewicz.
Ce dernier est à cette époque un scénariste déchu. Il était connu dans les années trente mais se contente désormais de faire de la critique. Orson Welles, en arrivant à Hollywood, le contacte. Car il sait que Mankiewicz est l’ami de Marion Davies qui n’est autre que la maîtresse du magnat de la presse Randolph Hearst.
A ce titre, Mankiewicz a ses entrées dans la demeure des Hearst et peut connaître des détails croustillants qui peuvent alimenter n’importe quelle histoire. Et il semble que ces détails ont bel et bien alimenté l’histoire de "Citizen Kane".
Les trois hommes, Welles, Houseman et Mankiewicz travaillent plus de trois mois sur un nouveau scénario qui parlera d’un magnat de la presse et de l’histoire de sa vie. Selon les propres mots du réalisateur, le synopsis a pour thème une enquête journalistique présentant des points de vue différents sur le même homme, Charles Foster Kane.
"Selon certains, Kane n’aimait que sa mère, selon d’autres, il n’aimait que son journal, que sa deuxième femme, que lui-même. Peut-être les aimait-il tous, peut-être n’en aimait-il aucun. Le public est seul juge. Kane était la fois égoïste et désintéressé, un idéaliste et un escroc, un très grand homme et un individu médiocre. Tout dépend de celui qui en parle. Il n’est jamais vu à travers l’œil objectif d’un auteur. Le but du film réside d’ailleurs plus dans la présentation du problème que dans sa solution" explique le réalisateur.
Sur le tournage du film "Citizen Kane" sorti en 1941. [Archives du 7eme Art / Photo12 - AFP] Sur le tournage du film "Citizen Kane" sorti en 1941. [Archives du 7eme Art / Photo12 - AFP]
Le scénario terminé, le premier tour de manivelle de "Citizen Kane" est donné en été 1940. Cela fait exactement un an qu’Orson Welles a débarqué à Hollywood.
Dans le Motion Picture Herald, un journal américain, un article commente le fait le lendemain en titrant: "Silence! Un génie au travail".
Sur le plateau, il y a Gregg Toland, un formidable directeur de la photographie. Il vient d’ailleurs d’être oscarisé pour son travail sur "Les Hauts de Hurlevent" de William Wyler. C’est à lui que Welles devra la photographie très contrastée de son "Citizen Kane".
Welles ne veut pas de vedettes hollywoodiennes. Il fait donc appel à ses copains de théâtre et de radio avec à leur tête Joseph Cotten et Everett Sloane.
Je suis né pour jouer les rois.
Orson Welles, réalisateur et acteur Pour devenir le citoyen Kane, il s’astreint à un régime lait et bananes pour prendre du poids. Le tournage dure 15 semaines. Sa réalisation est entourée d’un secret impressionnant et l’on connaît l’anecdote du commando de producteurs, qui ayant osé pénétrer sur le plateau pendant le tournage ont trouvé les acteurs en train de jouer au base-ball sur ordre de leur metteur en scène.
Le film est livré au montage le 23 octobre 1940. Et c’est là que les choses vont se corser…
Chapitre 04 Un personnage de fiction? Archives du 7eme Art / Photo12 - AFP A cause de la discrétion et du silence complet entourant le tournage de "Citizen Kane", on commence à jaser. Dans le milieu, des bruits courent sur la nature scandaleuse du scénario.
Louella Parsons, une journaliste connue attachée aux journaux du magnat de la presse William Randolph Hearst et qui avait jusque là soutenu Orson Welles, avise son patron. On prétend que la biographie imaginaire du héros du film de Welles est largement inspirée de la vie de Hearst lui-même, considéré comme le plus grand trusteur de la presse américaine. Haïssant les Japonais et grand soutien du fascisme aux Etats-Unis, c'est un admirateur d’Hitler et de Mussolini.
Dans le film d'Orson Welles, la vie de Kane apparaît sous divers éclairages et facettes: enfant turbulent, héritier ambitieux, journaliste passionné, amant tyrannique, candidat malheureux, mari maussade, businessman romantique, collectionneur aigri, amant égoïste et mécène manqué.
Le film se construit comme un puzzle pour tenter de donner du sens aux dernières paroles du milliardaire: "Rosebud".
Ce Citizen Kane est un personnage de fiction. L’affaire pourrait s’arrêter là, être sans conséquence. Mais c’est sans compter sur Louella Parsons, la journaliste férue de scandales qui répand la nouvelle dans la presse: "Citizen Kane" est une transposition calomnieuse de la vie d’un grand homme américain, son patron, Randolph Hearst. Elle avance comme preuve le nom de Mankiewicz qui a ses entrées dans la maison Hearst.
Immédiatement, l’autre journaliste en ragot, principale rivale de Louella Parsons, Hedda Hopper prend le relais et soutient Orson Welles de toute sa plume.
Au milieu de ce combat, il y a la RKO, Orson Welles et Randolph Hearst qui lui se reconnaît dans le Xanadu, le palais délirant de Kane qui ressemble à sa maison. Il se reconnaît dans sa liaison avec Marion Davis dont il essaie de faire une star. Il reconnaît le petit mot qu’il utilise, semble-t-il, dans l’intimité pour qualifier le clitoris de sa maîtresse, "Rosebud". Bouton de rose. C’en est trop.
William Hearst ne croit rien des dénégations de Welles et de la RKO et il obtient que ses avocats, ainsi que Louella Parsons assistent au visionnage du film en fin de montage. La RKO cède sous la pression. Ça sent mauvais pour Orson Welles.
Orson Welles (en blanc) dans son film "Citizen Kane". [Archives du 7eme Art / Photo12 - AFP] Orson Welles (en blanc) dans son film "Citizen Kane". [Archives du 7eme Art / Photo12 - AFP]
Chapitre 05 Une sortie mouvementée Marty Lederhandler - AP Photo /Keystone Le film, tourné pour 800'000 dollars entre le 29 juin et le 23 octobre 1940, est un bijou de virtuosité. L’extraordinaire mise en scène ne passe pas inaperçue. Tant dans la forme que sur le fond, "Citizen Kane" est un chef-d’œuvre, malheureusement pas du goût de tout le monde.
Dans la salle, pour cette première projection test, les avocats et Louella Parsons sont scandalisés par ce qu’ils voient à l’écran. Pour eux, on porte clairement atteinte à l’intimité de Randolph Hearst. Du coup, ce dernier fait pression pour interdire la sortie du film. Purement et simplement.
Welles rétorque que le citoyen Kane n’est pas Randolph Hearst, mais un personnage de composition, imaginaire. Il rajoute même de l’huile sur le feu en annonçant par voie de presse que si on continue à lui échauffer les oreilles avec cette histoire, il mettra en chantier une grande idée de scénario concernant vraiment la vie de Hearst.
C’est alors que le magnat de la presse, l’homme le plus puissant de Californie, décide d’utiliser les grands moyens, ceux à sa disposition. Il impose de retarder la sortie du film. Et ses amis se mettent à l’aider. Louis B. Mayer, le patron de la MGM, fait une offre de 842’000$ au président de la RKO, George Schaefer.
Tout ce que Schaefer a à faire c’est de détruire le négatif. Mais Schaefer ne veut pas. Alors, on mandate le chef de la censure de l’époque, Joe Breen. Et on lui organise une projection privée de "Citizen Kane".
>> A voir: un extrait du film "Citizen Kane"
Va-t-il ou ne va-t-il pas prendre la décision de brûler la pellicule? On sait qu’il a touché des pots-de-vin. Orson Welles est dans la salle. Il se souvient:
"Tout le monde disait: inutile de chercher les ennuis, brûlons-le, tout le monde s’en fiche, ils en encaisseront la perte. J’avais un chapelet que j’avais mis dans ma poche et à la fin de la projection sous le nez de Joe Breen, bon catholique irlandais, je l’ai fait tomber par terre en disant: "Oh excusez-moi" et je l’ai remis dans ma poche. Sans ce geste, c’en aurait été fini de 'Citizen Kane'".
Le négatif est sauvé. Mais le 8 janvier 1941, les vingt-huit journaux, les treize magazines et les huit stations de radio appartenant au groupe Hearst reçoivent l'ordre de refuser toute publicité du studio RKO. De plus, on menace tous les autres studios de leur livrer une guerre sans merci s’ils continuent de soutenir la RKO.
Le studio commence à plier et envisage d’annuler la sortie du film. Orson Welles réplique. Il menace publiquement la RKO d’un procès pour rupture de contrat.
Chapitre 06 Admiré par la critique mais boudé par le public Photo12.com - Collection Cinema / Photo12 - AFP Le studio se décide finalement à sortir le film en salle, espérant que l’aura de scandale qui l’a précédé fera venir la foule dans les cinémas.
Mais le public boude, trouve le film abscons, compliqué, labyrinthique. Le 6 mai 1941, jour du 26e anniversaire de Welles, le film est projeté à Chicago devant une salle à moitié vide. Tous les amis d’Orson Welles sont là qui chantent: "Joyeux anniversaire Orson, que Hearst crève d'apoplexie en vociférant des insanités."
Pour la critique, pourtant unanime, le film est un chef-d’œuvre. Ultime.
Le Times écrit: "C'est la découverte décisive de nouvelles techniques dans l'art de la réalisation et de la narration"; Newsweek reconnaît Welles comme "le meilleur acteur de l'histoire du cinéma dans le meilleur film qu'on ait jamais vu", et Life ajoute encore: "Hollywood nous a offert peu de films avec une histoire aussi forte, une technique aussi originale et une photographie aussi excitante."
Tous admirent l’utilisation des flashbacks qui, mêlés à l’écriture du film, lui apportent une fraîcheur d’écriture jamais vue auparavant. On salue également les prises de vue, osées, cadrées, le grand travail sur la lumière, les plans séquence, l’utilisation de fausses actualités cinématographiques, le travail de narration non chronologique, révolutionnaire pour l’époque, ainsi que le son, tout en finesse dans une partition de Bernard Hermann.
"Citizen Kane" gagne un succès d’estime. Mais pas d’argent. "Citizen Kane" est un retentissant échec commercial pour la plus grande joie de Randolph Hearst et des ennemis d’Orson Welles. Et on le sait, à Hollywood, quand un film ne fait pas d’argent, le réalisateur se fait taper sur la caméra.
>> A écouter: L'émission "Travelling" consacrée au film
Citizen Kane, Orson Welles, 1941. Archives du 7eme Art/Photo12 AFP [Archives du 7eme Art/Photo12 - AFP]Archives du 7eme Art/Photo12 - AFP
Travelling - Publié le 29 septembre 2019 A Orson Welles, le petit génie, on retire tous ses privilèges. Ce fameux contrat qu’il avait signé en 1939 en arrivant à la RKO et qui lui donnait les pleins pouvoirs est rompu.
Le film est sélectionné pour neuf oscars en 1942. Il n’en remporte qu’un, celui du meilleur scénario.
Après "Citizen Kane", Orson Welles se lance dans un nouvel échec commercial "La splendeur des Amberson", amputé par des producteurs peu scrupuleux, puis dans "Voyage au pays de la peur", remonté aussi par les producteurs.
C’en est trop. C’est la rupture avec Hollywood. Welles se décide en 1945 à vendre les droits de "Citizen Kane" pour 20'000 dollars. Mal lui en prend. En 1951, à la mort de Randolph Hearst, le film ressort sur les écrans et connaît enfin un succès important. Orson Welles ne touche pas un centime.
Comme il ne touchera jamais un centime de tous les passages en salles, de toutes les diffusions télé, ni même qu’il ne bénéficiera de l’aura de ce film culte. Le film certainement le plus étudié, le plus vu et le plus analysé de toute l’histoire du cinéma.
Il ait des films dont on a toujours entendu parler et que l'on n'a jamais vu et Citizen Kane en fait partie. J'ai toujours entendu dire qu'il était le "meilleur film de l'histoire du cinéma", comme si une oeuvre pouvait être pesée à l'aune de l'excellence cinématographique, son essence gravée à jamais dans le marbre !
Il est vrai que le film de Welles est au firmament, dans les classements, et est depuis 30 ans au top 1 de l'American Film Institute, genre de classement intéressant mais fort subjectif, très à la mode à notre époque, mais dont il faut se méfier ! Sur le site le plus complet sur le cinéma et le plus fréquenté au moknde, Imdb, le film le mieux noté reste Les Evadés, de Frank Darabont, avec Morgan Freeman et Tim Robbins, et, sans manquer de respect à Darabont, je ne pense pas que son opus carcéral soit le meilleur film de l'histoire du cinéma et j'ai connu meilleur film sur l'univers de la prison !
Ce dernier exemple illustre bien la fragilité du jugement humain, lorsqu'il s'agit d'art et sur le clivage entre critiques de cinéma et choix du public, antagonisme que l'on va retrouver avec Citizen Kane, encensé par la critique, boudé par le public, puisque Welles perdra 150 000 $ sur ce film, somme considérable en 1941 !
Emerveillé par sa Soif du Mal, je me préparais donc à un choc visuel en mirant le Citoyen Kane ...et, malheureusement, malgré les prouesses visuelles et l'originalité du scénario, je suis resté sur ma faim ! En fait, je ne suis jamais vraiment entré dans le film, ni dans la propriété de Kane,
la mythique et mystérieuse Xanadu,
forteresse isolée, sur son promontoire rocheux, qui m'a rappelé les châteaux inquiétants des films fantastiques d'Universal, Dracula et Frankestein, clin d'oeil de Welles à la créativité de ce cinéma là !
Magnat de la presse immensément riche, Charles Foster Kane se meurt, le substantif "Rosebud" étant le dernier mot chuchoté, clôturant une vie bien remplie ! Terme freudien, mi-enfantin, mi-sexuel, qui peut renvoyer à quelques douceurs sucrées ou à une partie très intime de l'anatomie féminine, Rosebud sera le fil conducteur de l'histoire, Graal sémantique que rechercheront les chevaliers de l'investigation journalistique !
La mort de ce tycoon richissime va alors se propager dans le monde, faisant la Une dans tous les pays,
une opportunité pour revenir sur la vie incroyable de ce titan de la presse écrite et radio-diffusée,
dont l'enfance a été volée !
Citizen Kane, jeune rentier milliardaire, va alors se lancer à l'assaut de l'Inquirer, journal quotidien, pour débusquer les turpitudes des puissants et défendre les droits des opprimés,
Robin des bois de papier qui désespérera ses conseillers ! Construit à coups de nombreux flash-back, mêlant scènes de la vie de Kane,
témoignages de proches, et travail des investigateurs,
le film peut se targuer d'une double modernité :
- modernité narrative, avec la construction de tous ces récits enchâssés, qui a du trancher avec l'académisme de l'époque, et qu'on pourrait comparer à la révolution grammaticale de la Nouvelle Vague, au début des années 60, qui a du séduire le critique et décontenancer le grand public !
- modernité visuelle, avec ces jeux d'ombres et de lumières, très caravagesques, ces plongées et contre-plongées,
qui feront la marque de fabrique de Welles, et qui ont du époustoufler le critique des années 40, plus habitués au plan américain, qu'à ces vertigineuses prises de vues que n'auraient pas renier Véronèse !
Visuellement, le film est innovant, inventant une grammaire cinématographique nouvelle qui sera le bréviaire de Welles,
narrativement originale, l'histoire emporte le spectateur dans un tourbillon de récits différents, entre la biographie et le documentaire, exercice intellectuellement exigeant qui a du ravir le critique new-yorkais !
Mais alors ...pourquoi ne suis je pas entré dans le film ? Car cette oeuvre ressemble à une équation mathématique, finement ciselée, à la logique implacable, mais à laquelle il manque l'émotion ...Il y a une froideur chez Welles qui n'a d'égale que la rigueur cartésienne avec laquelle il pense ses films ! Si Citizen Kane a pu impressionner, par sa nouveauté, le public averti de l'époque, à juste titre, 70 ans plus tard, ce fumet de modernité radicale a disparu, laissant l'histoire à nue, dans sa sécheresse baroque !
Analyse - Scène de l'enfance, scène une
Avis sur Citizen Kane
Avatar TheBride Critique publiée par TheBride le 8 mai 2014
Scène de l’enfance.
Un enfant avec son traineau glisse sur la neige dans un paysage blanc. Pas d’arrière plan, rien que la neige. L’effacement de toute perspective apporte une dimension féérique. Il était une fois un petit garçon… Mais cette histoire, on le sait n’aura pas une fin heureuse. Ce monde, recouvert d’une neige protectrice, ne restera pas longtemps intact.
Dans cette séquence, Orson Welles révèle la part de cauchemar qui fait parti du conte. Et lorsqu’on voit bruler le traineau à la fin du film, l’histoire du petit garçon est réellement terminée. Le feu emporte à jamais merveilles et cauchemars.
Le mot Rosebud, qui s’est effacé, nous renvoi au tout début du film, à un microcosme, un monde en soit d’une parfaite harmonie, comme au premier plan de notre conte. Mais ce microcosme a explosé sous nos yeux. L’image de la boule éclatée met l’univers du petit garçon sous le signe du danger. Ce monde merveilleux doit lui aussi disparaître.
Dans cet univers blanc, l’enfant a une maison. Le panneau nous indique que cette maison est aussi un lieu de commerce, et que c’est une femme qui le dirige. D’emblée, l’homme, Monsieur Kane, en est exclu. L’enfant jette une boule de neige sur ce panneau. Ce geste, d’apparence innocent, entraine l’apparition de la mère. Un instant, on garde l’illusion d’un retour au plan précédent. On a l’impression d’être encore à l’extérieur avec l’enfant, jouant en toute liberté, mais nous ne le sommes plus. L’intrusion de la mère dans l’espace de l’enfant vient perturber l’atmosphère dans laquelle on s’était installé et donne un autre statut au plan. Désormais, c’est elle qui est maitre de la situation, elle est au centre de la mise en scène, et va imposer son rythme à la caméra. La caméra recule en travelling arrière, rivée à ses gestes. L’extérieur, l’espace de l’enfant, nous avait procuré une sensation d’infini, infini de blanc. Aucun obstacle ne pourra arrêter le regard, espace sans perspective, sans limite. A l’intérieur au contraire, les éléments du décor accentuent la perspective : le plafond, les poutres, la cloison. Cette perspective là bloque le regard.
Nous sommes à l’intérieur de l’espace des adultes, espace de marchandage. Nous sommes à l’extérieur de l’espace de l’enfant, espace de liberté. Ici, pas de hors-champ, tout est dans le cadre. Orson Welles nous expose l’enjeu de la séquence pendant ce travelling arrière entre l’enfant et la table. Il s’agit d’une transaction dont l’objet est un enfant piégé au fond du cadre. Welles met le spectateur en situation d’observateur, de témoin. Tout est net à l’image, de l’avant plan à l’arrière plan. C’est grâce à cette profondeur de champ, caractéristique du cinéma d’Orson Welles, que le regard du spectateur peut aller et venir entre ces deux pôles : du contrat, à l’objet du contrat.
Ce que l’enseigne supposait se confirme : le père n’a pas le droit à la parole. Pas d’hésitation dans la décision de la mère. Pour elle, l’enfant est déjà sous la tutelle de la banque. La caméra quitte l’espace de la signature et vient saisir la résignation du père. Une rente de 50 000$ que le banquier propose de verser à la famille Kane clôt définitivement la discussion. La caméra abandonne le père, et le laisse aller vers la fenêtre. La fenêtre cristallise le conflit du couple parental. Welles joue avec cet élément du décor pour redynamiser la séquence. Le père a fermé la fenêtre sur l’enfant, la mère va l’ouvrir et affronter le problème de face. Le souffle du vent s’engouffre dans la maison. Maintenant, la tension dramatique est à son paroxysme. Welles coupe net, d’un raccord violent.
La tension nait de se raccord, qui met cette fois le spectateur face à une mère meurtrie. C’est seulement au moment où la caméra est à l’extérieur de cet espace de transaction que la mère, tournant le dos aux deux hommes, exprime son émotion, un sentiment qui n’avait pas lieu d’être à l’intérieur. Dans cet espace intermédiaire, entre l’intérieur et l’extérieur, le temps est comme suspendu. Dans un jeu retenu, la comédienne nous fait entrer dans toute la complexité de son personnage. Pour la première fois, la mère laisse apparaître sa fragilité. On comprend que jusque là, elle n’a fait que jouer le rôle d’un personnage fort et sans faille. Mais cet instant d’émotion est de toute façon sans conséquence. Dès qu’elle s’est ressaisie, la caméra la devance et attend les adultes dans l’espace de l’enfant. Ce lieu n’est plus un espace protégé. La neige environnante est comme souillée par la présence des adultes. Ils ont fait irruption dans le monde du jeune Kane et vont procéder à son enfermement.
L’enfant, pris au piège, voit physiquement son espace se rétrécir jusqu’à l’étouffement. Utilisant Thatcher et le père, la mère a verrouillé l’espace et impose l’enferment dans une structure triangulaire. En ne laissant à l’enfant qu’une seule direction possible, celle d’aller vers le banquier, elle lui interdit tout mouvement vers son père. La mère a rendu l’enfant prisonnier, il n’a plus de liberté de mouvement, mais toute la volonté de la mère ne suffit pas à apprivoiser l’enfant. Même si sa révolte ne peut se tourner que vers l’élément étranger, il résiste. C’est à l’emprise et la décision de sa propre mère qu’il tente d’échapper. Dans ce raccord, où pour la première fois dans cette séquence, Welles utilise le gros plan et isole de ce fait la mère de tout contexte pour aller au plus profond de ses sentiments. Elle donne la vraie raison pour laquelle est se sépare de son enfant : l’éloigner de cet homme brutal et du monde qu’il représente.
Madame Kane, a préféré pour son fils le nouveau monde, représenté par la banque, à l’ancien monde, représenté par le père. Elle l’éloigne d’un far-ouest misérable et sans avenir. La découverte d’un gisement d’or lui en a donné les moyens. Elle pousse volontairement le jeune Kane vers le monde capitaliste, la seule voie possible à l’heure où la société américaine se modernise et entreprend son industrialisation, à l’heure où les mythes se transforment. La mère incarne l’esprit de conquête, moteur de l’histoire de l’Amérique. Mais la conquête de l’Ouest est terminée, la circulation des hommes est un temps révolu. La notion même de conquête est passée. On est entré dans l’ère de la circulation des biens, et des marchandises. Le véritable affrontement a commencé, celui d’un individu face à celui de l’argent, le thème de tout le film. La violence sera maintenant une constante dans toutes les métamorphoses que va subir le citoyen Charles Foster Kane.
Le sifflement lointain du train arrache Kane à son enfance. La séquence, qui avait commencée avec le traineau glissant sur la neige, faisant corps avec l’enfant, finit sur ce même traineau, à présent inerte, abandonné, ensevelit.
Scène une.
No Trespassing. La pancarte nous avertit qu’il est interdit de franchir cette grille. La caméra d’Orson Welles commence par entrer par effraction dans une propriété privée. Le ton est donné, la caméra nous entraine dans un délit. On viole le sens de la propriété, valeur fondamentale de la société américaine. La musique contribue à installer le mystère. On est plongé dans un paysage fantastique, où le regard circule dans des espaces, fait de l’accumulation d’éléments hétéroclites, venus d’autres mondes, d’autres temps. Ce décors baroque, fait naitre une atmosphère fantasmagorique. Seule la pancarte du début, qui nous interdisait d’entrer dans ce domaine, renvoyait à une réalité. Ici, nous sommes au cœur de l’inconnu. Cette séquence est un prologue, qui va introduire six témoignages. Dans ce prologue, Orson Welles n’explique rien. Il veut d’abord captiver l’attention du spectateur, l’extraire, en quelques sortes, du monde extérieur, pour l’immerger dans le sien. Au bout d’un moment, on comprend que chaque plan est composé autour d’un point lumineux, positionné au même endroit d’un cadre à l’autre. Comme attiré par ce point lumineux, on s’approche de la fenêtre. Et quand on va entrer à l’intérieur de ce château, Orson Welles brise la continuité. Soudain, la musique s’arrête, et la lumière s’éteint. On passe de l’extérieur à l’intérieur comme dans un tour de passe-passe. Dans les deux plans, la fenêtre garde les mêmes proportions dans le cadre. Ce trucage, pendant un instant, agite notre perception. Le spectateur continu à être basculé entre l’extérieur et l’intérieur, ce qui l’empêche de se sentir installé. Ce trouble entraine une vague sensation de malaise, lié à l’attente. On est venu violer l’intimité d’un individu, jusque dans la mort, saisir son dernier souffle de vie. A peine entré à l’intérieur, on est à nouveau renvoyé à l’extérieur, face à un chalet dans la neige. Un brusque mouvement de caméra en travelling arrière nous fait comprendre que ce paysage dans lequel nous avons cru être n’était qu’une illusion et ne tenait que dans une main. Ce long prologue, ne nous aura finalement conduit qu’à un corps fragmenté, anonyme, énigmatique. A ce moment du film, nous ne savons toujours pas où nous sommes, ce que signifie ce mot, Rosebud, ni qui est cet homme que l’on vient de voir mourir. Le malaise est total. Le mystère reste entier. Un monde d’illusion vient de se briser sous nos yeux. Avec l’infirmière qui entre, on renoue avec la réalité. Mais cette réalité est elle-même déformée. C’est un reflet trompeur qui nous est donné à voir. Dans ce plan, réalité et illusion coexistent. La caméra, qui nous a conduit jusque ici, Orson Welles l’appelle audience-camera, une caméra dont la fonction est de se substituer au regard du spectateur sous le contrôle du réalisateur. L’audience-camera nous guide à la manière d’une voix off, celle de l’auteur s’adressant directement à chaque spectateur et l’invitant dans son univers. Orson Welles, maitrise parfaitement cette audience-camera.
u en VO le 17/10/08,
à l'Institut Lumière (Lyon 8e), à 21h15
(1941) d'Orson Welles
Avec : Orson Welles, Joseph Cotten, Dorothy Comingore...
Au début des années 1940, Charles Foster Kane meurt dans son manoir de Xanadu, en prononçant dans un dernier souffle « Rosebud » (« bouton de rose »). Ce dernier mot énigmatique attire la curiosité de la presse. Le journaliste Thompson est chargé de l'enquête, et va rencontrer différentes personnes ayant côtoyé Kane. Ces rencontres sont accompagnées à chaque fois de flashbacks qui lèvent toujours un peu plus le voile sur sa vie.
*1941 marque l'entrée en cinéma d'un jeune artiste du nom d'Orson Welles, nourri de Griffith (Intolérance) et de Stroheim (Les Rapaces), et bien décidé à imposer ses trouvailles stylistiques, destinées à révolutionner le Septième Art, qui célèbre depuis des décennies ce Citizen Kane comme le plus grand film jamais réalisé. Si celui-ci est ainsi reconnu et acclamé, c'est donc plus pour sa forme, expérimentale et passionnante, que pour son scénario, simple mais finalement attrayant, qui n'est assurément pas à jeter...
*Souvent, ceux qui trouvent à redire au sujet de Citizen Kane qualifient son scénario de relativement basique et simple, et surtout son portrait d'homme de peu consistant. Pourtant, à y bien regarder, la grandeur qui émane de l'oeuvre n'est pas seulement due aux prouesses stylistiques de Welles, pas uniquement à l'enrobage des séquences mais aussi à leur pur contenu. On comprend l'impression "d'inconsistance" qui peut découler, au premier abord, de ce portrait d'un géant de la presse, puisque l'histoire de celui-ci ressemble vaguement à celle de tant d'autres personnalités; notamment à celle de Howard Hugues et même, dans une moindre mesure, à celle d'Orson Welles lui-même, connu pour sa mégalomanie et sa volonté de faire parler de lui, de gravir les échelons de la notoriété... Ainsi donc, l'histoire de ce Charles Foster Kane a de quoi séduire et captiver en elle-même, tout d'abord de par le charisme de ses interprètes. Hormis peut-être un Joseph Cotten qui n'en était pas à son premier rôle, Welles s'entoure ici des comédiens au côté desquels il jouait au théâtre; et c'est dire si ceux-ci font d'honorables premiers pas devant une caméra ! Tandis que Welles lui-même fait des débuts marquants à la mise en scène, il porte également avec une aisance folle le personnage titre, et ce sur une période d'au moins quarante ans. On peine à dire si c'est la qualité des maquillages ou le talent de Welles qui rend l'évolution du personnage dans le temps aussi authentique et hallucinante ! Par ailleurs, l'artiste est entouré entre autres de deux comédiennes irrésistibles, qui prêtent leurs traits aux personnages des deux épouses successives de Kane. La première, Emily alias Ruth Warrick, est tantôt touchante, tantôt sujette à un ridicule très drôle, lorsque le réalisateur joue sur des "images-temps" pour matérialiser l'éloignement progressif des époux. Lors de la brillante scène en question, Charles et sa femme sont filmés alternativement à un bout et à un autre d'une table qui s'allonge avec les années, éloignant de son époux une Emily dont les tenues sont de plus en plus affriolantes - sans parvenir à attirer l'attention de Kane - et la moue de plus en plus comique ! La seconde épouse, Susan, est portée par une Dorothy Comingore délicieusement nunuche. Ce personnage est une vague chanteuse dont Kane s'éprend et dont il veut faire une cantatrice, allant jusqu'à lui bâtir un opéra à Chicago. La séquence du cours de chant, donné à la jeune femme par un italien fougueux mais supervisée par un Kane très partial et menaçant, est le sommet de drôlerie du film ! Notons également que la partie concernant cette deuxième idylle bénéficie d'un traitement plus ample que les autres - comme pour souligner l'importance de cet épisode dans la lente décadence du personnage. Là encore, la prestance des acteurs fait que l'histoire captive malgré son académisme; et il en va de même pour l'ensemble du récit, qui est finalement la peinture sensible d'un homme que sa célébrité et sa soif de grandeur dépassent. Si l'on va au-delà de son simple contenu, dont la pertinence a donc souvent été remise en cause, l'efficacité du scénario apparaît comme une évidence, puisqu'il s'organise sous forme de flash-backs à répétition, qui constituent le marqueur le plus flagrant d'un style novateur pour l'époque...
*Le fil conducteur de l'oeuvre est la tentative d'un journaliste de comprendre le dernier mot prononcé par Kane, juste avant sa mort : "Rosebud" ("bouton de rose"). Notons que le film maintient tout le long un mystère impénétrable autour de ce "rosebud", jusqu'à cette fin magistrale où le réalisateur semble faire la confidence du sens de ce mot au spectateur; et ce au dépourvu de tous les autres acteurs de l'histoire. Cette parole est d'autant plus intrigante que la première séquence du film, où elle est prononcée - dans un dernier souffle - par Kane, est d'une esthétique tellement atypique et virtuose, qu'elle ferait tendre le film vers le fantastique... Le métrage s'ouvre sur une pancarte "No trespassing", tandis que la caméra fait fi des hautes grilles pour nous rapprocher lentement de la lugubre demeure de Xanadu, construite par Kane pour sa seconde épouse mais restée inachevée suite à leur rupture. Ca n'est pas tant le parc étonnement exotique que les procédés visuels du réalisateur qui envoûtent et créent une atmosphère très sombre. En effet, les vues du château (de plus en plus rapprochées) sont raccordées les unes aux autres par de langoureux fondus, remarquablement précis dans l'axe linéaire qu'ils dessinent. C'est comme si la fenêtre faiblement éclairée de la chambre du personnage ne bougeait pas, et que le décor alentour rétrécissait pour ne laisser finalement place, à l'écran, qu'à cette fenêtre semblant sortie d'un temps ancien, et donc en un sens surréaliste... Dans cette première séquence comme dans le reste du métrage, chaque effet de style est déjà admirable en lui-même, mais sa reprise, abondante et aisée, presque désinvolte, nous laisse autrement subjugué ! Plus loin, Orson Welles nous impressionnera encore en expérimentant magistralement la technique de la profondeur de champ, qui permet la vision nette et simultanée d'évènements se déroulant au premier et à l'arrière plan. A titre d'exemple, citons cette séquence où le tuteur Thatcher vient chercher un Charles Foster Kane alors âgé de huit ans, dans la maison maternelle. Tandis que la caméra s'attarde sur l'enfant jouant dans la neige, un travelling arrière isole cette image dans le cadre d'une fenêtre et fait comprendre que le point de vue se situait en fait à l'intérieur de la maison familiale, où se décide le sort de Charles. Une manière ingénieuse de figurer l'opposition entre deux mondes : l'extérieur, la nature, le monde de l'enfance sauvage; et l'intérieur, chauffé et même "confiné", où les décisions sont prises de manière presque bureaucratique, entre adultes... Pour en revenir à la narration en flash-backs, notons qu'elle est elle-même porteuse d'un style audacieux pour l'époque. A la première séquence précédemment évoquée succède un document cinématographique sur la vie de Kane, qui se présente comme une sorte de "sommaire" de l'oeuvre prise dans sa totalité. Du jamais vu, qui plus est stylisé par l'apparition à l'écran d'articles de presse et autres écritures au sujet du personnage, dont différents aspects sont dès lors exposés. Tandis que le récit cadre (la recherche du sens de "rosebud") est marqué par une peinture peu reluisante de l'univers de la bureaucratie (qui annonce un peu l'univers étouffant et même assommant du Procès), les flash-backs dessinent eux aussi, en parallèle, un mystère : celui du personnage de Kane en lui-même, tellement différent selon les points de vue que le mythe qui l'entoure demeure insondable et donc intact... Cette impression est accentuée par la succession de deux récits différents d'une même période de la vie du personnage : par sa seconde épouse puis par son majordome. Depuis, Les Ensorcelés (Vincente Minelli, 1952) et bien d'autres auront réutilisé cette forme de narration. Citizen Kane conserve cependant la force du premier geste, comme pour beaucoup d'autres idées de Welles...
*En bref : le fait que l'homme d'affaire William Hearst ait fait campagne contre Citizen Kane - où il s'était reconnu - octroie au portrait du personnage une intéressante résonance sociologique. Mais ne nous voilons pas la face : si cette oeuvre en impose autant et est même qualifiée de "borne indestructible de l'histoire du Septième Art", c'est avant tout pour les prouesses stylistiques de Welles, d'une grandeur désarmante.
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