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Robert Hossein, acteur et metteur en scène de la démesure, est mort
Par Brigitte Salino
Publié aujourd’hui à 12h49, mis à jour à 12h58
L’artiste, mort ce jeudi 31 décembre à l’âge de 93 ans, acquiert sa notoriété avec la série des « Angélique, marquise des anges » dans les années 1960. Passionné de scène, il dirige celle de Reims de 1971 à 1976, avant de se lancer dans des superproductions théâtrales qui connaîtront un énorme succès.
Il aimait les loups et se voyait tel un loup dans la steppe, aux aguets, traqué par on ne sait quelle peur, courant toujours, éperdument. Le jeudi 31 décembre 2020, au lendemain de son anniversaire, sa course s’est arrêtée : Robert Hossein est mort à l’hôpital à la suite d’« un problème respiratoire », à 93 ans, a annoncé son épouse, la comédienne Candice Patou. « La seule chose que je laisserai, disait-il, c’est la balafre de Joffrey de Peyrac dans Angélique, marquise des anges. Parfois peut-être une jeune fille viendra poser une rose sur ma tombe, en souvenir. » La balafre, oui, mais aussi la belle gueule cassée, et la voix rocailleuse disant à Michèle Mercier : « Madame, je ne force jamais une biche aux abois. »
En parlant ainsi de lui-même, Robert Hossein se laissait aller à une coquetterie pardonnable. Il savait bien que son rôle d’acteur dans la série triomphale des années 1960 n’effacerait pas tout à fait celui de metteur en scène, et qu’il resterait dans le théâtre comme un créateur de la démesure, inscrit au livre Guiness des records pour des chiffres de fréquentations inégalés : 700 000 spectateurs pour Jésus était son nom, une de ses productions pharaoniques, en 1991.
Générosité
Car Robert Hossein voyait tout en grand. Excessif et impétueux, idéaliste et exaspéré, croyant et blasphématoire, il était « trop », pour employer le langage d’aujourd’hui. Mais on ne pouvait en vouloir à cet homme qui savait se montrer insupportable mais délicieux, et portait haut une grande qualité : Robert Hossein avait la générosité chevillée à l’âme, cette âme slave à laquelle il revenait toujours, dans les conversations.
Il faut dire que ses parents lui ont légué une malle remplie d’imaginaire, de musiques et de saveurs. Son père venait de Samarcande, en Asie centrale, sa mère de Kiev, en Ukraine. Ils se rencontrent à Berlin dans les années 1920, où le père abandonne ses études de médecine pour la musique. La mère, elle, veut être comédienne.
Quand Robert Hossein naît, le 30 décembre 1927, ils vivent à Paris, et tirent le diable par la queue. Un logement au dernier étage, rue de Vaugirard, avec les toilettes quelques étages plus bas. Un fils qu’ils envoient dans des pensions d’où il se fait renvoyer, parce qu’ils ne peuvent pas payer. Robert Hossein arrête l’école après le certificat d’études primaires, et il regrettera toute sa vie de ne pouvoir s’appuyer que sur sa formation d’« autodidacte ».
Heureusement, il y a les cinémas de quartier, où le jeune homme se gave de films, et la rue, les cafés, les rencontres. A la fin de la seconde guerre mondiale, Robert Hossein navigue à Saint-Germain-des-Prés, croise Jean-Paul Sartre, Jean Genet, Boris Vian, cherche à se lancer dans le métier de comédien. Il a suivi des cours chez Simon, qui lui a conseillé d’en donner lui-même à des héritières, pour gagner un peu d’argent, et il commence à obtenir de petits rôles au cinéma, à partir de 1948 (on le voit en silhouette dans Le Diable boiteux, de Sacha Guitry).
La gloire
En 1949, il se fait remarquer avec Les Voyous, une première pièce qu’il écrit et met en scène au Théâtre du Vieux Colombier. A l’écran, il fait son chemin, avec des rôles de plus en plus importants, aux côtés de stars, Brigitte Bardot dans Du rififi chez les hommes, de Jules Dassin (1955) ou Sophia Loren dans Madame Sans-Gêne, de Christian Jaques (1961). En 1964, le voilà star à son tour, avec le premier des cinq films consacrés à « Angélique » par le réalisateur Bernard Borderie, d’après les livres d’Anne et Serge Golon : Angélique marquise des anges, puis Angélique et le roy (1965), Indomptable Angélique et Merveilleuse Angélique (1967), Angélique et le sultan (1968).
« Ce mélodrame où l’érotisme s’interpose à tout moment est à déconseiller », tranche la Centrale catholique à la sortie du premier film. Les spectateurs font fi de l’anathème. Le succès de la jeune et belle Angélique Sancé de Monteloup, cédée par son père vénal à un mari vieux, boiteux et laid, Joffrey de Peyrac, dont au début la simple vue du visage balafré la repousse, ce succès donc s’amplifie à chaque nouvel épisode, et s’amplifiera encore avec les multiples retransmissions à la télévision, au cours des décennies suivantes.
Pour Robert Hossein comme pour Michèle Mercier, c’est la gloire. Pendant cette période faste, l’acteur réalise ses propres films (il en retenait Toi, le venin et Le Vampire de Düsseldorf), et il tourne beaucoup, avec ses amis Roger Vadim (Le Repos du guerrier, Le Vice et la Vertu…) ou Christian Marquand (Les Grands Chemins), mais aussi avec Marguerite Duras, dans La Musica, en 1967. Sur le plateau, avant le « moteur », ce n’est pas la joie : « Concentrez-vous ! Pour vous, Hossein, ça sera plus long », lance Marguerite Duras, qui dit à son acteur : « Vous êtes un Don Juan de bazar, un Casanova pour midinettes, mais je ferai de vous quelqu’un d’intelligent. » Robert Hossein se rappelait en avoir eu « gros sur la patate », mais il reconnaissait n’avoir jamais eu d’aussi bonnes critiques que pour La Musica.
Et puis, sur le fond, il s’en moquait. Il avait d’autres préoccupations : « Je voulais devenir riche, avoir de belles voitures, voyager à travers le monde et descendre dans les palaces. » Vivre ce qu’il n’avait pas vécu, avoir ce qu’il n’avait pas eu dans l’enfance : Robert Hossein se « vautre », telle est son expression, dans la jet-set. Jusqu’au jour où il en a assez. Son désir d’absolu et son impulsion le poussent ailleurs, loin de Saint-Tropez et de Gstaad où sa place est acquise.
Le théâtre
En 1971, Robert Hossein part diriger une scène publique à Reims. Ses amis n’y croient pas : « A la semaine prochaine », lui disent-ils quand il s’en va. Il reviendra à Paris cinq ans plus tard, après avoir mené une expérience en accord avec sa passion déferlante pour le théâtre, qu’il veut avant tout populaire. Jean Vilar, Roger Planchon ou Patrice Chéreau l’impressionnent, mais Robert Hossein ne se reconnaît pas dans leurs esthétiques. La sienne doit, dit-il, à celle des films de son enfance dans les cinémas de quartier qui sentaient le crésyl. Elle se fonde sur le partage de l’émotion, la simplicité du propos, la force du spectaculaire. Son slogan, à Reims, est explicite : « Du théâtre comme vous n’en voyez qu’au cinéma. »
Dostoïevski (Crime et châtiment), Gorki (Les Bas-Fonds), Shakespeare (Roméo et Juliette) : Robert Hossein donne le ton dès ses premières mises en scène, qui attirent des cars entiers de gens peu ou jamais venus au théâtre. Dans la même journée, certains dimanches, ils visitent la cathédrale et le musée, puis assistent à une représentation. En 1973, ils peuvent voir Isabelle Adjani dans La Maison de Bernarda, de Lorca. Robert Hossein l’avait repérée dans un café proche du Conservatoire, à Paris. Il a convaincu ses parents de la laisser venir à Reims, où pour elle tout a commencé.
Isabelle Adjani n’est pas la seule que Robert Hossein engage : Isabelle Huppert (Pour qui sonne le glas, d’après Hemingway), Anémone (La Prison, d’après Simenon), Jacques Villeret (Les Fourberies de Scapin, de Molière) et Jacques Weber (Crime et châtiment et Les Bas-Fonds) comptent parmi les comédiens dirigés par le metteur en scène, qui ouvre une école et invite des spectacles de Roger Planchon, Marcel Maréchal ou la Comédie-Française.
Incurablement optimiste
Tout cela coûte cher, Robert Hossein ne lésine pas sur les dépenses. Il revendique le luxe : « Je suis né pauvre avec une cervelle de riche », dit-il pour justifier des sommes qu’il juge nécessaires à l’édification d’un théâtre populaire. Mais les pouvoirs publics ne le suivent pas. Faute d’argent, il quitte Reims en 1976.
Découragé, mais incurablement optimiste, Robert Hossein crée sa compagnie, et s’appuie sur des producteurs et des mécènes pour mener ses projets. A lui désormais les grandes salles parisiennes, qu’elles soient à l’italienne ou, ce qu’il préfère, anonymes comme le Palais des sports, où il crée La Prodigieuse Aventure du Cuirassé Potemkine, dès 1975. Ce n’est pas une pièce, mais ce que Robert Hossein lui-même appelle un « grand spectacle ». Soit une superproduction, avec un cuirassé sur l’immense plateau, des voix sonorisées, des comédiens inconnus, peu de texte, des images en technicolor et des musiques expressives, de Chostakovitch à Jean Ferrat.
Pour « Potem », comme l’appelle Hossein, qui coupe tous les mots, Alain Decaux et Georges Soria ont veillé sur la partie historique. Avec André Castelot, ils accompagneront Robert Hossein dans ses plus grandes productions Notre-Dame-de-Paris (1978), Danton et Robespierre (1978), Les Misérables (1980), Un homme nommé Jésus (1983), La Liberté ou la Mort (1988), Je m’appelais Marie-Antoinette (1993), 1940-1945 : de Gaulle, celui qui a dit non (1999).
Souvent dans les chroniques, ces spectacles sont résumés en chiffres : nombre de comédiens et figurants (en moyenne, pas loin de cent), puissance des projecteurs et de la sonorisation (960 kw et 20 000 watts pour Un homme nommé Jésus), coût du montage (44 millions de francs pour La Liberté ou la Mort), et évidemment, nombre de spectateurs (par centaines de milliers). Ce qui semble avant tout compter, c’est l’exploit. Le « trop » façon Hossein : gigantisme et émotion.
Sur le fond, les avis sont résolument partagés entre ceux qui pensent qu’il y a là du vrai théâtre populaire, et ceux qui, non sans raison, jugent démagogiques les tableaux vivants et l’imagerie de confiserie, les personnages linéaires et les propos simplistes. « Je travaille avec ma mythologie héritée de l’enfance, répond Robert Hossein, et je raconte l’histoire des humiliés, des offensés, des laissés-pour-compte de l’avidité humaine. » Il est vrai que l’homme enrage de ne pouvoir changer le cours du monde : croyant, il vit dans l’espoir de Dieu ; autodidacte, il veut se battre pour la connaissance ; citoyen, il rêve d’être « ministre de la Misère. L’Etat serait ruiné », dit-il, toujours avec son sens épuisant de la nuance, et son regard noir anxieux à la Raskolnikov, un de ses héros.
Dans ces années-là, rien ne semble devoir arrêter la frénésie d’entreprises de Robert-le-loup, comme l’appelait son grand ami Frédéric Dard. L’époque s’y prête : pas de crises majeures, pas encore de report massif de l’attention sur Internet, pas de débats religieux sévères. En 1987, une nouvelle étape est franchie avec L’Affaire du courrier de Lyon : cent spectateurs, les premiers à avoir levé le doigt, forment un jury populaire ; ils prennent place sur le plateau, et, le procès achevé, ils ont dix secondes pour voter en appuyant sur un bouton : vert, c’est l’innocence de Joseph Lesurques ; jaune, la complicité ; rouge, la culpabilité. Grâce à Hewlett-Packard, qui a mis à disposition un dispositif informatique, le vote s’affiche sur des écrans.
La bérézina
Six ans plus tard, il n’y a plus de jurés pour Je m’appelais Marie-Antoinette ; à l’entracte, tous les spectateurs sont invités à voter : liberté, exil, prison ou mort pour la reine. La plupart du temps, ils choisissent l’exil, mais c’est par la scène de la guillotine que s’achève le « show », pour bien montrer la réalité. Robert Hossein reprendra ce procédé en 2010 pour L’Affaire Seznec, un procès impitoyable, et c’est l’innocence qui sera votée.
Mais il ne faut pas croire que Robert Hossein gagne à tous les coups. Quand il met en scène Jules César, en 1985, les spectateurs ne le suivent pas sur le terrain de Shakespeare ; quand, en 1989, il aborde la Résistance, avec Dans la nuit, la liberté, de Frédéric Dard (son indéfectible ami depuis les années 1950, qu’il pleure tous les jours), une partie du public n’a pas envie d’entendre parler de cette période, l’autre pense que les maquisards ne sont pas assez glorifiés.
Et quand il porte à la scène Angélique marquise des anges, en 1995, c’est la bérézina : un fauteuil sur quatre est vide. Il faut dire que Robert Hossein, à quelques jours de la première, a fait recouvrir de noir tout le décor, et qu’il apparaît en personne en Joffrey de Peyrac tel qu’il est, à 68 ans. Et puis, il y a cet automne-là les attentats et la grande grève. Le siècle tourne, et avec lui les riches heures des superproductions. S’il continue sur sa voie dans les années 2000, avec Jésus, la résurrection (2000), C’était Bonaparte (2002), On achève bien les chevaux (2004), et un gigantesque Ben-Hur avec une course de sept chars tirés par vingt-huit chevaux au Stade de France (2004, 500 figurants, 13 millions d’euros), Robert Hossein n’est plus porté par le vent de l’époque.
L’ayant senti venir, il a bifurqué vers le Théâtre Marigny, à Paris, dont il est devenu directeur artistique, en 2000. L’industriel François Pinault, mécène de nombre de ses spectacles, lui ouvre les portes de la salle des Champs-Elysées, qui appartient à la Mairie de Paris, mais dont il détient la concession. Entièrement rénové, le Marigny devient le « Marigny-Robert Hossein ». Il rouvre en 2000 avec Isabelle Adjani dans La Dame aux camélias, mise en scène par Alfredo Arias.
Comme au Théâtre Mogador, où, au début des années 1980, l’avait invité Fernand Lumbroso, le producteur de ses premiers grands spectacles, Robert Hossein monte des pièces de facture classique. Il revient à ses premières amours (Huis clos de Sartre, et Crime et châtiment, d’après Dostoïevski), et retrouve le plateau où il avait dirigé Jean-Paul Belmondo dans Kean, d’après Dumas, et Cyrano de Bergerac, de Rostand (1987 et 1990).
En 2008, Robert Hossein quitte la direction artistique du Marigny. Il a 80 ans, ses préoccupations le portent plus que jamais vers la foi, comme en témoignent ses deux derniers spectacles : N’ayez pas peur ! Jean Paul II, en 2007 au Palais des sports, et Une femme nommée Marie, créé pour un seul soir d’août de 2011, et joué devant 25 000 spectateurs et 1 500 malades, à Lourdes. Lui qui avait écrit plusieurs livres de souvenirs (La Sentinelle aveugle, La Nostalgie…) signe un dernier ouvrage avec François Vayne, en 2016 : Je crois en l’homme parce que je crois en Dieu (Presses de la Renaissance). Mais le loup de la steppe disait que, « au moment de crever », son dernier mot serait sûrement : « Ah, marquise… » « La Marquise des anges, c’est mon Rosebud. »
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