JOSEPH L. MANKIEWICZ (1909-1993)
[prise de vue] JOSEPH L. MANKIEWICZ
Dans les films américains, qui relèvent d’un cinéma du comportement, les personnages se déterminent par leurs attitudes, leurs actions, leurs réactions. Une exception cependant : les protagonistes des films de Joseph Mankiewicz qui, eux, se déterminent par la parole. Celle-ci est si présente, voire omniprésente, dans ses films, elle apparaît si nécessaire, que, dans Cinquante ans de cinéma américain, Bertrand Tavernier et Jean-Pierre Coursodon assurent que « si le cinéma parlant n’existait pas, Joseph Mankiewicz l’aurait inventé ».

Les personnages des films de Joseph Mankiewicz se définissent par leurs dialogues, qui sont d’une précision absolue. Chaque mot, chaque tournure de phrase et chaque expression ont leur importance. Contrairement aux dialogues des autres grands cinéastes américains, ceux de Mankiewicz se distinguent par leur brillance littéraire, leur dimension intellectuelle et leur « ironie amère ». Alors que les dialogues du cinéma américain servent généralement l’action, chez Mankiewicz, ils priment sur l’action.


Joseph Mankiewicz a souvent intégré des éléments théâtraux dans ses films, que ce soit par l’adaptation directe de pièces (The Late George Apley, Escape, People Will Talk, Julius Caesar, Guys and Dolls, Suddenly Last Summer, The Honey Pot, Sleuth), l’inspiration théâtrale (Cleopatra), le cadre du spectacle (All about Eve) ou des références au théâtre (A Letter to Three Wives, The Quiet American). La majorité de ses films se déroulent principalement à huis clos ou dans des intérieurs, avec des extérieurs rares et limités à des plans de situation ou de transition. Même lorsque l’action se déroule dans des lieux multiples, l’idée d’enfermement persiste, comme le souligne le titre No Way Out. Il est révélateur que l’action de son seul western se déroule dans un pénitencier.


L’écriture filmique de Joseph Mankiewicz, aussi rigoureuse que sa dramaturgie, se distingue par un découpage précis, multipliant les angles de prise de vue et les valeurs de plan, sans recourir fréquemment au champ-contre-champ. Les mouvements d’appareil sont nombreux, et la mise en scène joue soit sur la profondeur de champ avec des recadrages en travelling ou en panoramique, soit sur la mobilité du cadre, la caméra suivant les mouvements des personnages comme une ombre. Bien que l’abondance et la fonction du dialogue puissent distraire l’attention, le travail à la caméra, dicté par le contenu dramatique de la scène et son effet sur le public, est essentiel pour l’atmosphère et les rapports entre les personnages. La narration utilise souvent des procédés cinématographiques tels que l’arrêt sur image, l’image subliminale et le flash-back. Six films de Mankiewicz possèdent une structure en flash-back, dont trois multiplient les points de vue, tandis que d’autres films linéaires comportent des éléments suggérant un retour arrière, comme le commentaire à la Chambre des lords dans Five Fingers ou les fresques abîmées qui se restaurent d’elles-mêmes dans Cléopâtre.


Le cinéma de Joseph Mankiewicz est profondément influencé par le théâtre, qui est au cœur de sa vision du monde. Ses personnages, souvent acteurs, scénaristes ou metteurs en scène, jouent des rôles, élaborent des récits complexes et créent des mises en scène sophistiquées pour servir leurs intérêts, qu’ils soient nobles ou crapuleux. Ils mentent, jouent un double jeu et manipulent, accordant une importance essentielle à la parole. Ces personnages, intelligents et cultivés, connaissent la valeur des mots, qui, au lieu de clarifier, distraient, dissimulent et travestissent la réalité. Ils se laissent souvent piéger par leurs propres mots, comme le souligne l’Américain au narrateur de The Quiet American : « Vous avez un grand talent pour les mots. Vous dépendez d’eux comme si dire une chose la rendait vraie ».


Obsédés par leur objectif, les personnages de Joseph Mankiewicz, souvent hantés par un personnage « absent » (mort, disparu ou en coulisse), oublient que les autres poursuivent aussi un but. Le monde est rempli de chasseurs de chimères et de thaumaturges, et ils ne réalisent pas qu’ils sont eux-mêmes manipulés ou qu’une tierce personne va retourner contre eux leurs propres mensonges. Ainsi, le prédateur devient proie. Quand ils en prennent conscience, ce qui n’est pas toujours le cas, il est généralement trop tard. Ces fins ironiques, comme orchestrées par un destin facétieux, mettent en échec les machinations les plus complexes, car « la vie n’est pas un scénario » et elle se charge de modifier l’évolution et la réalisation, de le « bousiller ». [Alain Garel, « Mankiewicz Joseph Leo (1909-1993) », Encyclopædia Universalis]
