Le Film étranger

RIO BRAVO – Howard Hawks (1959)

Après le demi-échec deLa Terre des Pharaons (Land of the Pharaohs, 1955), Howard Hawks, conscient des faiblesses du scénario de cette superproduction historique, attendra trois ans avant de trouver un sujet selon son cœur. Paradoxalement, c’est le souvenir d’un western qu’il avait détesté, Le Train sifflera trois fois (High Noon, 1952), qui va lui inspirer Rio Bravo. Il confiera à Peter Bogdanovitch : « Cooper cherchait de l’aide et personne ne lui en donnait. C’était plutôt stupide de sa part d’autant qu’à la fin du film, il se montrait capable de faire tout seul le travail. Je me suis dit : faisons juste le contraire, adoptons un point de vue véritablement professionnel. Comme dit Wayne quand on lui offre de l’aide : « S’ils sont vraiment bons, je les prends. Sinon, c’est moi qui devrai prendre soin d’eux ! » High Noon m’avait tellement déplu que j’en ai pris le contrepied; ça a marché, le public a adoré ça. »

En fait, l’originalité de Rio Bravo réside plus dans le ton et dans la mise en scène que dans l’intrigue elle-même : le thème du défenseur de la loi dont la sécurité est menacée par les amis et les complices de son prisonnier était déjà abordé dans 3 h 10 pour Yuma (3.10 to Yuma, 1957) de Delmer Daves ; quant à Walter Brennan, il incarnait déjà un pittoresque geôlier dans Le Shérif (The Proud Ones, 1956), un assez intéressant western de Robert D. Webb qui fait une large part aux rapports complexes qui s’établissent entre le représentant de l’ordre et son adjoint. Mais, pour Hawks et ses scénaristes, Jules Furthman et Leigh Brackett, l’intrigue en elle-même a moins d’importance que la « caractérisation » des personnages : « A la télévision, dira encore Hawks, on a fabriqué tant et tant d’intrigues que les spectateurs en sont saturés et l’on a un peu tendance à vous dire : « Oh! j’ai déjà vu ça ». Mais si vous les empêchez de savoir en quoi consiste l’intrigue, vous avez une chance de maintenir leur intérêt intact. »

Par ailleurs, Hawks s’intéresse assez peu aux « méchants », ce qui constitue encore une autre originalité par rapport à la plupart des westerns les plus célèbres des années 1950 où les hors-la-loi de toutes sortes apparaissent généralement comme des figures hautes en couleur et sont traités avec beaucoup de relief : il n’est que de citer la silhouette spectaculaire de Jack Palance dans L’Homme des vallées perdues (Shane, 1953). Dans Rio Bravo, le prisonnier, interprété par Claude Akins, est bien typé, mais à aucun moment on ne s’attarde sur lui ; quant à ses acolytes, très peu individualisés, ils ne sont remarquables que par leur nombre.

C’est qu’en effet l’affrontement entre les tueurs et les défenseurs de l’ordre n’est pas le sujet essentiel de Rio Bravo, mais bien plutôt les liens privilégiés qui se nouent entre ces derniers, et il est à cet égard significatif que la plus grande partie du film soit filmée en intérieurs. Cette atmosphère quasi intimiste montre bien quel est le principal centre d’intérêt de Hawks : les rapports entre le shérif John T. Chance (John Wayne) et son adjoint alcoolique Dude (Dean Martin) et le sauvetage moral de celui-ci. Le danger extérieur représente l’occasion offerte à Dude de se ressaisir et de communier dans la chaude amitié virile exaltée par la tâche à accomplir en commun. Autour de Chance et de Dude, la petite équipe, étroitement soudée, comprend encore Colorado (interprété par le chanteur Ricky Nelson), curieux mercenaire chevaleresque qui met ses revolvers au service de la cause qu’il a librement choisie. Le trio trouve un faire-valoir idéal en la personne de Stumpy, le vieux shérif adjoint à demi invalide et grincheux : on n’oubliera pas les gloussements et les onomatopées inimitables de Walter Brennan, qui accomplit là l’une de ses plus remarquables performances, apportant au film une note d’humour sarcastique typiquement hawksienne.

Dans cet univers spécifiquement masculin, la femme est une intruse, une étrangère agressive et fascinante qui n’a aucun mal à se jouer de ses partenaires. C’est là l’un des thèmes favoris de Hawks, déjà illustré vingt ans plus tôt dans Seuls les anges ont des ailes (Only Angels Have Wings, 1939), dont le scénario était également signé par Jules Furthman, encore que dans ce dernier film Jef Carter (Cary Grant) n’hésite pas à employer les armes mêmes du sexe opposé. Dans Rio Bravo, en revanche, nous savons d’avance que John Wayne, géant débonnaire, sera sans défense devant les roueries féminines de Feathers (Angie Dickinson), tout comme il le sera trois ans plus tard face à Elsa Martinelli dans Hatari ! (1962).

Aux États-Unis, Rio Bravo connaîtra un succès honorable, qui permettra à Hawks de relancer sa carrière, mais ne se classera que onzième au box-office de 1959, à égalité avec Au risque de se perdre (The Nun’s Story), de Fred Zinnemann. En fait, la profonde modernité du film échappa à la plupart des critiques américains, qui n’y virent qu’un western très classique : « Bien fait, mais déjà vu », écrivait A. H. WeiIer dans le New York Times. En France, en revanche, les cinéphiles formés par Les Cahiers du cinéma portèrent Rio Bravo aux nues, en en faisant le symbole du cinéma libre et inventif. Plus tard, plusieurs jeunes réalisateurs américains reconnaîtront leur dette envers Hawks, et notamment John Carpenter, qui lui rendra explicitement hommage en utilisant le pseudonyme J.T. Chance pour signer le montage de Assaut (Assault on Precinct 13, 1976), où il a très librement transposé le sujet de Rio Bravo dans le Los Angeles moderne.


L’histoire

John T. Chance, shérif d’une petite ville du Texas, a assisté à la déchéance de Dude, son ancien adjoint devenu alcoolique. Mais l’arrestation de Joe Burdette, un assassin dont le frère est le plus riche propriétaire de la région, va permettre à John T. Chance de donner à Dude l’occasion de se réhabiliter. Il lui rend son étoile et se prépare, avec lui, à soutenir l’assaut de Nathan Burdette, qui est décidé à délivrer son frère. Les deux hommes sont aidés dans leur tâche par le truculent Stumpy, un vieillard chargé de surveiller le prisonnier. Entre-temps, John T. Chance s’est heurté à Feathers, une redoutable joueuse professionnelle qui vient de s’installer dans la ville. Il tente de l’en chasser tout en nourrissant, à son égard, des sentiments fort ambigus. Devant la montée de la tension entre le shérif et le clan des Burdette, Pat Wheeler, un vieil ami de Chance, lui propose son aide. Mais il est abattu par les tueurs de Nathan Burdette. C’est alors que Colorado, un jeune tireur d’élite engagé par Wheeler, vient se mettre spontanément aux côtés des représentants de la loi. Après avoir capturé Dude, Nathan Burdette propose à Chance de l’échanger contre son frère. le shérif accepte, mais lors de la rencontre, il ouvre le feu et récupère Dude sain et sauf, qui s’est jeté sur Joe Burdette. Au terme d’un affrontement intense, John T. Chance, Dude, Stumpy et Colorado débarrassent la ville de Nathan Burdette et de sa bande. Le calme ainsi revenu, le shérif retrouve Feathers qui a revêtu une tenue des plus légères pour le provoquer. John T. Chance lui interdit de reparaître dans cet appareil et tombe dans ses bras.


Il faut revoir ce western de légende et faire comme si de rien n’était, comme si le mot « chef-d’œuvre » n’avait jamais été prononcé. La scène d’ouverture, d’abord : mutique, tendue, mais avec des gestes presque lents, où tout est dit de la violence de l’Ouest, de l’alcoolisme de Dean Martin, l’adjoint de John Wayne, le shérif qui veut croire au courage des hommes, sans soupçonner encore celui d’une femme amoureuse. Aidée par « un ivrogne et un infirme », mais aussi par un jeune homme moins individualiste que prévu, et veillée par une joueuse de cartes, cette carcasse étoilée qui ne veut surtout pas qu’on l’aide gardera un assassin en prison, envers et contre toutes les attaques et les pièges. Pourquoi ? Pour la morale et l’amitié, valeurs sans lesquelles le monde s’écroulerait. Dans ce western, personne ne cavale. Tout le monde marche au rythme pataud du grand John : cela donne le temps de parler (et même de chanter) entre hommes, de rendre sa fierté à Dean Martin, d’écouter les rouspétances de Walter Brennan (le bougon le plus drôle de l’histoire du western) et de regarder Angie Dickinson. Dans son chemisier jaune, bavarde et bravache, elle dompte John Wayne. Le film se termine par un collant noir jeté par la fenêtre et un vieux cow-boy qui s’en fait une écharpe. Toute l’humanité (et la féminité) du monde est à Rio Bravo[Télérama – Guillemette Odicino (12/2022)]


HOWARD HAWKS 
Du début des années 1920 à la fin des années 1960, Howard Hawks a réalisé des comédies et des films d’aventures qui témoignent d’une vision singulièrement pessimiste de la condition humaine.  



La bande-annonce du film

Il y a entre le western  » évolué  » et le simple film d’aventures, la même différence qu’entre une corrida formelle et le vulgaire combat qui oppose un homme et un fauve. Comme la corrida le western est devenu une sorte de cérémonial dont le déroulement obéit à des règles, des rites et des servitudes, et dont les phases successives se terminent obligatoirement par une mise à mort.
Cette analogie me frappait, l’autre soir, tandis que je voyais le dernier film de Howard Hawks : Rio Bravo. Dans ce film construit avec une rigoureuse précision l’histoire n’est qu’un prétexte. Nous en connaissons d’avance le décor, les acteurs, les péripéties et la conclusion. Nous savons dès la première image qu’au terme de la lutte inégale que mène John Wayne, le shérif solitaire, contre la bande de tueurs qui font régner la terreur à Rio Bravo, petite ville du Texas, la victoire reviendra au shérif. Mais peu importe cette certitude. Ce qui compte ici, ce qui doit provoquer notre surprise et notre plaisir, ce ne sont pas les événements proprement dits, mais le parti cinématographique que le réalisateur tire de ces événements.
En moins de trois minutes le drame est noué. Un « saloon », quelques coups de revolver (qu’on peut comparer aux « passes  » de cape »), et les adversaires sont prêts à s’affronter. Le fauve gangster d’un côté, le torero shérif de l’autre. Désormais tout l’art du réalisateur consistera à inventer une série de « suerte » destinées à faire briller tour à tour les deux rivaux sans que jamais l’un d’eux puisse totalement dominer l’autre, et cela jusqu’à l’acte final, sorte de « faena » cinématographique, au cours de laquelle inexorablement le Bien triomphera du Mal.
Cet art du western, il faut reconnaître qu’Howard Hawks le possède à fond. Bien qu’il ait adopté pour son film un tempo extrêmement lent (tempo qui accentue encore cette impression de cérémonial dont je parlais tout à l’heure), notre intérêt est constamment soutenu par l’enchaînement habile des scènes et la variété des rebondissements. Et la « faena » finale est un éblouissant morceau de bravoure. Une seule ombre au tableau : la petite concession sentimentale qu’Howard Hawks a cru devoir faire au public. Il y a une ébauche d’intrigue amoureuse dans Rio Bravo, mais elle est d’une si ahurissante stupidité qu’on peut la considérer comme une sorte de canular très consciemment organisé par le réalisateur.
Dans le rôle du shérif John Wayne est parfait. Il a le sens des gestes et des attitudes. Il impose le respect, il suscite l’admiration. A ses côtés Dean Martin (l’ancien partenaire de Jerry Lewis) compose avec talent un personnage d’ivrogne courageux. Restons dans les comparaisons tauromachiques, et disons que pour ce western de bon aloi Howard Hawks mérite une « oreille ». [Jean de Baroncelli – Le Monde (juin 1959)]



SCARFACE – Howard Hawks (1932)
Mais tout cela n’était rien au regard d’un autre élément, beaucoup plus important, du scénario : la sexualité. Plus que la violence et le sadisme de bon nombre de séquences, les rapports scabreux entre Tony et sa sœur Cesca épouvantèrent les puritains censeurs du Hays Office. Ils leur était intolérable qu’on pût assimiler l’incestueuse passion des Camonte à celle des Borgia. Force fut donc de procéder à des aménagements, à des coupures et d’inclure des scènes hautement édifiantes. 

BRINGING UP BABY (L’Impossible Monsieur Bébé) – Howard Hawks (1938)
Un chien, un léopard, une clavicule de brontosaure, une héritière foldingue, un savant ahuri : tels sont les principaux ingrédients de ce grand classique de la comédie américaine, L’Impossible Monsieur Bébé d’Howard Hawks… Quiproquos et poursuites s’enchaînent à un rythme échevelé dans le film où un paléontologue, à la recherche de la pièce manquante du squelette d’un brontosaure, ne trouve dans sa quête qu’une femme riche et extravagante, tombée amoureuse de lui. Humour, élégance, fantaisie : la classe quoi.

HIS GIRL FRIDAY (La Dame du vendredi) – Howard Hawks (1940)
His Girl Friday (La Dame du vendredi) est une adaptation d’une célèbre pièce de théâtre nommée Front Page, écrite par le tandem Hecht et Mac Arthur, amis personnels d’Howard Hawks. Hecht fut par ailleurs un scénariste très prisé à Hollywood, et a travaillé à maintes reprises avec le réalisateur de The Big Sky (La Captive aux yeux clairs).

TO HAVE AND HAVE NOT (le Port de l’angoisse) – Howard Hawks (1944)
« Est-ce que tu crois qu’on pourrait créer un personnage féminin qui soit insolent, aussi insolent que Bogart, qui insulte les gens, qui le fasse en riant, et arriver à ce que le public aime ça ? » demanda Howard Hawks au scénariste Jules Furthman. Ainsi naquit le personnage de Marie Browning, la fille qui apprend à siffler à Bogart. Et ce n’est rien de dire que le public aima. Bogart, aussi, mais c’est une autre histoire.

THE BIG SLEEP (Le Grand sommeil) – Howard Hawks (1946)
Le vieux général Sternwood (Charles Waldron) charge le détective privé Marlowe (Humphrey Bogart) de résoudre une affaire de chantage dans laquelle est impliquée sa fille Carmen (Martha Vickers), une jeune femme aux mœurs très libres. L’enquête conduit le détective sur la piste d’un complot meurtrier dans lequel la jolie Vivian (Lauren Bacall), la seconde fille du général, semble jouer elle aussi un rôle obscur. En s’éprenant de cette dernière, Marlowe va devenir la cible de bandes rivales.  

MONKEY BUSINESS (Chérie, je me sens rajeunir) – Howard Hawks (1952)
Quinze ans après le triomphe de Bringing up Baby (L’Impossible Monsieur Bébé), Howard Hawks et Cary Grant renouent avec le ton résolument décalé de la « screwball comedy ». Mais le film fera également date pour avoir enfin révélé au grand public une certaine Marilyn Monroe.

GENTLEMEN PREFER BLONDES – Howard Hawks (1953)
Ce premier rôle de Marilyn dans une comédie musicale lui permit de révéler l’incroyable potentiel artistique qu’elle avait en elle: jouer, chanter, danser… Elle mit un tel cœur à démontrer ces qualités, et dépensa une telle énergie à les travailler que ce film est resté célèbre.