AUDREY HEPBURN : UNE DRÔLE DE FRIMOUSSE
Quand, en 1953, l’année où Marilyn Monroe va imposer ses formes épanouies dans Gentlemen Prefer Blondes de Howard Hawks et dans Niagara de Henry Hathaway, le public découvrit cette « drôle de frimousse », totalement inconnue, dans Vacances romaines (Roman Holiday, 1953) de William Wyler, l’émerveillement fut général. Cet émerveillement fut largement confirmé, l’année suivante, par Sabrina (1954) de Billy Wilder. Et, entre-temps, un Oscar était venu ratifier l’enthousiasme des spectateurs pour cette débutante pas comme les autres. Ainsi commença cette carrière unique dans l’histoire de Hollywood, et qui laisse un souvenir inoubliable, bien qu’Audrey Hepburn ait tourné assez peu de films en fin de compte : moins d’une vingtaine de rôles vedettes. Mais presque tous de valeur, et choisis avec beaucoup de discernement.
Audrey Hepburn vient de Hollande, pays qui n’a pas compté dans l’histoire du cinéma autant que dans celle de la peinture ou de la pensée. Pourtant elle est née à Bruxelles (le 5 mai 1929), d’un père écossais et d’une mère hollandaise, la baronne Van Heemstra. Celle-ci, séparée de son mari, regagna la Hollande à la déclaration de la guerre, avec ses enfants. Audrey avait alors dix ans. Elle passa toute la guerre avec les siens, à Arnhem, subissant les privations et les épreuves de la guerre et de l’occupation allemande. Dès la fin des hostilités, elle gagna Londres avec sa mère, dans l’intention de devenir danseuse. Elle s’inscrivit à l’école de danse classique de Marie Rambert, mais il était déjà trop tard pour espérer devenir danseuse étoile. Audrey devint alors « girl » de revue et parut dans quelques spectacles à Londres, jusqu’au jour où un producteur la remarqua et lui proposa de faire du cinéma. Simple figurante dans Rires au paradis (Laughter in Paradise, 1951), elle eut ensuite un bout de rôle dans un film français, une petite comédie de Jean Boyer, Nous irons à Monte-Carlo (1951) aux côtés de Ray Ventura, André Luguet, Dalio, Philippe Lemaire, Henri Genès, etc. Tourné en double version française et anglaise, le film exploitait la recette de Nous irons à Paris (1949) mais avec moins de succès. Audrey n’en tira aucun profit personnel, et guère davantage de The Secret People (1952), film de Thorold Dickinson, inédit en France, avec Serge Reggiani et Valentina Cortese.
Wyler et Wilder
La réussite vint tout d’un coup, éclatante et soudaine, grâce à Wyler et ses Vacances romaines qui évoquaient allusivement les amours alors célèbres de la princesse Margaret avec Peter Townsend. Aux côtés de Gregory Peck, Audrey, en jeune princesse émancipée et naïve à la fois, était radieuse de charme et de beauté. Alors que la Paramount envisageait Elizabeth Taylor ou Jean Simmons, Wyler déclare qu’il n’a pas besoin de vedette pour ce film, mais plutôt d’une fille « qui n’ait pas l’accent américain et qui ait l’air d’une princesse ». Après avoir vu un bout d’essai tourné à Londres, Wyler décide de recruter Audrey Hepburn, et c’est bien le choix inattendu de cette actrice à l’élégance gracile qui fera de Vacances Romaines un succès. Audrey Hepburn et Gregory Peck déambulant à scooter dans les rues de Rome ou mangeant des glaces, piazza di Spagna : ces images ont fait le tour du monde. Elles incarnent, sept ans avant le film de Fellini, La Dolce vita retrouvée de la capitale italienne dont, huit ans plus tôt, Rossellini montrait les plaies dans Roma città aperta (Rome ville ouverte).
On la retrouva dans Sabrina, dont le scénario était moins mièvre que le précédent, et où Audrey Hepburn incarne une Cendrillon américaine métamorphosée par un séjour initiatique à Paris, est le plus hollywoodien de sa filmographie. Il est placé sous le patronage de trois légendes : Billy Wilder à la réalisation, Humphrey Bogart et William Holden dans les principaux rôles masculins.. Le tournage, tendu, entre le mauvais caractère de Bogart et la passion de Holden pour la jeune actrice, aurait pu dissoudre la magie. Mais le film est une réussite. À l’instant où Audrey Hepburn, transfigurée par son voyage en France, aimante le regard du fringant jeune homme en cabriolet Nash qui se trouve être William Holden, c’est bien une nouvelle page de l’histoire mondiale du cinéma et de l’élégance qui s’ouvre.
C’est ce dernier film qui inspira à Audiberti un de ces articles mémorables dont il avait le secret, et où il parlait de cinéma d’une manière inimitable. Pour Audrey, après avoir évoqué « son charmant mufle celtique, à la fois rond et carré » et son « tendre rampement animal », il concluait qu’elle devait appartenir à « quelque espèce étrangère, jeunesse, algue, fourmi, chevelure pareille à une pelote de cils qu’il faudrait être milliardaire pour apprivoiser, si l’on était quinquagénaire d’autre part ». Ces fantaisies de poète sont la meilleure description physique, aussi bien que morale, qui ait jamais été faite du personnage d’Audrey Hepburn. De son côté, Pierre Kast s’efforçait de la définir par « le goût de l’enfance et une certaine androgynie ». Ce dernier trait, qui nous étonne encore aujourd’hui, s’explique par l’époque, qui était celle des créatures plantureuses, Jane Russell ou Marilyn Monroe. Pour achever de donner raison à Audiberti, Audrey se faisait séduire par Fred Astaire dans le merveilleux Drôle de frimousse (Funny Face, 1957) de Stanley Donen (elle y dansait et chantait délicieusement) et par Gary Cooper dans Ariane (Love in the Afternoon, 1957) de Billy Wilder où, portant toujours beau, paradait aussi Maurice Chevalier.
Émouvante Natacha
Entre-temps, elle s’était mariée avec un quadragénaire seulement, mais légèrement dégarni et grisonnant, d’une séduction irrésistible. Il s’appelait Mel Ferrer et fut pour elle un partenaire idéal dans Guerre et Paix (War and Peace, 1956) de King Vidor, d’après Tolstoï. Natacha, l’héroïne du roman fameux, fut un des meilleurs rôles d’Audrey, un de ceux où l’étendue de son talent se manifestait le mieux : sensible, frémissante, enjouée et pathétique tour à tour, et parfois presque simultanément, elle restituait à merveille la complexité psychologique du personnage de Tolstoï. Pivot central de cette immense fresque historique, elle en supportait tout le poids sans faiblesse, rayonnant d’une beauté singulière et incomparable. Mel Ferrer voulut ensuite réaliser un film pour elle, lui confiant un rôle de sauvageonne, où ses qualités demeuraient égales ; mais les Vertes Demeures (Green Mansions, 1959), complètement manqué, fut un échec sans appel. Plusieurs revanches allaient l’effacer sans tarder. Plus qu’Au risque de se perdre (The Nun’s Story, 1959) grand succès commercial de Fred Zinnemann, on pense plutôt à deux films très différents l’un de l’autre.
D’abord l’admirable western de John Huston, Le Vent de la plaine (The Unforgiven, 1960), où elle était accompagnée de Burt Lancaster, Audie Murphy et Lillian Gish, et Diamants sur canapé (Breakfast at Tiffany’s, 1961), exquise comédie de Blake Edwards d’après une célèbre nouvelle de Truman Capote. Comme toutes les grandes stars américaines, Audrey Hepburn était aussi à l’aise dans le drame que dans la comédie, et, après Guerre et Paix, ces deux nouveaux rôles achevaient d’en fournir la démonstration.
La Cendrillon de Londres
Après La Rumeur (The Children’s Hour, 1961), où elle retrouvait Wyler pour ce remake d’une pièce de Lillian Hellman qu’il avait déjà filmée en 1936 (le sujet en était l’homosexualité féminine), et après une comédie peu réussie de Richard Quine, Audrey, fidèle à ses metteurs en scène de prédilection, tourne de nouveau avec Stanley Donen en 1964. Il ne s’agit plus comme précédemment d’une comédie musicale, mais d’une comédie policière, élégante et un peu snob, tournée à Paris en compagnie de Cary Grant (encore un séduisant quinquagénaire), Charade (1964). Dans son genre, c’est de nouveau une réussite parfaite.
Vient ensuite un film qui est un peu l’apothéose de la carrière d’Audrey Hepburn, My Fair Lady (1964) de George Cukor. Elle y retrouvait la comédie musicale, jetant ses derniers feux, dans cette adaptation par Loewe et Lerner du Fameux « Pygmalion » de G.B. Shaw. La petite Cendrillon londonienne se métamorphosant en jeune fille de la « gentry », grâce aux leçons de diction du savoureux professeur Rex Harrison est peut-être la plus éclatante composition d’Audrey Hepburn. Grâce à Cukor (et à Cecil Beaton), sa beauté, son élégance et son talent y apparaissent à leur apogée, et si le cinéma ne devait garder qu’une image d’elle, il faudrait que ce soit celle de My Fair Lady, tant son personnage y est porté à son point de perfection.
Ensuite, Audrey, âgée de trente-cinq ans ne pouvait plus que décliner. Après un troisième film, avec Wyler Comment voler un million de dollars (How to Steal a Million), il y eut encore de jolies choses, en 1967, dans un troisième film avec Donen : Voyage à deux (Two for the Road). Suivit un « thriller » réalisé par Terence Young Seule dans la nuit (Wait Until Dark), elle tourna aussi, pour la télévision anglaise, une version de Mayerling), puis Audrey abandonna le cinéma en 1967 et, divorcée de Mel Ferrer en 1968, sembla se retirer définitivement. A partir de cette année, elle s’éloignera des studios, privilégiant son engagement pour l’Unicef. La malnutrition des enfants, qui avait été le drame de sa jeunesse et le levain de son originalité, sera le combat de son âge mûr. Audrey Hepburn montrera ainsi qu’elle combinait bien, selon la formule de Michel Cieutat et Christian Viviani, la grâce et la compassion. Son image complexe semble, en ce début de XXIe siècle, acquérir une portée iconique supérieure à celle de son antithèse, Marilyn Monroe, pourtant hissée au rang de symbole universel par les années flamboyantes du pop art.
Pourtant, on devait la revoir, en 1976 vieillie, mais toujours émouvante et belle, dans La Rose et la flèche (Robin and Marian) de Richard Lester, en compagnie d’un Robin des Bois fatigué des aventures. Deux autres films suivirent, qui eurent encore moins de succès que celui, pourtant excellent, de Lester. Mieux vaut oublier cette rentrée manquée et garder l’image intacte de Guerre et Paix, Drôle de frimousse, Charade ou My Fair Lady, sans oublier ses triomphes théâtraux, notamment dans deux pièces françaises, Gigi de Colette et Ondine de Giraudoux où elle déploya la même féminité exquise et ingénue qu’au cinéma. La petite hollandaise d’Arnhem, avide de revanche, les a toutes obtenues.




Sabrina est comme Vacances Romaines une production Paramount, studio qui a dans l’ensemble la main heureuse en ces années difficiles pour Hollywood. Edith Head obtient à nouveau l’oscar pour les costumes. Mais certaines tenues de l’actrice sont d’ores et déjà signées du couturier français qui deviendra bientôt par contrat son habilleur : Hubert de Givenchy. Avant même le tournage de Sabrina, elle s’est rendue dans sa boutique. Il racontera plus tard dans une interview : « On m’avait dit que Mlle Hepburn était arrivée. J’avais d’abord supposé que c’était Katharine Hepburn, que j’adorais. Me pressant pour la saluer, je me suis trouvé face à une jeune femme habillée comme un gondolier. J’ai été totalement stupéfié. Et encore plus stupéfié quand elle m’a demandé de créer des vêtements pour son prochain film, Sabrina. Malheureusement j’étais trop occupé pour cela. Mais sa personnalité charmante m’avait conquis, et j’ai suggéré qu’elle choisisse quelques vêtements de ma collection. Audrey m’a avoué qu’elle était tombée amoureuse de mes vêtements quand elle tournait en France Nous irons à Monte-Carlo, mais qu’elle avait été dans l’impossibilité de faire le moindre achat. Maintenant, Billy Wilder lui donnait la chance de compléter la garde-robe conçue par Edith Head avec des vêtements réels. Et elle voulait employer exclusivement les miens. »
Alors que les studios peinent à employer des perles comme Ava Gardner ou Grace Kelly ailleurs que dans des films d’aventure, Audrey Hepburn réussit l’exploit de créer un personnage de femme captivant, dont la profondeur s’enracine dans l’univers apparemment superficiel de la mode. Mais l’élégance vestimentaire n’est qu’un élément du cocktail. Le photographe Michael Korn rappelait : « Année après année, Audrey Hepburn a toujours projeté d’elle-même une image de style, de classe, qui n’a rien à voir avec la mode. »
Elle porte dans sa maigreur les stigmates de la guerre, et son « visage-événement », comme l’écrit Roland Barthes, s’oppose au « visage-idée » de Greta Garbo, figé hors de l’âge et du temps. Sa sophistication, son maintien, son aisance trouvent aussi leur origine dans des disciplines acquises pendant les rudes années du second conflit mondial ; une situation que partagent beaucoup de jeunes Européennes de son temps et qui la rend beaucoup plus proche du peuple qu’il n’y paraît au premier abord. [Audrey Hepburn, icône d’une ère nouvelle – Hollywood, la cité des femmes – Antoine Sire (Ed. Actes Sud – Beaux-Arts – Institut Lumière) 2016]