LINO VENTURA
Du « Gorille » à Jean Valjean, tel pourrait être résumé l’itinéraire cinématographique de Lino Ventura. Après avoir été longtemps cantonné dans les rôles de « dur », ce populaire acteur du cinéma français a su en effet prouver qu’il peut être un grand comédien.
Lino Borrini, dit Lino Ventura, est né le 14 juillet 1919 à Parme en Italie. De son enfance, on ne sait rien ou presque tant cette antistar, venue accidentellement au cinéma, est peu loquace sur sa vie privée. On sait seulement qu’il arrivera à Paris en 1927 avec sa famille et que, peu enclin aux études, il quitta l’école à l’âge de quatorze ans. D’abord mécanicien, groom, représentant de commerce, employé de bureau, on le retrouve finalement entrepreneur de bonneterie pour enfant. Mais, dès cette époque, il manifeste deux passions : la lutte grécoromaine, dont il dira plus tard qu’elle fut pour lui « une école d’humilité extraordinaire » (pour José Giovanni, futur directeur de l’acteur, il ne fait aucun doute que c’est là que Ventura apprit son métier de comédien et acquit sa « présence » physique), et le cinéma dont ses acteurs favoris ont alors pour nom Humphrey Bogart, Gary Cooper, Spencer Tracy et, surtout, James Cagney, qu’il s’amuse à imiter.
Touchez pas au gorille !
En 1953, alors qu’il s’occupe de son affaire de bonneterie tout en organisant des combats de catch, le cinéma va faire appel à lui. A l’époque, Jacques Becker cherche en effet un homme de poids pour le rôle du trafiquant de drogue de son prochain film, Touchez pas au grisbi (1954). Le producteur du film, d’origine italienne, le met alors en contact avec Lino Ventura. Aux côtés de Jean Gabin, tête d’affiche du film, l’imposant débutant se taille un honnête succès personnel. L’année suivante, Henri Decoin lui donne une nouvelle chance, toujours avec Jean Gabin, dans Razzia sur la chnouff Bien que voué aux rôles de deuxième couteau, Lino Ventura retient pourtant l’attention par son gabarit, très inhabituel dans le cinéma français de l’époque.
En ce milieu des années 1950, alors que le public découvre les classiques américains du film noir et de la littérature policière, Lino Ventura, avec son physique à la fois puissant et calme, va tout naturellement incarner les policiers, truands ou agents secrets « à la française », ce qui lui vaut d’emblée une très grande popularité. Une popularité bientôt encombrante d’ailleurs : Lino Ventura aura en effet quelque mal à se défaire de l’étiquette du « Gorille », héros bien français de toute une série de films d’espionnage auquel le public l’identifie bien malgré lui. Le « Gorille » aura tout de même eu l’insigne fonction de faire passer Lino Ventura des rôles de faire-valoir (notamment de Jean Gabin) à celui de vedette à part entière.
Le tendre « dur »
Avec Ascenseur pour l’échafaud (1957) de Louis Malle, Ventura s’essaye donc à un autre registre ce qui lui vaut l’attention des critiques qui signale son excellente prestation dans le rôle du commissaire Cherier. Il en est de même avec Montparnasse 19 (1958) où, à nouveau dirigé par Jacques Becker, il compose un portrait tout à fait ambigu de spéculateur en œuvres d’art. Promu tête d’affiche, Ventura peut désormais choisir ses rôles : il le fera avec prudence et circonspection, ce qui l’amènera trop souvent hélas à opter pour une certaine facilité. C’est ainsi qu’il restera totalement en marge de la nouvelle vague dont les cinéastes admirent pourtant, comme lui, le cinéma américain.
Ainsi, après avoir échappé à l’image du « Gorille » et à la suprématie de Jean Gabin, Lino Ventura s’enferme de film en film dans un nouveau stéréotype : le dur au cœur tendre. Si cette image lui confère un surcroît de popularité auprès du grand public, elle ne lui donne guère l’occasion de faire ses preuves sur le plan artistique. Excepté Classe tous risques (1960) de Claude Sautet, Un Taxi pour Tobrouk (également de 1960) de Denys de la Patellière et, surtout, Les Tontons flingueurs (1963) de Georges Lautner, où il s’essaie avec un certain bonheur à la comédie, force est de reconnaître que les films qu’il tourne au début des années 1960 ne dépassent guère le stade de la routine du cinéma commercial. On le retrouve également, au cours de cette période, à l’affiche d’un certain nombre de coproductions européennes réalisées en Italie, en Allemagne et en Espagne.
Le deuxième souffle
La seconde moitié des années 1960 sera nettement plus heureuse, sur un plan artistique, pour la carrière de l’acteur grâce notamment à trois films où il a enfin l’occasion de montrer l’étendue de son registre dramatique : L’Arme à gauche (1964), de Claude Sautet et, sous la direction de Jean-Pierre Melville, Le Deuxième Souffle (1966) et L’Armée des ombres (1969). Son jeu, tout aussi retenu que par le passé, a gagné en intensité et en profondeur. On oubliera, après ces trois incontestables réussites, ses malheureuses confrontations avec Mireille Darc dans Fantasia chez les ploucs (1970), transposition dans un cadre français du désopilant chef-d’ œuvre de l’Américain Charles Williams par Gérard Pirès, et avec Brigitte Bardot dans Boulevard du Rhum (1971) de Robert Enrico, deux ratages dont Lino Ventura est loin d’être le principal responsable. On le retrouve ensuite en voyageur de commerce affligé d’un encombrant candidat au suicide (Jacques Brel) dans L’Emmerdeur (1973), noire comédie d’Edouard Molinaro, et en père de famille dépassé par une Isabelle Adjani en pleine crise d’adolescence dans La Gifle (1974) de Claude Pinoteau, où il déploie des trésors de tendresse.
En 1976, les cinéphiles ne cachent pas leur perplexité en apprenant que Francesco Rosi, cinéaste réputé intellectuel, a décidé de confier le rôle principal de Cadavres exquis (Cadaveri eccellenti) à Lino Ventura. Rosi à qui l’on demandait de justifier ce choix pour le moins surprenant répondit alors : « Il me fallait un héros solide, un homme qui n’ait rien d’un naïf mais qui soit honnête. » Et c’est bien ce que fut le populaire acteur français dans le rôle de l’inspecteur Amerigo Rogas chargé d’enquêter sur de mystérieux assassinats de juges italiens. Après cette expérience concluante, unanimement saluée par la critique, Lino Ventura se voit proposer des rôles plus fouillés dans lesquels la nuance prime enfin sur la puissance physique. « Jusqu’à maintenant dans mes films j’avançais les mains pleines de mitraillettes. Pour la première fois j’avance les mains nues », déclarera Lino Ventura après Un papillon sur l’épaule (1978) de Jacques Deray. En 1982, il trouve un rôle digne de la nouvelle orientation de sa carrière avec celui du forçat Jean Valjean dans Les Misérables, son seul film à costumes, de Robert Hossein.
Têtu, tenace, jamais découragé, mais toujours seul, il paraît dans Un homme en colère de Claude Pinoteau (1978), Espion lève-toi d’Yves Boisset (1982), se livre à un effrayant corps à corps avec Michel Serrault dans Garde à vue de Claude Miller, 1981), interprète le rôle de Jean Valjean, son seul film à costumes, dans l’adaptation des Misérables par Robert Hossein (1981), et retrouve pour sa dernière grande interprétation, La Septième Cible (1984), Claude Pinoteau qui, dès 1972, avait su cerner son personnage avec Le Silencieux.

TOUCHEZ PAS AU GRISBI – Jacques Becker (1954)
Classique par son sujet, le film tire son originalité et son phénoménal succès du regard qu’il porte sur ces truands sur le retour. Nulle glorification de la pègre ne vient occulter la brutalité d’hommes prêts à tout pour quelques kilos d’or. Délaissant l’action au profit de l’étude de caractère, Jacques Becker s’attarde sur leurs rapports conflictuels, sur l’amitié indéfectible entre Max et Riton. Et puis il y a la performance magistrale de Jean Gabin. Il faut le voir, la cinquantaine séduisante et désabusée, prisonnier d’un gigantesque marché de dupes, regarder brûler la voiture qui contient les lingots et quelques minutes plus tard apprendre, au restaurant, la mort de son ami.

RAZZIA SUR LA CHNOUF – Henri Decoin (1954)
Rebondissant sur le succès surprise de Touchez pas au grisbi, Gabin se lance en 1954 dans l’aventure de Razzia sur la chnouf. Un polar qui, grâce à l’habileté du cinéaste Henri Decoin, rejoindra tout naturellement la liste des grands films de l’acteur. Dans ce film, Gabin peaufinera le personnage qui dominera la seconde partie de sa carrière : le dur à cuire impitoyable mais réglo.

LE ROUGE EST MIS – Gilles Grangier (1957)
Sous la couverture du paisible garagiste Louis Bertain (Gabin) se cache « Louis le blond », roi du hold-up flanqué en permanence de Pépito le gitan, Raymond le matelot et Fredo le rabatteur. Un jour, ce dernier « lâche le morceau » à la police ce qui laisse planer le doute sur la trahison de Pierre, le frère du patron. Dès lors, tout s’emballe jusqu’au mortel affrontement avec Pépito. Comme au temps d’avant-guerre, Gabin meurt une fois encore une fois dans cette « série noire » au final tragique.

ASCENSEUR POUR L’ÉCHAFAUD – Louis Malle (1958)
Un couple d’amoureux, un mari importun, un crime minutieusement préparé et le hasard qui se met en travers du chemin : si l’intrigue n’est pas neuve, la façon dont Louis Malle concocte ce drame existentialiste à partir d’ingrédients classiques du film policier est inédite.

LE DUO GABIN-VENTURA
En 1954, le héros de Touchez pas au grisbi fait la connaissance d’un jeune catcheur, sans savoir qu’il deviendra son « parrain de cinéma ». Partenaires dans six films, Jean Gabin et Lino Ventura connaîtront pendant vingt ans une amitié indéfectible.