
ALFRED HITCHCOCK: LA PÉRIODE ANGLAISE
Avant d’être consacré comme le grand maître du suspense hollywoodien, Alfred Hitchcock avait déjà fait la preuve de son indéniable talent en la matière avec les films qu’il réalisa en Angleterre jusqu’à la fin des années 1930. Dans l’œuvre d’Alfred Hitchcock, il est d’usage de distinguer une période anglaise et une période américaine, qui débute en 1940, lorsque David O. Selznick lui confie la mise en scène de Rebecca : une œuvre encore très anglaise à bien des égards, tant par son atmosphère que par le choix d’acteurs comme Laurence Olivier et George Sanders.

Trop souvent, on a tendance à considérer l’œuvre anglaise d’Hitchcock comme un simple exercice de style, parfois brillant. C’est oublier que le cinéaste a passé en Grande-Bretagne les quarante et une premières années de sa vie. Lorsqu’il arrive à Hollywood. il est déjà un metteur en scène de renommée internationale et son talent a atteint son plein épanouissement.

Un adepte du « parlant »
Né le 13 août 1899, au sein d’une famille catholique anglaise, Hitchcock a débuté au cinéma en 1920, comme dessinateur d’intertitres. C’est en 1922 qu’il se lance dans la mise en scène avec Number Thirteen, qu’il ne terminera d’ailleurs pas. Puis il est engagé par Michael Balcon, qui vient de fonder une nouvelle société de production. Tout d’abord assistant, il cumule bientôt cette fonction avec celle de scénariste et de dialoguiste. En 1925, il devient réalisateur à part entière. La même année il se fiance à une script-girl, Alma Reville, qui deviendra bientôt sa femme et l’une de ses plus fidèles collaboratrices.

En 1926, il obtient son premier succès commercial avec Les Cheveux d’or (The Lodger), l’histoire d’un homme accusé d’être l’assassin sadique qui terrorise Londres. C’est l’une des rares œuvres de cette période muette qu’Hitchcock ne reniera pas, de même que Le Masque de cuir (The Ring, 1927) et The Manxman, un mélodrame particulièrement émouvant qui n’aura pourtant aucun succès.
Pendant toute cette époque, Hitchcock signe aussi de très nombreux scénarios. Lorsque survient la révolution du parlant, il est aussitôt convaincu que c’est là l’avenir du cinéma. En 1928, il dirige Chantage (Blackmail), qui constitue sa première expérience de cinéma sonore, une expérience qu’il a racontée à François Truffaut : « Après beaucoup d’hésitations, les producteurs avaient dévidé que ce serait un film muet, sauf pour la dernière bobine (…). En vérité, je me doutais qu’ils changeraient d’avis et qu’ils auraient besoin d’un film sonore ; alors j’avais tout prévu en conséquence. J’ai donc utilisé la technique du parlant, mais sans le son. Grâce à cela, lorsque le film a été terminé, j’ai pu m’opposer à l’idée qu’un « partiellement sonore » et l’on m’a donné carte blanche pour tourner à nouveau certaines scènes. La vedette allemande, Anny Ondra, parlait à peine l’anglais et comme le doublage, tel qu’il se pratique aujourd’hui, n’existait pas encore, j’ai tourné la difficulté en faisant appel à une jeune actrice anglaise, Joan Barry, qui était dans une cabine placée hors cadre et qui récitait le dialogue devant son microphone pendant que Mlle Ondra mimait les paroles. »

L’héroïne de Chantage, fiancée à un jeune inspecteur de Scotland Yard, a tué en légitime défense un homme qui a tenté de la violer. Son fiancé, chargé de l’affaire, découvre qu’elle est impliquée dans le meurtre et il détourne les soupçons sur un individu douteux qui fait chanter la jeune fille. Tourmentée par le remords, celle-ci vient confesser son crime au Yard. Mais le maître chanteur a trouvé la mort en tentant d’échapper à la police. Le jeune détective le fait passer pour le coupable et clôt le dossier.

Le creux de la vague
En 1930, Hitchcock dirige quelques séquences d’Elstree Calling, une comédie musicale insipide et « rigoureusement dépourvue du moindre intérêt » dira-t-il. La même année, il signe une œuvre de commande, tirée d’une pièce de Sean O’Casey : Juno and the Paycock. Le manque de conviction du réalisateur parait aujourd’hui évident, mais le public et les critiques seront enthousiastes. Toujours en 1930, Murder (qui sera le premier rôle parlant de Herbert Marshall) est au contraire un film fort intéressant. C’est l’un des rares exemples, dans l’œuvre d’Alfred Hitchcock, de ce qu’il appelle un « whodunit », c’est-à-dire une classique énigme policière, où le nom du coupable n’est révélé qu’à la fin. Le réalisateur crée un personnage d’assassin aux tendances homosexuelles évidentes, qui laisse accuser sa fiancée à sa place.
Comme Juno and the Paycock, The Skin Game (1931) est une assez ennuyeuse pièce filmée qui connaîtra cependant un vif succès. Son principal mérite sera de renforcer la confiance des producteurs. Hitchcock pourra ainsi réaliser en 1932 Rich and Strange, une spirituelle comédie en forme de fable qui aborde les problèmes du couple avec un ton insolite et très moderne. Certaines séquences traduisent un symbolisme sexuel fort audacieux, comme la scène de baignade où la jeune fille, debout dans la piscine, emprisonne la tête de son partenaire entre ses jambes ; lorsqu’il remonte, à bout de souffle et lui dit : « Vous m’avez presque tué ! », elle répond : « N’aurait-ce pas été une merveilleuse mort ? » Number Seventeen, tourne la même année, est un film d’aventures policières rocambolesques et presque parodiques. Les folles poursuites en voiture et en train fournissent à Hitchcock l’occasion de se livrer à d’amusantes reconstitutions avec des maquettes : un procédé qu’il reprendra bien souvent par la suite.
Ces deux films seront des fiascos retentissants. Hitchcock se tourne alors vers la production : Lord Camber’s Ladies (1933) réalisé par Benn W. Levy n’aura pas plus de succès. La même année, il tourne pour la Gaumont-British un film qu’il préfère à juste titre oublié : Le Chant du Danube (Waltzes from Vienna). On dit qu’après la première semaine de tournage il réunit acteurs et techniciens et proclama : « Je hais ce film, ce qui m’intéresse, ce sont les drames, les films qui procurent des émotions fortes ! »

Espionnage et suspense
Hitchcock est découragé. Il songe même à abandonner le cinéma, car il est parfaitement conscient de n’avoir réalisé que quatre ou cinq œuvres vraiment personnelles sur la vingtaine de films qu’il a signés. Mais Michael Balcon, qui lui fait totalement confiance, va lui permettre enfin de s’imposer sur le plan international avec L’Homme qui en savait trop (The Man Who Knew Too Much, 1934), dont il fera un remake en 1956. En dépit de quelques imperfections, le film marque un tournant dans l’œuvre d’Hitchcock. La richesse du scénario, auquel a collaboré Alma Reville, permet à Hitchcock d’approfondir ses thèmes de prédilection. Un couple de touriste anglais, en vacances en Suisse avec leur fille, assiste à la mort d’un espion français, qui leur confie un dangereux secret : lors d’un concert à l’Albert Hall de Londres, un attentat doit avoir lieu contre un diplomate étranger. La petite fille est prise en otage par les conspirateurs, qui veulent empêcher ses parents d’alerter les autorités. L’odieux complot est déjoué in extremis, juste avant le fatal coup de cymbales destiné à couvrir le bruit des coups de feu. La mère, qui est championne de tir, abat le tueur qui menace son enfant, tandis que son mari démasque les espions qui s’abritent dans le temple d’une secte religieuse.
Hitchcock a renouvelé le film d’espionnage, auquel il a donné une profondeur inhabituelle. C’est également l’occasion pour lui de dénoncer le fanatisme politique qui commence à gagner l’Europe. Il est devenu un auteur à succès et peut désormais choisir ses scénarios. Comme L’Homme qui en savait trop, Les Trente-neuf Marches (The 39 Steps) est un film d’espionnage, adapté d’un célèbre roman de John Buchan. « Je puis dire, déclarera Hitchcock, que j’ai été très influencé par Buchan. L’esprit de L’homme qui en savait trop lui doit quelque chose. (…) Ce qui me plaît chez Buchan, c’est quelque chose de profondément britannique, que nous appelons understatement. » Tout en apportant quelques modifications au roman, Hitchcock restera en fait très fidèle à Buchan. D’autant qu’il intégrera au film certains détails d’une autre œuvre du romancier, « Les Trois Otages ».
Une mystérieuse inconnue est abattue au domicile du Canadien Richard Hannay (Robert Donat). Elle a eu le temps de lui confier qu’elle travaille pour les services secrets et elle lui révèle le nom d’une localité d’Écosse qui abrite de dangereux espions. Le jeune homme se lance sur la piste et découvre qu’il est pourchassé à son tour par la police, qui le prend pour le meurtrier. Il rencontre une jeune femme, Paméla (Madeleine Caroll), dont il fait sa complice, d’abord par la menace, puis par la persuasion.
Hitchcock a fait de ces aventures policières une sorte d’allégorie où le héros, naïf et innocent, est opposé à une organisation maléfique et ténébreuse qui représente les forces du mal qui guettent notre monde. L’allusion politique est évidente. Elle le sera encore davantage dans Quatre de l’espionnage (The Secret Agent, 1936) qui est interprété par Madeleine Caroll, John Gielgud, Peter Lorre et Robert Young. Un film prophétique qui sera assez mal accueilli par le public anglais. La même année, Hitchcock réalise Agent secret (Sabotage). Librement adapté d’un roman de Joseph Conrad, qui évoquait une provocation terroriste à la fin du siècle dernier, le film est entièrement construit autour d’un terrifiant suspense : un jeune garçon transporte sans le savoir une bombe dans les rues de Londres. Si le récit est dépourvu d’humour, du moins en apparence, la mise en scène, précise et soignée à l’extrême, lui confère une densité fascinante, la mort atroce de l’enfant prenant une dimension véritablement métaphysique.
De diaboliques machinations
Après Agent secret, qu’il considère comme un avertissement salutaire, Hitchcock revient à un style plus léger avec Jeune et innocent (Young and Innocent, 1937), en choisissant d’adapter un roman de Josephine Tey, qu’il trouve « très, très mauvais ». Ici encore, un personnage soupçonné d’un crime dont il est innocent doit prendre la fuite pour démasquer le véritable assassin. L’intrigue très aérée laisse une large place à l’humour. On se souviendra notamment de toutes les scènes avec les enfants, qui regardent sévèrement les adultes se donner en spectacle, et du désopilant goûter d’anniversaire, dont les héros ont toutes les peines du monde à s’échapper.
Les allusions à la situation politique internationale sont encore évidentes dans Une Femme disparaît (The Lady Vanishes, 1938) : enfermés dans un train qui traverse l’Europe centrale, deux Anglais, incarnés par Margaret Lockwood et Michael Redgrave, s’efforcent de retrouver leur compatriote (Dame May Witty), dont personne ne semble avoir remarqué la disparition. Les représentants des autorités locales montent une machination diabolique afin de les faire douter de l’existence réelle de la vieille demoiselle, mais leurs plans sont déjoués : faute d’avoir pu agir par persuasion, la dictature montre son vrai visage…
Chef-d’œuvre d’humour et d’élégance, Une Femme disparaît peut être considéré comme le testament anglais d’Hitchcock. Plus que son film suivant, La Taverne de la Jamaïque (Jamaica Inn, 1939). Il est en effet moins à l’aise pour filmer des aventures romantiques dans les Cornouailles du XIX siècle. Rappelons cependant que c’est ce très grand succès commercial qui incitera David O. Selznick à faire appel à Hitchcock pour adapter un autre roman de Daphné Du Maurier, Rebecca.

Un certain sadisme
Parfois injustement sous-estimée, la période anglaise de l’œuvre d’Alfred Hitchcock n’en possède pas moins une remarquable cohérence. L’art du maître du suspense y est déjà accompli, et ses thèmes majeurs y trouvent une illustration souvent très brillante. L’atmosphère spécifiquement britannique de films comme Les Trente-Neuf Marches, Jeune et innocent ou Une Femme disparait se révèle enfin particulièrement propice à l’expression de sa vision du monde, caractérisée par un catholicisme à la fois ironique et féroce. Ce n’est pas sans un certain sadisme, en effet, que le cinéaste s’amuse à entrainer ses personnages aux frontières incertaines du bien et du mal, et à suspendre au-dessus d’eux le balancier de la grâce ou de la damnation.








