sâmbătă, 16 decembrie 2023

CHARLIE CHAPLIN (1889-1977)

 

mon cinéma à moi

LES RÉALISATEURS

CHARLIE CHAPLIN

Tous les superlatifs ont été employés pour qualifier le génie de Chaplin et tous étaient justifiés. Les mots manquent pour décrire la profondeur et la beauté de ses films, qui offrent une vision du monde à la fois tendre et cruelle. Mais le secret de l’art de Chaplin réside sans doute dans son extraordinaire simplicité. Son œuvre n’a pas une seule ride.

C’est dans la nuit du 25 décembre 1977 que disparaît celui que Federico Fellini enfant associait au Père Noël. Charles « Charlie » Chaplin ne pouvait s’en aller un jour ordinaire. Depuis longtemps, le « citoyen du monde » a succédé au tramp, au vagabond devenu légendaire. Les hommages qui lui sont rendus de toute part au lendemain de sa mort permettent de mesurer à quel point le personnage de Charlot est resté présent dans les mémoires. Entre sir Charles Spencer Chaplin, ce vieillard comblé d’honneurs, et Charlie, ce gosse des quartiers pauvres de Londres tout droit sorti des romans de Dickens, que de chemin parcouru ! Et pourtant, c’est incontestablement dans ces temps difficiles que le génie de Chaplin a su puiser ce qui pouvait parler à tous.

« Je suis né le 16 avril 1889 à huit heures du soir dans East Lane, à Walworth », écrit Chaplin dans Histoire de ma vie, son autobiographie (parue en 1964). Cependant, les registres officiels ne portent nulle trace de son nom. De plus, Chaplin a lui-même brouillé les pistes, allant jusqu’à déclarer un jour qu’il était né en France, à Fontainebleau. Il a également entretenu le mystère sur les éventuelles origines juives de sa mère. Dans son autobiographie, il lui donne une ascendance irlandaise et gitane. Une chose est certaine, Chaplin est un enfant de la balle, son père, Charles Chaplin, est un chanteur de caractère, et sa mère, Hannah Hill, a poursuivi une carrière au music-hall, d’abord comme danseuse, puis comme comédienne sous le pseudonyme de Lily Harley. Le couple a monté un numéro de duettistes qui les conduira dans de nombreuses villes d’Angleterre. Ils se sont séparés un an après la naissance de Charlie.

Ce dernier a eu trois demi-frères : Sidney, de quatre ans son aîné, est né d’un premier mariage de sa mère avec un bookmaker du nom de Sidney Hawkes, et Guy et Wheeler Dryden, qu’elle a eus avec l’acteur Leo Dryden, rencontré alors qu’elle accompagnait son mari en tournée en Amérique. Les premiers mois de la vie de Chaplin se déroulent dans une relative aisance grâce aux engagements réguliers de son père, mais la situation ne tarde pas à se dégrader. « A l’époque, plus d’un artiste se trouve ruiné par l’alcoolisme, et mon père fut l’un d’eux. » Si l’on en croit son autobiographie, Chaplin aurait perdu son père en 1894. Mais il existe des programmes datant de 1898 où figure le nom de Charles Chaplin Sr. Par ailleurs, le cimetière Tooting, où il serait enterré, n’existe pas. Toujours est-il qu’Hannah Chaplin se trouve rapidement privée de ressources.

Un soir, lors d’une représentation, la voix d’Hannah se brise, la contraignant à interrompre son numéro. Le jeune Charlie Chaplin, alors âgé de cinq ans, que le gérant a remarqué en coulisses, est conduit sur la scène. Là, sans se décontenancer, il se met à chanter, à danser, à faire des imitations, dont une de sa mère dans une chanson de marche irlandaise : « En toute innocence, alors que je reprenais le refrain, j’imitai la voix de ma mère qui se brisait et je fus surpris de voir quel effet cela avait sur l’auditoire. Il y eut des rires et des acclamations, une nouvelle pluie de monnaie, et quand ma mère vint me chercher sur la scène, elle recueillit un tonnerre d’applaudissements. Ce soir-là marque ma première apparition sur la scène et la dernière de ma mère. » Chaplin dira à quel point elle fut pour lui un mime prodigieux : « En la regardant, j’ai appris non seulement à traduire les émotions avec mes mains et mon visage, mais aussi à étudier l’homme. » Privée de travail, Hannah Chaplin sombre dans l’alcoolisme et la maladie. Leur mère internée, Charlie et Sidney se retrouvent à l’orphelinat. C’est de cette époque que datent les liens précieux qu’ils garderont toute leur vie.

Son premier contrat de comique, Chaplin le signera à dix-sept ans avec le Casey’s Court Circus. Il s’y fait remarquer dans le rôle d’un charlatan célèbre, le docteur Bodie. Le 21 février 1908 constitue une date importante : Charlie Chaplin entre dans la troupe de Fred Karno, où l’a précédé son frère Sidney, engagé comme « pantomime » moyennant 3 livres et 6 shillings par semaine. La pantomime, genre suscité par l’interdiction de dialoguer en scène (ce privilège étant réservé aux théâtres royaux), est alors très en vogue. C’est un spectacle complet où se mêlent acrobaties, clowneries, sketches, danses et jongleries. Charlie, qui a fait sensation dès son audition, ne tarde pas à s’imposer, tandis que Sidney pourvoit la troupe en idées et en sujets. A l’automne 1909, la troupe Karno se produit à Paris, aux Folies-Bergère. Chaplin tient un rôle qui le rendra célèbre lors de la tournée américaine, celui de l’ivrogne mondain dans Mumming Birds, succession de gags qu’il réutilisera dans ses propres films. Stanley Jefferson, qui deviendra plus tard Stan Laurel, fait également partie de la troupe. Il voue déjà une grande admiration à Chaplin, qui tient en 1910 la vedette d’un sketch inédit, Jimmy the Fearlessor the Boy’s Ero : « Il adorait jouer Jimmy et s’est souvenu toute sa vie du personnage et du spectacle. On peut retrouver Jimmy intégralement dans certains de ses films. Les séquences du rêve, par exemple. Il en était friand, surtout dans ses premiers scénarios. En bref, j’ai toujours pensé que le malheureux Jimmy, avec son courage et ses rêves, est devenu un jour Charlot le Vagabond. »

CHAPLIN ENTRE À LA KEYSTONE

L’année suivante, Chaplin se rend aux États-Unis avec une partie de la troupe Karno. Stanley Jefferson l’accompagne, mais Sidney n’est pas du voyage. Le nouveau sketch, The Wow-Wows, or a Night in London Secret Societies, ne suscite pas l’enthousiasme ; seul Chaplin réussit à tirer son épingle du jeu, En octobre 1912, la troupe s’embarque pour une seconde tournée américaine, qui obtiendra cette fois un franc succès avec A Night in an English Music-Hall, où Chaplin interprète le rôle d’un ivrogne.

Mais Chaplin a bientôt d’autres ambitions. Adam Kessel et Charles Bauman, propriétaires de la New York Motion Pictures Co., lui ont proposé de faire du cinéma dans une de leurs compagnies, la Keystone. Charlie accepte et le voilà engagé pour une période d’un an à partir du 1er novembre 1913 avec un salaire de 150 dollars par semaine.

La Keystone, qui a été mise sur pied à l’été 1912, a pour directeur artistique Mack Sennett et pour réalisateur Henry Lehrman, un ancien conducteur de tramway : elle est spécialisée dans la confection de films comiques de courte durée (deux bobines), tandis que David Griffith a la responsabilité des grands films de prestige à la Fine Arts et Thomas Inc., ainsi que celle des westerns et des films d’action à la Kay Bee. Mack Sennett possède à son actif plus de quatre-vingts films où triomphe le burlesque, c’est-à-dire la course poursuite, la tarte à la crème et la caricature. La méthode Keystone se définit ainsi : « Nous avons une idée, d’où découle une succession d’événements jusqu’à la poursuite finale, qui constitue l’essence de notre comédie. » La Keystone a notamment pour pensionnaires Roscoe Arbuckle, le célèbre Fatty, Mack Swain, l’acteur « poids lourd », un fidèle partenaire de Chaplin que l’on retrouvera dans The Gold Rush (La ruée vers l’or, 1925), et Mabel Normand, la grande vedette de Mack Sennett.

Dans le premier film que tourne Charlie Chaplin, Making a Living (Pour gagner sa vie, 1914), le personnage de Charlot n’existe pas encore en tant que tel. Il porte redingote, col cassé, lavallière, haut-de-forme, monocle et moustaches tombantes. Charlot est ici un reporter au chômage, mondain et cynique. On reconnaît là cependant les deux composantes du futur Charlot, déjà exprimées dans Les vagabonds millionnaires, nom du duo qu’il voulait former avec l’un de ses partenaires du Casey’s Court Circus. Comme l’a déclaré Federico Fellini, « Charlie Chaplin avait ce double aspect : celui d’un vagabond et celui d’un aristocrate ». Le personnage oscillera toujours entre l’exclusion, la marginalité et le dandysme, pour aboutir au « surdandysme » de The Idle Class (Charlot et le masque de fer, 1921), où, comble de raffinement, Charlot (le vagabond-gentleman) effectuera un voyage, caché sous un wagon… avec un sac plein de clubs de golf.

En quelques semaines seulement, le temps de quatre ou cinq films – il en tournera trente-cinq pour la Keystone -, Charles Chaplin va mettre au point le personnage qui ne tardera pas à le rendre mondialement célèbre. On peut dès lors dater la naissance de Charlot à Twenty Minutes of Love (Charlot et le chronomètre, 1914). Charlot apparaît ici dans son accoutrement définitif : à l’exception de quelques détails secondaires, la silhouette désormais ne variera plus. Chaplin raconte dans son autobiographie qu’il composa son costume sur le chemin du vestiaire : « Je voulais que tout fût en contradiction : le pantalon exagérément large, l’habit étroit, le chapeau trop petit et les chaussures énormes. Je me demandais si je devais avoir l’air jeune ou vieux, mais, me souvenant que Sennett m’avait vu plus âgé, je m’ajoutai une petite moustache qui, me semblait-il, me donnait quelques années de plus sans diminuer mon expression. »

UNE CANNE ET UNE PHILOSOPHIE

Dans son deuxième film, Kid Auto Races at Venice (Charlot est content de lui , 1914), une pochade burlesque, tournée en quarante-cinq minutes, Chaplin a sa démarche de canard et fait tourner sa canne, accessoire dont il dira l’importance : « Elle constitue toute ma philosophie. Non seulement je la conserve comme un emblème de respectabilité, mais avec elle je défie le destin et l’adversité. » Au fil des tournages, le personnage s’étoffera de nouveaux gags et perdra cette agressivité et ce cynisme qui caractérisent les premiers Charlot. Gagnant en subtilité et en ruse, souvent aux dépens du cop, du flic qui fait sa ronde dans les parages, le personnage de Charlot n’en sera que plus efficace et subversif. Héritier des feuilletons qui ont la faveur du public, Charlot va se retrouver exercer les métiers les plus divers (garçon de café, accessoiriste, garde-malade, mitron, etc.) et va parfois céder à un penchant pour l’alcool. Le personnage de l’ivrogne ne lui est pas inconnu. Il endossera au côté de Fatty, dans The Rounders (Charlot et Fatty font la bombe, 1914), un rôle de noceur qui annonce celui du millionnaire de City Lights (Les Lumières de la ville (1931).

Après des discussions entre Chaplin et Mack Sennett, qui n’avaient pas la même conception du comique, Chaplin obtient de ce dernier le droit de réaliser un film à sa guise : Caught in the Rain (Un béguin de Charlot , 1914). Ce premier essai ne sera toutefois pas concluant, et les quatre films suivants seront dirigés de nouveau par Mack Sennett ou réalisés en collaboration avec Mabel Normand. Laughing Gas (Charlot dentiste, 1914) peut être considéré comme le premier film conçu et réalisé par Chaplin, en ce sens, souligne Jean Mitry dans son livre Tout Chaplin, que « les courses-poursuites et les bouffonneries le cèdent au comportement »Those Love Pang (Charlot rival d’amour, 1914) comporte le premier ballet chaplinesque. « Derrière les attitudes et les gestes stéréotypés, écrit encore Jean Mitry, le fantoche s’émeut. Il n’est pas question d’amour, bien sûr. Ce ne sont que des amourettes. »

Le roman comique de Charlot et Lolotte (Tillie’s Punctured Romance, 1914), le premier film comique de long métrage (six bobines), tourné sous la direction de Mack Sennett, assure définitivement la carrière désormais glorieuse de Charlie Chaplin. Le monde anglo-saxon va bientôt succomber à une véritable « chaplinmania ». Le personnage de Charlot apparaît sur toutes les affiches publicitaires de la Keystone, mais il est aussi le héros de bandes dessinées, et on le retrouvera sur des cartes à jouer, tandis que toutes sortes d’objets seront à son effigie. L’arrivée en France de ses premiers films, un peu retardée par la guerre, date du printemps-été 1915. C’est Jacques Haïk, leur distributeur, qui a francisé Charlie en Charlot. L’enthousiasme des spectateurs français n’est pas moins grand. Les intellectuels seront également séduits. André Gide notera dans son journal, quelques années plus tard. cette phrase qui est une clé du succès de Charlot : « Cela est si bon de pouvoir ne point mépriser ce que la foule admire ! » Louis Aragon, puis bientôt les surréalistes seront de fervents admirateurs de Charlot. « Il est l’homme le plus célèbre du monde, écrit Louis Delluc, (…) je ne vois que Jésus et Napoléon qui puissent lui être comparés. » Maurice Bardèche et Robert Brasillach, dans leur Histoire du cinéma, rapportent que la célébrité de Charlot fut telle qu’elle éclipsa en quelques mois celle de Max Linder (le seul maître qu’il se soit officiellement reconnu) et obligea Jacques Haïk à « mettre en vente des photographies de Charlot et de Mabel Normand pour bien faire connaître leurs traits et éviter les contrefaçons ».

A cette époque, Chaplin a quitté la Keystone. Il a signé en novembre 1914 avec la compagnie Essanay un contrat d’un an pour quatorze films moyennant 1250 dollars par semaine. Sans se dégager totalement de l’influence de Mack Sennett, Chaplin va au cours de cette série développer le mimo drame, le jeu avec les objets et la pantomime rythmée comme un ballet.

The Tramp (Le Vagabond, 1915) marque un tournant décisif dans sa carrière et une nouvelle évolution dans le personnage de Charlot. Pour la première fois, la vindicte du réprouvé a fait place à une idée de sacrifice. Le désir est devenu amour. Edna Purviance, sa nouvelle partenaire au cinéma, est également entrée dans sa vie. La série, qui a débuté par une satire du cinéma et des studios, s’achève avec une parodie de la Carmen de Cecil B. DeMille : Burlesque on Carmen (Charlot joue Carmen, 1915), et avec un film qui développe les propos contenus dans Charlot vagabond et Charlot au music-hall : Police (Charlot cambrioleur, 1915), lequel reprend la critique des rapports de l’homme et de la société selon l’optique farouchement individualiste de Charlot.

Sur les conseils de son frère Sidney, devenu son manager, Chaplin refuse les offres de renouvellement de contrat avec l’Essanay. Après de nombreux pourparlers, il signe en février 1916 avec la Lone Star Mutual, pour laquelle il tournera douze films moyennant 10 000 dollars par semaine. La Mutual mettra en circulation cinq cents copies de chaque film pour les seuls Etats-Unis. La recette au bout de cinq années s’élèvera à 25 millions de dollars. Cette série marque l’apogée de Chaplin, avec des films comme The Fireman (Charlot pompier, 1916), The Vagabond (Charlot musicien, 1916), une parodie des drames de l’époque dont le public est friand, et Easy Street (Charlot policeman, 1917), où pour la première fois Charlot revêt l’uniforme de policeman et va, a force d’astuce et d’agilité, venir à bout du caïd qui sème la terreur dans le quartier.

LA VICTOIRE GRÂCE À CHARLOT

La première scène de The Immigrant (L’émigrant, 1917), l’un des films les plus importants de Chaplin, illustre à merveille l’effet de surprise qui lui est cher. On voit Charlot de dos, penché par-dessus le bastingage, en proie semble-t-il à un violent mal de mer. Mais il se retourne, amenant à lui un énorme poisson qui s’agite au bout de la ligne. Certaines scènes sont d’une hardiesse étonnante : ainsi, la vision de la statue de la Liberté, immédiatement suivie par l’arrivée brutale des commissaires à l’immigration qui encerclent les émigrants, les bousculent, les refoulent, les parquent derrière de lourdes chaînes pour contrôler leur passeport.

L’Amérique, qui vient d’entrer en guerre, va commencer à s’intéresser à son cas. Citoyen britannique non mobilisé, Chaplin est accusé d’être un « embusqué »: La campagne organisée contre lui prend une telle ampleur qu’il décide de publier un communiqué dans lequel il affirme sa façon d’être patriote en tournant des films. Son attitude trouvera de nombreux partisans dans le pays ainsi qu’en Europe. Pour Blaise Cendrars, il ne fait pas de doute que « si la France a gagné la guerre c’est grâce au père Pinard et à Charlot. Je me souviendrai toujours comment la renommée de Charlot se répandit au front parmi les permissionnaires. Ils nous revenaient rubiconds. C’est là la plus belle gloire de Charlot, il nous à appris à rire, à nous et à nos alliés ». Chaplin contribuera ainsi à l’effort de guerre avec Shoulder Arms (Charlot soldat, 1918), où Charlot fait prisonnier le Kaiser, joué par son frère Sidney. Au-delà de la prouesse, c’est le détail de la vie dans les tranchées qui fait le succès du film. Bardèche et Brasillach parlent « d’œuvre simple et subtile, (…) certainement la transposition la plus hardie qu’ait inspirée la guerre. Elle ne manque ni d’amertume ni de cruauté, et la bouffonnerie s’y élargit par le moyen de suggestions rapides, de symboles aisés en dérision soudain très large. C’est le film du sarcasme et de la lâcheté de l’homme, une sorte de guignol humain qui atteint sans effort à la poésie ». Chaplin tournera par ailleurs quelques semaines plus tard un petit sketch de propagande pour soutenir l’emprunt de la Liberté, The Bond (1918), qui est resté inédit en France.

En avril 1918, Chaplin a donné au public ce que Louis Delluc considère comme la première œuvre d’art complète du cinéma. Il s’agit de A Dog’s Life (Une vie de chien). Charlot, l’éternel vagabond, sans travail, sans abri, a pour seul ami un chien, grâce auquel il va devenir riche. Mais l’argent trouvé est en fait de l’argent volé, et Charlot n’est pas au bout de ses peines. Ce qui rend ce film intéressant au-delà du bon enchaînement et de la réussite de ses gags, c’est que Charlot prend désormais conscience du milieu dans lequel il agit. On sent un être doté d’une psychologie et dont l’astuce est moins là pour faire tire à tout prix que pour faire échec au malheur.

A l’automne de cette même année, Chaplin épouse Mildred Harris. Ce mariage inaugure une longue suite de déboires sentimentaux qui défraieront la chronique. De cette union naîtra un enfant qui ne vivra que trois jours. Cette perte ne fera qu’aggraver la mésentente conjugale. Mildred Harris engage une procédure de divorce contre Chaplin, qu’elle accuse de cruauté mentale. Le divorce sera prononcé en 1920. Mildred Harris réclame, outre 100 000 dollars d’indemnité, les négatifs de The Kid (Le Gosse (1921), titre auquel l’usage préférera Le Kid, dont Chaplin vient de terminer le tournage.

Dix jours après la mort de son premier enfant, Chaplin a vu sur scène dans un numéro étonnant un gosse de quatre ans du nom de Jackie Coogan. Chaplin s’est empressé de lui fait tourner un petit rôle dans A Day’s Pleasure (Une journée de plaisir, 1919), œuvre où l’on retrouve l’un de ses thèmes favoris, celui de l’homme aux prises avec le monde des objets et entraîné malgré lui dans les rouages de la vie moderne. Puis Chaplin met rapidement en chantier The Waif, qui va devenir Le Kid. L’histoire sacrifie au mélo : le Kid est un nouveau-né abandonné par une femme « dont le péché fut la maternité », explique un intertitre, puis recueilli par Charlot, qui dans un premier temps s’en montre fort embarrassé. N’a-t-il pas été tenté de le jeter dans une bouche d’égout ? Le genre mélodramatique, fort prisé à l’époque, trouve dans ce type de détail sa critique féroce. La mansarde qui abrite quelques années plus tard les deux protagonistes aurait pu illustrer Oliver Twist, et doit être assez fidèle à ce que Chaplin lui-même a pu connaître dans son enfance. Mais Chaplin échappe constamment au misérabilisme jusqu’à en triompher avec cette séquence devenue célèbre où le Kid, après s’être séparé de Chaplin, lance des pierres dans le vitrage d’une fenêtre et s’enfuit avant que ce dernier ne passe par hasard, harnaché en vitrier. La complicité entre Chaplin et Jackie Coogan fait ici merveille, et d’ailleurs le duo fonctionne parfaitement jusqu’au moment où un policeman s’aperçoit du manège. Le film se termine par un happy end dont on peut penser qu’il est pour Chaplin une revanche sur la vie. La mère, prise de remords, a tout fait pour retrouver son fils. Mais leur bonheur ne saurait être complet sans Charlot.

Le Kid, projeté à New York le 6 janvier 1921, obtient immédiatement un énorme succès qui incite Chaplin à entreprendre une tournée des capitales européennes. Le public lui réservera là encore un accueil délirant. Le Kid acquiert rapidement une audience mondiale. En 1924, l’Union soviétique, la Colombie et la Yougoslavie seront pratiquement les seuls pays du globe où le film ne sera pas sorti. Tous les spectateurs cependant ne partagent pas cet enthousiasme. Robert Desnos, en 1923, se plaint de la sentimentalité dans laquelle Chaplin est tombé. La critique d’André Suarès parue en 1926 dans la revue Comœdia sera beaucoup plus radicale : « La sentimentalité est l’âme de la plèbe. Charlot est le ménétrier de cette noce populaire », et il va jusqu’à parler du « cœur ignoble de Charlot ».

Chaplin, qui a cofondé les Artistes associés (The United Artists) en 1919 afin de pouvoir être totalement indépendant des producteurs, est pressé de mettre fin à son engagement avec la First National, compagnie qui lui a assuré 1 075 000 dollars pour produire huit films de moyen métrage. Cette collaboration s’achève avec The Pilgrim (Le Pèlerin, 1922), où l’on voit Charlot, évadé de prison, emprunter les habits d’un pasteur : il sera contraint d’assumer son rôle jusqu’au bout, y compris à l’église. Derrière cette satire de la religion et des conventions se dessine un nouveau comportement de Charlot, qui désormais, écrit Jean Mitry, « agit selon son état et réagit selon son être ». La fin est des plus symboliques. Démasqué, Charlot, qui a cependant attendri le shérif, ne sera pas jeté en prison mais conduit à la frontière mexicaine. Alors, Charlot, partagé entre deux mondes, d’un côté l’ordre, de l’autre l’aventure (des coups de feu ont été tirés d’un buisson), il marche le long de la frontière, un pied aux États-Unis, un pied au Mexique, avançant comme un équilibriste sur une corde raide.

Libéré de la First National, Chaplin réalise de novembre 1922 à septembre 1923 A Woman of Paris ( L’Opinion publique). Edna Purviance y joue son dernier rôle aux côtés d’Adolphe Menjou et de Carl Miller, tandis que Chaplin fait une brève apparition sous le costume d’un groom. « Mais en même temps, on sentait Chaplin derrière chaque personnage », écrira René Clair. Si l’intrigue ne présente rien de très original – la vie d’une femme mondaine -, les caractères sont par contre libérés de tout stéréotype. Ce film, qui est à part dans la production chaplinesque, a inauguré un nouveau genre de comédie de mœurs et ouvert la voie à Ernst Lubitsch.

Chaplin se consacre bientôt à ce qu’il considère alors comme son plus grand film, The Gold Rush (La Ruée vers l’or, 1925). Le tournage a lieu dans la sierra Nevada et en studio. La première image montre une interminable procession de chercheurs d’or grimpant le long d’une pente neigeuse et traversant le fameux Chilkoot Pass, au Klondike, lors de la ruée de 1890. Mais le mythe de la Conquête va être ramené à des dimensions plus humaines, celles d’un petit prospecteur égaré dans le froid, la neige, et sans cesse tenaillé par la faim.

TRAITÉ COMME UN MALFAITEUR

Cela nous vaut des scènes inoubliables : le repas durant lequel Charlot se « délecte » d’un godillot bouilli ou l’hallucination de Jim, son compagnon d’infortune, lorsque Charlot lui apparaît sous l’image d’un poulet. Barthelémy Amengual a bien analysé tous les ressorts de l’inventivité de Chaplin : « Malgré les suggestions de l’ambiance, impossible pourtant de voir là des gestes de poulet. Mais dehors, lorsque Charlot aura enfoui le fusil sous la neige, alors qu’il n’y a plus de poulet, nous le verrons se gratter les jambes comme un poulet. Et encore quand, Georgia et ses amies ayant promis de revenir pour le réveillon, Charlot resté seul ne se tient plus et libère sa joie en défonçant son oreiller, n’est-ce pas Charlot tout confus, couvert de plumes, littéralement devenu poulet, que Georgia découvre en rentrant prendre les gants qu’elle a oubliés ? Il faut s’arrêter sur cette neige mentale qui transfigure la cabane ; ni le Vigo de Zéro de conduite ni le Buñuel de L’âge d’or net l’oublieront. »

Citons également cette autre scène célèbre, où Charlot, seul, la nuit de Noël, devant la table dressée pour ses amies, trompe son attente en fixant des petits pains au bout de deux fourchettes, comme des chaussons de danse aux pieds d’une ballerine, et se met à exécuter un merveilleux ballet. Le film sera un énorme succès commercial, qui rapportera avec le temps plus de 6 millions de bénéfices. Il sera réédité par Chaplin, en version sonorisée et commentée par lui, en 1942 et 1956.

Entre-temps, Charlie Chaplin a épousé secrètement Lita Grey au Mexique en novembre 1924. Un premier fils naît en juin 1925, puis un second l’année, suivante. La vie familiale est cependant loin d’être harmonieuse. La période est difficile pour Chaplin, qui se voit réclamer 1 135 000 dollars par le fisc et qui doit faire face aux accusations de sa femme. Sali par la presse à scandales qui se déchaîne contre sa prétendue immoralité, convoqué et interrogé par la police comme un vulgaire malfaiteur, menacé d’expulsion, Chaplin se voit de plus saisir les premières bobines du film Le Cirque (The Circus, 1928), intitulé primitivement The Clown. L’affaire a un tel retentissement qu’en France les intellectuels se mobiliseront pour prendre la défense du cinéaste. Les surréalistes, groupés autour d’Aragon, publieront un manifeste retentissant intitulé Hands off Love. Terrassé par une grave dépression, Chaplin a dû suspendre le tournage de son film. C’est un Chaplin très éprouvé et vieilli qui reprendra un plus tard les chemins du studio. Le Cirque, qui reste sans doute associé à des souvenirs trop douloureux, est passé sous silence dans son autobiographie. Dans ce film. Charlot, errant dans les parages d’un cirque, devient clown malgré lui. Son numéro, plus apprécié que celui du clown en titre, fait le bonheur du public.

Pour interpréter une scène capitale – celle où Charlot, amoureux d’une écuyère, veut surpasser son rival, un funambule -, Chaplin a appris à marcher sur une corde raide. C’est en cette même année 1928 que mourra la mère du cinéaste, qu’il avait pu faire venir auprès de lui plusieurs années auparavant.

Abandonnant le projet de tourner un Jésus et un Napoléon à l’écran, Chaplin songe de nouveau à un clown, mais qui serait cette fois aveugle. Il y renonce pour transférer sa cécité sur un personnage féminin, une jeune fleuriste dont Charlot tombe amoureux. Dans City Lights (Les Lumières de la ville, 1931), comme dans tous ses films, l’idylle et la satire sont intimement liées. Quand le film commence, une assemblée de notables découvre, horrifiée, au cours d’une inauguration un vagabond blotti dans les bras d’une statue personnifiant la Prospérité, image que ravive la crise consécutive au krach boursier de 1929. Le film est bâti sur une double méprise, où voir et ne pas voir jouent un rôle primordial. Ainsi, la jeune aveugle, se fiant tant aux bruits de portière qu’à la générosité de Charlot qui lui achète des fleurs, le prend pour un homme riche, ce que le vagabond n’aura pas le courage de démentir. Par la suite, Charlot rencontre justement un noceur qu’il parvient à sauver du suicide. En état d’ébriété, le millionnaire ne verra en Charlot que son sauveur. Dégrisé, aveuglé par l’apparence que lui offre le vagabond, il n’aura de cesse qu’il ne l’ait mis à la porte.

Ainsi ballotté par les humeurs contradictoires de son ami, Charlot va devenir boxeur. Mais les figures de danse insouciantes qu’exécutait Charlot boxeur sont devenues ici une sorte de danse panique qui traduit bien la prise de conscience qui s’est opérée entretemps. Charlot sortira finalement vainqueur, sans que cela lui rapporte quoi que ce soit. Il réussira au prix de sa liberté à donner à la jeune fleuriste l’argent nécessaire à son opération. A sa sortie de prison, Charlot n’a qu’une hâte, revoir la jeune fille. Elle n’est plus à l’endroit habituel. En passant devant un fleuriste, il la voit alors qui, avec ses compagnes, se moque de lui. Il n’en croit pas ses yeux. Amusée mais aussi touchée, la jeune fille sort pour lui donner une rose. Son premier mouvement est de s’enfuir, mais elle insiste. Alors, hésitant, il revient, accepte la rose qu’elle lui tend et l’argent qu’elle lui glisse dans la main. C’est par ce contact que la jeune aveugle reconnaît son bienfaiteur. S’ensuit un échange de paroles – en fait d’intertitres -, mais surtout de regards extraordinaires où se mêlent la reconnaissance, l’amour, la déception et la détresse. Robert Benayoun, dans Positif, a écrit très justement que « ce dernier plan du film ne s’inscrit pas dans le pathos mais dans une délicate paraphrase de la tendresse sans retour ».

UN DON MUSICAL IRRÉSISTIBLE

Pour ce film, Chaplin a abandonné le rythmé de seize images par seconde qui donné aujourd’hui cette allure saccadée aux films de l’époque burlesque, pour adopter la cadence nécessaire au synchronisme audiovisuel, le vingt-quatre images par seconde. Chaplin déteste les talkies, ces films parlants qui envahissent les écrans américains depuis 1928. Chaplin s’est à l’époque plus d’une fois exprimé à ce sujet. Dans Motion Picture Magazine (1930), il fait, en des termes devenus célèbres, l’apologie du muet : « Il ne pouvait y avoir de meilleure école pour un mime à l’écran car l’essence du cinéma est le silence. Dans un film, je ne parle jamais. Je ne crois pas que ma voix puisse ajouter a l’une de mes comédies. Au contraire, elle détruit l’illusion que je veux créer, celle d’une petite silhouette symbolique de la drôlerie. un passez-muscade, non un personnage réel mais une idée humoristique, une abstraction comique. » Aussi Les Lumières de la ville ne sont-elles encore qu’un film muet avec seulement quelques effets sonores (notamment des bruits de portière qui déclenchent tout) et une illustration musicale.

Chaplin ne possède pas un grand bagage théorique, mais son don musical est indéniable. Il a fondé en 1916 la Charles Chaplin Music Corporation, qui a publié trois de ses compositions. En 1921, il a composé des thèmes spéciaux pour Le Kid et The Idle Class (Charlot et le masque de fer). Dans Les Lumières de la ville, plusieurs thèmes introduisent l’aveugle, mais le principal motif est la Violetera de Padilla, qui a impressionné Chaplin quand il a entendu Raquel Meller la chanter en 1926. Quant au morceau de Limelight intitulé en français Deux petits chaussons, il est devenu un succès populaire. Apportant un soin toujours plus grand à la musique de ses films. Chaplin composera d’autres morceaux fameux – par exemple Charlie’s Dance, que l’on peut entendre dans Modern Times (Les Temps modernes, 1936) – qui ne seront pas sans évoquer Nino Rota, le compositeur favori de Federico Fellini.

Les Temps modernes sont une nouvelle concession de Chaplin au parlant, mais que l’on pourrait qualifier de demi-concession. Pour la première fois, la voix du cinéaste se fait entendre sur l’air de Je cherche après Titine. Mais, comme un fait exprès, il a perdu les paroles et s’en sort en l’interprétant dans un sabir mêlé de gestes et de mimiques. Ainsi que le fait remarquer Michel Chion dans La toile trouée« dans le titre des Temps modernes c’est le mot « temps » qui est important : le générique se déroule sur une pendule, et la machinerie géante de l’usine est montrée comme un mécanisme de montre. Sans doute cela a-t-il un rapport avec l’arrivée du son synchronisé (…) L’héroïne du film elle-même, la gamine jouée par Paulette Goddard, est à l’unisson de ces « temps modernes »; trépidante, déchaînée, elle contraste avec la passivité contemplative de l’aveugle jouée par Virginia Cherrill ».

Dans Les Temps modernes, Charlot est pour la première fois défini socialement : il appartient à la classe ouvrière. Le film s’est d’ailleurs intitulé primitivement The Masses. Mis au chômage après un accès de folie dû aux conditions de travail – une image fameuse le montre pris dans les rouages d’une énorme machine -, il erre et rencontre une jeune orpheline, la Gamine. Ensemble, ils vont lutter contre les embûches tendues par la société moderne. Chaplin dénonce dans ce film les dangers d’une mécanisation à outrance, propos que l’on a pu trouver à l’époque quelque peu anachronique et qui aujourd’hui, avec le recul, nous apparaît dans toute sa pureté. Chaplin joue également avec les pièges et les rêves que l’American way of life dans de très belles scènes qui marquent l’aboutissement de The Rink (Charlot patine, 1916) et de The Floowalker (Charlot chef de rayon, 1916). Charlot introduit la Gamine dans le grand magasin où il est veilleur de nuit. Eblouie, elle revêt une fourrure et, selon la description de Jean Mitry, « cédant à ses caprices d’enfant, elle s’allonge sur le lit, se prélasse parmi tant de douceurs et ne tarde pas à s’endormir. Et l’image de la Gamine à demi éclairée dans la pénombre évoque quelque Belle au bois dormant et accomplit la féerie ». 

Après Les Temps modernes, Chaplin va s’éloigner plus que jamais du monde hollywoodien et songe un moment à s’installer à Londres. De retour du voyage autour du monde qu’il a effectué après la sortie des Lumières de la ville, Chaplin n’a pu que constater le changement qui s’est opéré : « Maintenant que j’étais rentré en Californie, il me semblait avoir retrouvé un cimetière. Douglas (Fairbanks) et Mary (Pickford) s’étaient séparés, mon univers n’existait plus… » Il y tournera néanmoins encore plusieurs films, dont The Great Dictator (Le Dictateur, 1940), qui relancera le débat sur ses idées politiques avant qu’un nouveau scandale, relayé par la presse Hearst, vienne encore une fois mettre sa vie privée sur le devant de la scène. Il se voit intenter par Joan Barry un procès en reconnaissance de paternité. Reconnu non coupable, il sera cependant condamné à verser une pension alimentaire à la plaignante.

S’inspirant d’une idée d’Alexander Korda, Chaplin annonce en 1938 qu’il prépare un film sur Hitler. La gravité du sujet n’a d’égale que la boutade dont Chaplin l’accompagne. Il a, dit-il, une raison personnelle d’en vouloir à Hitler : ce dernier lui a pris sa moustache. Fort de cette similitude, Chaplin jouera le rôle du dictateur et d’un barbier juif.

Le mariage qu’il contracte le 16 juin 1943 avec Oona O’Neil, de trente-six ans sa cadette, puis le film qu’il entreprend sur l’affaire Landru, Monsieur Verdoux (1947), ne sont pas pour le réconcilier avec l’Amérique puritaine. L’idée du film est d’Orson Welles ; Chaplin en fera une comédie à l’humour très noir dont on trouve un exemple dans cette scène où l’on voit Verdoux soignant délicatement ses fleurs tandis que le cadavre de feu son épouse se calcine. Verdoux, caissier à la retraite qui se trouve ruiné par le Krach boursier, a décidé de séduire et d’assassiner des femmes riches et mures. Pour Verdoux, le crime est la continuation des affaires par des méthodes différentes. Le cynisme y est poussé à un degré tel qu’il en paraît naturel. Ainsi dans cette réplique que Verdoux adresse à l’un ses anciens collègues qui s’exclame à la vue de la grosse liasse de billets qu’il sort de sa poche : « Ma parole, tu as dû assassiner quelqu’un ! « Oui ». répond Verdoux simplement. Chaplin apparaît dans ce film avec son visage naturel, à l’exception (rôle oblige !) d’une fine moustache à la française.

Le personnage qu’interprète le cinéaste dans son film suivant, Limelight (Les Feux de la rampe, 1952), est à l’opposé de Verdoux. Calvero est un vieux clown alcoolique qui reprend goût à la scène au contact d’une jeune ballerine. La mort qui conclut les deux films participe cependant du même aboutissement logique : Verdoux, l’assassin, est guillotiné ; Calvero, l’artiste fini, se sacrifie pour que celle à qui il a redonné le goût de la vie et de l’art s’accomplisse. André Bazin écrit dans Les cahiers du cinéma : « Charlot est mort guillotiné sous la fausse identité de Verdoux, la vieillesse de Chaplin est morte à la fin des Feux de la rampe avec Calvero. Un nouveau Chaplin est né de ce double assassinat, un prodigieux acteur qui a conquis le droit d’avoir le visage d’un vieillard et retrouvé celui d’y poser d’autres masques. »

Les Feux de la rampe est aussi une histoire de famille. L’action se déroule dans le Londres de l’enfance de Chaplin, et Calvero n’est pas sans évoquer son père. Géraldine, Michael et Joséphine, les enfants qu’il a eus avec Oona, interprètent des enfants des rues, et leur mère servira même de doublure à Claire Bloom, l’héroïne. Les demi-frères de Chaplin, Sidney et Wheeler Dryden, ont un petit rôle, ainsi que Charles Jr., le premier fils qu’il a eu avec Lita Grey. Enfin Chaplin a fait appel pour tenir le rôle d’un pianiste myope et décati à l’un des grands noms du cinéma muet alors oublié, Buster Keaton. Une scène magnifique les montre tous les deux en train de se démaquiller dans leur loge après la dernière séance : « Nous sommes tous des amateurs, dit Calvero, nous ne vivons pas assez longtemps pour être autre chose. »

Le 17 septembre 1952, Chaplin et sa famille s’embarquent sur le Queen Elizabeth pour assister à la première des Feux de la rampe, qui a lieu à Londres. En avril 1953, il annonce qu’il ne retournera pas aux Etats-Unis. Sa nouvelle patrie est la Suisse. C’est dans sa résidence de Corsier-sur-Vevey, puis dans les studios de Londres, qu’il va se consacrer à une satire féroce de la démocratie américaine, de la publicité et des nouveaux médias, The Ex-King, qui deviendra A King in New York (Un roi à New York , 1957). Cette œuvre va au-delà du simple règlement de comptes, et Chaplin ne s’est pas épargné lui-même. « Comme lui, écrit Robert Benayoun, il ne semble s’occuper que de ses finances, est tenu par la police, baise la main des reines et se plaint du manque de caviar, évitant tout engagement politique, il laisse s’accomplir sous ses yeux des actes d’injustice jusqu’à ce que le sort d’un enfant subversif l’émeuve. Alors, il se révolte, arrose la Commission des activités anti-américaines et retourne en Europe, passant la main à une génération nouvelle qui, espère-t-il, saura mettre en question les structures mêmes de cette société qui l’a meurtri. »

Le cinéaste n’a pas encore dit son dernier mot. Il sera plus léger. Inspirée d’un voyage fait par Chaplin à Shanghai en 1931, A Countess from Hong Kong (La Comtesse de Hong Kong, 1967) met en présence deux vedettes internationales, Sophia Loren et MarIon Brando. Chaplin n’y fait qu’une courte apparition, dans le rôle d’un steward ; mais, à soixante-dix-sept ans, il est encore une fois, avec un enthousiasme renouvelé, producteur, scénariste, dialoguiste et musicien. Si C’est ma chanson (This is my Song) est un air que l’on fredonne volontiers, le film, quant à lui, ne retient hélas ! guère l’attention.

Dans les dernières années de sa vie, Chaplin continue à rencontrer les plus grands de ce monde. Et dans la course aux honneurs, l’Amérique ne veut pas être en reste. L’heure de la réconciliation a sonné, elle prend la forme d’un oscar spécial que lui décerne en 1972 à Hollywood l’Academy of Motion Picture Arts and Sciences. Deux ans plus tard, passé l’émotion que lui ont causé ces retrouvailles, Chaplin fera ce commentaire dans My Life in Pictures : « Le geste me touchait, mais je ne pouvais pas m’empêcher de voir dans cette récompense une certaine ironie. »

A la mort de Chaplin, Aragon fut de ceux qui eurent le mot juste pour saluer le dernier voyage du Vagabond. Dans L’Humanité du 26 décembre 1977, l’auteur des Cloches de Bâle et des Beaux quartiers écrivait en effet : « Je ne sais pas s’il y a jamais eu d’homme qui ait eu des yeux comme les siens pour nous faire voir à la fois les pires âmes et les plus doux regards. Il y a tant à dire, et finalement il y a tant qu’on ne peut que taire. Les mots sont pauvres pour exprimer ce que mieux que tous les yeux ont pu voir… Chaplin, Matisse, Éluard, Picasso… gens inoubliables dont, longtemps après nous, continueront à rêver ceux-là dont les yeux s’ouvriront aux merveilles du monde, à qui, peut-être mieux que par l’étude et la science, un vieux film oublié viendra encore donner aux enfants de plus tard, dans quelque salle de quartier, le frémissement du rire aussi bien que l’irrépressible montée des larmes. »  [Les génies du cinéma – Editions Atlas (1991)]



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Laurence Olivier (1907-1989)