THE GREAT DICTATOR (Le Dictateur) – Charlie Chaplin (1940)
En pleine préparation du Dictateur, Charlie Chaplin étudie les bandes d’actualité du Führer, et constate : « Ce type est l’un des plus grands acteurs que je connaisse. » Il filme alors, avant tout, un monde déréglé. Lorsque, après des années d’amnésie, un petit barbier revient chez lui, il constate qu’on a tracé des lettres sur sa boutique : JEW (« juif »). Il se fait molester dès qu’il entreprend de les effacer. Et lorsqu’il fait appel à la police du régime, sur qui tape-t-elle ? Sur lui… Chaplin se déchaîne. Ses gags deviennent des obus chargés de détruire le tyran Hynkel et ses sbires. La mappemonde du dictateur lui explose à la figure ; le train de son ami Napaloni (Mussolini) ne cesse de s’arrêter et de repartir, forçant Hynkel à courir à droite et à gauche comme un clown… Lors d’un souper, les deux dictateurs se battent comme des chiffonniers à coups de spaghettis élastiques et incassables. On est fasciné devant la perfection d’un comique qui jamais, pourtant, n’efface la terreur diffuse. La peur rôde sous le rire. [Télérama.fr – décembre 2021]
S’inspirant d’une idée d’Alexander Korda, Chaplin annonce en 1938 qu’il prépare un film sur Hitler. La gravité du sujet n’a d’égale que la boutade dont Chaplin l’accompagne. Il a, dit-il, une raison personnelle d’en vouloir à Hitler : ce dernier lui a pris sa moustache. Fort de cette similitude, Chaplin jouera le rôle du dictateur et d’un barbier juif. Ce premier scénario provoque des réactions immédiates en Allemagne, où l’on n’admet pas que le Führer soit ridiculisé sous les traits d’un « petit juif méprisable, mesquin et avide », ainsi que le qualifiera Goebbels. Sous la pression des milieux diplomatiques allemands, qui menacent les producteurs américains d’un boycott de leurs films, Chaplin abandonne son projet. Dans les premiers mois de 1939, cependant, Chaplin écrit un deuxième scénario, l’un des plus élaborés jamais écrit pour un film d’Hollywood, qui lui vaut des lettres de menaces de la part des organisations pro-nazies et une mise en garde de la Commission des activités anti-américaines, qui enquête alors contre tous ceux qui manifestent pour la cause alliée. Devant la virulence de l’offensive isolationniste suscitée par la récente déclaration de guerre en Europe, Chaplin doit pendant quelques mois interrompre la réalisation de son film. The Great Dictator (Le Dictateur) sera présenté à New York le 15 octobre 1940.
Son avertissement déclare au public, parodiant la fameuse formule : « Toute ressemblance entre le barbier juif et le dictateur Hynkel est due à une pure coïncidence. » La première partie du film se déroule sur le front. Après quelques actions plus ou moins heureuses, le barbier, qui évoque le héros de Charlot soldat, se retrouve aux commandes d’un avion que le capitaine Schultz (Reginald Gardiner), blessé, a dû abandonner. Charlot ne parvient pas à redresser la situation, et l’avion s’écrase. Les deux occupants s’en sortent, mais le barbier ne se souvient plus de rien. Pendant ce temps, Adénoïde Hynkel arrive au pouvoir en Tomania. Revenu dans sa boutique, le barbier reprend conscience et tombe amoureux d’Hannah, la jeune orpheline que joue Paulette Goddard. Le répit sera de courte durée. Devant l’antisémitisme montant, Schultz, qui a pris le parti des juifs, se réfugie dans le ghetto. Alors qu’il essaie de convaincre plusieurs de ses habitants de supprimer le tyran, les soldats font irruption, obligeant Schultz et le barbier à prendre la fuite. Ces derniers seront pris et jetés dans un camp, tandis que, de son côté, Hannah parvient à se réfugier en Austerlich, pays voisin qu’Hynkel projette d’envahir. Pour cette opération, Hynkel voudrait obtenir l’accord de Napaloni (Jack Oakie), dictateur de Bactérie, qu’il invite à lui rendre visite. Un accord conclut l’entrevue.
Pendant ce temps, le barbier et Schultz, évadés et revêtus d’uniformes d’officiers supérieurs, parviennent dans une petite ville où des troupes sont massées dans l’attente du dictateur. Mais c’est le barbier qui arrive et qui est pris pour Hynkel. Ce dernier, qui chassait le canard à bord d’une petite barque, a été entre-temps arrêté par ses propres soldats… qui l’ont confondu avec le barbier évadé ! L’invasion d’Austerlich est devenue une réalité. Des tanks sortent des meules de foin, et Hannah est malmenée par des soldats qui s’installent dans sa ferme. La capitale, soumise, attend le conquérant, qui doit prononcer un discours. Mais ce sera le barbier que l’on verra monter péniblement à la tribune, où s’inscrit en lettres gigantesques le mot « Liberté », « et qui, sous l’œil soupçonneux de ses lieutenants Garbitsch et Herring, lancera un vibrant appel à l’humanité. Le visage de l’orateur se fond pour laisser apparaître celui d’Hannah, qu’un sourire d’espoir irradie.
Chaplin a pris dans ce film le parti de la bouffonnerie, faisant d’Hynkel et de Napaloni des fantoches. Leur rencontre sera l’occasion d’incidents burlesques avec tartes à la crème parfaitement orchestrés. Le barbier, qui reprend à quelques détails près le costume de Charlot, se trouve une nouvelle fois le héros d’un combat à la David et Goliath, que mimait à l’heure du sermon le Charlot du Pèlerin (The Pilgrim). Ce prêche annonçait le discours final du Dictateur. Entre-temps, le cinéaste est passé au parlant, et l’histoire a rendu le verbe à la fois destructeur et dérisoire.
Ce troisième film sonorisé de Chaplin est le premier dialogué, le premier à prendre les mots en compte. Chaplin leur joue quelques tours. Si les patronymes sont politiquement transparents, celui du ministre de la Propagande, Garbitsch, se prononce aussi comme garbage, c’est-à-dire « ordures », tandis que la double croix qui remplace la croix gammée nous édifie immédiatement sur le parti qui l’a prise pour emblème, double-crossed signifiant « trahi », « trahison ». Chaplin s’est cependant ménagé un registre conforme à son goût pour la pantomime : « En Hitler, je pouvais haranguer les foules en charabia, et dire tout ce que je voulais ; en vagabond, je pouvais rester plus ou moins muet. » Prouvant l’harmonie que permet une simple illustration sonore, cette séquence où l’on voit le barbier raser l’un de ses clients en parfait synchronisme avec la Cinquième danse hongroise de Brahms. Une scène concilie particulièrement le double souci de Chaplin, celle où la radio recrache le discours éructant d’Hynkel, qui provoque chez le barbier qui les entend une gestuelle convulsive. Le discours final réalise la fusion contradictoire des deux protagonistes, le message dont est porteur le barbier juif-Charlot passant par la bouche d’un homme, Hynkel, dont la voix, relayée par des haut-parleurs, atteint des milliers d’êtres à travers le monde.
Les critiques faites à Charlot vont se cristalliser précisément sur le discours final, jugé grandiloquent, trop long – il dure six minutes – et d’un humanisme à bon marché, voire suspect. D’autres lui rapprocheront d’avoir désormais un message. Louis-Ferdinand Céline exprimera cette opinion au moment de la sortie d’Un roi à New York dans une interview parue dans Télémagazine : « Avant le parlant, Charlie Chaplin était admirable. Aujourd’hui, il est minable. Il s’obstine maintenant à faire de la philosophie. Il a un message. C’est drôle, n’est-ce-pas ? »
« Je suis navré mais je ne désire pas être empereur. Ce n’est pas mon affaire. Je ne veux ni régenter ni conquérir qui que ce soit. J’aimerais aider chacun si possible, les chrétiens, les juifs… » Tels sont les premiers mots de cet appel au combat pour la liberté. L’exhortation faite aux soldats, présentés jusque-là comme des automates mécanisés par Hynkel : « Vous n’êtes pas des machines! (…) Vous êtes des hommes ! », prolonge non sans emphase le propos contenu dans Les Temps modernes (Modern Times). Le dictateur n’est cependant pas un film de propagande à la manière de Charlot soldat (Shoulder Arms). Il se veut éminemment politique, transcendant le contexte historique. Et c’est Chaplin lui-même qui, à travers la bouche du barbier, nous livre la leçon que son personnage et lui retirent de leurs aventures passées.
La dernière partie du discours s’adresse sur un ton prophétique à Hannah : « Où que tu sois, Hannah, lève les yeux ! Lève les yeux, Hannah, les nuages se dissipent. Le soleil les transperce. Nous sortons de l’obscurité pour entrer dans la lumière ! Nous entrons dans un monde nouveau… un monde meilleur… où les hommes s’élèveront au-dessus de leurs appétits, de leur haine et de leur brutalité. Regarde, Hannah ! On a donné des ailes à l’âme humaine… et enfin l’homme commence à s’élever. Son âme s’élève vers l’arc-en-ciel, dans la clarté de l’espérance, vers l’avenir, vers l’avenir glorieux… qui t’appartient… qui m’appartient comme à chacun de nous tous ! Lève les yeux, Hannah ! Regarde vers le ciel, Hannah, as-tu entendu ? écoute ! »
Hannah. le prénom de la jeune juive incarnée par Paulette Goddard est aussi celui que portait la mère de Chaplin. Le film a relance le débat sur les origines juives du cinéaste, qui déclare en 1940 : « Je ne suis pas juif. Je n’ai pas une goutte de sang juif. Je n’ai jamais protesté quand on disait que j’étais juif car j’aurais été fier de l’être. » Mais en 1946, il fait la remarque suivante : « On dit de moi : « Chaplin est juif ». C’est vrai. je ne l’ai jamais nié. Mais je ne l’ai jamais souligné. » Quoi qu’il en soit. Chaplin voue au peuple juif une réelle admiration, qui transparaît particulièrement dans le rôle d’Hannah. jeune orpheline élevée dans le ghetto. Il la dote d’une bravoure, d’une pugnacité, même, qu’il est rare de voir attribuer publiquement aux juifs à cette époque. [Les génies du cinéma – Editions Atlas (1991)]
JOUÉ AVEC LE MONDE : FICTION OU RÉALITÉ ? (PAR JOËL MAGNY)
Lorsqu’on lui parlait du pacifisme de La Grande illusion, Jean Renoir, admirateur et ami de Charles Chaplin, répondait : « C’est un film contre la guerre, et la guerre a éclaté quelques mois plus tard. » Et il ajoutait : « Je ne crois pas que le cinéma puisse agir sur la société, encore moins sur l’histoire. En revanche, le cinéma peut influencer les mœurs. » Mais toute règle, en art, n’existe que par ses exceptions. Il est des films qui ont joué un rôle direct sur la société, la politique et l’histoire. Par un curieux paradoxe, c’est le cas de deux films à l’idéologie radicalement opposée, mais dont le rapprochement n’a rien d’arbitraire ou de fortuit.
Le premier est le célèbre film documentaire de Leni Riefenstahl, Le Triomphe de la volonté, réalisé en 1935 à l’occasion du Congrès du Parti national-socialiste à Nuremberg. La mise en scène du Congrès, sous la direction d’Albert Speer, ayant dû tenir compte des exigences cinématographiques de Leni Riefenstahl, il est impossible de distinguer l’organisation visuelle du Congrès du film destinée à la propagande nazie.
En 1939, lorsqu’il conçoit Le Dictateur, Chaplin est une figure au moins aussi mondialement connue que celle de Hitler. Il choisit de jouer sa célébrité contre celle du dictateur, par moustache interposée. Il bénéficie – est-ce le bon mot en cette époque ? – de sa « réputation » de juif (ce qu’il n’est pas), contre le supposé produit de la race aryenne qu’est Hynkel/Hitler. Ce n’est plus l’affrontement de Charlot et du gros Fatty sur un ring misérable, mais celle de deux géants de stature internationale. Aucun être humain en dehors de Chaplin ne pouvait relever un tel défi. Le ridicule, à défaut de toucher Hitler, aurait anéanti la réputation d’un simple amuseur public. Le résultat est certes une œuvre d’art, où Chaplin emprunte allègrement à la pompeuse mise en scène de Speer et de Riefenstahl. Mais c’est aussi une œuvre d’une totale singularité dans l’histoire de la pensée au même titre que le Guernica de Picasso ou le Nuit et brouillard de Jean Cayrol et Alain Resnais. Chaplin, qui n’a jamais vraiment accepté le cinéma parlant joue l’image sonorisée contre le support majeur de la propagande hitlérienne, la radio. Chaplin nous arrache un sourire là où nous savons, parce que nous connaissons l’horreur de ce qui suivra, qu’il y a plutôt à frémir. Si la séquence chorégraphique où Hynkel danse avec le globe terrestre a une telle force, ce n’est pas simplement en raison de sa signification : un dictateur joue avec le monde, qu’il tient entre ses mains et qui peut lui éclater au visage.
L’élégance avec laquelle Chaplin exécute cette chorégraphie séduit et glace en même temps. La séduction du geste, la perfection de ce ballet, auquel ne manque que le tutu de la danseuse étoile, ne sont-elles pas l’arme la plus terrifiante et la plus perverse du pouvoir absolu ? Quel autre cinéaste que Chaplin aurait pu à ce point toucher du doigt l’infime distance qui sépare la maîtrise absolue d’un art de l’emprise d’un séducteur sur un peuple tout entier ? Sur un peuple ? Non, sur le monde lui-même. Cette distance infime est le grain de sable déposé par un clown capable de jouer sa vie pour le salut de l’humanité. [ Joël Magny – Cahiers du Cinema / MK2 Editions (2002)]
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