JEAN GABIN : PREMIERS SYMBOLES
Peu avant la Seconde Guerre mondiale, Jean Gabin devient le héros de toute une génération. Paré de toute une série de valeurs exemplaires, il devient l’emblème d’un cinéma français à la fois populaire et exigeant.
Aura-t-il suffi de quelques rencontres pour qu’un mythe naisse ? Sans doute pas. Il faut aussi pas mal de chance, la conjonction d’une époque et d’une personnalité et l’émergence d’une bizarre alchimie qui fait qu’un homme incarne idéalement, à un moment donné, son époque. C’est ainsi que Gabin entra au Panthéon du cinéma français en l’espace de quelques films et de trois ans. Un quatuor de cinéastes exceptionnels, une poignée de sujets forts et Gabin, jusqu’ici jeune premier sans gloire particulière,
Le délinquant pris au piège de la passion de Pépé le moko, l’ouvrier courageux célébrant la fraternité de La Belle équipe, le Lieutenant Maréchal de La Grande illusion ou Jean le déserteur de Quai des brumes : autant de personnages frappés du même sceau, celui de l’honnêteté, du courage, de la droiture. Sans oublier un sens aigu du tragique. La France de ces années – la France du peuple pour l’essentiel – s’identifie au Lantier de La Bête humaine ou au vagabond des Bas-fonds. Contrairement à une idée reçue, nombre de ces films furent des échecs commerciaux lors de leur sortie. Mais peu importe, à la fois nanti d’un succès populaire (les films de Duvivier) et du cachet du cinéma d’auteur (Renoir, Grémillon), Gabin est chargé d’affectivité.
Ce cinéma-là, porté sur le drame social, sied parfaitement au « look » populaire de l’acteur. Gabin possède, comme disait de lui Arletty « le genre sportif ». Casquette sur l’œil, foulard autour du cou, il idéalise l’éternel masculin de son époque. Gabin emballe les filles d’un regard (Mireille Balin dans Pépé le moko ou dans Gueule d’amour, film au titre bien nommé) et les fait vaciller. Ce pouvoir de séduction se prolonge également dans la « vraie » vie (sa romance avec Michèle Morgan sur le tournage de Quai des brumes). À l’écran, Gabin – et c’est toute la nouveauté de son style – est également victime des femmes, désespérément beau dans sa douleur d’homme humilié. C’est suffisant pour créer une nouvelle image : celle de l’homme fragile. Il faudra attendre deux générations pour retrouver cette figure, au cours des années 1970.
Gabin crée également une proximité sociale. S’il cultive les mythologies de l’époque (le marin de Remorques, le spahi de Gueule d’amour), il le fait avec un sens aigu du populaire parfois poussé jusqu’à la caricature (la chansonnette Quand on se promène au bord de l’eau, dans La Belle équipe). Gabin joue avec vérité les origines sociales. Et nul ne s’y trompe. Cette sincérité sera la base de toute sa carrière future. Gabin a été ouvrier, il vient de la campagne. Il suffit pour lui de retrouver le naturel (Renoir racontait combien Gabin se concentrait sur ses rôles), les gestes du populaire pour imposer la vérité. Gabin est Lantier parce qu’il rêvait de conduire un jour une locomotive. Il est Maréchal parce qu’il est issu d’un milieu modeste et persuade les producteurs de tourner Quai des brumes (que les producteurs considéraient comme « un film sale ») parce qu’il est certain de l’authenticité du talent de Carné, de la sincérité du livre de son ami Pierre Mac Orlan et du génie de Prévert. [Collection Gabin – La Marie du port – Stéphane Brisset (n°30 – 2006)]
JEAN GABIN
S’il est un acteur dont le nom est à jamais associé au cinéma de l’entre-deux-guerres, aux chefs-d’œuvre du réalisme poétique, c’est bien Jean Gabin. Après la guerre, il connait tout d’abord une période creuse en termes de succès, puis, à partir de 1954, il devient un « pacha » incarnant la plupart du temps des rôles de truands ou de policiers, toujours avec la même droiture jusqu’à la fin des années 1970.
LA BELLE ÉQUIPE – Julien Duvivier (1936)
Pour son allant, son utopie réalisée (même si elle ne dure que le temps d’une saison) et son vin gai, cette Belle Equipe procure une griserie intacte. Cinq camarades, des ouvriers au chômage et un réfugié espagnol, partagent un pactole gagné à la Loterie nationale pour rénover un lavoir en ruine au bord de la Marne et le transformer en guinguette.
L’HOMME DU JOUR – Julien Duvivier (1937)
C’est juste après La Belle équipe, que Duvivier tourne L’Homme du jour, film mineur dans la filmographie du réalisateur mais qui mérite d’être découvert. Cette grosse production met en vedette Maurice Chevalier tout auréolé de ses succès américains (notamment avec Lubitsch). L’Homme du jour bénéficie à nouveau de la collaboration de Charles Vildrac et de Spaak, mais on a souvent l’impression que l’acidité et l’ironie premières du propos sont combattues par les nécessités commerciales qui entourent la présence de Chevalier, sans que, pour autant, le film soit un succès public.
LA FIN DU JOUR – Julien Duvivier (1939)
Le générique, déjà, serre le coeur : des vieillards assis dans un grand couloir, comme dans l’antichambre de la mort. Des vieux pas comme les autres : des comédiens nécessiteux et oubliés. Avec Poil de Carotte, c’est sans doute le film le plus personnel de Julien Duvivier : dans sa jeunesse, il avait débuté sur les planches et éprouvé la déconvenue — un humiliant trou de mémoire en scène, entre autres. Cabrissade, le cabot, la doublure qui n’est jamais entrée dans la lumière, ce représentant des « petits, des sans-grades », c’est un peu lui. Dans le rôle, Michel Simon est absolument bouleversant.
LES BAS-FONDS – Jean Renoir (1936)
L’action des Bas-fonds se situe à la fois dans la Russie des tsars et la France du Front populaire. Renoir n’a pas cherché à tricher. Seuls les noms, les costumes et quelques anecdotes de scénario rappellent le pays de Gorki. Le « réalisme extérieur » ne compte pas. L’auteur du Crime de monsieur Lange parle de la France en 1936.
PÉPÉ LE MOKO – Julien Duvivier (1937)
Des ruelles, un dédale grouillant de vie, où Julien Duvivier filme des pieds, des pas, des ombres portées : la Casbah est un maquis imprenable par la police, où Pépé le Moko (« moco » : marin toulonnais en argot) a trouvé refuge. Ce malfrat au grand cœur (Gabin) s’y sent comme chez lui. Il y étouffe aussi. Quand ses rêves de liberté, sa nostalgie de Paname prennent les traits d’une demi-mondaine, Pépé, on le sait, est condamné…
LA GRANDE ILLUSION – Jean Renoir (1937)
« La Grande Illusion, écrivait François Truffaut, est construit sur l’idée que le monde se divise horizontalement, par affinités, et non verticalement, par frontières. » De là l’étrange relation du film au pacifisme : la guerre abat les frontières de classe. Il y a donc des guerres utiles, comme les guerres révolutionnaires, qui servent à abolir les privilèges et à faire avancer la société. En revanche, suggère Renoir, dès que les officiers, qui n’ont d’autre destin que de mourir aux combats, auront disparu, alors les guerres pourront être abolies : c’est le sens de la seconde partie, plus noire, qui culmine dans les scènes finales entre Jean Gabin et Dita Parlo, à la fois simples et émouvantes.
GUEULE D’AMOUR – Jean Grémillon (1937)
En attendant le feu vert pour L’Etrange Monsieur Victor, Jean Grémillon a eu le temps de réaliser Gueule d’amour, adapté par Charles Spaak d’un roman d’André Beucler. Nous sommes en 1937, et ce film qui devait être une parenthèse, une œuvre de circonstance, marquera au contraire un tournant dans la carrière du réalisateur : grâce au succès commercial qu’il obtient, il permet à Grémillon d’entamer la période la plus féconde de son œuvre et de produire régulièrement jusqu’en 1944, des films qui marquent une synthèse réussie entre ses exigences artistiques et les contraintes d’un cinéma populaire.
LE QUAI DES BRUMES – Marcel Carné (1938)
« T’as de beaux yeux, tu sais ! ». D’une simplicité presque banale, ces quelques mots suffisent pourtant à faire ressurgir tout un pan du cinéma français, et avec lui les figures qui l’ont bâti. À commencer par Jean Gabin, dont la célèbre phrase est devenue l’un des signes distinctifs. Les imitateurs du comédien l’ont d’ailleurs tellement galvaudée qu’en revoyant le film, on est presque surpris d’entendre Gabin la murmurer d’un ton si juste. Mais la réplique évoque évidemment aussi celle à qui s’adresse ce compliment, et dont le regard, dans la lumière irréelle du chef-opérateur Eugen Schufftan, brille de manière admirable.
LA BÊTE HUMAINE – Jean Renoir (1938)
Deux ans après leur première collaboration pour Les Bas-fonds, Gabin et Renoir se retrouvent pour porter à l’écran le roman d’Émile Zola. À la fois drame social et romance tragique, La Bête humaine s’avérera l’un des chefs-d’œuvre de l’immédiat avant-guerre.
REMORQUES – Jean Grémillon (1941)
Marin dans l’âme, Grémillon chérissait la mer, qu’il avait déjà célébrée dans Gardiens de phare en 1928. Remorques, situé à la pointe de la Bretagne, du côté de Crozon, fut un film compliqué à faire : scénario remanié, tournage interrompu à cause de la guerre, etc. Il tangue un peu comme un rafiot. On y retrouve néanmoins ce lyrisme sobre qu’on aime tant. Au fond, Remorques est l’envers de Quai des brumes, auquel on pense forcément : point de « réalisme poétique » ici, plutôt une poésie réaliste, sans effets ni chichis.
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