Soupçons (Suspicion) d'Alfred Hitchcock - 1941
On est là dans la crème de la crème, une pierre de touche dans l'oeuvre de Bouddha. Suspicion n'est peut-être pas truffé d'idées comme maints autres de ses films, mais encore une fois Hitch y fait la preuve qu'il est le master pour faire monter une ambiance, rendre ambivalent le moindre petit fait sans importance et servir un divertissement raffiné et retors.
Ça commence par une demi-heure de romance classique parfaitement admirable. La rencontre entre Cary Grant et Joan Fontaine est fulgurante, menée tambour battant par un Hitch très attentif à la petite flamme qui naît entre les deux. Grant se la joue comédie enlevée, genre dans lequel il excelle totalement : corps élastique, sens de la répartie hilarant, glamourissime, il est le parfait dandy énervant et craquant dont doivent rêver toutes les jeunes filles en fleurs. Pour le coup, c'est Joan-Monkey Face-Fontaine qui craque, dans une sorte de spirale amoureuse parfaitement menée. Les scènes où elle se languit de son amoureux, cherchant désespérément son nom dans l'annuaire, retrouvant subitement son visage radieux quand il l'invite au bal, sont splendides : Hitch semble avoir tout compris de ce qui fait la passion amoureuse, ses attentes, ses espoirs, ses énervements et ses moments lumineux. Même si cette partie est relativement ironique, enfermant la pauvre Fontaine dans le piège avec sarcasme, on y sent un Hitch romantique et énamouré : le baiser pris dans un travelling latéral somptueux, les arbres qui épousent les mouvements des corps sur la lande, la musique viennoise, la naïveté du personnage féminin, tout contribue à nous mener sur la piste de l'amour fou, qui n'est d'ailleurs pas du tout une fausse piste comme le laissent entendre nombre de critiques.
Car si la suite fait la part belle au suspense et à l'intrigue policière, c'est bien d'amour fou et exclusif qu'il va s'agir jusqu'au bout. Au fur et à mesure des soupçons qui assaillent Fontaine quant à la vraie personnalité de son mari, elle s'enfonce de plus en plus dans cette passion dont elle ne sait plus sortir. Plus Grant est ambigu, plus elle l'aime. C'est bien là toute la beauté du film : une femme découvre que son mari est un monstre, et elle l'accepte. Jusqu'aux splendides scènes finales, où on voit Fontaine se laisser aller complètement à l'emprise meurtrière de Grant. Quand elle le soupçonne de vouloir l'empoisonner, elle ne lutte pas, et se contente de demander "Est-ce que ça va faire mal ?". Fontaine joue à merveille de cet alanguissement, de ce renoncement, de cet abandon de son caractère au profit de l'homme qu'elle aime. Suspicion pourrait bien, finalement, être le film le plus "masculin" de Hitch. Mais celui-ci dirige également Grant avec une formidable intelligence : il reste attachant jusqu'au bout, par son exubérance, par l'amour qu'il porte à sa femme, par sa drôlerie et son côté gamin.
Finalement, la peur qui habite Joan Fontaine apparaît bien étrange, même si on l'éprouve avec elle. Et on se met alors à rêver à une de ces fameuses lectures psychologiques qui viennent forcément à l'esprit à chaque film d'Hitch : c'est peut-être bien la peur de l'homme qui tient la jeune femme, la peur du sexe, la peur de l'inconnu. Il y a une curieuse insistance de la part de ses parents quant à son peu de sex-appeal, il y a de nombreuses allusions au caractère dépravé de l'homme qu'elle a choisi. Les regards effrayés et verticaux qu'elle adresse à Grant ne sont peut-être que le résultat d'une terreur d'être "initiée" à ce monde de perversion (représenté surtout ici par des lits vides, par une vie parallèle et mystérieuse dont elle est exclue (les affaires, les courses), et par un décompte de ses conquêtes passées auquel se livre un goguenard Cary Grant au début du film).
Côté mise en scène, c'est bien sûr du génie total. Chaque petit geste, chaque fait, est disséqué par Hitch comme étant potentiellement dangereux. Il manipule encore une fois son public par le bout du nez, et le film est une infinie succession de soulagement et de tension. Toutes les 2 minutes, il renverse la situation, nous persuadant tour à tour que Grant est innocent, puis coupable, puis innocent, etc. Tout est basé sur les angles de caméra, sur les changements de points de vue : suivant celui qui regarde (principalement 3 personnages : le mari, la femme, le pote), notre regard à nous change. Si la fin est un peu trop chargée (les jeux d'ombre sur le visage de Fontaine, le final très décevant), tout le coeur du film est chargé d'électricité. Il y a bien sûr la fameuse scène du verre de lait, aussi tendue que la montée des escaliers dans Psycho, mais il y a mille autres plans gigantesques, comme ce poulet découpé par un médecin légiste tout en parlant de meurtre, comme ce montage hyper-serré sur une voiture qui s'affole dans des virages, comme ces ombres qui strient l'univers bourgeois de la jeune femme au moment de ses doutes, comme ces gros plans sur le visage tourmenté de l'actrice... Suspicion est grand, je ne suis pas le premier à le dire, mais je serai le dernier. (Gols 03/08/08)
Alors, oui, non, ne me faites pas dire ce que je n'ai pas envie d'écrire. J'adore Suspicion (un titre absolument parfait : tout est dit) et notamment la fameuse scène dans les escaliers avec ce verre de lait luminescent et le Grant, tel un veuf noir, qui avance vers sa proie - les ombres projetées sur les murs en raison de la présence d’un « oeil de bœuf » donnent parfaitement cette impression de toile d'araignée, une toile dans laquelle depuis le début Joan est prise. J'adore Suspicion parce que Grant, tout en jeu de sourcils, me semble le seul à pouvoir être aussi à l'aise dans la légèreté, dans la romance facile, dans le sérieux soudain et dans l'inquiétude profonde - il balance deux ou trois répliques à Joan, sur la fin, relativement tranchantes et avec toujours un naturel et une aisance hallucinants. J'adore ce jeu de dupe où Grant, avec ces airs de vautour, finit par se révéler un petit poussin faisant son mea culpa. J'aime aussi la piste de Gols sur cette attitude de Joan envers les hommes : il y a en elle un soupçon de crainte, de paranoïa (purement sexuelles ? pas forcément d’ailleurs) envers cette gente masculine qu'elle connaît si mal, sa seule expérience semblant se résumer au côtoiement de ce père affreusement sclérosant ("castrateur" n'est pas adapté pour le coup, on est d'accord) ; ne les connaissant peu, pour ne pas dire pas du tout, elle se renferme un tantinet dans cette impression un rien fabulatrice qu'ils sont forcément contre elle... C'est une vision un peu "souterraine" du film, freudiennisante (oui, j'évite en général de faire référence au type mais comme cette fois-ci Gols me tend la perche...) qui peut lui donner encore plus de relief, de lecture possible.
Vous attendez le "mais" et Gols se rapproche de son arbalète. Oui, j'avoue lors de cette énième vision avoir été un peu agacé lorsque le grand Hitch s'amuse à vouloir tomber dans le burlesque avec le grand Grant (associé à son pote Beaky) face à la timorée Joan. Les deux hommes tentent de "dérider" la pauvre Joan en pleine crise de doute : Grant se veut taquin pendant que Beaky fait des grimaces et la saynète dure simplement trente secondes de trop – Hitch n’est pas le king de la screwball comedy ; il l’est de tout le reste, ça va. Le scénar a également parfois un peu la main lourde avec cette pauvre Joan qui passe souvent pour une pauvrette un peu niaise et terriblement fébrile - elle finit d’ailleurs par s'évanouir par deux fois... Il y avait surement le moyen d'être un peu plus subtil pour ne pas la faire passer constamment pour le dindon de la farce (Hitch, sexiste - nan, nan, nan, pas son genre...) Quant au personnage de Grant qui finit toujours par s'en sortir, il a tout de même (au cours de cette « passion amoureuse » ? Mouais, c'est pas forcément l'expression dont j'userais) tout du parfait mufle : il ne confie jamais rien à sa femme, incapable qu'il est de lui faire la moindre confiance ; lorsqu'il le fait, ce n'est qu'acculé dans ses derniers retranchements, pour éviter la séparation ; Grant a beau user de tout son charme et de son sens de la répartie, il incarne bien le parfait mâle imbu de soi qui n'aime pas réellement sa femme (ou qui prend conscience de son existence... ce qui est pire) que lorsqu'elle annonce vouloir le quitter. Hum… Dommage que la charge sur ce personnage manipulateur à souhait soit là encore too much... et ce d'autant que, d'autant que... finalement, tout est bien qui finit bien ce qui forcément décevant pour un film noir... Mais restent la scène du lait (brrrrrr) et une histoire fantastiquement bien tournée - à défaut en effet de multiplier les petites trouvailles. (Shang 11/06/19)
=================
L'HISTOIRE
Https://www.dvdclassik.com/critique/soupcons-hitchcock
Jeune aristocrate un peu rigide, Lina McLaidlaw fait dans un train la rencontre de Johnny Aysgarth, séducteur impénitent et amuseur mondain. Elle tombe sous son charme, il avoue s’être lui aussi épris de sa « bouille de singe », ils se marient. Après leur voyage de noces, Johnny loue une somptueuse maison mais s’avère très vite débordé par ses dettes de jeu. Lina le soupçonne alors de ne l’avoir épousée que pour sa fortune. Progressivement, son angoisse grandit, au point de redouter que son mari veuille en fait se débarrasser d’elle...
ANALYSE ET CRITIQUE
Avant, je n’aimais pas Soupçons. Je l’avais pourtant découvert durant ma prime adolescence, à une époque où tout ce qui portait le label Hitchcock (des épisodes d’Alfred Hitchcock présente… à la série des Trois jeunes détectives, dans la Bibliothèque Verte) provoquait mon enthousiasme, où je pouvais me repasser inlassablement telle séquence des 39 marches ou de La Mort aux trousses en jurant avec mon assurance juvénile que c’était « ça », le cinéma. Mais Soupçons, non, dès la première vision, ce n’était pas passé. Pour être clair, je ne permettrais pas ici de faire de ma petite expérience personnelle un critère d’évaluation d’un film d’Alfred Hitchcock, et la redécouverte du film préalable à la rédaction de cette chronique m’a confirmé que j’avais à l’époque eu bien tort (ou plutôt que ma réalité d’alors a laissé sa place à un autre jugement que je me permets, au moins temporairement, de juger plus fin). Malgré tout, elle m’aura permis de mieux comprendre en quoi le film m’avait à l’époque déçu, et en conséquence de mieux percevoir la singularité d’un film en général jugé plutôt secondaire - pour ne pas dire dispensable donc - dans la filmographie d’Alfred Hitchcock.
D’apparence, Soupçons est un film qui souffre d’un problème d’unité de ton : extrêmement désinvolte, aussi badin que le personnage de Johnny, dans une première partie au point de vue relativement neutre (donc plutôt objectif), il bascule ensuite vers le cauchemar paranoïde en adoptant les œillères de Lina, convaincue que son époux veut l’éliminer. Trop léger dans ses premières minutes, il paraît comparativement trop grave dans ses dernières, extrêmement sombres. Tout ce qui semblait n’être pas sérieux dans un premier temps revêt alors soudainement une importance tragique, et cet apparent contraste a de quoi déstabiliser. D’autre part, Soupçons est un film extrêmement frustrant, qui vient à l’instant final, là où traditionnellement le genre policier opte pour un climax, un sommet d’intensité, faire retomber le soufflé pour nous dire qu’on a fait fausse route, qu’on s’est trompé d’idée… C’est assez, et les fidèles du cinéaste goûtent trop habituellement son art du suspense pour tolérer une telle effronterie ; la déception est légitimée, le film honni, n’en parlons plus.
Ou plutôt si, revenons-y...
Soupçons est, après Rebecca le deuxième film « anglais » tourné par Hitchcock aux Etats-Unis. Il y retrouve Joan Fontaine, admirable héroïne de l’adaptation de Daphné du Maurier, avec laquelle Hitchcock s’était bien mieux entendu que son partenaire masculin, Laurence Olivier. Il souhaite lui confier un nouveau rôle d’envergure, mais deux problèmes se présentent : d’une part la présence au casting de Cary Grant, consacré depuis la fin des années 1930 superstar de la comédie hollywoodienne, et d’autre part un scénario, adapté d’un roman de Francis Iles (alias A. B. Cox), qui se concentre en priorité sur la figure masculine. Alfred Hitchcock a déjà, pour The Lodger (avec Ivor Novello), rencontré la difficulté qui consiste à rendre inquiétante, voire maléfique, une vedette adulée du public. Mais pour tout dire, cette intrigue où une brave épouse découvre peu à peu que son mari est un meurtrier n’emballe guère ni le cinéaste ni son studio, la RKO, qui souhaite une fin « heureuse ». La conclusion du roman est donc modifiée (1), transformant radicalement la nature même de l’intrigue : il ne s’agit plus de montrer une enquête policière jusqu’à l’arrestation d’un coupable, mais d’accompagner le basculement dans la folie d’une femme innocente. Ce qui rendait alors le film décevant à sa première vision peut désormais prendre tout son sens : Soupçons est un film mental, sur les fantasmes et les frustrations d’une jeune aristocrate que tout son entourage voit déjà vieille fille et qui va, par esprit de contradiction, s’abandonner à l’amour autant qu’à une paranoïa morbide.
On peut, rétrospectivement, relire tout le film et affirmer que la mise en scène d’Hitchcock annonce déjà cette structure mentale, que la manière dont il adopte le point de vue de Lina aurait dû nous aiguiller dès le début. C’est, dans un premier temps en tout cas, en partie assez faux (il y a de quoi confirmer l’hypothèse autant que de quoi l’infirmer), et Hitchcock lui-même était à ce point incertain qu’il tourna plusieurs fins, dont celles où il s’avère, comme dans le roman, que Lina avait raison et que Johnny est un meurtrier. De cette incertitude découle probablement l’indécision du ton du film dont nous parlions précédemment. Mais puisque chez Hitchcock, même le hasard (pourtant en général assez rarement sollicité) fait bien les choses, cela participe à l’atmosphère d’un film intégralement centré sur la question du doute : l’intrigue pouvant à tout moment basculer d’un côté ou d’un autre, il y est impossible de savoir sur quel pied danser, ce qui met le spectateur dans le même état d’instabilité que Lina. Sur ce point, le titre français s’avère plus rationnel qu’un titre original (Suspicion) qui renvoie davantage à un état psychologique et donc à la dimension morale du film.
La frustration finale dont nous parlions précédemment participe elle aussi à l’affirmation d’une réussite plus psychologique que policière du film : le suspense créé tout au long du film n’était qu’artificiel, comme une métaphore filée d’un art cinématographique qui fait ce qu’il veut de son spectateur. D’ailleurs, Soupçons, quelques années avant un Grand alibi qui fera jaser pour cette raison précise, est probablement (mais l’affirmation ne demande qu’à être contredite) le premier film d’Hitchcock dans lequel il nous est montré une scène n’ayant pas eu lieu dans la réalité : on y est bien dans le domaine de la projection mentale, de l’hypothèse psychanalytique, dans l’expression d’une frustration dont on sait qu’elle aura façonné Hitchcock lui-même, l’homme comme le cinéaste. Il ne faut donc pas se tromper en regardant Soupçons : le film ne vaut pas vraiment pour son intrigue ; plus curieusement, il ne vaut pas fondamentalement non plus pour sa mise en scène (quoique celle-ci, vous vous en doutez, regorge de petits trésors sur lesquels nous nous attarderons plus tard) ; il vaut pour sa retranscription, intra comme extra-diégétique, de l’état de flottement provoqué par le doute, la frustration de ne pas savoir, le déséquilibre mental de l’incertitude. Esthétiquement, le film est donc conditionné par l’idée du regard, de la vision : cela se traduit nous, l’avons déjà dit, par un basculement de point de vue, en cours de film, ou par cette séquence fantasmée de la mort de Beaky, mais aussi par l’idée d’une soumission des personnages à la puissance du visible. (2) Au début du film, Lina est une jeune femme écrasée par le regard du père (représenté sur un imposant tableau que Johnny évite lui-même de contempler), et assujettie elle-même aux propres limites de sa vision : elle a besoin de ses lunettes, qui lui serviront par deux fois de « révélateurs » (du moins en apparence) lorsqu’elle se mettra à douter de Johnny. Vers la fin du film, elle se passera de plus en plus de ses verres, comme pour mieux témoigner d’une vision désormais essentiellement centrée sur l’intérieur de son esprit ; à titre d’exemple, citons cet instant où de manière spontanée son subconscient lui fait former le mot « murder » avec les lettres du Scrabble. De la même manière, un peu plus tôt, lors de la séquence où elle est pour la première fois sur le point de s’abandonner à Johnny, elle ouvre son sac à main pour y saisir un miroir, dans un geste réflexif qui régalerait les psychanalystes.
Car enfin, et même si ce n’est pas la dimension la plus immédiate du film, Soupçons est une histoire d’amour ; pas d’un amour idéal s’affirmant dans l’exaltation de la passion réciproque, mais d’un amour contrarié, qui ne s’avoue pas, qui met les personnages en péril par ce qu’il révèle d’eux. Les deux scènes les plus romanesques du film (celle avec le miroir dont nous parlions à l’instant et celle, finale, au bord de la falaise) révèlent de grandes similitudes formelles, qui témoignent de cette agitation intérieure : deux personnages qui se heurtent et se confessent, isolés dans une nature menaçante et tourmentée (un ciel nuageux, de frêles arbres balayés par le vent…). Dans un même élan, elle le repousse autant qu’elle le réclame, dans cette logique d’un amour paradoxal, entre attraction et répulsion. Dans le rôle de l’amoureuse percluse de contradictions, en proie à un trauma émotionnel (son personnage annonce en quelque sorte ceux de Marnie ou de Constance Petersen), prête à mourir de ne pas savoir comment aimer (elle envisage un temps le suicide - voir note (1)), Joan Fontaine est remarquable et sa performance sera couronnée d’un Oscar (3). Face à elle, Cary Grant surprend, ajoutant non sans maladresse une facette mystérieuse à son personnage bien rôdé de dandy irrésistible : s’il ne s’agit pas de sa meilleure performance, loin de là, ce rôle révélait une ambigüité inattendue qu’il saura ensuite exploiter, y compris chez Hitchcock. C’est d’ailleurs son image inquiétante, portant le verre de lait, qui aura marqué l’imaginaire collectif, pour la scène la plus célèbre du film (alors que, là encore, c’est une séquence qui ne nourrit en réalité que très peu l’intrigue). Il monte un escalier obscur, porteur d’un plateau d’où émerge l’étonnante lumière d’un verre de lait : durant les minutes qui ont précédé, Johnny s’est renseigné auprès d’une amie écrivaine à propos d’un poison indolore et imperceptible. Pour le spectateur, il n’y a pas de doute, le poison est dans le verre. Hitchcock étire la scène, dilate le temps pour rendre la tension insoutenable, les ombres portées de la verrière au plafond évoquant la forme d’une toile d’araignée fatale. Plus il monte, et plus l’escalier s’obscurcit, à tel point qu’on finit par ne plus voir que le lait, d’un blanc terrifiant. Interrogé par François Truffaut sur cette séquence,
Hitchcock révéla son astucieux secret :
« A. Hitchcock : J'avais fait mettre une lumière dans le verre de lait.
F. Truffaut : Un projecteur dirigé vers le lait ?
A. Hitchcock : Non, dans le verre. Parce qu'il fallait que ce fût extrêmement lumineux. Cary Grant monte l'escalier et il fallait que l'on ne regardât que ce verre. »
Cette séquence, cumulée avec d’autres idées remarquables et éminemment hitchcockiennes qui parsèment le film (notamment dans l’utilisation des mcguffins), provoque un frisson cinéphile inégalable. Pour tout dire, le projet d’une adaptation du roman de Francis Iles, Before the Fact, traînait dans les cartons de la RKO depuis quelques années, et Louis Hayward, puis Robert Montgomery avaient été approché pour incarner le rôle de Johnny. Sans faire de la divination, il y a fort à parier que ces films, s’ils avaient vu le jour, n’auraient eu que très peu à voir avec celui-ci. Tout simplement parce que, malgré ses défauts, Soupçons porte la patte de son auteur, qui s’est rapproprié un assez faible matériau de départ pour en faire une œuvre personnelle, bancale mais attachante. Avant, je n’aimais pas Soupçons. Mais c’est du passé.
(1) Hitchcock confie à Peter Bogdanovitch la fin qu’il souhaitait tourner : « Joan Fontaine écrit une lettre à sa mère, indiquant qu’elle aime son mari mais aussi qu’elle a l’impression qu’il est un assassin. Elle ne souhaite plus vivre avec lui et est prête à mourir de ses mains à lui. Mais elle pense en même temps que la société doit être protégée contre lui. Il arrive avec le fatal verre de lait et lui donne. Avant de boire, elle lui dit : « Peux-tu poster cette lettre que j’ai écrite à ma mère ? » Elle boit le lait et meurt. On voit ensuite Cary Grant de bonne humeur et sifflotant aller jusqu’à la boîte aux lettres et poster la lettre ! »
(2) Une séquence amusante montre un inspecteur de police observer avec attention mais circonspection un tableau cubiste, comme une allégorie de la fragmentation de la perception qui conditionne une bonne partie du film.
(3) Dans leur ouvrage consacré au cinéaste, Claude Chabrol et Eric Rohmer voient même Lina comme un « vampire, se nourrissant du soupçon pour pouvoir se vautrer dans l’échec de son amour. »
EN SAVOIR PLUS
La fiche IMDb du film
Par Antoine Royer - le 28 septembre 2010
---------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
13 juillet 2016
Suspicion (Alfred Hitchcock, 1941)
On peut difficilement faire plus hitchcockien que ce film merveilleux, l'un des chefs d'oeuvre du metteur en scène. Il se fait plaisir, avec une adaptation d'un livre, dont il a confié la mise en oeuvre à son épouse Alma, assistée de Joan Harrison; le roman Before the fact, de Francis Iles, avait presque tout pour intéresser Hitchcock: une intrigue classique située dans le sud de l'Angleterre, une narration à la première personne par une femme qui allait être la victime d'un meurtre, et le découvrait progressivement. Parmi d'autres mensonges naïvement colportés par François Truffaut, Hitchcock est supposé avoir regretté toute sa vie avoir "trahi" son idée initiale en changeant le personnage de Johnny Aysgarth qui dans son film devient innocent de tout crime. On ne croit pas une seule seconde à cette hypothèse: d'une idée amusante dans le roman, Hitchcock passe à une étude noire sur l'âme humaine, doublée d'un regard impressionnant sur la psychologie d'une femme qui a toute sa vie réprimé sa sexualité, et éprouve les plus grandes difficultés à y faire face...
Johnny Aysgarth, meurtrier potentiel et play-boy invétéré, ce sera donc Cary Grant, pour le premier de quatre rôles en or pour Hitchcock. Et face à lui, déjà sollicitée par Hitchcock pour Rebecca, on trouve Joan Fontaine dans ce qui est peut-être son meilleur rôle...
Lina, une jeune femme très comme il faut d'une famille respectable, rencontre le flamboyant Johnny Aysgarth, un play-boy aux manières déplaisantes... dont elle tombe amoureuse de suite. Sans trop attendre, et bien sûr contre l'avis des parents de la jeune femme, ils se marient, et commencent à vivre une vie de luxe, avant que Lina ne se rende compte que son mari n'a en réalité pas un sou... Et si son comportement irresponsable et insouciant ne l'inquiète pas trop, elle réalise assez vite que le tempérament de Johnny ne s'accommode ni d'un travail à plein temps, ni de plaies d'argent. Lorsque il se lance en compagnie d'un ami dans une affaire un peu louche, et que cet ami meurt d'une façon étrange, se peut-il que Johnny ait provoqué sa mort pour mettre la main sur ses parts? Et quand viendrait donc son tour à elle?
Oui, le film est nettement plus intéressant si le soupçon de meurtre n'est qu'un soupçon, et si tout, finalement, est dans la tête de Lina. Tout commence dans l'obscurité, de façon inattendue: on entend la voix de Cary Grant, et la lumière se fait: nous sommes dans le compartiment d'un train qui vient juste de passer sous un tunnel, et Johnny Aysgarth vient d'entrer là ou seule Lina se tenait. Elle lisait, et tout est fait pour nous la présenter comme une vieille fille typique: lunettes, tenue très austère, et un livre de psychologie sur les genoux. Mais Johnny, quand il la reverra, aura le coup de foudre: débarrassée de ses lunettes, à cheval, le sourire aux lèvres, Lina est une femme bien plus elle qu'elle n'y paraissait... Une bonne part de la première moitié du film est consacrée à cette métamorphose à caractère sexuel. Et Hitchcock fait jouer tous les éléments en faveur de la séduction de Lina par Johnny...
C'est le point de vue de Lina qui est l'unique vecteur de l'intrigue, et c'est ce qui donnera à la deuxième moitié, celle durant laquelle les soupçons s'installent, tout son intérêt: tout commence lorsque Aysgarth, sans émotion apparente, dit à son épouse que leur ami Beaky ne devrait pas boire de Cognac, car ça le tuera un jour: on passe de la comédie sentimentale, basée essentiellement sur l'embarras d'une jeune femme riche qui découvre la vie un peu dangereuse de son flambeur de mari, à un drame psychologique dans lequel une femme qui s'est donnée à un homme découvre des facettes de plus en plus inquiétantes de son caractère. Et la mise en scène d'Hitchcock se métamorphose de séquence en séquence, tendant inéluctablement vers une confrontation entre les soupçons de l'une et la vérité de l'autre, qui est aussi du même coup un test pour les sentiments de l'une et de l'autre.
La séquence la plus célèbre de ce film est bien sur celle du verre de lait, durant laquelle Lina, qui s'est apparemment résignée à l'hypothèse que son mari veuille l'empoisonner, va se coucher pendant que Johnny va lui chercher un verre de lait. La maison dans laquelle la plupart des scènes se passent est un endroit très lumineux, mais qui sait devenir inquiétant à l'occasion. Cette scène est fabuleuse pour la science des ombres et de la lumière du metteur en scène, et bien sur une idée simple, mais géniale: une source de lumière cachée à l'intérieur du verre de lait, et il nous est impossible de regarder autre chose... Tout le film brille d'une mise en scène assurée, sans aucun effet gratuit, qui joue sur les impressions, le non-dit, et utilise toutes les ressources du décor, et de l'intrigue... Voire les deux: une scène voit Lina recevoir des nouvelles de l'ami Beaky, et comme elle commence à soupçonner son mari, elle reçoit des policiers qui lui donnent un article de journal à lire. Ce qu'elle fait, mais non sans avoir chaussé ses lunettes, et pris place sous le regard inquisiteur d'un portrait de son très sévère père disparu, qui désapprouvait tant son choix de se marier avec Johnny Aysgarth. Elle redevient à cet instant la vieille fille à la sexualité réprimée... En confondant systématiquement ces deux aspects du personnages, Hitchcock nous livre une fois de plus un portrait époustouflant d'un personnage. Bien sur ses propres vues sur la sexualité féminine (on remarquera au passage que parmi les personnages qui "aident" Lina à comprendre, ou plutôt à se méprendre sur Johnny, figure Isobel, une amie auteure de romans policiers, qui a quelques habitudes masculines, et vit avec une femme. Comme toujours, l'homosexualité est indissociable de l'erreur chez Hitchcock!
Mais quoi qu'il en soit, ce film magnifiquement construit, qui voit Hitchcock faire semblant de retourner en Grande-Bretagne, reconstruite en Californie (les matte paintings étaient nécessaires pour transformer le ciel radieux en univers nuageux...) est une oeuvre parfaitement maîtrisée, qui aboutit à une superbe étude du soupçon chez une personne autrement parfaitement sensée. Et nous, spectateurs, n'avons-nous pas eu les mêmes soupçons? Et n'en reste-t-il pas un peu au moment ou le mot fin apparaît? Ce film noir, élégant, est un plaisir sans cesse renouvelé, dans lequel on retrouve deux acteurs au sommet de leur art, et en prime la superbe musique de Franz Waxman.
=========================
Soupçons
Posté le 18 avril 2012 — Aucun commentaire ↓
Alfred Hitchcock, 1941 (États-Unis)
On peut difficilement faire plus hitchcockien que ce film merveilleux, l'un des chefs d'oeuvre du metteur en scène. Il se fait plaisir, avec une adaptation d'un livre, dont il a confié la mise en oeuvre à son épouse Alma, assistée de Joan Harrison; le roman Before the fact, de Francis Iles, avait presque tout pour intéresser Hitchcock: une intrigue classique située dans le sud de l'Angleterre, une narration à la première personne par une femme qui allait être la victime d'un meurtre, et le découvrait progressivement. Parmi d'autres mensonges naïvement colportés par François Truffaut, Hitchcock est supposé avoir regretté toute sa vie avoir "trahi" son idée initiale en changeant le personnage de Johnny Aysgarth qui dans son film devient innocent de tout crime. On ne croit pas une seule seconde à cette hypothèse: d'une idée amusante dans le roman, Hitchcock passe à une étude noire sur l'âme humaine, doublée d'un regard impressionnant sur la psychologie d'une femme qui a toute sa vie réprimé sa sexualité, et éprouve les plus grandes difficultés à y faire face...
Johnny Aysgarth, meurtrier potentiel et play-boy invétéré, ce sera donc Cary Grant, pour le premier de quatre rôles en or pour Hitchcock. Et face à lui, déjà sollicitée par Hitchcock pour Rebecca, on trouve Joan Fontaine dans ce qui est peut-être son meilleur rôle...
Lina, une jeune femme très comme il faut d'une famille respectable, rencontre le flamboyant Johnny Aysgarth, un play-boy aux manières déplaisantes... dont elle tombe amoureuse de suite. Sans trop attendre, et bien sûr contre l'avis des parents de la jeune femme, ils se marient, et commencent à vivre une vie de luxe, avant que Lina ne se rende compte que son mari n'a en réalité pas un sou... Et si son comportement irresponsable et insouciant ne l'inquiète pas trop, elle réalise assez vite que le tempérament de Johnny ne s'accommode ni d'un travail à plein temps, ni de plaies d'argent. Lorsque il se lance en compagnie d'un ami dans une affaire un peu louche, et que cet ami meurt d'une façon étrange, se peut-il que Johnny ait provoqué sa mort pour mettre la main sur ses parts? Et quand viendrait donc son tour à elle?
Oui, le film est nettement plus intéressant si le soupçon de meurtre n'est qu'un soupçon, et si tout, finalement, est dans la tête de Lina. Tout commence dans l'obscurité, de façon inattendue: on entend la voix de Cary Grant, et la lumière se fait: nous sommes dans le compartiment d'un train qui vient juste de passer sous un tunnel, et Johnny Aysgarth vient d'entrer là ou seule Lina se tenait. Elle lisait, et tout est fait pour nous la présenter comme une vieille fille typique: lunettes, tenue très austère, et un livre de psychologie sur les genoux. Mais Johnny, quand il la reverra, aura le coup de foudre: débarrassée de ses lunettes, à cheval, le sourire aux lèvres, Lina est une femme bien plus elle qu'elle n'y paraissait... Une bonne part de la première moitié du film est consacrée à cette métamorphose à caractère sexuel. Et Hitchcock fait jouer tous les éléments en faveur de la séduction de Lina par Johnny...
C'est le point de vue de Lina qui est l'unique vecteur de l'intrigue, et c'est ce qui donnera à la deuxième moitié, celle durant laquelle les soupçons s'installent, tout son intérêt: tout commence lorsque Aysgarth, sans émotion apparente, dit à son épouse que leur ami Beaky ne devrait pas boire de Cognac, car ça le tuera un jour: on passe de la comédie sentimentale, basée essentiellement sur l'embarras d'une jeune femme riche qui découvre la vie un peu dangereuse de son flambeur de mari, à un drame psychologique dans lequel une femme qui s'est donnée à un homme découvre des facettes de plus en plus inquiétantes de son caractère. Et la mise en scène d'Hitchcock se métamorphose de séquence en séquence, tendant inéluctablement vers une confrontation entre les soupçons de l'une et la vérité de l'autre, qui est aussi du même coup un test pour les sentiments de l'une et de l'autre.
La séquence la plus célèbre de ce film est bien sur celle du verre de lait, durant laquelle Lina, qui s'est apparemment résignée à l'hypothèse que son mari veuille l'empoisonner, va se coucher pendant que Johnny va lui chercher un verre de lait. La maison dans laquelle la plupart des scènes se passent est un endroit très lumineux, mais qui sait devenir inquiétant à l'occasion. Cette scène est fabuleuse pour la science des ombres et de la lumière du metteur en scène, et bien sur une idée simple, mais géniale: une source de lumière cachée à l'intérieur du verre de lait, et il nous est impossible de regarder autre chose... Tout le film brille d'une mise en scène assurée, sans aucun effet gratuit, qui joue sur les impressions, le non-dit, et utilise toutes les ressources du décor, et de l'intrigue... Voire les deux: une scène voit Lina recevoir des nouvelles de l'ami Beaky, et comme elle commence à soupçonner son mari, elle reçoit des policiers qui lui donnent un article de journal à lire. Ce qu'elle fait, mais non sans avoir chaussé ses lunettes, et pris place sous le regard inquisiteur d'un portrait de son très sévère père disparu, qui désapprouvait tant son choix de se marier avec Johnny Aysgarth. Elle redevient à cet instant la vieille fille à la sexualité réprimée... En confondant systématiquement ces deux aspects du personnages, Hitchcock nous livre une fois de plus un portrait époustouflant d'un personnage. Bien sur ses propres vues sur la sexualité féminine (on remarquera au passage que parmi les personnages qui "aident" Lina à comprendre, ou plutôt à se méprendre sur Johnny, figure Isobel, une amie auteure de romans policiers, qui a quelques habitudes masculines, et vit avec une femme. Comme toujours, l'homosexualité est indissociable de l'erreur chez Hitchcock!
Mais quoi qu'il en soit, ce film magnifiquement construit, qui voit Hitchcock faire semblant de retourner en Grande-Bretagne, reconstruite en Californie (les matte paintings étaient nécessaires pour transformer le ciel radieux en univers nuageux...) est une oeuvre parfaitement maîtrisée, qui aboutit à une superbe étude du soupçon chez une personne autrement parfaitement sensée. Et nous, spectateurs, n'avons-nous pas eu les mêmes soupçons? Et n'en reste-t-il pas un peu au moment ou le mot fin apparaît? Ce film noir, élégant, est un plaisir sans cesse renouvelé, dans lequel on retrouve deux acteurs au sommet de leur art, et en prime la superbe musique de Franz Waxman.
=========================
Soupçons
Posté le 18 avril 2012 — Aucun commentaire ↓
Alfred Hitchcock, 1941 (États-Unis)
Après Rebecca produit en 1940, Suspicion est le second film d’Hitchcock à Hollywood. Pour cette histoire de couple dont la confiance se délite en même temps que la comédie sentimentale qui se joue devant nos yeux se change en un film sombre, Hitchcock confie ses personnages à Joan Fontaine avec qui il se fâche ensuite* et Cary Grant, acteur avec lequel, à l’inverse, il apprécie ensuite collaborer (Les enchaînés, 1948, La main au collet, 1955, La mort aux trousses, 1959).
Les deux premiers plans qui présentent les personnages en champ-contre-champ les barrent chacun d’une ombre comme s’il s’agissait d’un interdit ou d’un conseil qui leur était adressé, peut-être vaudrait-il mieux ne jamais adresser la parole à l’autre.Johnnie Aysgarth voyage en première classe avec un ticket de troisième classe. C’est un peu le résumé de son train de vie. Lina fait bien malgré elle la rencontre de cet aigrefin dans un wagon. Il lui demande de l’argent pour payer sa place au contrôleur et, à peine a-t-elle sorti son porte-monnaie, qu’il se sert en piquant directement dedans la pièce qu’il lui manque. Sur les champs de courses, la scène suivante, il est séduit. Plus tard à proximité de l’église, ce qui n’est pas insignifiant, au milieu du paysage désolé et dans une étreinte, le couple est formé mais résiste encore à la tourmente sentimentale qui souffle sur lui. Ce moment pourrait également se révéler comme la pessimiste métaphore de la vie à deux. Enlacé malgré tout, elle l’écarte presque. C’est l’environnement familial de Lina qui la décide (soumise à l’autorité paternelle et craignant l’image de vieille fille qu’elle renvoie à ses parents).
Nous pensions à Hitchcock en voyant Hantise de Cukor (1944), voilà que nous repensons à Cukor devant Soupçons. Dans les deux œuvres, qui n’ont que trois ans d’intervalle, la femme était victime, fusse-t-elle imaginaire, de son mari (Ingrid Bergman trompée par le lumineux stratagème de Charles Boyer). Le mariage, d’après ce que nous disent les deux réalisateurs (ils sont exactement de la même génération), est une institution peu favorable à l’épanouissement d’un amour, plutôt l’occasion facilitée pour l’homme méprisable (ou seulement soupçonné) de plumer sa faible mais riche femme. La demeure conjugale dans Soupçons comme dans Hantise n’est plus le cocon chaud et rassurant qu’elle devrait être mais la prison matérialisée d’une union regrettée et la tanière du criminel. Ainsi, le foyer de Lina et Johnnie est propice aux ombres et aux idées noires…
« Vous croyiez que j’allais vous tuer ou vous embrasser ? »
Hitchcock met en scène le récit du point de vue de Lina dont l’angoisse est grandissante. Les premières inquiétudes naissent lorsque Lina découvre que son séducteur de mari est avant tout un fin hâbleur. Ses soucis entament son bonheur lorsqu’elle apprend qu’il a volé de l’argent à son employeur. Elle le soupçonne enfin quand elle lui trouve un mobile pour assassiner son ami Beaky. D’abord la partie de Scrabble dont les mots trouvés comme « murder » trahissent sa pensée, puis Hitchcock met en images le terrible crime qu’elle imagine (Beaky poussé de la falaise). Dès que ses doutes surgissent, Lina n’est plus en sûreté chez elle. La photographie et le décor recomposent alors l’espace mental de la jeune femme. Partout sur les murs, l’ombre d’une immense toile d’araignée se projette et l’emprisonne (en fait une verrière que jamais l’on ne voit). Parfois le voile du soupçon se lève et d’un coup la clarté rejaillit dans la pièce (Beaky retrouvé). L’idée de la proie à la merci du monstre redouté est d’une part accentuée par une scène géniale où Johnny collecte des renseignements sur le meurtre par empoisonnement auprès d’Isobel Sedbusk (Auriol Lee), auteur de romans policiers (Hitchcock lui-même ? « My villain ? My hero ! »**), et d’autre part à travers la mise en scène éloquente de la séquence suivante (Lina coincée dans son fauteuil ou dans son lit, son mari la tirant par la main dans l’escalier ou la dominant de sa hauteur). La scène du verre de lait est restée célèbre. Là encore, le travail sur la lumière fut minutieux (le verre était éclairé de l’intérieur par une ampoule).
Soupçons s’achève de façon ambiguë. Cary Grant en meurtrier ? Ce que les producteurs de la RKO refusaient d’envisager, Hitch laisse le soin au spectateur d’en décider et laisse surtout dans les esprits la paranoïa s’installer.
* Il dira d’elle qu’elle n’était qu’une marionnette et que son rôle n’avait été rendu cohérent « qu’à coup de ciseaux et de colle ». Bruno Villien, Hitchcock, éd. Colona, coll. « L’œil du cinéma », Paris, 1982, p.146-151.
** B. Villien, Hitchcock, p.146-151.
Après Rebecca produit en 1940, Suspicion est le second film d’Hitchcock à Hollywood. Pour cette histoire de couple dont la confiance se délite en même temps que la comédie sentimentale qui se joue devant nos yeux se change en un film sombre, Hitchcock confie ses personnages à Joan Fontaine avec qui il se fâche ensuite* et Cary Grant, acteur avec lequel, à l’inverse, il apprécie ensuite collaborer (Les enchaînés, 1948, La main au collet, 1955, La mort aux trousses, 1959).
Johnnie Aysgarth voyage en première classe avec un ticket de troisième classe. C’est un peu le résumé de son train de vie. Lina fait bien malgré elle la rencontre de cet aigrefin dans un wagon. Il lui demande de l’argent pour payer sa place au contrôleur et, à peine a-t-elle sorti son porte-monnaie, qu’il se sert en piquant directement dedans la pièce qu’il lui manque. Sur les champs de courses, la scène suivante, il est séduit. Plus tard à proximité de l’église, ce qui n’est pas insignifiant, au milieu du paysage désolé et dans une étreinte, le couple est formé mais résiste encore à la tourmente sentimentale qui souffle sur lui. Ce moment pourrait également se révéler comme la pessimiste métaphore de la vie à deux. Enlacé malgré tout, elle l’écarte presque. C’est l’environnement familial de Lina qui la décide (soumise à l’autorité paternelle et craignant l’image de vieille fille qu’elle renvoie à ses parents).
Nous pensions à Hitchcock en voyant Hantise de Cukor (1944), voilà que nous repensons à Cukor devant Soupçons. Dans les deux œuvres, qui n’ont que trois ans d’intervalle, la femme était victime, fusse-t-elle imaginaire, de son mari (Ingrid Bergman trompée par le lumineux stratagème de Charles Boyer). Le mariage, d’après ce que nous disent les deux réalisateurs (ils sont exactement de la même génération), est une institution peu favorable à l’épanouissement d’un amour, plutôt l’occasion facilitée pour l’homme méprisable (ou seulement soupçonné) de plumer sa faible mais riche femme. La demeure conjugale dans Soupçons comme dans Hantise n’est plus le cocon chaud et rassurant qu’elle devrait être mais la prison matérialisée d’une union regrettée et la tanière du criminel. Ainsi, le foyer de Lina et Johnnie est propice aux ombres et aux idées noires…
« Vous croyiez que j’allais vous tuer ou vous embrasser ? »
Hitchcock met en scène le récit du point de vue de Lina dont l’angoisse est grandissante. Les premières inquiétudes naissent lorsque Lina découvre que son séducteur de mari est avant tout un fin hâbleur. Ses soucis entament son bonheur lorsqu’elle apprend qu’il a volé de l’argent à son employeur. Elle le soupçonne enfin quand elle lui trouve un mobile pour assassiner son ami Beaky. D’abord la partie de Scrabble dont les mots trouvés comme « murder » trahissent sa pensée, puis Hitchcock met en images le terrible crime qu’elle imagine (Beaky poussé de la falaise). Dès que ses doutes surgissent, Lina n’est plus en sûreté chez elle. La photographie et le décor recomposent alors l’espace mental de la jeune femme. Partout sur les murs, l’ombre d’une immense toile d’araignée se projette et l’emprisonne (en fait une verrière que jamais l’on ne voit). Parfois le voile du soupçon se lève et d’un coup la clarté rejaillit dans la pièce (Beaky retrouvé). L’idée de la proie à la merci du monstre redouté est d’une part accentuée par une scène géniale où Johnny collecte des renseignements sur le meurtre par empoisonnement auprès d’Isobel Sedbusk (Auriol Lee), auteur de romans policiers (Hitchcock lui-même ? « My villain ? My hero ! »**), et d’autre part à travers la mise en scène éloquente de la séquence suivante (Lina coincée dans son fauteuil ou dans son lit, son mari la tirant par la main dans l’escalier ou la dominant de sa hauteur). La scène du verre de lait est restée célèbre. Là encore, le travail sur la lumière fut minutieux (le verre était éclairé de l’intérieur par une ampoule).
Soupçons s’achève de façon ambiguë. Cary Grant en meurtrier ? Ce que les producteurs de la RKO refusaient d’envisager, Hitch laisse le soin au spectateur d’en décider et laisse surtout dans les esprits la paranoïa s’installer.
* Il dira d’elle qu’elle n’était qu’une marionnette et que son rôle n’avait été rendu cohérent « qu’à coup de ciseaux et de colle ». Bruno Villien, Hitchcock, éd. Colona, coll. « L’œil du cinéma », Paris, 1982, p.146-151.
** B. Villien, Hitchcock, p.146-151.
par Selenie - 27 Décembre 2021, 09:13 - Catégories : #Critiques de films
Après "Joies Matrimoniales" (1941) dont le titre ne reflète pas vraiment le sentiment de Alfred Hitchcock, ce dernier s'attaque à un livre dont la RKO a les droits depuis 1932 sans arriver à l'adapter tant il est sulfureux aux yeux de la censure. Le livre est "Before the Fact" (1932) de Francis Iles pseudonyme de Anthony Berkeley, roman qui mêle meurtre, suicide et adultère de quoi hérisser les poils de tous censeurs mais qui excite logiquement le réalisateur britannique. Ce projet est pour une fois idéal, la RKO désire le produire depuis des années, et Hitchcock considère le roman comme un chef d'oeuvre du genre. Après la déception de sa première comédie avec "Joies Matrimoniales", le cinéaste retrouve ses deux fidèles collaboratrices au scénario avec son épouse Alma Reville et Joan Harrison, cette dernière ayant déjà signée "La Taverne de la Jamaïque" (1939), "Rebecca" (1940) et "Correspondant 17" (1940). Le côté comédie de couple en filigrane est sans doute l'oeuvre du troisième scénariste, nouveau venu dans l'univers du cinéaste britannique, Samson Raphaelson scénariste fétiche d'un certain Ernst Lubitsch notamment sur des succès comme "Haute Pègre" (1932), "La Veuve Joyeuse" (1934) ou "Ange" (1937). À noter que ce projet a quelques similarités avec "Rebecca" (1940) sur la dimension thriller aux thématiques sujettes à la censure, ce qui a sans doute aussi pousser Hitchcock à refaire appel au compositeur Franz Waxman pour la musique...
Lina, jeune héritière, fait la rencontre de Johnnie dont la réputation de coureur de jupons et de joueurs invétérés le précède, genre vilain petit canard de la bonne société. Pourtant elle se laisse séduire et croit en lui. Mais bientôt elle doit s'avouer que son époux est un menteur au point qu'elle commence à le soupçonner qu'il veut la tuer... Johnnie est joué par Cary Grant, star depuis peu avec des films comme "L'Impossible Monsieur Bébé" (1938) de Howard Hawks ou "Indiscrétions" (1940) de George Cukor, et qui retrouvera Hitchcock pour trois chefs d'oeuvre "Les Enchaînés" (1946), "La Main au Collet" (1955) et "La Mort aux Trousses" (1959). Son épouse Lina est incarnée par Joan Fontaine qui a connu quelques jolis succès jusqu'à "Femmes" (1939) de George Cukor mais qui est surtout devenue une star grâce justement à "Rebecca" (1940) après lequel elle retrouve Hitchcock. Mais elle comme Hitchcock retrouvent aussi plusieurs partenaires après ce film, comme Nigel Bruce, Leo G. Carroll, Leonard Carey, Edward Fielding, Lumsden Hare, tous ces acteurs retrouvent et/ou retrouveront Hitchcock à l'instar d'autres acteurs comme Dame May Whitty héroïne de "Une Femme Disparaît" (1938), Isabel Jeans de retour des années après dans le giron du Maître après "Downhill" (1927) et "Le Passé ne Meurt pas" (1928), Gavin Gordon qui sera aussi dans "Les Enchaînés", Gertrude Hoffman qui était dans "Correspondant 17" ou Heather Angel qui sera dans "Lifeboat" (1944). Notons que plusieurs d'entre eux se retrouveront aussi sur deux autres films hors Hitchcock, ainsi Reginald Sheffield retrouvera sur "Prisonniers du Passé" (1942) Edward Fielding, Aubrey Mather et Lumsden Hare, ces deux derniers se retrouveront quant à eux dans "La Dynastie des Forsyte" (1949) de Compton Bennett avec Leonard Carey. Pour finir, citons Sir Cedric Hardwicke, grand acteur shakespearien qui sera aussi très présent au cinéma notamment dans les grands drames historiques de "Marie Tudor" (1936) et "Les Mines du Roi Salomon" (1937) tous deux de Robert Stevenson à "Les Dix Commandements" (1956) de Cecil B. De Mille en passant par "Salomé" (1953) de William Dieterle... Pour commencer, expliquons le titre originel qui est en V.O. "Before the Fact", mais lors de tests il s'avère que le public ne comprend pas la référence juridique ("complice par instigation") puisque Lina dans le roman se suicide par amour, et donc est complice de son propre meurtre prémédité par son époux. C'est ensuite qu'il a fallu chercher un autre titre plus "banal et bon marché" dixit Hitchcock ; ce sera donc "Suspicion". Autre petite différence, Lina est surnommée Monkey Face en V.O. puis Ouistiti en V.F., ce qui est un peu imprécis puisque le terme anglais signifie "petite coquine" ou "petite espiègle" ; avouons-le, Ouistiti n'est pas si dénué de sens.
Malgré une production hollywoodienne l'histoire reste très britannique, c'est pour cette raison que Hitchcock choisit des acteurs majoritairement britannique, notamment en choisissant Joan Fontaine plutôt que la française Michèle Morgan, tandis que pour accentuer l'empathie il choisit Cary Grant qui est alors vu comme un acteur de comédie. Ce dernier choix est d'autant plus judicieux que Hitchcock veut qu'il soit coupable ! Malheureusement, les producteurs de la RKO refusent partant du principe qu' acteur aussi populaire ne serait pas accepté par le public comme étant un meurtrier. Mais c'est finalement mal connaître Hitchcock qui n'est jamais aussi fort que quand il faut contourner les règles ou la censure. Ainsi la grande réussite du film réside dans le fait que tout le film est construit comme si le doute de Lina était tangible et malgré un happy end on a pourtant la douloureuse sensation que Lina se fait une fois de plus berner ! Cette sensation est pourtant assez désagréable car Cary Grant est clairement coupable dans son jeu et Hitchcock fait tout pour qu'on le croit, mais officiellement son personnage est innocent... Ou pas ?! Il est certain que bon nombre de spectateurs ne ressentent pas la même chose sur la culpabilité ou non de Johnnie. Hitchcock lui-même dira tout et son contraire, finalement le fait que le Code Hays censure et interdit le suicide comme le meurtre impuni ouvre une autre opportunité et Hitchcock s'y engouffre avec vice et délice. On peut aussi y voir que le réalisateur interroge le spectateur sur la fragilité des soupçons et des interprétations de ce qu'on peut voir comme des indices par exemple sur les coïncidences qui n'en sont peut être pas (voir sur ce point le livre "Hitchcock, biographie, filmographie illustrée, analyse critique" p. 451 de Patrick Brion). Le réalisateur abordera ce genre de questionnement sur beaucoup d'autres films comme dans "Le Faux Coupables" (1956) ou "Frenzy" (1972). L'autre bon point du film est le mélange des genres, mais cette fois dans une symphonie royale, entre une Lina/Fontaine qui joue avec nuance une nouvelle Rebecca face à un Johnnie/Grant qui passe en revue le panel du playboy entre cynisme, humour, ironie, charme, mystère et fantaisie. L'homme est ainsi tout et son contraire ce qui pousse au doute et/ou à l'espoir. Ce jeu entre culpabilité et innocence est subrepticement mis en valeur en jouant sur le même ton entre ombre et lumière. En effet, quand Johnnie semble coupable il y a un voile qui s'impose, et quand une lueur d'espoir ou un signe d'innocence arrive la lumière surgit, littéralement et/ou avec en plus une musique adéquate comme la valse quand arrive l'ami que Lina croyait mort. L'actrice Joan Fontaine sera d'ailleurs récompensée, après une nomination déçue pour "Rebecca" elle obtient enfin l'Oscar de la meilleure actrice pour sa performance dans "Soupçons", un des rares Oscars dans la filmo Hitchcockienne. Avec ce film Alfred Hitchcock frôle la perfection, un thriller malin à tous les niveaux même si on aurait aimé sans doute un doute plus appuyé sur la culpabilité mais cela reste très subjectif. Un grand film.
Note :
CRITIQUES : AVIS D'INTERNAUTES (55)
Écrire une critique
Critique positive la plus appréciée
Hitchcock nous mène par le bout du nez
Hitchcock a souvent dit que Soupçons était son second film "anglais" (après Rebecca) tourné à Hollywood ; les acteurs, le roman, l'ambiance, le décor, tout est anglais, et c'est justement cette...
Par
le 15 août 2019
40 j'aime
47
Critique négative la plus appréciée
Critique de Soupçons par Arimaa_kousei
Par
le 16 janv. 2022
1 j'aime
A la fois film brillant et extrêmement frustrant
Soupçons est le second film américain d'Alfred Hitchcock, réalisé juste après le triomphe de Rebecca à Hollywood (Oscar 1940 du meilleur film) et toujours avec Joan Fontaine, mais cette fois-ci sans...
Par
le 11 nov. 2021
25 j'aime
16
Flippy Grant
Sur le fond je ne vous apprends rien en dévoilant que ce film traite de la paranoïa. Celle d'une jeune mariée (jouée par Joan Fontaine) qui épouse un homme séduisant (Cary Grant) autant sur un coup...
Par
le 13 déc. 2014
28 j'aime
Critique de Soupçons par Sergent_Pepper
Par
le 19 juin 2013
30 j'aime
2
L'amour du risque
Alors qu'elle rencontre Johnnie, un charmant et malin joueur, dans un train, la belle et riche Lina s'éprend peu à peu de lui. Pourtant, elle va commencer à découvrir sa vraie personnalité et douter...
Par
le 8 août 2016
27 j'aime
6
==========================================================
.DVDCLASSIK.