joi, 11 aprilie 2024

Solomon Mikhoels 2 /

 Textul celor doua postari Salomon Mikhoëls in format PDF

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Comment Staline a réprimé les Juifs soviétiques après la Seconde Guerre mondiale


Mikhoels in Regele Lear

À l'aube de la guerre froide, à la fin des années 1940 – début des années 1950, Joseph Staline trouva des ennemis intérieurs qu'il considérait comme des traîtres – et, malheureusement pour les Juifs soviétiques, c'était eux.

Le 13 janvier 1948, un corps mutilé a été trouvé dans une rue de Minsk (maintenant Biélorussie, alors en URSS). Il appartenait à un homme juif de 57 ans. Solomon Mikhoels, directeur artistique du théâtre juif d'État de Moscou, très connu au-delà de l'URSS pour son travail en tant que chef du Comité juif antifasciste (CJAF), une organisation non gouvernementale fondée en 1942. Et sa mort n'était pas accidentelle. Plusieurs semaines auparavant, en décembre 1947, Joseph Staline avait ordonné à Viktor Abakoumov, le ministre de la sécurité d'État, de planifier et de mener à bien l'assassinat secret de Mikhoels. Les agents d'Abakoumov ont repéré l'homme pendant son voyage à Minsk et l'ont assassiné - le percutant avec un camion - laissant le corps dans la rue pour faire croire à un accident.

Les soupçons meurtriers de Staline

Solomon Mikhoels (1890-1948)

Mikhoels fut une victime de la guerre froide qui s'intensifiait rapidement – peu après la fin de la Seconde Guerre mondiale, la tension entre l'URSS et ses anciens alliés occidentaux augmentait. Comme Guennadi Kostyrtchenko, un historien russe spécialisé dans la recherche sur la politique soviétique envers les Juifs, l'a déclaré dans une interview : « Staline était de plus en plus suspicieux sur l'existence d'une +cinquième colonne+ pro-occidentale au sein de l'URSS et estimait que le nationaliste juif pouvait être une partie de celle-ci ». Il n'y avait aucune preuve attestant cela, mais pour l'appareil oppressif de Staline cette seule possibilité était plus que suffisante. Mikhoels, en tant que chef du CJAF, avait parcouru et l'Amérique du Nord et latine en 1943 pour amasser des fonds pour l'URSS (il avait levé environ 10 millions de dollars) et a eu de nombreux contacts avec l'Occident, ce qui poussait Staline à le considérer comme dangereux, estime Kostyrtchenko. À la fin 1947, il était condamné, tout comme le CJAF.

Lire aussi : Pourquoi l'URSS a-t-elle aidé à créer Israël, avant d'en devenir l'adversaire?

Dans le même temps, Staline et ses sbires n'ont jamais déclaré de campagne officielle contre une ethnie en particulier. « Fondamentalement, dans la presse, ils utilisaient simplement des expressions comme +cosmopolites sans racines+, +ceux qui s'agenouillent devant l'Occident+, mais alors les listes de noms de famille qui suivaient étaient tous étaient Juifs », explique Kostyrtchenko. Tout le monde comprenait qui étaient ces « cosmopolites ».

Les Juifs soviétiques paient pour Israël

Contrairement à la grande purge de Staline des années 1930 qui a conduit à des morts innombrables, sa campagne contre les « cosmopolites » a commencé presque sans effusion de sang, se résumant essentiellement à des critiques dans les journaux et au licenciement de fonctionnaires, le pauvre Mikhoels étant une exception. Mais la situation a vite changé.

À bien des égards, les préjugés de Staline envers les Juifs ont empiré après qu'Israël, que l'URSS avait contribué à créer en 1948, a choisi d'être un allié des États-Unis. Déçu et effrayé par le fait que la cause sioniste montait en puissance dans le pays, Staline n'a jamais laissé les Juifs soviétiques partir en Israël et a décidé d'anéantir complètement le CJAF, qui servait de pont entre les Juifs en URSS et leurs diasporas à travers le monde.

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Nuit des poètes assassinés

Et c'est exactement ce qui s'est passé à la fin de l'année 1948: le gouvernement a dissout le Comité et a entamé des procès qui ont duré jusqu'en 1952. 15 membres clés de l'Organisation ont été accusés de trahison et de coopération avec le renseignement américain. Les services secrets n'hésitaient pas à recourir à la torture. « Chaque jour, ils me battaient avec un bâton de caoutchouc et puis, quand je suis tombé, ils me donnaient des coups de pied » : c'est ainsi que l'un des détenus a décrit ses interrogatoires au tribunal.

Comité juif antifasciste (CJAF), 1941

Dans la Russie de Staline, les confessions obtenues sous la torture suffisaient pour mener au verdict. Le tribunal a condamné 13 des 15 accusés à mort, et ils ont été exécutés secrètement le 12 août 1952. Pour la communauté juive, cette date devint connue sous le nom de « nuit des poètes assassinés », car plusieurs victimes étaient des auteurs écrivant en hébreu et en yiddish. Pendant trois ans, les fonctionnaires soviétiques ont nié leur mort – officiellement, ils avaient juste « disparu » des yeux du monde.

Soulagement soudain

Peu après, à la fin de l’année 1952, une nouvelle « affaire » a éclaté. Un groupe de médecins de Moscou de renom, principalement des Juifs, ont été accusés d'avoir tenté d'assassiner les dirigeants soviétiques en leur prescrivant un mauvais traitement.

Lire aussi : Et si les victimes des purges staliniennes vivaient parmi nous aujourd’hui?

« Cela a commencé avec une lettre vieille de 5 ans, disant qu'une Commission de médecins du Kremlin avait probablement prescrit un mauvais traitement à Andreï Jdanov, l'un des ministres de Staline », explique Guennadi Kostyrtchenko. À l'époque, Staline a ignoré la lettre, mais le moment venu, il l'a utilisée comme un autre prétexte pour mener des répressions contre les « cosmopolites ».

La police a arrêté plusieurs dizaines de médecins, accusés de « fomenter un complot sioniste », même si tous n'étaient pas juifs. C'était la première fois que la cause « sioniste » a été mentionnée officiellement, ce qui a conduit à une campagne plus intense dans la presse contre les Juifs.

On ignore quels étaient précisément les plans de Staline envers les Juifs à l'époque. Comme Lioubov Vovsi, dont le père était parmi les détenus, s'en rappelle, « les rumeurs selon lesquelles tous les Juifs seraient envoyés en Extrême-Orient remplissaient Moscou ». Très probablement, ces rumeurs exagéraient la situation car le gouvernement n'a pas mené de préparatifs pour cela, estiment les historiens. Quoi qu'il en soit, la situation des détenus était rude et seule la mort de Staline le 5 mars 1953 a mis fin au cauchemar. Ceux qui ont hérité du pouvoir ont mis fin à la campagne, et tous les docteurs sont rentrés chez eux vivants, avant que toutes les poursuites les visant soient abandonnées.







https://www.lemonde.fr/livres/article/2006/04/20/un-crime-en-enfer_763504_3260.html

Un crime en enfer

Dans "La Corde et la Pierre", Arkadi Vaïner, mort en avril 2005, et son frère Gueorgui racontent les purges antisémites à la fin des années 1940 dans un Moscou livré au marasme économique.

Par Samuel Blumenfeld

Publié le 20 avril 2006 à 17h29, modifié le 20 avril 2006 à 17h29

La vérité romanesque a parfois un temps d'avance sur l'Histoire. L'acte de décès officiel du communisme soviétique coïncide officiellement avec la chute du mur de Berlin en 1989. Pour Arkadi et Gueorgui Vaïner, dans La Corde et la Pierre, roman, publié juste après ces événements mais écrit quinze ans plus tôt, cette chute commence en 1978, quand une jeune étudiante juive, Sulamith Guinzbourg, décide de ne plus jouer le jeu du régime. Elle n'accepte plus que sa thèse, consacrée au poète hébraïque Haïm Nahman Bialik, soit considérée comme mauvaise. Elle n'adhère pas à cette célèbre phrase de Karl Marx, "la chimérique nationalité du juif est celle du mercantile et de l'homme d'argent en général", que le régime communiste aura, mieux que n'importe quel précepte du philosophe allemand, suivi à la lettre. Sulamith veut partir en Israël, sur la terre de ses ancêtres, au risque de se retrouver dans un hôpital psychiatrique. Et surtout, crime imprescriptible en Union soviétique, elle veut, avant de quitter ce pays, connaître la vérité en dénouant un ultime secret de famille.

Ce secret n'est pas seulement celui d'une fratrie déchirée. Il concerne l'inconscient d'un pays qui n'a toujours pas regardé son Histoire en face. Que cette enquête soit confiée, dans le roman, à un écrivain censuré, alcoolique notoire, Aliocha Epantchine, fils d'un général sanguinaire qui officiait sous Staline, est tout un symbole.

Ce secret, le voilà. La nuit du 13 janvier 1948, à Minsk, Moïsseï Guinzbourg, le père de Sulamith, est assassiné, en compagnie du grand acteur juif Solomon Mikhoels, à coups de barre de fer, par la police de Staline. La présence fictionnelle de Moïsseï Guinzbourg mise à part, les faits consignés sont tristement exacts. Solomon Mikhoels, directeur du Théâtre juif de Moscou, faisait partie du Comité antifasciste juif. Mikhoels était aussi le représentant officieux de la communauté juive soviétique. Il bénéficie de funérailles nationales de façade. Mais son nom est exhumé un an plus tard par un rapport du NKVD, qui fait apparaître que le comédien serait le maître d'oeuvre d'une vaste conspiration sioniste. En janvier 1949, 144 écrivains juifs sont arrêtés. Parmi eux, Peretz Markish et David Bergelson. La littérature yiddish est bannie le mois suivant. Le 12 août 1952, l'une des nuits les plus noires de l'histoire du peuple juif, relatée ici de manière poignante, les poètes Dovid Hofstein et Itzik Fefer, Peretz Markish, et David Bergelson sont exécutés en compagnie d'une douzaine d'autres écrivains yiddish. L'assassinat de Solomon Mikhoels marquait ainsi le début d'une campagne antisémite sans précédent, dont l'objectif était la déportation et l'extermination totale des juifs soviétiques. Le régime visait les "cosmopolites sans famille". La dénonciation du prétendu complot des "blouses blanches", stoppée par le mort de Staline, sera le point d'orgue de cette entreprise.

ANNÉES TERRIBLES

C'est dans une collection, la "Série noire", qui n'aura ici jamais aussi bien porté son nom, que nous parvient en France ce roman phénoménal. Le faire- part de décès, ici, ce sont ces quatre années terribles, entre 1948 et 1952, où les forces vives du judaïsme russe seront passées de vie à trépas. Le tour de force de La Corde et la Pierre est de s'en tenir au seul regard de ses deux protagonistes pour raconter une histoire dont l'ampleur rappelle Vie et destin de Vassili Grossman. Il suffit aux frères Vaïner d'un homme, à ce point dégoûté par les horreurs de son régime et de sa famille qu'il en vient à se poster au coin de la rue à la recherche d'un être humain, et d'une femme, décidée à ne pas laisser son identité se fondre dans la grande culture prolétarienne du peuple russe, pour décrypter quarante ans d'histoire russe. "D'après nos critères, j'étais devenu un agent du sionisme, constate Aliocha Epantchine. Peut-être que les gens deviennent des agents du sionisme quand l'immense malheur d'un autre peuple les pénètre, devient leur douleur, et quand ils comprennent qu'ils ne pourront pas décider de leur sort sans avoir tiré la leçon de la vie de ce peuple ?" C'est l'une des leçons de La Corde et la Pierre : un grand écrivain est toujours un agent du sionisme.


LA CORDE ET LA PIERRE d'Arkadi et Gueorgui Vaïner. Traduit du russe par Pierre Léon. Gallimard, 654 p., 25 €.


Mikhoels, Salomon Mikhaïlovitch

(1890-1948), acteur yiddish, directeur du Théâtre yiddish d'État de Moscou  (Gosudarstvennyi Evreiskii Teatr ; GOSET) et président du Comité antifasciste juif soviétique. Solomon Mikhoels (Shloyme Vovsi) est né dans une famille juive orthodoxe à Dvinsk . Après avoir reçu une formation heder , il étudie à la Realschule de Riga , à l' Institut de Commerce de Kiev et, à partir de 1915, à la faculté de droit de l'Université de Petrograd. En 1918, il s'inscrit au Théâtre de chambre juif d' Alexandr Granovskii , qui deviendra plus tard le Théâtre yiddish d'État de Moscou.


Solomon Mikhoels (au centre) et d'autres acteurs dans Yidishe glikn (Chance juive), réalisé par Aleksandr Granovskii, URSS, 1925. (YIVO)

Dans les débuts au théâtre de Moscou en 1921 de Sholem Aleykhem ovnt (Une soirée de Sholem Aleichem), Mikhoels a joué deux rôles principaux : Menakhem Mendl dans Agentn (Agents) et Reb Alter dans Mazl-Tov. Au cours de la première décennie du théâtre, il devint célèbre en tant qu'acteur comique et chanteur doué dans ses interprétations de Hotsmakh dans Di kishef-makherin (La Sorcière; 1922) d' Avrom Goldfadn , Shimele Soroker dans Tsvey hundert toyznt (Deux cents) de Sholem Aleichem. Mille ; 1923) et Binyomin dans Masoes Binyomin hashlishi de Mendele Moykher-Sforim (Voyages de Benjamin III ; 1927). Le critique du New York Times C. Hooper Trask a qualifié la performance de Mikhoels dans le rôle de Binyomin de « l'une des représentations les plus émouvantes de ma carrière théâtrale » (24 juin 1928).


Mikhoels a également joué dans des rôles tragiques, comme le personnage principal d' Uriel Akosta (Uriel Acosta ; 1922) et le premier Badkhn (bouffon) dans Bay nakht oyfn altn mark (Nuit sur le vieux marché ; 1925). De plus, il a joué le rôle de Menakhem Mendl dans le film de 1925 Yidishe glikn (Chance juive), basé sur les histoires de Sholem Aleichem. Cependant, tout en travaillant selon la technique d'ensemble stricte de Granovskii et derrière le maquillage grotesque privilégié par le réalisateur, Mikhoels a rarement eu l'occasion de développer des personnages réalistes.


Zrelishscha (Divertissement), non. 89 (juin 1924). La couverture de ce journal moscovite présente un montage de I. Makhlis célébrant le GOSET (Théâtre yiddish d'État de Moscou), avec Alexandre Granovskii comme locomotive qui tire le train et l'acteur Solomon Mikhoels comme conducteur au sommet de la locomotive. (YIVO)

En 1928, alors que le théâtre effectuait une tournée européenne, Granovskii fit défection. L'année suivante, Mikhoels est nommé directeur artistique du Théâtre yiddish d'État de Moscou. Il a utilisé sa position pour équilibrer la mission du théâtre en tant que théâtre juif avec les contraintes idéologiques du réalisme socialiste soviétique. En conséquence, il a dirigé et joué dans une série de productions sur des thèmes révolutionnaires écrites par des dramaturges yiddish soviétiques contemporains, tels que Der toyber (Les Sourds; 1930) de Dovid Bergelson et Mides hadin (Une mesure de rigueur; 1933), Perets Markish ' s Nit gedayget (Ne vous inquiétez pas ; 1931) et Fir teg de M. Daniel (Quatre jours ; 1931). Il a également commencé à enseigner à l’École nationale de théâtre yiddish de Moscou.


Le nouveau réalisme de la fin des années 1930 a permis à Mikhoels d'explorer des rôles plus psychologiques. Son interprétation du Roi Lear de Shakespeare dans la production théâtrale de 1935 fut la performance la plus acclamée par la critique de sa carrière. Gordon Craig, qui a vu Mikhoels à Moscou, a écrit : « Je ne me souviens pas d'une performance qui m'a ému aussi profondément, au plus profond, que la performance de Lear de Mikhoels » (« Tri razgovora s Gordonom Kregom », Sovetskoe iskusstvo, 5 avril 1935). . Mikhoels a également été largement salué pour ses performances populaires de Zayvl Ovadis dans l'épopée Mishpokhe Ovadis de Perets Markish (Family Ovadis; 1937) et en tant que Tevye dans Tevye der milkhiker de Sholem Aleichem (Tevye the Dairyman; 1938). Mikhoels a joué un rôle dans le film musical populaire Tsirk (Cirque) en 1936. En 1939, il a reçu le prestigieux Ordre de Lénine et a été nommé Artiste du peuple de l' URSS .


En décembre 1941, six mois après l’invasion nazie de l’Union soviétique, Mikhoels fut nommé président du nouveau Comité juif antifasciste (JAC). Le JAC, qui comprenait des sommités juives de premier plan en URSS, était conçu comme un outil de propagande visant à sensibiliser l'opinion à l'effort de guerre soviétique à l'étranger et à solliciter des dons matériels à l'Union soviétique. À ce titre, Mikhoels s'est rendu aux États-Unis, en Grande-Bretagne, au Mexique et au Canada en 1943 pour donner des conférences publiques et rencontrer des responsables juifs et non juifs pour discuter de l'effort de guerre soviétique. Sa position de président a élargi sa personnalité publique, incitant beaucoup à le considérer comme un représentant juif auprès du gouvernement soviétique. 


Des personnalités culturelles juives qui deviendront membres du Comité juif antifasciste signant un appel aux Juifs du monde entier pour qu'elles soutiennent l'effort de guerre soviétique contre l'Allemagne nazie, Moscou, 1941. (Première rangée, de gauche à droite) Dovid Bergelson, Solomon Mikhoels et Ilya Ehrenbourg ; (deuxième rangée) David Oistrakh, Yitskhok Nusinov, Yakov Zak, Boris Iofan, Benjamin Zuskin, Aleksandr Tyshler, Shmuel Halkin. (Musée commémoratif de l'Holocauste aux États-Unis, avec l'aimable autorisation de Martin Smith)

Après la guerre, les citoyens soviétiques ont fait appel à Mikhoels pour obtenir de l'aide et de l'assistance, tandis que les organisations internationales l'invitaient régulièrement à des conférences à l'étranger, auxquelles il n'était autorisé à assister à aucune. Mikhoels a également poursuivi son travail au théâtre. Sa production d'après-guerre la plus mémorable fut Freylekhs (Joy; 1945) de Zalman Shneer-Okun, qui reçut le prix Staline en 1946.


Le 13 janvier 1948, alors qu'il voyageait à  Minsk pour des raisons officielles de théâtre, Mikhoels fut assassiné par des agents du ministère de la Sécurité d'État. Bien que sa mort ait été initialement décrite comme un accident de camion, l'implication du gouvernement et de Staline lui-même a depuis été confirmée. Mikhoels a d'abord fait l'objet de nombreux éloges et le Théâtre yiddish d'État de Moscou a été renommé en son honneur. Cependant, à partir de 1952, il fut faussement accusé d’avoir participé à des activités antisoviétiques en collaboration avec des gouvernements étrangers.


Le meurtre de Mikhoels est généralement considéré comme un tournant majeur dans l’histoire de la communauté juive soviétique, marquant la transition vers une politique d’antisémitisme officiel. Sa mort a été suivie par l'arrestation de nombreuses personnalités juives de premier plan et par la fermeture de la plupart des institutions juives en Union soviétique, notamment le JAC et le Théâtre yiddish d'État de Moscou.

Lecture suggérée

Matvei Geizer, Solomon Mikhoels (Moscou, 1990) ; Solomon Mikhoels, Mikhoels : Stat'i, besedy, rechi (Moscou, 1965) ; Jeffrey Veidlinger, Théâtre yiddish d'État de Moscou : la culture juive sur la scène soviétique (Bloomington, Indiana, 2000).

Auteur

Jeffrey Veidlinger

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Interview

Une étoile jaune sous l'étoile rouge, Alexandre Bortchagovski : ""L'Holocauste inachevé"". Alexandre Bortchagovski, L'HOLOCAUSTE INACHEVÉ, traduit du russe par Galia Ackerman et Pierre Lorrain. J.-C. Lattès, 374 pp., 129 F.

par Annette LEVY-WILLARD
publié le 23 mars 1995 à 1h53

Mikhoels et le critique de théâtre Vladimir Goloukov sont retrouvés, le crâne défoncé, dans une rue de Minsk. Ils auraient été écrasés par un camion, dit la version officielle. Pour Alexandre Bortchagovski, auteur de l'Holocauste inachevé, l'assassinat de Solomon Mikhoels, président du Comité juif antifasciste d'URSS (CAJ), directeur du Théâtre juif de Moscou, marque le début du plan de Staline visant à anéantir les «cosmopolites» ­ à poursuivre le génocide entrepris par Hitler ­, en commençant cette fois par l'intelligentsia. L'obsession antijuive de Staline est confirmée par sa fille Svetlana, dans ses Mémoires: «A la fin de 1948, (...) la campagne contre les cosmopolites fut déclenchée, et de nouvelles masses de gens furent arrêtés (...). Ils étaient tous accusés de faire partie du centre sioniste (...) Je ne savais que trop bien combien mon père était en toutes circonstances hanté par le sionisme et les complots.»

Il faudra la chute du communisme pour que la vérité apparaisse dans les archives soviétiques enfin accessibles. Qu'on y trouve, par exemple, une lettre de Beria, le chef de la police secrète de Staline, écrite en 1953, un mois après la mort du dictateur: il reconnaît que l'acteur a été assassiné, mais non par lui, dit-il, par d'autres responsables de la sécurité qui ont «procédé de manière illégitime à la liquidation de Mikhoels».


Alexandre Bortchagovski, écrivain russe et ami des artistes juifs condamnés à mort au cours du procès des dirigeants du Comité antifasciste juif en 1952, a décidé, à l'approche de ses 80 ans, de se plonger dans les archives du KGB «pour faire oeuvre de mémoire». Il y a découvert, rangées dans les dossiers, toutes les instructions de l'«Instance» (le pouvoir), les arrestations, les procès-verbaux des aveux arrachés sous la torture, les dénonciations, les trahisons, pour finir par la mise à mort clandestine des intellectuels condamnés. Un récit d'horreur et d'épouvante qui est un nouvel exemple ­ appliqué aux Juifs ­ du fonctionnement de la machine stalinienne à broyer les individus, et une nouvelle confirmation de l'ampleur des meurtres commis sous ce régime communiste. Un exemple parmi d'autres.

A la fin de la Seconde Guerre mondiale, Staline apparaît, aux yeux du monde entier, comme le sauveur des rescapés du génocide nazi. Il aurait eu, au contraire, et dès 1948, l'intention d'en finir avec les Juifs?

Alexandre BORTCHAGOVSKI. Après la guerre, à la différence de Hitler, fier de liquider les Juifs, Staline était dans une situation plus complexe, il devait faire semblant. D'abord, en tant qu'internationaliste, il devait prétendre aimer tous les peuples du monde (il avait même rédigé une loi punissant l'antisémitisme de mort), il ne pouvait pas déporter des millions de Juifs vers la toundra, comme il l'avait fait avec les peuples du Caucase et de Crimée en 1943-1944. Il s'attacha donc à éliminer, en premier lieu, l'intelligentsia. La vague d'arrestations de 1948 fut le résultat de la haine de Staline dont parle sa fille (qui avait épousé un Juif). On liquida les dernières associations culturelles juives, on ferma les journaux, les théâtres, on élimina des milliers de scientifiques juifs. On chassa de leur travail les «cosmopolites», on les emprisonna. Nous vivions tous dans l'angoisse des visiteurs nocturnes. A cette époque, j'ai été chassé de Moscou, privé toute possibilité de publier pendant cinq ans, et j'ai erré clandestinement avec ma famille, habitant chez des amis.

En 1949, l'Union des écrivains soviétiques écrit au camarade Staline pour lui annoncer qu'elle exclut des critiques de théâtre «antipartis» (tous juifs) et, en même temps, elle exclut aussi soixante-quinze écrivains «qui n'ont rien publié au cours des dernières années». Presque tous des Juifs, et pour cause: il leur était interdit de publier quoi que ce soit en yiddish.

On n'avait pas le droit de prononcer le mot «juif», mais «cosmopolite» voulait dire ni russe, ni ukrainien, etc. Il y avait toujours un alibi, un «cosmopolite» sur cent qui n'était pas juif.

Pourquoi le plan débute-t-il par l'assassinat de l'acteur Solomon Mikhoels?

Tout était très bien calculé. Mikhoels et sa bande juive nationaliste devaient être des terroristes. On obtint par la torture des témoignages affirmant que «les dirigeants du Comité antifasciste juif s'occupaient d'activités antisoviétiques et nationalistes, maintenaient des liens étroits avec les cercles juifs réactionnaires de l'étranger et faisaient de l'espionnage». On a retrouvé, par exemple, la lettre écrite par Isaak Goldstein sur la façon dont on l'a fait «avouer»: «Cela faisait déjà de longues semaines que l'on m'interrogeait deux fois par jour, une fois dans la journée, entre quatorze et dix-sept heures, et une autre fois la nuit, entre minuit et quatre heures et demie ou cinq heures et demie. Je ne dormais donc pas la nuit et, pendant la journée, les surveillants ne me permettaient pas de m'assoupir une seule minute.»

Après le procès secret des écrivains du CAJ, à l'été 1952, et qui aboutit à l'exécution ou la à déportation des accusés, il devait y avoir, en 1953, un autre procès, public, celui des «blouses blanches». Il n'a jamais eu lieu parce que Staline est mort. L'idée, c'était que le peuple ne s'intéressait pas aux «cosmopolites», mais aux médecins qui «avoueraient» pendant le procès avoir empoisonné des leaders politiques, des gens du peuple, des enfants. Avez-vous eu un choc en consultant les archives du KGB?

Je sais que c'est difficile à croire pour les Européens, mais nous ne savions rien. Qu'était-il arrivé aux victimes du procès de 1952? Etaient-ils enterrés quelque part? Avaient-ils été brûlés? J'ai ressenti de l'amertume, de la souffrance, en lisant les documents du KGB. J'avais convaincu les maîtres de ces archives, en 1991, que je voulais écrire un livre sur l'amour et la tendresse, et c'était vrai: ces quinze écrivains et artistes remarquables que Staline a fait fusiller en 1952 allaient disparaître dans le néant. Comme le yiddish, qui a été la base d'une littérature formidable pendant un siècle et demi. Cette langue créée au cours de l'exode, parlée par le peuple, ne doit pas être détruite. Peretz Markich, poète yiddish magnifique, auteur de poèmes épiques, d'un roman sur la révolte du ghetto de Varsovie, décoré de l'ordre de Lénine, membre du présidium du Comité antifasciste juif, a été fusillé par Staline. Au procès de 1952, à moitié mort sous la torture, il a eu encore la force de crier: «Le yiddish nous a donné les chants et les pleurs.» Pendant plusieurs années, j'étais lié au théâtre juif de Kiev, ma femme y était comédienne, c'est là que j'ai connu Solomon Mikhoels et Peretz Markich et que nous sommes devenus amis.

Ces gens que Staline a massacrés étaient beaux, leurs enfants étaient superbes, et tout cela a disparu. On va les oublier. Je voudrais ressusciter ceux qui sont morts, les rendre à la culture, qu'on les connaisse. J'ai écrit cinq romans historiques (réédités plusieurs fois), un cycle de récits, trois scripts, mais jamais rien sur Staline. Ce livre est la première histoire de cette persécution des «cosmopolites». Ceux qui, comme moi, ont vécu cette période, doivent reconnaître que c'était aussi leur faute, nous savions qu'on arrêtait tout le monde autour de nous. Nous sommes tous coupables.- 
Recueilli par Annette LEVY-WILLARD

Comment Staline a étouffé la Shoah : l'édifiante histoire du "Livre noir"

Seconde Guerre Mondiale
Dirigé par Mikhoels (debout, au centre), le Comité antifasciste juif rassemblait des intellectuels afin d’organiser le soutien du monde occidental. En 1952, Staline éliminera ses dirigeants. © akg-images / Universal Images Group / Sovfoto

Mille pages et 118 articles d’horreur à l’état brut : ce fut le premier ouvrage d’importance sur le génocide nazi. Un livre qui fut d’abord soutenu par Staline. Puis, soudain, au sortir de la guerre, interdit. Au moment où le vainqueur du nazisme devint à son tour persécuteur des Juifs…

En temps normal, surtout les jours de victoire, les tribunes du Polo Ground vibraient d’une ambiance joyeuse. Mais en ce 8 juillet 1943, les 50 000 spectateurs réunis dans ce stade du nord de Manhattan, fief des équipes de baseball et de foot américain des Giants de New York, n’ont pas le cœur à la fête. Elles sont venues écouter le discours de Solomon Mikhoels (1890-1948), célèbre acteur et directeur de théâtre russe, et par ailleurs juif, comme la plupart du public présent. En plein conflit mondial, Mikhoels a traversé l’Atlantique pour raconter les atrocités commises dans son pays, l’URSS, par les forces allemandes : les massacres de Juifs d’Ukraine, de Biélorussie ou des pays Baltes, fusillés, brûlés, gazés par les nazis au fil de leur avancée en territoire soviétique.

EN IMAGES 
Ces photos que Staline a cachées

Outre ses activités théâtrales, Mikhoels est aussi président du Comité antifasciste juif, un organe créé en 1942 pour mobiliser la diaspora juive aux côtés de l’URSS dans sa guerre contre Hitler"Comment pouvez-vous rester indifférents devant l’extermination de vos frères ? La victoire ne viendra pas seule, le peuple juif doit se dresser contre le fascisme", harangue en yiddish l’acteur, connu pour son interprétation du Roi Lear de Shakespeare, à la tribune du Polo Ground.

Une idée lancée par Albert Einstein

Au cours de cette tournée de plusieurs mois en Amérique, qui l’amène jusqu’au Mexique et au Canada, Solomon Mikhoels parvient à récolter 30 millions de dollars pour l’effort de guerre soviétique. Il rentre aussi au pays avec une idée, lancée par le scientifique Albert Einstein, présent ce jour-là au Polo Ground : rassembler dans un Livre noir les témoignages de ces crimes afin de les rendre publics et disposer de preuves pour juger leurs auteurs.

En URSS, l’idée séduit dans les cercles intellectuels juifs, et jusqu’au Kremlin. Staline y voit une arme supplémentaire dans sa lutte contre l’Allemagne de Hitler et approuve le projet. Ce Livre noir, rédigé dans les années suivantes, compilera 1 000 pages et 118 articles d’horreur à l’état brut, de l’invraisemblable cruauté des fusillades massives, la "Shoah par balles", jusqu’aux usines de la mort d’Auschwitz et de Treblinka. Il sera le premier ouvrage d’importance sur le génocide… mais ne sortira jamais des presses de l’imprimeur. Après-guerre, certaines des vérités qu’il contient, mais aussi les revirements politiques de Staline, le rendront indésirable. Une disgrâce qui coûtera cher à ses auteurs et inaugurera l’un des faits majeurs du stalinisme finissant : son virage antisémite. Ou comment le vainqueur du nazisme devint à son tour persécuteur des Juifs…

Des massacres à ciel ouvert

Pour comprendre l’histoire du Livre noir, il faut remonter deux ans avant le meeting du Polo Ground, le 22 juin 1941, lorsque Hitler brise le pacte germano-soviétique et lance l’invasion de l’URSS. Alors que l’armée du Reich avance à une vitesse fulgurante en direction de Moscou, à l’arrière du front, des troupes mobiles spéciales composées de SS et de policiers se livrent à des tueries massives de civils "judéo-bolchévique", c’est-à-dire surtout de Juifs, mais aussi de Tsiganes, de communistes… Ces massacres à ciel ouvert, commis à la chaîne devant des fosses communes, comme à Kiev en septembre où plus de 33 000 Juifs exécutés en deux jours dans le ravin de Babi Yar, font 500 000 victimes juives sur le territoire de l’URSS rien que durant l’année 1941. Il s’agit des prémices de la Solution finale, appliquée à partir de l’année suivante.

Cette photo fut retrouvée dans les papiers d’un soldat allemand. Elle montre un massacre de Juifs organisé par un commando SS, à Vinnytsia (Ukraine), en septembre 1941.  World History Archive/ABACA

Bien vite, ces atrocités remontent aux oreilles d’intellectuels juifs, comme les écrivains et journalistes Ilya Ehrenbourg et Vassili Grossman, tous deux engagés comme correspondants de guerre pour L’Etoile rouge, le journal de l’armée russe. Grossman, jeune et fervent patriote soviétique, tremble notamment pour sa mère installée à Berditchev, en Ukraine, dont l’importante communauté juive est liquidée à l’automne. Dès le mois d’août 1941, un meeting radiodiffusé est organisé à Moscou pour lancer un appel aux Juifs du monde entier : "Il n’y a pas d’océan derrière lequel se cacher. Ecoutez le bruit des armes autour de Gomel [en Biélorussie]. Ecoutez les cris des femmes russes juives martyrisées à Berditchev. Ne vous bouchez pas les oreilles. Ne fermez pas les yeux. Juifs, les monstres nous visent…" implore Ilya Ehrenbourg au micro (traduction issue du documentaire Vie et destin du Livre noir, la destruction des Juifs d’URSS, de Guillaume Ribot, 2019).

Création d'un Comité antifasciste juif

Le meeting a bien sûr été approuvé en haut lieu, et les discours visés par la propagande du Comité central du Parti. Dès 1941, alors que l’Armée rouge recule de jour en jour, Staline voit l’intérêt d’utiliser les crimes allemands pour gagner un soutien international dans sa lutte contre Hitler. C’est pour la même raison que le « petit père des peuples » retient la proposition de créer un Comité antifasciste juif, qui mobiliserait les Juifs d’URSS et permettrait de s’adresser à leurs coreligionnaires de l’Ouest. Il voit le jour officiellement en avril 1942.

Dans ses rangs, on retrouve les personnalités juives les plus éminentes du pays, toutes proches du régime. Des artistes, des écrivains comme Ilya Ehrenbourg (1891-1967) et Vassili Grossman (1905-1964), futur auteur de Vie et destin, des cinéastes comme Sergueï Eisenstein, des militaires, ou des politiques comme Salomon Lozovski, vice-secrétaire général du Sovinformburo, l’agence de presse officielle de l’URSS. Le Comité antifasciste juif se dote aussi d’un journal en yiddish, Eynikeyt (L’Unité), où sont publiés des récits d’exactions, des appels à témoignage, à la mobilisation ou à l’envoi de fonds pour l’effort de guerre…

A la fois porte-parole de son peuple martyrisé et instrument de la stratégie stalinienne, Solomon Mikhoels, le président du Comité, part en 1943 pour sa tournée nord-américaine, accompagné du poète Itzik Fefer, par ailleurs informateur pour le NKVD, la police politique. Les Juifs des Etats-Unis ont promis une «aide financière considérable» et Staline espère surtout qu’ils feront pression sur leur gouvernement pour l’ouverture d’un front contre l’Allemagne en Europe de l’Ouest. Dans la foulée, le dictateur approuve donc l’idée du Livre noir.

Journaux intimes, notes, récits de rescapés...

Sa réalisation est confiée à Ilya Ehrenbourg, natif de Kiev, qui vécut longtemps à Paris et qui demeure très engagé dans la propagande soviétique antinazie. Avec lui, il embarque Vassili Grossman dont il admire le travail. Les deux hommes animent une commission de près de quarante auteurs. Leur travail consiste à collecter, sélectionner et mettre en forme les témoignages sur la Shoah en URSS : journaux intimes, notes, lettres transmises par des proches des disparus, récits de rescapés et de témoins des exactions… S’y ajouteront des documents fournis par la Commission extraordinaire de l’Etat soviétique, chargée de l’enquête officielle sur les crimes nazis.

Ces témoignages, après d’âpres débats internes, seront publiés dans une version brute pour certains, ou intégrés dans des récits littéraires pour d’autres. Rapidement, la commission du Livre noir croule sous les témoignages. Un certain nombre est aussi recueilli sur le terrain par les auteurs du livre. Car le temps presse. Les Allemands, qui battent en retraite après leur défaite à Stalingrad en février 1943, tentent d’effacer sur leur passage les traces de leurs crimes, déterrant les cadavres et les incinérant à la hâte. C’est par exemple le cas à la fin de l’été 1943 à Babi Yar, comme le relate l’article d’ouverture du Livre noir, rédigé à partir de documents et de récits d’habitants de Kiev : "Les Allemands obligèrent les détenus à brûler les dépouilles. On mettait 2 000 cadavres sur des tas de bois, puis on les arrosait de pétrole. Des feux gigantesques brûlaient jour et nuit."

"La terre vacillante et sans fond de Treblinka"

Vassili Grossman, lui, suit l’Armée rouge en Ukraine, découvrant l’ampleur du massacre, et perdant à Berditchev tout espoir de retrouver sa mère. Avec Ilya Ehrenbourg, il se rend ensuite à Minsk, où les deux hommes recueillent des témoignages insoutenables sur la liquidation du ghetto de la ville à l’aide de camions à gaz. Il passe ensuite en Pologne et entre, en septembre 1944, à Treblinka. Ce camp d’extermination, où 700 000 à 900 000 déportés sont morts dans les chambres à gaz, a lui aussi été "camouflé" par les Allemands. Grossman en livre, sur la base de témoignages, une description ­détaillée d’une usine de la mort nazie. Il y évoque "la terre vacillante et sans fond de Treblinka", qui "régurgite des os broyés, des dents, des objets, des papiers, [qui] ne veut pas garder ses secrets."

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A la fin de la guerre, le travail est assez avancé pour être transmis au procureur soviétique du procès de Nuremberg. Il est aussi envoyé à l’étranger, notamment aux Etats-Unis, où des fragments du Livre noir sont publiés dès 1946. Mais en URSS, l’ouvrage va se heurter à la réalité de la politique stalinienne. Autorisé en pleine guerre pour des raisons conjoncturelles, il est désormais malvenu. Les auteurs et membres du Comité antifasciste juif le pressentent dès 1944. Alors que Solomon Mikhoels demande aux autorités une publication en urgence, la réponse est déconcertante : "Faites ce livre, et s’il est bon, il sera publié." Comprendre : s’il peut encore servir les intérêts du régime…

Staline veut effacer les traces du Livre noir

Dans les années suivantes, la position du Kremlin va peu à peu se durcir. En 1945, le Livre noir sur l’extermination scélérate des Juifs par les envahisseurs fascistes allemands dans les régions provisoirement occupées de l’URSS et dans les camps d’extermination en Pologne pendant la guerre de 1941-1945 (son nom complet) est examiné par la censure, qui demande des modifications. En 1946, Mikhoels, Fefer, Grossman et Ehrenbourg adressent à Andreï Jdanov, l’homme qui a la main au Politburo sur l’idéologie et la culture, "une prière ardente afin qu’il aide à la parution rapide" du Livre noir. En février 1947, la propagande estime finalement que celle-ci n’est "pas souhaitable". A la fin de l’année, elle est définitivement annulée. Le manuscrit, les premières épreuves, jusqu’au châssis d’impression, tout est confisqué. Staline veut effacer les traces du Livre noir.

Comment expliquer cette censure ? Certains récits, d’abord, sont dérangeants. Ils relatent la collaboration active d’acteurs locaux aux crimes contre les Juifs. "Dans les récits présentés, on s’étend de façon excessive sur les actes ignobles perpétrés par les traîtres ukrainiens, lituaniens et autres", souligne le comité de censure. Or, affirmer que des citoyens soviétiques s’en sont pris à d’autres, aux côtés de l’ennemi nazi, est inconcevable, même si c’est une réalité. Ensuite, c’est le principe même du livre qui pose problème : il se concentre sur le sort des Juifs, là où l’histoire officielle insiste sur la souffrance partagée par tout le peuple d’URSS.

Dans le contexte de l’après-guerre, marqué par un virage nationaliste dur, sur fond de début de guerre froide, toute esquisse d’un nationalisme autre que soviétique, en l’occurrence juif, est suspecte. Du point de vue russe, les crimes nazis ne visent pas les Juifs, mais des "citoyens soviétiques pacifiques". Enfin, le Comité antifasciste juif est lui-même dans le viseur du Kremlin. Au fil de la guerre, il a outrepassé son rôle aux yeux des autorités. D’outil de propagande, il s’est mué en défenseur des Juifs soviétiques, recevant leurs plaintes, dénonçant l’antisémitisme interne au pays, proposant même la création d’une république israélite en Crimée…

"Liquidation" du Comité antifasciste juif

"En se faisant le porte-parole des Juifs confrontés à des discriminations et vexations, le Comité tend à se transformer en instance représentative des 2 millions de juifs soviétiques […], écrit l’historien Jean-Jacques Marie dans L’Antisémitisme en Russie, de Catherine II à Poutine (éd. Tallandier, 2009). Alors que la masse a rompu les amarres avec le judaïsme, il tend ainsi à reconstituer une conscience juive, certes laïque, mais qui contrecarre la politique officielle de russification." Dans le totalitarisme stalinien d’après-guerre, il n’y a pas de place pour un tel organe. En 1946, alors que ses membres espèrent encore la publication du Livre noir, le couperet tombe : une note à Staline préconise la "liquidation" du Comité antifasciste juif.

Le 13 janvier 1948 au petit matin, le corps de Solomon Mikhoels est retrouvé dans une rue de Minsk. Officiellement victime d’un accident de voiture, en réalité assassiné par balles par la police de Staline. A la fin de la même année, le dictateur demande la dissolution du Comité "car les faits démontrent [qu’il] est un centre de propagande antisoviétique et fournit des informations antisoviétiques aux organismes de renseignement étrangers". Ses liens avec les Etats-Unis, noués lors du voyage de 1943, deviennent des éléments à charge.

Dans les semaines suivantes, une quinzaine de ses dirigeants sont secrètement arrêtés. Ils croupiront dans les geôles de la Loubianka, le siège du NKVD, jusqu’en 1952. Ils seront alors jugés pour nationalisme et espionnage au cours d’un procès secret, puis quasiment tous fusillés lors de la "Nuit des poètes assassinés". Ehrenbourg et Grossman, eux, vivent dans la peur, mais sont relativement épargnés par la purge. Le sort du Comité n’est qu’un des épisodes de la vague de persécution antisémite qui s’abat sur les Juifs d’URSS, d’abord tempérée lors du soutien de Staline à la création d’Israël en 1948 pour s’opposer aux positions britanniques dans la région, puis débridée jusqu’à sa mort en 1953.

Le "complot des blouses blanches"

Partout, les Juifs sont chassés, limogés, victimes de dénonciations sans fondements : dans le monde artistique où les centres culturels et les théâtres juifs sont fermés, dans les universités, les journaux, les usines… Plus de 450 intellectuels et artistes juifs disparaissent dans le pays. La campagne se conclut par le "complot des blouses blanches". En janvier 1943, des médecins, en majorité juifs, sont accusés d’avoir assassiné, sur ordre des services américains, Andreï Jdanov et Alexandre Chtcherbakov, deux hauts dirigeants soviétiques. Des arrestations massives s’ensuivent, dont celle du médecin personnel de Staline !

Hitler et Staline : même combat ? Aux Etats-Unis, on manifeste en janvier 1953 contre la persécution des Juifs en URSS et le "procès des blouses blanches".  © akg-images

Pourquoi cet acharnement ? L’antisémitisme est certes présent dans la classe dirigeante et dans la population de l’URSS. Mais la campagne de Staline contre les Juifs obéit davantage à des motifs de politique interne, dans un climat d’ultranationalisme et de reprise en main de la société russe. Les Juifs, incarnations du "cosmopolitisme" dénoncé par Staline, suspectés de saper la cohésion nationale et de comploter avec l’ennemi américain, sont une cible idéale. L’un des déclencheurs de la campagne est d’ailleurs la visite à l’automne 1948 à la synagogue de Moscou de Golda Meir, première ambassadrice d’Israël en URSS, acclamée par une foule enthousiaste aux cris de "Le peuple juif vivra !"

La chasse aux Juifs s’inscrit aussi dans une logique de purge du régime, en écho à celles des années 1930. "Le Kremlin fait jouer aux Juifs le rôle attribué dix ans plus tôt aux 'saboteurs trotskistes', accusés de tous les ratés de la construction du 'socialisme dans un seul pays'", écrit Jean-Jacques Marie, qui remet par ailleurs en cause le projet parfois prêté à Staline d’une Solution finale à la soviétique, avec déportation et élimination des Juifs du pays. La mort du dictateur en mars 1953 met fin à l’épuration. Mais l’Etat maintient longtemps une chape de plomb sur la mémoire de la Shoah en URSS. Ilya Ehrenbourg échouera encore dans les années 1960 à faire publier le Livre noir. Ce n’est qu’après la chute du régime communiste, en 1993, que l’édition intégrale en russe pourra enfin paraître en Lituanie, grâce à des versions conservées par le KGB et par la fille d’Ilya Ehrenbourg. Pour la Russie, il faudra attendre 2010. Soit près de soixante-dix ans après sa rédaction.

➤ Article paru dans le magazine GEO Histoire de juin-juillet 2021 sur les derniers secrets de Staline (n° 57).



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