marți, 19 martie 2024

Fritz Lang / BEYOND A REASONABLE DOUBT, 1956






BEYOND A REASONABLE DOUBT, 1956, Fritz Lang



L'HISTOIRE

Le directeur de journal Austin Spencer, farouchement opposé à la peine de mort, suggère un jour à son ami écrivain Tom Garrett l'idée de mener une expérience ultime visant à prouver l'inanité et l'injustice de la peine capitale : partant d'un fait divers quelconque, ils créeront de toutes pièces des "indices indirects" qui accableront Garrett et le mèneront à une condamnation à mort - pour après le verdict exhiber les preuves de son innocence ! Tout leur stratagème fonctionne à merveille, et ce jusqu'à la condamnation à mort de Garrett. Mais alors qu'il s'apprête à faire éclater la vérité, Spencer est victime d'un accident mortel, dans lequel disparaissent toutes les preuves innocentant son ami...

ANALYSE ET CRITIQUE

A peine Fritz Lang a-t-il achevé le tournage de La Cinquième victime que son producteur, Bert E. Friedlob, lui soumet un projet qu’il a récemment racheté à plusieurs associés (dont Ida Lupino, qui apparaissait comme actrice dans La Cinquième victime), développé par le scénariste Douglas Morrow et intitulé Beyond a reasonable doubt, mention qualifiant aux Etats-Unis la certitude légale exigée pour un verdict. Il y est question de culpabilité et de justice humaine, notions qui ont toujours obsédé le cinéaste, mais qui vont dans ce film-ci résonner d’une manière bien particulière.

En novembre 1955, le cinéaste se met au travail sur le script, mais sa collaboration avec Morrow est insatisfaisante : Fritz Lang conteste des dialogues ou des choix narratifs, mais le scénariste ignore la plupart du temps ses recommandations. L’objectif du cinéaste est de structurer cette histoire du mieux possible pour préparer le spectateur à la dernière partie, cette invraisemblable vérité du titre français qu’il anticipe déjà comme si difficile à accepter pour le spectateur. Contrairement à ce qu’ils ont tous deux eu l’occasion ensuite de prétendre, le basculement final ne fut ni imposé par la production, ni rajouté au dernier moment dans le script : il y figurait d’emblée, et était même manifestement l’objet du primordial souci de cohérence qui habitait Lang et Morrow au moment de la conception du script.

 

Car Lang sait que ce qu’il aborde dans L’Invraisemblable vérité est lourd de sens, et il redoute la réaction des spectateurs : son film, qui se présente dans un premier temps comme un plaidoyer anti-peine de mort pourrait, à cause de son basculement final, être perçu comme tout l’inverse quand, pour le cinéaste, il n’est probablement ni l’un ni l’autre. Ce qui l’intéresse ici, ce n’est en effet pas tant la question de la légitimité du verdict que la manière dont la mécanique des dispositifs criminel ou judiciaires est si facilement grippée par le facteur humain. En ce sens, L’Invraisemblable vérité est un film qu’il est indispensable de se reconstruire, une fois le film achevé, pour ne pas se limiter à l’appréhension spontanée de ses dernières minutes, écueil dans lequel sont tombés bien des commentateurs (voir ci-dessous).

Ce film-démonstration obéit en effet à une structure redoutable qui vient autant du verrouillage total de son script (Lang n’a probablement jamais passé autant de temps à se poser des questions sur l’interprétation possible de son scénario) que de la froide virtuosité de sa mise en scène. Comme dans La Cinquième victime - voire même encore plus - , pas un bout de gras expressionniste ne subsiste dans ce film, son plus sec, son plus épuré (Jacques Lourcelles parle de la "neutralité géniale" des décors !). Même une séquence aussi puissante que celle de l’accident de Spencer se refuse toute coquetterie, réduite à son strict minimum d’efficacité et de concision.

André Bazin en arrivera ainsi à parler de « vide barométrique de la mise en scène », tandis que pour Jacques Rivette, le film n’était  qu’une « lecture de scénario, qui nous est livrée tel quel, sans ornement, sans plus le moindre commentaire de la part du récitant. » Là où nous devons avouer un franc désaccord avec ces deux éminences, c’est que l’essence de la mise en scène, admirable, de L’Invraisemblable vérité n’est pas à chercher directement dans sa mise en images, mais dans le regard sur les choses qu’elle induit.

 

[ATTENTION / LA PARTIE QUI SUIT REVELE UNE PARTIE IMPORTANTE DE L’INTRIGUE QU’IL VAUT MIEUX IGNORER]

Alors qu’en 1954, Alfred Hitchcock s’interrogeait sur le crime (presque) parfait, et qu’il allait tourner en 1956 Le Faux coupable avec Henry Fonda, Fritz Lang trouve dans Beyond a Reasonable Doubt l’intrigue la plus parfaitement retorse pour envisager la culpabilité la plus merveilleusement disculpable : celle qui endosse la figure de l’innocent accusé à tort - figure que Lang avait déjà abordée, dans Furie, dans J’ai le droit de vivre, dans La Femme au portrait, voire même dans La Rue rouge (où Criss Cross laissait exécuter son rival, accusé à sa place). Sa maestria, ici, est donc, dans sa logique méthodique et implacable, de nous exposer l’innocence d’un personnage - et de nous faire redouter l’épouvantable injustice de sa condamnation - pour, au final, nous révéler qu’il s’agissait du véritable meurtrier. Ce constat ne se limite pas au script, déjà diabolique en l’état, mais s’étend, en quelque sorte, à sa logique de metteur en scène, qui est ici très précisément celle, machiavélique, employée par Garrett : construire une vérité de toute pièce, et l’imposer au spectateur par la seule force de son point de vue. La question n’est donc pas ici de savoir si Garrett "mérite" d’être exécuté ou pas (et donc d’ouvrir un débat sur la légitimité de l’exécution capitale), mais bien de démontrer comment une seule capacité de persuasion, la seule orientation d’un regard, peut décrédibiliser totalement une entreprise de soi-disant objectivité et la quête de vérité absolue qui l’accompagne... Pour pousser cette logique jusqu’à l’absurde, et probablement jusqu’au désespoir, la question se rapprocherait d’une variation autour du principe d’incertitude d’Heisenberg qui énoncerait ici que, parfois, le simple fait d’essayer de regarder la vérité la modifie irrémédiablement.

Les scènes les plus troublantes du film ne sont ainsi pas les plus immédiatement saisissantes, mais celles qui nous reviennent ensuite avec le sentiment de ne pas, la première fois, les avoir bien appréhendées, en particulier toutes celles où Garrett et Spencer "reconstruisent" les fausses preuves de leur démonstration ; car finalement, comment mieux cacher une preuve compromettante qu’en la mettant à côté d’une plus compromettante encore qu’on pourra ensuite réfuter ?... En ce sens, la scène où Spencer prend Garrett en photo dans un salon d’essayage en train d’enfiler le même manteau que le meurtrier est d’autant plus vertigineuse qu’elle trouve un écho particulier dans La Cinquième victime, où le personnage de Dana Andrews reproduisait déjà des gestes similaires à celui du tueur - sauf que ce sont ici ses propres gestes qu’il reproduit, afin de prouver son innocence... Halte là, la confusion est totale, et plus on y repense, plus le trouble s’accentue.

 

A un strict niveau théorique, ce que cherche à véhiculer l’image de L’Invraisemblable vérité est donc absolument abyssal (sur, pour réduire au plus court, le lien entre voir et croire) - mais la difficulté que craignait (probablement à raison) Fritz Lang était celui de la traduction dans l’esprit du spectateur. En particulier, il redoutait l’impact d’une modification radicale de perception du personnage de Garrett chez celui-ci : « Pendant une heure quarante, je montre Dana Andrews comme un homme merveilleux, très honnête - et en deux minutes, je montre qu’il n’est qu’un salaud. J’avais très peur. » Il craint également que, du coup, le film ne soit envisagé que comme un pamphlet anti-peine de mort - il faut avouer que la toute première séquence, glaçante, traduit assez bien son conviction intime (« Personne n’a le droit moral de prendre une vie, et, à travers les siècles, la peine de mort a échoué à décourager le crime », a-t-il ainsi déclaré)...

Avec un souci de cohérence vis-à-vis de son projet (il fallait qu’à la deuxième vision, le spectateur puisse enfin découvrir tout ce qu’il n’avait pas été invité à voir lors de la première) mais aussi cette ironie impitoyable qui le caractérisait (ce que Serge Daney appelait son « humour à l’envers »), Lang dissémine donc en réalité tout au long du film des indices qui trahissent, sinon la culpabilité, au moins l’ambigüité du personnage de Garrett : ce coup de téléphone interrompu qui l’amène à repousser le mariage avec Susan ; son aisance, presque ses habitudes, dans le club de strip-tease ; le fait qu’il connaisse la couleur des cheveux de la victime ; la manière dont il retrouve immédiatement le lieu où a été retrouvé le corps ; et ce lapsus final, que l’on aurait pu ne pas relever si Susan ne l’avait fait. On rejoint ici une théorie chère à Fritz Lang, étayée notamment dans La Femme au portrait : celle du criminel qui se trahit « once off guard », une fois qu’il a baissé la garde de la vigilance nécessaire à la réussite de son plan. Mais là où, en 1944, cela l’incitait à "sauver" le professeur Wanley (Edward G. Robinson dans La Femme au portrait) par un artifice un peu grossier, les conséquences sont ici dramatiques, et Garrett retourne vers la chaise. Comme une sorte de symbole du chemin mené en un peu plus de dix ans par Fritz Lang, de plus en plus désabusé par la nature humaine.

[FIN DES REVELATIONS]

 

Car, à l’instar de La Cinquième victime - et c’est peut-être en cela, d’ailleurs, que les deux films forment un si poignant diptyque - L’Invraisemblable vérité est un film assez pessimiste, qui ne croit plus guère en la bonté des hommes, en la noblesse de leurs âmes : tous les protagonistes du film sont mus par leurs objectifs individuels, et même ceux dont la cause est a priori noble ne semblent pas la défendre pour de bonnes raisons. Spencer est ainsi un directeur de presse prêt à truquer la vérité pour faire passer ses convictions ; et une fois aux commandes du journal, sa fille n’hésitera pas à imposer à celui-ci la ligne de conduite guidée par son amour pour Garrett, afin de manipuler l’opinion publique (le plus fort étant, qu’à cet instant du film, nous spectateurs la soutenons dans une démarche que nous pensons juste) - en ce sens, le film rejoint tout à fait la vision féroce du monde médiatique largement entamée par La Cinquième victime. Et ne parlons pas ici ni de Garrett ni du procureur Thompson qui, sous l’argument de faire jaillir la vérité, n’est en réalité préoccupé que par sa carrière politique en devenir.

Plus globalement, L’Invraisemblable vérité est un film qui ne semble habité que par des morts, des spectres errants dans un monde en ruines - est-ce un hasard si le club de strip-tease s’appelle le Club zombie ? Les personnages - à l’exception notable de la plantureuse Dolly - semblent s’interdire de manifester tout sentiment, de Spencer suivant le procès de Garrett à Garrett lui-même griffonnant un dessin alors que les preuves s’accumulent contre lui, et même jusqu’à Susan, étrangement vidée de toute émotion lorsqu’elle apprend la mort de Robinson. Les choses les plus graves semblent passer sur eux à tel point que toute manifestation d’énergie en semblerait suspecte (et pour cause, voir et repenser à la réaction de Garrett lorsqu’il apprend la mort de Spencer...). La raison en est probablement simple : l’enthousiasme qu’avait manifesté Fritz Lang pour la culture américaine lors de son arrivée aux Etats-Unis s’est étiolé dans la réalité cruelle d’une société à laquelle il ne croit plus. Une fois L’Invraisemblable vérité tourné, il quitte ce qu’il appelle « un panier de crabes » et retourne en Europe.  Pour toujours, le film restera dans sa filmographie américaine ce qu’il se devait d’être : un point final.

EN SAVOIR PLUS

La fiche IMDb du film

Par Antoine Royer - le 22 décembre 2012

 L’invraisemblable vérité, Beyond a reasonable doubt, Fritz Lang, 1956

C’est l’ultime film américain de Lang, et franchement il aurait mieux fait de s’abstenir. Le scénario est d’une telle indigence qu même un Lang au mieux de sa forme n’aurait rien pu sauver de ce désastre. La faute en revient principalement au manque de crédibilité dus scénario, mais sans doute aussi au manque d’envie de Lang. En vérité à cette époque il considérait qu’il avait le tour de beaucoup de choses, et donc il voulait du nouveau. Il considérait lui-même ce film comme une rupture dans sa longue carrière, et peut-être croyait-il sincèrement à un renouveau. Il faut ajouter, pour être juste avec Lang, que le film connut moult problèmes avec la production. Mais enfin il n’est pas le seul. Et lang aussi avait eu des démêlés avec les producteurs ce qui ne l’empêcha pas de faire des films excellents.   

L’invraisemblable vérité, Beyond a reasonable doubt, Fritz Lang, 1956 

Garrett et Spencer viennent d’assister à une exécution capitale 

L’influent patron de presse Spencer et son journaliste Garrett viennent d’assister à une exécution. Ils pensent tous les deux militer pour son abolition. Ils comptent pour cela se servir de l’entêtement de l’opportuniste procureur Thompson qui est lui un farouche supporter de cette forme de punition. Garrett est en même temps le fiancée de la fille de son patron, et il vient e publier un livre à succès. Spencer émet alors l’idée saugrenue de combattre Thompson et la peine de mort en faisant condamner un innocent, puis de démontrer l’absurdité de ce système en prouvant l’innocence du condamné. Il suggère que ce soit Garrett qui soit ce faux coupable, lui présentant qu’ainsi non seulement il ferait œuvre de justice, mais qu’en plus cela lui attirerait le succès. Garrett va accepter. Ils leur reste à trouver l’affaire idéale, c’est-à-dire une affaire dans laquelle la police patauge, et pour laquelle il sera possible de fabriquer des fausses preuves. Grâce à son introduction dans les services de la police, Spencer va dégoter un crime intéressant. Une jeune femme, danseuse de cabaret, a été sauvagement assassinée. Sur la foi de vagues témoignages Spencer et Garrett fabriquent des fausses preuves, les numérotent, les photographient. Garrett se met à fréquenter les filles qui connaissaient Patty, la jeune femme assassinée. Il va se mettre en situation de se faire repérer et arrêté. Jusque là le plan marche convenablement. Arrive le procès, et Garrett comme Spencer sont contents de voir que le procureur s’enfonce. Seule Susan commence à s’inquiéter. Mais l’imprévu toujours arrive. Au moment où Spencer doit dévoiler devant le tribunal les preuves du verdict erroné, il a un accident de voiture, il décède et les preuves sont détruites. Garrett et son avocat sont effondrés, mais Susan ne se laisse pas abattre et va se faire aider d’un policier, un ancien soupirant pour rouvrir l’enquête.  Celui-ci histoire de se faire bien voir va s’appliquer. Il reprend l’ensemble en enquêtant sur qui était cette fameuse Patty. Cependant l’exécuteur testamentaire revient et il trouve une lettre de Spencer qui prouve l’innocence de Garrett. Susan décide de porter cette lettre au procureur pour que celui-ci demande la grâce de Garrett. Ce que Thompson fait de bonne grâce, de peur de faire exécuter un innocent. Alors que tout semble s’achever de cette manière, le policier ami de Susan découvre que Patty n’est pas Patty, mais qu’elle s’appelle Emma et qu’elle avait eu des affaires sordides avec la justice. Faisant part de ses découvertes à Susan, celle-ci va retrouver Garrett, alors qu’on attend que le gouverneur signe la grâce. En discutant avec lui, elle se rend compte alors qu’il connaissait Emma, et donc qu’il est bien le vrai coupable. Garrett explique qu’en fait il a exécuté ce meurtre parce qu’elle ne voulait pas divorcer et qu’il a sauté sur l’occasion lorsque Spencer lui a proposé ce plan biscornu pour démontrer la nocivité de la peine de mort. Susan décide de lui tourner le dos et elle prévient le gouverneur qui refuse la grâce : Garrett sera exécuté. 

L’invraisemblable vérité, Beyond a reasonable doubt, Fritz Lang, 1956 

Spencer indique au procureur Thompson qu’il va intensifier sa campagne contre la peine de mort 

Le scénario pose de nombreux problème. Les plus évidents sont les invraisemblances matérielles et psychologiques qui rebutent même le plus conciliant des spectateurs. Qu’un patron de presse imagine un tel scénario pour emmerder un procureur un peu trop rigide et combattre la peine de mort est déjà très limite, qu’un individu, son futur gendre, veuille bien s’y prêter est encore plus invraisemblable. Même si on admet qu’il a une bonne raison pour cela. Mais le double retournement est encore plus invraisemblable et à ce titre le film mérite le titre français. Premier retournement improbable, juste au moment où il va présenter ses preuves qui sauveront Garrett, Spencer a un accident. A croire qu’une force surnaturelle en veut à Garrett – en vérité on peut penser que le scénariste ait trouvé cette idée pour rallonger un peu la sauce et donner quelques scène supplémentaires à Joan Fontaine qui en a très peu. Mais voilà qu’opportunément on retrouver une nouvelle lettre cachée qui dédouane complètement Garrett ! Rebelote ! Ça non plus ça ne marche pas, non seulement à cause de l’enquête que mène le policier amoureux de Susan, mais aussi parce que le très froid et très calculateur Garrett se mange sur le coup et avoue connaitre Emma ! ça fait beaucoup de retournement en quelques minutes alors que le reste du temps le film ronronne. Non seulement ces rebondissements absurdes lassent le spectateur, mais en plus ils cassent le rythme de l’ensemble et déséquilibre le propos. 

L’invraisemblable vérité, Beyond a reasonable doubt, Fritz Lang, 1956 

Spencer et Garrett commencent à fabriquer des preuves 

Mais quel est le propos de Lang ? Il dit dans sa correspondance avec Lotte Esneir qu’il veut montrer – comme Brecht, c’est lui qui le cite – que l’homme est fondamentalement mauvais. Et donc que tous les principaux protagonistes de ce film sont également mauvais. Garrett est en effet un criminel, mais il tue parce qu’on le fait chanter. Que cherche le policier qui enquête sur le passé de patty ? La preuve de la culpabilité de Garrett pour pouvoir le supplanter auprès de Susan ? Et celle-ci que veut-elle vraiment, le pouvoir sur l’empire de son père ou la grâce de Garrett ? Mais pourquoi Spencer utilise aussi dangereusement Garrett ? pour lutter contre Thompson, pour défendre une cause ? Cette philosophie des plus sommaires n’est guère satisfaisante. Et d’ailleurs les protagonistes de cette histoire loufoque ne sont guère sympathiques. Si nous regardons un peu au-delà des intentions avouées de Lang, que voyons nous ? D’abord une lutte entre deux grands bourgeois, Spencer le magnat de la presse et Thompson le procureur. On voit qu’ils luttent entre eux et se défient, mais au fond les idées qu’ils mettent en avant paraissent assez artificielle, tant dans la défense de la peine de mort que dans sa condamnation. Mais cette piste n’est guère suivie, elle est à peine effleurée. Garrett veut aussi le pouvoir, et ce pouvoir passe par une sorte de soumission filiale à Spencer dont il veut épouser la fille. On note que les deux fiancés ne sont guère empressés l’un envers l’autre,leurs rapports sont glacials. C’est le policier qui manifestera un peu plus de passion pour Susan d’ailleurs, sans qu’on sache si en draguant cette riche dinde il veut accéléré sa promotion sociale ou s’il est vraiment amoureux. Comme on le voit le fait que les personnages soient éclatés ne permet pas de comprendre leurs intentions véritables et donc de les situer. 

L’invraisemblable vérité, Beyond a reasonable doubt, Fritz Lang, 1956 

Garrett va expliquer à Susan qu’il doit repousser leur mariage

Le film va dériver vers deux enquêtes, l’une menée par Garrett qui part à la recherche d’une fille qui pourra témoigner contre lui, et l’une menée par le trop dévoué Bob Hale. Dans les deux cas il s’agit de bourgeois qui pénètrent un milieu interlope, différent du leur. Cette confrontation ne donnera rien du tout, et les personnages qu’on y croisera resteront des caricatures sans épaisseur. Il y avait pourtant là une possibilité d’aérer le film, mais Lang n’y a même pas pensé. Il réduit les motivations des filles qu’on rencontre au cours de l’histoire à une simple cupidité. Certes ce sont des filles de mauvaise vie probablement, mais ce manque de nuance est extrêmement gênant dans un film noir. L’implication indirecte du monde de la presse dans l’histoire semble avoir été influencée aussi bien par Fuller que par Preminger. Et d’ailleurs le film dans son ensemble fait penser à du mauvais Preminger en rallongeant indûment les scènes de tribunal, impression renforcée par la présence d’un Dana Andrews fantomatique. Même à cette idée d’une presse représentant la démocratie américaine, Lange ne croit pas une minute, ce qui rend le film peu socialisé. 

L’invraisemblable vérité, Beyond a reasonable doubt, Fritz Lang, 1956 

Spencer prend des photos qui prouveront l’innocence de Garrett 

La mise en scène est plate, et même la photographie ne soutient pas le propos. Le rythme est mauvais, pas seulement du point de vue des déséquilibres du scénario, mais aussi parce que c’est bien trop démonstratif. L’accident de Spencer est mal filmé, les scènes de tribunal sont bâclées, sans doute Lang comptait il sur la présence de ses acteurs, mais il s’est trompé. Pour du Lang disons que c’est très statique, il a même beaucoup limité les mouvements d‘appareil. Certes on reconnaîtra ses fameuses liaisons entre plan large et plan rapproché, mais c’est bien peu de chose. Peut-être qu’au fond il n’aimait pas assez ses personnages. J’ai dit tout à l’heure que ça ressemble à du mauvais Preminger, en ce sens qu’on dirait que Lang cherche à faire un film noir à la manière de. Mais c’était déjà un peu le cas avec son film précédent. Sauf qu’il semble que vers cette époque Preminger lui est en pleine forme, il enchaîne les succès dans tous les domaines et conserve son style en l’amplifiant. Lang ne croit plus en lui-même manifestement et sombre dans la paresse et dans l’ennui. Par exemple la scène où nous voyons Garrett faire connaissance avec la sulfureuse Dolly est médiocrement filmée : le décor est étriquée. On passe rapidement de son numéro filmé en plan large à la confrontation entre Garrett et elle en plan américain. Cet enchaînement ne permet pas de saisir ce qui oppose finalement le milieu bourgeois d’où vient le journaliste, et le milieu pauvre et vicieux où survit difficilement Dolly. Dans la dernière confrontation entre Garrett et Susan, il n’y a strictement aucune émotion. Garrett a l’air de s’en foutre qu’elle le rejette, et elle ne semble pas non plus souffrir de cette situation. Il va repartir vers sa cellule, comme si cela n’avait pas d’importance. Or, normalement, il sait qu’il risque la chaise électrique pour le crime qu’il a commis. Même s’il est mauvais, il doit bien ressentir quelque chose, d’autant qu’il explique à Susan que s’il a commis ce crime, c’est parce qu’il était nécessaire pour sa survie. Mais rien ne se passe, les deux protagonistes gardent un visage de marbre. Tout se passe comme si dans sa manière de filmer Lang tentait de recycler la vieille grammaire du cycle classique du film noir, mais sans y croire, d’une manière mécanique. Or le film noir a fait des progrès depuis, et Lang n’a pas suivi le mouvement, il apparaît comme peu moderne, engoncé dans des formes de mise en scène d’un autre âge. La façon de traiter le faux coupable qui en fait en est un vrai, semble aussi parfois lorgne un peu du côté d’Hitchcock, comme si Lang n’avait plus confiance dans son propre style. 

L’invraisemblable vérité, Beyond a reasonable doubt, Fritz Lang, 1956 

Thompson a fait arrêter Garrett 

Dans ce désastre l’interprétation y est pour beaucoup. Dana Andrews qui tient le rôle de Garrett, et qui a pu être très bon chez Preminger justement est tout mou. On sait qu’à cette époque il avait de graves problèmes avec l’alcool. Ici il est plus qu’impassible, il est ailleurs.il ne s’anime jamais, même quand le sort lui est contraire. Joan Fontaine est embarquée dans ce film pour interpréter Susan. Mais c’est un rôle en retrait non déterminant. En vérité elle était déjà sur la pente glissante. Elle ne s’impliquait plus comme elle avait pu le faire chez Hitchcock par exemple, ou chez Norman Foster pour Kiss the blood off my hands. Certes ce n’est pas une actrice qui avait un charisme transcendant. Mais elle est ici complètement transparente. Elle fait son taf, et pas plus. Mais sans doute ce manque de brio du couple principal de Beyond a reasonable doubt est d’abord imputable à Lang qui tout de même avait une reputation non seulement de bon directeur d’acteurs, mais également de tyran sur le plateau. Le reste de la distribution tient sa place, mais sans plus, à l’exception de Barbara Nichols qui se fait très bien remarquer dans le rôle de la plantureuse Dolly. Contrairement à ce qu’on peut croire, c’était une bonne actrice, mais elle était encombrée si on peut dire d’un physique qui la condamnait aux rôles de blondes platinées à fort développement mammaire. Cette actrice qui avait un solide sens de l’humour, a connu une carrière difficile, notamment parce qu’elle eut des accidents de voiture très importants. Elle décédera très jeune. Néanmoins pour ceux qui ne la connaissent pas le film de Lang est une bonne introduction à son talent. 

L’invraisemblable vérité, Beyond a reasonable doubt, Fritz Lang, 1956 

Thompson veut faire condamner Garrett à la peine capitale 

C’est un film qui a été très critiqué, et le public n’a pas marché, même si probablement il n’a pas perdu d’argent, le prestige de Lang s’effritait un petit peu plus. Peter Hyams tentera d’en faire un remake un peu plus musclé, mais le résultat sera encore pire que l’original. Certains le défendent encore aujourd’hui. Mais c’est très difficile, même quand on aime bien Lang. Néanmoins, pour ceux qui ne le connaissent pas encore, on conseillera de voir ce film pour deux raisons, d’abord pour approfondir sa connaissance de l’œuvre de Lang, cinéaste majeur du film noir, ensuite pour tenter de comprendre comme le film noir à un moment donné est apparu comme une forme dégénérée de ce qu’il avait été. Mais ce qui est fascinant justement pour nous qui ne sommes pas de la trempe de Borde et Chaumeton, c’est de voir qu’ensuite le film noir va rebondir dans de nouvelles directions, avec de nouvelles thématiques – notamment le film de mafia – avec de nouvelles formes d’images en intégrant le cinémascope par exemple. Lang est passé à côté de quelque chose tout de même d’intéressant dans ce scénario indigent : la relation père-fils entre Spencer et Garrett.   

L’invraisemblable vérité, Beyond a reasonable doubt, Fritz Lang, 1956 

Garrett attend assez confiant que Spencer apporte la preuve de son innocence


L’invraisemblable vérité, Beyond a reasonable doubt, Fritz Lang, 1956
Par alexandre clement dans Accueil le 9 Novembre 2019 à 08:36

L’invraisemblable vérité, Beyond a reasonable doubt, Fritz Lang, 1956

C’est l’ultime film américain de Lang, et franchement il aurait mieux fait de s’abstenir. Le scénario est d’une telle

l-Invraisemblable-v--rit--.jpgL’Invraisemblable vérité (« Beyond The Reasonable Doubt »).
Film de 1956.

Le film s’ouvre sur une exécution capitale : inspection méticuleuse. Un homme vient de perdre la vie sur la chaise électrique.
Spencer, directeur d’un journal y assistait avec Tom Garrett son futur gendre.
Pendant le « spectacle », Spencer fait le procès de la peine de mort : l’assassin est condamné sans preuves réelles par la faute du gouverneur Thompson qui compte servir son hégémonie à l’aide de condamnations plus ou moins abusives.
Spencer et Tom visitent le centre de détention. Nous voyons des prisonniers qui jouent aux échecs à travers les barreaux d’une cellule. L’échiquier est placé à l’extérieur.
Tom Garrett (Dana Andrews) est un auteur de best-sellers. Sa future épouse Susan (Joan Fontaine) est ambitieuse. Victime tragique dans « Lettre à une inconnue » d’Ôphuls, épouse angoissée dans « Soupçons » d’Hitchcock, l’actrice joue ici le rôle d’une femme arriviste sans scrupules. Elle s’inquiète de la stabilité des succès éditoriaux de son amant, espère une réussite plus éclatante, une vraie célébrité. La façon dont ils s’embrassent manque singulièrement de fougue. A ce stade, Tom ressemble à un type sans grande envergure que l’on épouse pour son argent.
Tom reçoit un coup de téléphone privé, et, de retour auprès d ‘elle, décide de repousser la date du mariage.
Spencer apprend un fait divers : une danseuse de cabaret nommée Patti, vient d’être étranglée dans un bar. Il y voit une occasion de démontrer que la condamnation sans preuves réelles est dangereuse et conduit à tuer des innocents. Son plan : livrer à la police un innocent et, le faisant condamner, révéler ensuite, preuves en mains que les juges se sont trompés. Si le plan réussit, on ne condamnera jamais plus sans preuves.
Le journaliste doit trouver un » véritable innocent » innocent pour servir de cobaye. Ce ne peut être que son futur gendre ; Tom accepte immédiatement de jouer le « faux coupable ». Jusqu’ici il ne paraissait pas s’intéresser véritablement à la grande cause que veut servir son beau-père. Maintenant il est prêt à jouer ce jeu dangereux.
Le déroulement de l’enquête : Spencer a fabriqué plusieurs faux indices pour charger Tom : ceux-ci restent vagues mais ils font mouche de suite ; l’assassin est décrit : même s’il ressemble à n’importe qui ce sera tout de suite « quelqu’un ». Recherche d’identification à tout prix. Ensuite Tom, comme prévu, s’accuse du meurtre.
Tom est arrêté. Le procès va commencer.
Spencer fabrique des « preuves d’innocence» : un briquet laissé sur le lieu du crime, un bas dans l’automobile, des photos.
Spencer est tué dans un accident de voiture et ses « preuves » disparaissent avec lui, avant qu’il ait pu les montrer à la cour. L’innocence de Garrett ne peut plus être avérée. Les bonnes intentions de Spencer se sont retournées contre son cobaye.
Susan enquête à son tour avec son amant officieux, membre du District Attorney ; ils découvrent que Patti s’appelait Emma Blooker.
Un ami de Spencer découvre le papier où le récit de la machination est décrit et signé de sa main et le remet à Susan. Tom va être sauvé. Toutefois lorsqu’il en parle avec son épouse il dit « le gouverneur Thompson aurait dû chercher la vrai coupable de la mort d’Emma ». Susan sait le vrai nom de Patti.
Tom s’est trahi pour avoir trop parlé, lui qui n’est pas bavard. Il explique à Susan qu’il avait mise Emma enceinte et s’était vu contraint de l’épouser. Il l’avait abandonnée au Mexique, sans réussir à divorcer. Devenu célèbre, il voit encore revenir cette gênante épouse qui le fait chanter. Il l’a bien tuée.
Susan doit à son père de dire la vérité. D’ailleurs, elle a un autre amoureux. Tom va sur la chaise électrique qui l’attendait depuis le début.
La manigance de Spencer était en dessous de celle de Tom. Ce dernier, se faisant passer pour coupable, avait une chance d’être innocenté. Paradoxe qui fait l’intérêt du film. Qu’est-ce que la culpabilité, qu’est-ce que l’innocence ?
Le spectateur n’éprouve nul regret pour Tom, auteur à succès, sans idées, trop ambitieux. S’il ne servait à démontrer les erreurs de la justice et ne se servait des bonnes intentions de Spencer pour se cacher, il serait inconsistant.
Le coupable a pu se faire passer pour coupable afin d’être reconnu innocent. Il aurait pu réussir : que devenaient alors les généreuses intentions de Spencer ?
Son « nul ne doit être présumé coupable » devient « nul ne doit être présumé innocent. Le gouverneur peut bien être corrompu,la société n’est pas à la hauteur pour l’empêcher de nuire.
Spencer apparaît comme un bon père qui a un mauvais fils, un pauvre type assassin qui ne doit son sort qu’à des critères subjectifs. Pour servir la thèse de Spencer il eût dû être innocent. Pour arranger Susan, qui ne veut plus de lui, il est reconnu coupable. On peut penser qu’inconsciemment Spencer le sait coupable et cherche à l’innocenter.
Nous sommes bien dans un monde où l’on fait sa justice soi-même avant que les lois n’interviennent.
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[CRITIQUE] : L’invraisemblable vérité

[CRITIQUE] : L’invraisemblable vérité
Réalisateur : Fritz Lang
Avec : Dana Andrews, Joan Fontaine, Sidney Blackmer, Edward Binns,...
Distributeur : Théâtre du Temple
Budget : -
Genre : Thriller, Drame, Policier.
Nationalité : Américain.
Durée : 1h20min.
Date de sortie : 31 juillet 1957
Date de reprise : 24 novembre 2021
Synopsis :
Adversaire acharné de la peine de mort, le rédacteur en chef Austin Spencer décide de "monter un coup" avec son journaliste Tom Garrett. Ils fabriquent des preuves accusant ce dernier d'un crime qui défraie la chronique, le but étant de dénoncer une erreur judiciaire qui aurait pu condamner à mort un innocent. Le jour du verdict, Austin Spencer chargé d'apporter les preuves de falsification, se tue dans un accident de voiture...
Critique :

Porté par un joli trio, reposant sans doute un peu trop sur ses rebondissements avant de clouer son auditoire avec une conclusion nihiliste fracassante; #LInvraissemblableVérité est un vertige pessimiste et retors, un solide exercice de style façon adieu cynique aux USA pour Lang pic.twitter.com/GGFClR33Yw

— Fucking Cinephiles (@FuckCinephiles) November 27, 2021

Au cœur de l'intrigue du bien nommé Beyond a Reasonable Doubt - L'invraisemblable vérité par chez nous -, estampillé comme le dernier film/chant du cygne américain de Fritz Lang avant son retour en Allemagne, se trouve une question importante et toujours très pertinente (et encore plus outre-Atlantique) : Un système juridique qui autorise/applique la peine capitale, peut-il réellement garantir, au-delà de tout doute, que la personne qui sera exécuté est réellement coupable du crime pour lequel elle a été condamnée ?
Comment corriger une erreur judiciaire, quand la victime de celle-ci n'est plus de ce monde ?
C'est une chose à laquelle même les partisans de la peine de mort ne peuvent pas forcément avoir de réponses satisfaisantes, au-delà de la notion facile du " l'erreur est humaine ", ce qui ne peut évidemment pas suffit, aux familles des hommes et des femmes potentiellement, injustement exécutés.
Pure tragédie grecque prenant les contours d'une étude pointue et épurée sur l'ambiguïté morale, ou l'homme est purement et simplement son pire ennemi, L'invraisemblable vérité est peut-être, l'oeuvre la plus austère de la filmographie Lang, tant le cinéaste réduit ici sans le moindre remord ses personnages à de simples pions arbitrairement déplacés, pour habiter sa démonstration glacial d'un théorème socialo-judiciaire fascinant.

[CRITIQUE] : L’invraisemblable vérité

Copyright Action Cinémas / Théâtre du Temple


En narrant le projet risqué et radical (voire même un poil invraisemblable, d'où l'intelligent titre VF) du rédacteur en chef Austin Spencer qui, avec la coopération de son journaliste/potentiel beau-fils Tom Garrett, envisage de discréditer le concept de peine capitale en accusant délibérément Tom d'avoir commis un crime qui défraie la chronique (pour mieux prouver son innocence et sa condamnation injustifiée, avec les preuves qu'ils ont fabriqués), avant que tout ne tourne à la catastrophe (le jour du verdict, Spencer est chargé d'apporter les preuves de falsification, mais se tue dans un accident de voiture); Lang ne s'intéresse pas tant à l'innocence ou à la culpabilité d'un individu (preuve s'il en est, d'une humanité vacillante qu'il ne juge pas assez bonne à sauver) mais bien à la démonstration que la justice n'est finalement qu'entre les mains du destin - et une force qui dépasse le pouvoir humain.
Porté par un formidable trio (Dana Andrews, Joan Fontaine et Sidney Blackmer), reposant sans doute un peu trop sur ses rebondissements et artifices imprévisibles (même si sa narration est diaboliquement bien structurée), avant de clouer son auditoire avec une conclusion nihiliste profondément fracassante; le dernier film ricain d'un Lang manipulateur qui se délecte de troubler son auditoire dans un vertige pessimiste et retors, est un solide exercice de style façon adieu cynique et désabusé au pays de l'oncle Sam.
Une belle (re)découverte.
Jonathan Chevrier
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L’INVRAISEMBLABLE VÉRITÉ

« Comme le disait Brecht : l’homme n’est pas bon! L’homme est mauvais », écrit Fritz Lang le 12 juillet 1969 à son amie Lotte Eisner (Fritz Lang par Lotte Eisner, Flammarion), pour expliquer pourquoi il réalisa quatorze ans plus tôt L’Invraisemblable Vérité (Beyond a Reasonable Doubt en VO). En 1955, Fritz Lang, installé à Hollywood depuis vingt ans, a 65 ans. Il achève de tourner La Cinquième Victime. Et tous les scénarios qu’il reçoit lui tombent des mains. Jusqu’à L’Invraisemblable Vérité, l’histoire d’une machination. Austin Spencer, directeur d’un journal et farouche opposant à la peine de mort, a une grande idée : se saisir du premier meurtre relevé dans la presse et construire patiemment les preuves de la culpabilité d’un homme parfaitement étranger à l’affaire, en l’occurrence son futur gendre, l’écrivain Tom Garret (joué par l’indéchiffrable Dana Andrews). Une fois Garret condamné, Spencer interviendra, dévoilera la supercherie et démontrera à l’Amérique l’horreur de la peine capitale. Sauf que rien ne se passera comme prévu. Lang voit là l’occasion d’aborder des thèmes qui l’obsèdent depuis toujours, l’innocence, la culpabilité, la responsabilité. De dénoncer aussi la peine de mort.

Le film s’ouvre sur une exécution, façon de montrer « l’indifférence et l’illogisme d’un processus qui contraint un autre homme ­ en faisant passer le courant mortel ­ à commettre l’acte même pour lequel le condamné l’a été : c’est-à-dire tuer un homme ! » Prenant conscience, en plein tournage, de ce que sera la scène, le producteur réagit violemment : « Tu n’es plus à l’UFA (ndlr : le grand studio allemand de l’entre-deux-guerres). Ici, en Amérique, nous n’aimons pas ces scènes sadiques. » Finalement, une bonne partie de la scène sera conservée grâce à la complicité du monteur Gene Fowler, vieil ami de Lang.

Dans sa lettre de 1969, le cinéaste s’en prend à « l’égoïsme personnel du bon bourgeois rassasié, son indifférence à la souffrance des autres, l’absence de compréhension, l’insensibilité froide, tant qu’on n’est pas soi-même en cause ». Les bons bourgeois, c’était, en 1931, la foule qui traquait Peter Lorre dans M. le Maudit, serial killer paumé, atroce et touchant. Dans L’Invraisemblable Vérité, ce sont ceux qui refusent de comprendre, et qui trahissent.

Pessimiste, le film n’en est pas moins ludique. « L’humour de Lang, unique dans le cinéma, consiste à fournir au spectateur toute l’information dont il a besoin pour tout comprendre. Mais de la fournir dans le désordre, si bien qu’il ne peut rien en faire. La vérité est invraisemblable parce que les personnages n’arrêtent pas de la dire sans le savoir (ou sans que l’autre soit en mesure de le savoir)… Imaginez des mots croisés où la définition et le mot à trouver sont les mêmes. Quelle colère (ou quel éclat de rire) quand vous découvrez le truc ! » écrivait Serge Daney en juillet 1981 (Ciné Journal, éditions des Cahiers du Cinéma).

Tendance cinéphilie hard, on peut aussi voir dans L’Invraisemblable Vérité une métaphore du cinéma, l’histoire d’une fiction dans le film, d’une mise en scène qui fonctionne si bien qu’elle finit, malgré son metteur en scène (Spencer), par se substituer à la réalité ou, au-delà des apparences, par révéler la vérité. L’Invraisemblable Vérité fut le dernier film américain de Lang. Suivront trois films allemands. Puis, en 1963, le plus grand metteur en scène de l’histoire du cinéma jouera son propre rôle (ou presque) dans Le Mépris de Godard. Pour une sorte de passage de témoin.

(Paru dans Libération du 13 août 1996)

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L’Invraisemblable Vérité (Beyond a Reasonable Doubt, 1955) de Fritz Lang

… j’aime la vérité, mais la vérité ne m’aime pas

L’Invraisemblable Vérité

Beyond a Reasonable Doubt

Note : 3.5 sur 5.

Titre original : Beyond a Reasonable Doubt

Année 1956

Réalisation : Fritz Lang

Avec : Dana Andrews, Joan Fontaine, Sidney Blackmer

Ça commence très bien, dans la veine des films humanistes de Lang. L’éditorialiste et propriétaire d’un grand journal fait part à son ami, romancier et futur gendre, de son opposition à la peine de mort, car trop souvent des innocents sont envoyés à la chaise électrique. Il veut monter une mascarade pour prouver qu’on peut aisément faire accuser un innocent. Son ami y réfléchit et revient le voir quelques semaines plus tard pour lui signifier son intention de jouer le rôle du faux coupable. Ça tombe bien, un meurtre vient d’être commis, sans coupable, sans la moindre piste.

Pour que leur petite histoire marche parfaitement, les deux hommes se disent qu’il ne faut pas en informer la fiancée du romancier qui est également la fille de l’éditorialiste.

À partir de là, on sent le truc venir gros comme une maison, c’est ce qui est bien. On obéit à la règle du suspense de Hitchcock : faire peur avec ce qu’on attend. On a comme l’impression, et à raison, que l’éditorialiste va mourir avant qu’il ne révèle toute l’histoire, et on craint l’arrivée de cet instant. Malheureusement, sa vie est un peu trop courte à mon goût, le bon viel Alfred aurait pris son temps là… pour finir par nous le tuer dans une autre scène non montrée. Bref, c’est déjà un écart dans le style hitchcockien du film et ça va non seulement se poursuivre, mais en plus, on va perdre totalement l’idée de départ qui est de faire un film humaniste, contre la peine de mort… Même si l’idée était plus de dire que la peine de mort, ce n’est pas bien parce qu’on tue des innocents au lieu de dire simplement que ce n’est pas bien, par principe, que ce n’est pas au rôle d’un jury, représentant de la société, de faire exécuter un autre citoyen, quel qu’il soit, coupable ou non…

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L’Invraisemblable Vérité, Fritz Lang 1956 | Bert E. Friedlob Productions

On a droit alors aux traditionnelles scènes de cour, pas le plus intéressant du film, mais c’est un passage obligé. Quand l’éditorialiste meurt, bien sûr, le romancier tente de convaincre sa fiancée, son avocat, la cour, qu’ils avaient mis au point cette fausse culpabilité, mais on ne parle plus du fait que c’était pour prouver les dysfonctionnements de la justice, le film perd son accent politique, polémiste, engagé, humaniste, pour devenir un vulgaire film noir. Pour être efficace, la mort de l’éditorialiste aurait dû survenir juste à la fin du film, pour lui donner un accent tragique, rendant l’exécution du faux coupable et donc prouver non plus au public du film (autre type de jury) comme les deux hommes voulaient le faire au départ, mais de l’absurdité, de la cruauté d’un tel mécanisme qui fait exécuter des innocents. Là, non seulement, on perd le fil pour s’enliser dans un film de cour dans lequel le « faux coupable » va devoir tenter de trouver une solution pour se sortir de ce guêpier, mais surtout on a affaire à un twist ridicule rendant le film toujours plus inutile, et éloigné de la ligne ambitieuse proposée au début. Hitchcock mettait en garde contre ces « surprises » qui finalement ne font ni chaud ni froid au spectateur, sinon un haussement de sourcil incrédule. Le faux coupable est bel et bien coupable… Ridicule, tout ça pour ça… Où est passé l’humanisme du début du film ? La belle morale de l’éditorialiste semble être morte avec lui nous laissant avec un monstrueux roman de gare (peu crédible d’ailleurs, parce que le romancier était marié avec la victime et on a du mal à croire que le procureur et ses enquêteurs aient pu passer à côté de ça…).

L’idée de faire un film sur un meurtrier qui profite d’une occasion pour jouer les faux coupables, c’est intéressant, mais il faut jouer ce film dès le départ. Les twists, ça fait des effets de surprise, mais encore faut-il qu’il y ait un minimum de vraisemblance là-dedans (d’où sans doute le titre français qui pour le coup est bien trouvé : oui c’est totalement invraisemblable). La culpabilité du héros, elle doit être suggérée, sinon explicitement annoncée, comme on annonce son coup au billard. On ne peut pas choisir un angle d’attaque, puis faire une queue de poisson juste à la fin, ça donne l’impression d’être improvisé. Suivre le double jeu du héros, ça aurait pu être intéressant, jouer avec le doute du spectateur, cela l’aurait été tout autant. Là, on n’en a aucun, et à la fin, on nous prend pour des idiots pour nous expliquer qu’on n’a rien compris au film…

Dans le mode de fonctionnement de la justice américaine, c’est le procureur qui est chargé de l’enquête et qui mène l’instruction à charge ; en France, le procureur doit instruire à charge ET à décharge. Le problème (qui aurait pu être aussi soulevé par le film), c’est que si on a affaire à un bon procureur, et à une défense médiocre, il arrivera à tous les coups à convaincre de la culpabilité d’un accusé devant le jury.

Bref, Fritz Lang commence le film comme un Fritz Lang, il tâtonne en faisant du Hitchcock, et ça se finit avec du Howard Hughes. Il paraît que Lang n’aimait pas le film, et c’est son dernier film à Hollywood.


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Sur La Saveur des goûts amers :

Les Indispensables du cinéma 1956

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Invraisemblable vérité [Beyond A Reasonable Doubt] (États-Unis, 1956) de Fritz Lang

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L’histoire du cinéma est une série de pièges pour l’historien : alors que Fritz Lang est satisfait de La Cinquième victime, il ne l’est pas de Invraisemblable vérité. Pourtant, en dépit de conditions de production plus pénibles pour lui, il nous semble que Invraisemblable vérité est bien plus original. Les deux thèmes majeurs de Lang (culpabilité et force du destin) sont ici illustrés par un génial scénario auquel il a, comme à son habitude, prêté la plus grande attention et qu’on dirait davantage écrit par un homme de trente ans que par un homme de soixante-cinq ans. En dépit des coupes opérées au tournage et au montage par le producteur qui souhaitait un film plus court que La Cinquième victime, la cohérence et la rigueur du découpage exploité d’Invraisemblable vérité sont d’un acier inaltérable. Chaque plan est nécessaire à la progression de l’intrigue. Contrairement à ce qu’écrit Eisenschitz (à la p. 52 de son livret), la presse et la télévision ne sont nullement le «simple témoin du déroulement de l’action» : tout au contraire puisque c’est un magnat de la presse qui conçoit puis enclenche la machine infernale qui va se refermer sur Dana Andrews. En apparence seulement… Car le génie du scénario est effectivement d’en révéler in extremis un second, diabolique, d’une logique glacée, terrifiante, inattendue. Alors que La Cinquième victime touchait naturellement au cinéma fantastique par son thème central de la criminalité psychopathologique, agent d’une modification spectrale de la perception de la réalité, Invraisemblable vérité y touche d’une manière non plus graphique mais tout intellectuelle… et non moins inquiétante. C’est un des grands films dialectiques de l’histoire du cinéma. Méprisé par André Bazin qui considérait avec curiosité le «vide barométrique» d’une mise en scène à la « sécheresse d’épure » à partir d’un scénario qu’il jugeait «indigne» et par Éric Rohmer qui employait d’ailleurs une dizaine de jours avant lui ce même terme d’«épure». Admiré par Jacques Lourcelles qui avouait avoir ressenti à sa vision «un ébranlement comme on n’en ressent que quelques-uns dans une vie de cinéphile» et par Raymond Bellour ou Serge Daney, Invraisemblable vérité porte à son point d’incandescence l’intellectualisme langien : le film s’ouvre sur une exécution capitale destinée à provoquer l’horreur mais s’achève sur la promesse d’une autre exécution capitale mathématiquement et moralement justifiée par le scénario. Les possibilités qu’un criminel soit innocenté ou qu’inversement un innocent soit reconnu coupable, sont d’abord les sujets intellectuels du suspense avant de devenir ses sujets vitaux : le film se dédouble d’une manière vertigineuse (Raymond Bellour), l’horreur et la logique s’y croisent brusquement (Serge Daney). L’idée de Lang est simple : tout homme peut devenir criminel mais celui qui passe à l’acte doit être puni. Il n’a jamais varié sur ce point et l’a plus tard confirmé oralement dans son entretien avec William Friedkin. La position de Lang est aussi bien celle de Freud que celle des tragiques grecs. Croire que Invraisemblable vérité condamnerait l’idée de justice (Robert Benayoun en 1964) était une naïve erreur, outre une faute morale. Croire que dans les films de Lang «il n’y a jamais de preuve absolue, pas de fin, pas de certitude mais un enchaînement d’effets et de causes, de mots et de choses, de calembours et d’objets fétiches, de portes et de secrets derrière la porte, d’amonts fous et d’avals déraisonnables. À l’infini» (Daney… ici pris en défaut de rigueur) revenait à le tirer du côté du philosophe Michel Foucault davantage que d’Eschyle, Shakespeare ou Racine qui constituent pourtant, de toute évidence, l’authentique lignée dont Lang est issu.


L'invraisemblable vérité (Beyond a reasonable doubt) de Fritz Lang - 1956

L'invraisemblable vérité (Beyond a reasonable doubt) de Fritz Lang - 1956

Pour son dernier film dans les studios américains, l'homme au monocle signe une oeuvre ambiguë mais non moins haletante sur ce qu'il advint du sauvage blanc. En guerre ouverte contre la peine de mort, le rédacteur en chef Austin Spencer se désole devant le succès grandissant du procureur Thompson. Celui-ci semble gagner en reconnaissance à mesure que la chaise électrique fait son oeuvre. Entre derniers sacrements et marche solennelle, la musique pesante nous dit bien que ce public d'hommes aussi unanimement blancs que vieillissants va se délecter de la mort imminente du coupable désigné. Est-il coupable? Est-il innocent? La loi est la loi! Le jury a délibéré. Point. En définitive, le procureur peut convaincre par sa seule volonté de la culpabilité d'un homme pour peu que l'avocat de la défense soit moins éloquent. Dans ce premier récit, Fritz Lang retranscrit en deux figures archétypales les arguments pluriséculaires sur la morale et le droit. L'un justifie la sanction ultime parce qu'elle est légale, l'autre rejette intégralement la peine capitale quand bien même elle s'abattrait sur un coupable non-repentant. Après quelques minutes de film, la justice des hommes vient heurter de plein fouet la vie comme droit inaliénable. Vous voilà submergés par les balbutiements d'un conte philosophique qui vous donnera du fil à retordre, et ce jusqu'à la dernière seconde.

Très vite, la caméra s'attarde sur le futur gendre du journaliste, Tom Garrett (Dana Andrews). Devenu auteur à succès après un premier roman, il doit maintenant se consacrer à l'écriture du second. Mais l'auteur se noie vite dans les yeux de sa fiancée. Susan, en femme fatale amoureuse, bouleverse tous les codes dévolus aux rôles féminins de l'époque. Entreprenante, indépendante et subtile, Fritz Lang lui attribue les clichés jusque-là prêtés aux hommes entre le coup de la cigarette et les avances sexuelles à peine voilées. Tout au long de ce suspense de grande envergure, Joan Fontaine pourra explorer différentes tensions dans ses rapports au fiancé, au père ou à l'ancien amant. D'autre part, ce personnage ambivalent est aussi notre conscience de spectateur à mesure que Susan s'accroche tantôt à ses sentiments tantôt à son orgueil.

Entretenant de bonnes relations avec son ancien patron et futur beau-père, Tom se prend à imaginer un pari fou pour stimuler son imagination d'écrivain et renforcer le discours d'Austin. Pourquoi ne pas attendre qu'un fait divers sordide fasse la Une des journaux? Ainsi, le jeune homme prévoit de se faire accuser à coups de ruses et d'astuces en jouant le citoyen moyen mais au comportement suspect. Pour prouver que n'importe qui peut être accusé à tord et finir électrocuté, les deux hommes vont multiplier les fausses pistes et les vraies preuves de son innocence pour mettre le procureur Thompson au pied du mur. Quel heureux hasard!! Patty Gray, une jeune danseuse, vient d'être retrouvée étranglée. La police n'a aucun indice. En coupable idéal, Tom leur en apporte sur un plateau d'argent. Audacieux, il sait qu'en cas de jugement Austin montrera les photos de leurs pérégrinations. Ils ne peuvent plus reculer!

Enfin arrêté, il subit quatre heures d'interrogatoire avant d'être envoyé en prison, sans preuve tangible, en attente de son procès. La machine infernale est lancée. Les journalistes jouent le jeu de cette société du spectacle où tous les témoignages croustillants font le délice des rédactions. Le Quatrième Pouvoir saute comme un cabri à chaque révélation pour savoir qui sera le premier à diffuser le scoop quand ce ne sont pas les caméras qui s'invitent directement dans le tribunal. Fritz Lang se crispe littéralement face à ce déferlement d'hypermédiatisation du quotidien qui n'en est qu'à ses prémices. Aussi visionnaire que dans Métropolis et M le Maudit, ses vacances hollywoodiennes n'ont pas assagi le cinéaste allemand qui pressent le modelage de l'opinion publique par les journaux. Toute la vie de Tom est épluchée, disséquée. Rien ne l'accuse, pourtant Thompson voit là la plus grosse affaire de sa vie s'il gagne. C'est que Tom doit être coupable. Il ne lui reste plus qu'à le prouver. Ne cherchant jamais une autre piste, le procureur invente un scénario qui convainc le jury. Comme un malheur n'arrive jamais seul, il a fallu qu'Austin, sentant le vent tourner et courant à la rescousse de Tom, photos à l'appui, se fasse heurter par un camion. De cet accident spectaculaire il ne restera rien. Comment Tom se dépatouillera-t-il de l'enfer dans lequel il s'est mis? Soyez sûrs que ce film amer porte bien son titre.









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Laurence Olivier (1907-1989)