BEYOND A REASONABLE DOUBT, 1956, Fritz Lang
Le directeur de journal Austin Spencer, farouchement opposé à la peine de mort, suggère un jour à son ami écrivain Tom Garrett l'idée de mener une expérience ultime visant à prouver l'inanité et l'injustice de la peine capitale : partant d'un fait divers quelconque, ils créeront de toutes pièces des "indices indirects" qui accableront Garrett et le mèneront à une condamnation à mort - pour après le verdict exhiber les preuves de son innocence ! Tout leur stratagème fonctionne à merveille, et ce jusqu'à la condamnation à mort de Garrett. Mais alors qu'il s'apprête à faire éclater la vérité, Spencer est victime d'un accident mortel, dans lequel disparaissent toutes les preuves innocentant son ami...
ANALYSE ET CRITIQUE
A peine Fritz Lang a-t-il achevé le tournage de La Cinquième victime que son producteur, Bert E. Friedlob, lui soumet un projet qu’il a récemment racheté à plusieurs associés (dont Ida Lupino, qui apparaissait comme actrice dans La Cinquième victime), développé par le scénariste Douglas Morrow et intitulé Beyond a reasonable doubt, mention qualifiant aux Etats-Unis la certitude légale exigée pour un verdict. Il y est question de culpabilité et de justice humaine, notions qui ont toujours obsédé le cinéaste, mais qui vont dans ce film-ci résonner d’une manière bien particulière.
En novembre 1955, le cinéaste se met au travail sur le script, mais sa collaboration avec Morrow est insatisfaisante : Fritz Lang conteste des dialogues ou des choix narratifs, mais le scénariste ignore la plupart du temps ses recommandations. L’objectif du cinéaste est de structurer cette histoire du mieux possible pour préparer le spectateur à la dernière partie, cette invraisemblable vérité du titre français qu’il anticipe déjà comme si difficile à accepter pour le spectateur. Contrairement à ce qu’ils ont tous deux eu l’occasion ensuite de prétendre, le basculement final ne fut ni imposé par la production, ni rajouté au dernier moment dans le script : il y figurait d’emblée, et était même manifestement l’objet du primordial souci de cohérence qui habitait Lang et Morrow au moment de la conception du script.
Car Lang sait que ce qu’il aborde dans L’Invraisemblable vérité est lourd de sens, et il redoute la réaction des spectateurs : son film, qui se présente dans un premier temps comme un plaidoyer anti-peine de mort pourrait, à cause de son basculement final, être perçu comme tout l’inverse quand, pour le cinéaste, il n’est probablement ni l’un ni l’autre. Ce qui l’intéresse ici, ce n’est en effet pas tant la question de la légitimité du verdict que la manière dont la mécanique des dispositifs criminel ou judiciaires est si facilement grippée par le facteur humain. En ce sens, L’Invraisemblable vérité est un film qu’il est indispensable de se reconstruire, une fois le film achevé, pour ne pas se limiter à l’appréhension spontanée de ses dernières minutes, écueil dans lequel sont tombés bien des commentateurs (voir ci-dessous).
Ce film-démonstration obéit en effet à une structure redoutable qui vient autant du verrouillage total de son script (Lang n’a probablement jamais passé autant de temps à se poser des questions sur l’interprétation possible de son scénario) que de la froide virtuosité de sa mise en scène. Comme dans La Cinquième victime - voire même encore plus - , pas un bout de gras expressionniste ne subsiste dans ce film, son plus sec, son plus épuré (Jacques Lourcelles parle de la "neutralité géniale" des décors !). Même une séquence aussi puissante que celle de l’accident de Spencer se refuse toute coquetterie, réduite à son strict minimum d’efficacité et de concision.
André Bazin en arrivera ainsi à parler de « vide barométrique de la mise en scène », tandis que pour Jacques Rivette, le film n’était qu’une « lecture de scénario, qui nous est livrée tel quel, sans ornement, sans plus le moindre commentaire de la part du récitant. » Là où nous devons avouer un franc désaccord avec ces deux éminences, c’est que l’essence de la mise en scène, admirable, de L’Invraisemblable vérité n’est pas à chercher directement dans sa mise en images, mais dans le regard sur les choses qu’elle induit.
[ATTENTION / LA PARTIE QUI SUIT REVELE UNE PARTIE IMPORTANTE DE L’INTRIGUE QU’IL VAUT MIEUX IGNORER]
Alors qu’en 1954, Alfred Hitchcock s’interrogeait sur le crime (presque) parfait, et qu’il allait tourner en 1956 Le Faux coupable avec Henry Fonda, Fritz Lang trouve dans Beyond a Reasonable Doubt l’intrigue la plus parfaitement retorse pour envisager la culpabilité la plus merveilleusement disculpable : celle qui endosse la figure de l’innocent accusé à tort - figure que Lang avait déjà abordée, dans Furie, dans J’ai le droit de vivre, dans La Femme au portrait, voire même dans La Rue rouge (où Criss Cross laissait exécuter son rival, accusé à sa place). Sa maestria, ici, est donc, dans sa logique méthodique et implacable, de nous exposer l’innocence d’un personnage - et de nous faire redouter l’épouvantable injustice de sa condamnation - pour, au final, nous révéler qu’il s’agissait du véritable meurtrier. Ce constat ne se limite pas au script, déjà diabolique en l’état, mais s’étend, en quelque sorte, à sa logique de metteur en scène, qui est ici très précisément celle, machiavélique, employée par Garrett : construire une vérité de toute pièce, et l’imposer au spectateur par la seule force de son point de vue. La question n’est donc pas ici de savoir si Garrett "mérite" d’être exécuté ou pas (et donc d’ouvrir un débat sur la légitimité de l’exécution capitale), mais bien de démontrer comment une seule capacité de persuasion, la seule orientation d’un regard, peut décrédibiliser totalement une entreprise de soi-disant objectivité et la quête de vérité absolue qui l’accompagne... Pour pousser cette logique jusqu’à l’absurde, et probablement jusqu’au désespoir, la question se rapprocherait d’une variation autour du principe d’incertitude d’Heisenberg qui énoncerait ici que, parfois, le simple fait d’essayer de regarder la vérité la modifie irrémédiablement.
Les scènes les plus troublantes du film ne sont ainsi pas les plus immédiatement saisissantes, mais celles qui nous reviennent ensuite avec le sentiment de ne pas, la première fois, les avoir bien appréhendées, en particulier toutes celles où Garrett et Spencer "reconstruisent" les fausses preuves de leur démonstration ; car finalement, comment mieux cacher une preuve compromettante qu’en la mettant à côté d’une plus compromettante encore qu’on pourra ensuite réfuter ?... En ce sens, la scène où Spencer prend Garrett en photo dans un salon d’essayage en train d’enfiler le même manteau que le meurtrier est d’autant plus vertigineuse qu’elle trouve un écho particulier dans La Cinquième victime, où le personnage de Dana Andrews reproduisait déjà des gestes similaires à celui du tueur - sauf que ce sont ici ses propres gestes qu’il reproduit, afin de prouver son innocence... Halte là, la confusion est totale, et plus on y repense, plus le trouble s’accentue.
A un strict niveau théorique, ce que cherche à véhiculer l’image de L’Invraisemblable vérité est donc absolument abyssal (sur, pour réduire au plus court, le lien entre voir et croire) - mais la difficulté que craignait (probablement à raison) Fritz Lang était celui de la traduction dans l’esprit du spectateur. En particulier, il redoutait l’impact d’une modification radicale de perception du personnage de Garrett chez celui-ci : « Pendant une heure quarante, je montre Dana Andrews comme un homme merveilleux, très honnête - et en deux minutes, je montre qu’il n’est qu’un salaud. J’avais très peur. » Il craint également que, du coup, le film ne soit envisagé que comme un pamphlet anti-peine de mort - il faut avouer que la toute première séquence, glaçante, traduit assez bien son conviction intime (« Personne n’a le droit moral de prendre une vie, et, à travers les siècles, la peine de mort a échoué à décourager le crime », a-t-il ainsi déclaré)...
Avec un souci de cohérence vis-à-vis de son projet (il fallait qu’à la deuxième vision, le spectateur puisse enfin découvrir tout ce qu’il n’avait pas été invité à voir lors de la première) mais aussi cette ironie impitoyable qui le caractérisait (ce que Serge Daney appelait son « humour à l’envers »), Lang dissémine donc en réalité tout au long du film des indices qui trahissent, sinon la culpabilité, au moins l’ambigüité du personnage de Garrett : ce coup de téléphone interrompu qui l’amène à repousser le mariage avec Susan ; son aisance, presque ses habitudes, dans le club de strip-tease ; le fait qu’il connaisse la couleur des cheveux de la victime ; la manière dont il retrouve immédiatement le lieu où a été retrouvé le corps ; et ce lapsus final, que l’on aurait pu ne pas relever si Susan ne l’avait fait. On rejoint ici une théorie chère à Fritz Lang, étayée notamment dans La Femme au portrait : celle du criminel qui se trahit « once off guard », une fois qu’il a baissé la garde de la vigilance nécessaire à la réussite de son plan. Mais là où, en 1944, cela l’incitait à "sauver" le professeur Wanley (Edward G. Robinson dans La Femme au portrait) par un artifice un peu grossier, les conséquences sont ici dramatiques, et Garrett retourne vers la chaise. Comme une sorte de symbole du chemin mené en un peu plus de dix ans par Fritz Lang, de plus en plus désabusé par la nature humaine.
[FIN DES REVELATIONS]
Car, à l’instar de La Cinquième victime - et c’est peut-être en cela, d’ailleurs, que les deux films forment un si poignant diptyque - L’Invraisemblable vérité est un film assez pessimiste, qui ne croit plus guère en la bonté des hommes, en la noblesse de leurs âmes : tous les protagonistes du film sont mus par leurs objectifs individuels, et même ceux dont la cause est a priori noble ne semblent pas la défendre pour de bonnes raisons. Spencer est ainsi un directeur de presse prêt à truquer la vérité pour faire passer ses convictions ; et une fois aux commandes du journal, sa fille n’hésitera pas à imposer à celui-ci la ligne de conduite guidée par son amour pour Garrett, afin de manipuler l’opinion publique (le plus fort étant, qu’à cet instant du film, nous spectateurs la soutenons dans une démarche que nous pensons juste) - en ce sens, le film rejoint tout à fait la vision féroce du monde médiatique largement entamée par La Cinquième victime. Et ne parlons pas ici ni de Garrett ni du procureur Thompson qui, sous l’argument de faire jaillir la vérité, n’est en réalité préoccupé que par sa carrière politique en devenir.
Plus globalement, L’Invraisemblable vérité est un film qui ne semble habité que par des morts, des spectres errants dans un monde en ruines - est-ce un hasard si le club de strip-tease s’appelle le Club zombie ? Les personnages - à l’exception notable de la plantureuse Dolly - semblent s’interdire de manifester tout sentiment, de Spencer suivant le procès de Garrett à Garrett lui-même griffonnant un dessin alors que les preuves s’accumulent contre lui, et même jusqu’à Susan, étrangement vidée de toute émotion lorsqu’elle apprend la mort de Robinson. Les choses les plus graves semblent passer sur eux à tel point que toute manifestation d’énergie en semblerait suspecte (et pour cause, voir et repenser à la réaction de Garrett lorsqu’il apprend la mort de Spencer...). La raison en est probablement simple : l’enthousiasme qu’avait manifesté Fritz Lang pour la culture américaine lors de son arrivée aux Etats-Unis s’est étiolé dans la réalité cruelle d’une société à laquelle il ne croit plus. Une fois L’Invraisemblable vérité tourné, il quitte ce qu’il appelle « un panier de crabes » et retourne en Europe. Pour toujours, le film restera dans sa filmographie américaine ce qu’il se devait d’être : un point final.
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