En préparant Spellbound (La Maison du docteur Edwardes), Hitchcock était certain de deux choses : il voulait réaliser le premier film sur la psychanalyse, et il voulait travailler avec Ingrid Bergman. Du premier impératif naquit une œuvre mêlant avec brio conflit psychologique et intrigue policière, grâce notamment à la collaboration du peintre Salvador Dali. Du second jaillit une magnifique histoire d’amour galvanisée par l’attention toute particulière que le réalisateur portait à son actrice. Il en résulta une des plus grandes œuvres d’Hitchcock et un extraordinaire succès auprès du public comme de la critique.
Le 5 décembre 1943, Hitchcock, avec l’autorisation de son producteur David O. Selznick, quittait la Californie pour se rendre à Londres. Le but de ce voyage était de participer à l’effort de guerre en réalisant, avec des comédiens français, deux moyens métrages à la gloire de la Résistance française et du travail des Alliés. Pour ce faire, le réalisateur s’alloua les services de l’auteur Angus McPhail.
Bien qu’éloigné des studios hollywoodiens, Hitchcock ne perdait pas de vue sa prochaine production. Avant même son départ pour Londres, il avait jeté son dévolu sur une œuvre de Francis Beeding, La Maison du docteur Edwardes. Hitchcock n’eut aucune difficulté à convaincre Selznick, qui suivait alors une analyse, de se lancer dans cette nouvelle réalisation.
II s’agissait de recentrer l’œuvre de Beeding sur son aspect psychanalytique, d’y ajouter une touche d’intrigue policière, sans perdre de vue l’élément essentiel : l’amour de Constance Petersen et John Ballantine. Alors qu’Hitchcock se trouvait encore à Londres, le scénariste des films de propagande fut mis à contribution pour établir une toute première mouture de ce qui deviendra le scénario de Spellbound, titre du film dans sa version originale. Comme le rappela Hitchcock : « Angus McPhail était chef des services du scénario de la Gaumont-British et l’un de ces jeunes intellectuels qui se sont intéressés les premiers au cinéma. Je l’avais connu à l’époque de The Lodger (Les Cheveux d’or) et il avait travaillé à la Gaumont-British à la même époque que moi. Après Sabotage(Agent secret), je ne l’ai plus revu jusqu’au moment de tourner ces deux petits films français à Londres et j’ai commencé à travailler sur le premier traitement de Spellbound avec lui. Mais notre travail était trop désordonné. Quand je suis rentré à Hollywood, Ben Hecht a été recruté et c’était un choix heureux parce qu’il était justement très porté vers la psychanalyse. »
De fait, à son retour aux États-Unis, Hitchcock et son scénariste s’entendirent à merveille. Libérés de l’omniprésence de Selznick, retenu ailleurs par d’autres projets, Hecht et Hitch purent faire avancer le scénario à leur rythme – c’est-à-dire rapidement, comme le rappela Ben Hecht : « Le courtois Alfred Hitchcock fit démarrer son histoire en flèche. » À l’écriture proprement dite s’ajoutait un travail d’enquête pour cerner au plus près l’univers de l’hôpital psychiatrique où se déroule toute la première partie du film. Les deux hommes se rendirent dans plusieurs établissements, demandant à rencontrer les responsables et à visiter les locaux.
« IL OBTENAIT TOUJOURS CE QU’IL VOULAIT. »
En même temps que le scénario prenait forme, le casting commença. Le réalisateur voulait travailler avec Ingrid Bergman. L’actrice confia à Donald Spoto les circonstances de cette décision : « Je pense qu’il choisit les gens en fonction de leur apparence. Je me trouvais au studio Selznick, où il venait lui aussi d’être engagé. Je suis juste passée près de lui, et il a dit immédiatement : « Elle jouera dans La Maison du docteur Edwardes… » » Bergman n’y trouva rien à redire, bien au contraire : « C’était un film d’Hitchcock, peu importe qui jouait dedans, moi, j’avais beaucoup de chance d’en faire partie. »
Coup de foudre ? Les portes du studio se sont-elles ouvertes d’elles-mêmes à cet instant précis ? Peut-être. Toujours est-il que le réalisateur prit la jeune actrice sous sa coupe, comme il le fit quelques années plus tard avec Grace Kelly ou Tippi Hedren. Il la guida sur le plateau avec cet air de rien qui le caractérisait. Bergman de nouveau : « Il s’asseyait et il écoutait patiemment mes objections quand je lui disais que je ne pouvais pas passer derrière une certaine table, ou que tel geste était malvenu à tel moment. Ensuite, quand j’avais fini de me plaindre et que je croyais lui avoir fait partager mon point de vue, il me disait très doucement : « Faites semblant ! » Ce conseil me fut d’un grand secours quand je travaillais avec d’autres réalisateurs et que je me disais non, c’est impossible. Je me souvenais alors d’Alfred Hitchcock et de son « Faites semblant » […] Travailler avec lui était merveilleux, il obtenait toujours ce qu’il voulait. »
Gregory Peck fut moins heureux, lui qui, débutant, sentait le besoin d’être guidé avec précision sur le plateau : « Il ne nous donnait pas de véritables indications, bien que je fusse si inexpérimenté que j’éprouvais le besoin d’être vraiment dirigé. Quand je l’interrogeais sur un état d’esprit du personnage ou une expression, il me disait simplement de présenter un visage neutre et qu’il me filmerait ainsi. » La méthode Hitchcock en avait dérouté plus d’un, et devait encore en agacer quelques autres. De fait, le réalisateur avait en horreur les mimiques exagérées des acteurs croyant bien faire en singeant un sentiment. Hitchcock faisait parler la caméra, les acteurs n’avaient qu’à se tenir cois. De toute façon, il « obtenait toujours ce qu’il voulait. »
DALI, DANDY DADA
Le tournage de Spellbound débuta le 10 juillet 1944. Les séquences réalisées en extérieurs amenèrent l’équipe à Lake Placid, à Alta Lodge, dans l’Utah et à Cooper Ranch, en Californie. Le tournage prit fin le 1 3 octobre.
Entre-temps, un événement avait singulièrement animé l’équipe du film : l’excentrique Salvador Dali avait débarqué en grande pompe à Hollywood. Hitchcock, soucieux de donner une forme extraordinaire, loin des clichés cinématographiques, au rêve de John Ballantine, avait suggéré de faire appel au peintre surréaliste. Ainsi, alors que le tournage battait son plein, Dali et Hitchcock travaillèrent de concert à l’élaboration des séquences du rêve. Ce travail s’échelonna de début septembre à la mi-octobre. Le résultat fut une séquence onirique longue et complexe que le producteur jugea irréalisable. Il fallut amputer une grande partie du rêve – lequel n’était pas terminé quand, le 15 octobre 1944, au grand dam de Selznick, Hitchcock choisit de prendre les douze semaines de vacances auxquelles son contrat lui donnait droit, et s’envola pour Londres ! Le décorateur et réalisateur William Cameron Menzies (1896-1957) fut chargé de terminer les séquences qui étaient restées inachevées.
ÉCRAN BLANC ET DIVAN
La sortie de Spellbound eut lieu en novembre 1945, alors qu’Hitchcock était déjà en plein tournage de Notorious. Le succès fut à la hauteur des attentes du réalisateur et de son producteur. En quelques semaines, le film rapporta huit fois ce qu’il avait coûté ! Le public et la critique – pour une fois – parlaient d’une même voix pour encenser la dernière œuvre du réalisateur. Lors de la cérémonie des oscars, Spellbound fut nominé dans six catégories ! Le film était en lice pour obtenir les oscars suivants : meilleur film, meilleur réalisateur, meilleur second rôle (pour la prestation de Michael Chekhov qui incarnait le docteur Brulov), meilleure image, meilleurs effets spéciaux et, enfin, meilleure partition. Le seul oscar finalement attribué revint à Miklos Rozsa pour la musique du film. Hitchcock, une fois encore, rentra bredouille…
Sans être nominée aux oscars, une autre catégorie de professionnels tira profit de la sortie et du succès du film : les psychothérapeutes. Le « premier film sur la psychanalyse », comme le désignait, peut-être un peu rapidement, Hitchcock, fit bénéficier la profession d’un extraordinaire regain d’intérêt! A Los Angeles, un certain Bernard Gindes alla jusqu’à acheter un espace publicitaire dans l’annuaire du téléphone où il se présenta comme le conseiller en psychiatrie sur le film d’Hitchcock ! Or, de conseiller, il n’y en avait eu qu’un : May E. Romm. Les studios Selznick diligentèrent une équipe sur place : Gindes ne fut jamais retrouvé.
LES CLÉS D’UN CHEF-D’ŒUVRE
Le titre anglais, Spellbound (« Envoûté »), s’applique d’abord à John Ballantine, victime d’un complexe de culpabilité, mais il peut également désigner Constance, envoûtée par l’amour, ou encore Murchinson, ensorcelé par un ego démesuré. Cette situation, l’état d’esprit de chaque personnage, sont exposés au cours de la première partie du film. La séquence se déroulant à l’hôpital sert d’introduction et de présentation de l’intrigue. Ainsi, Miss Carmichael et sa haine pour les hommes font ressortir, par contraste, la position de Constance, femme guindée qui ne croit pas à l’amour. Plus encore, Garmes, un malade convaincu d’avoir tué son père, permet de présenter le fameux complexe de culpabilité et donne au spectateur les clés pour comprendre John Ballantine. Toute cette première partie nous plonge dans l’univers de la maladie mentale et situe le niveau du drame, qui sera psychologique.
Spellbound fait partie de ces grandes œuvres d’Hitchcock qui tirent leur force d’une extraordinaire cohérence, en s’appuyant sur chaque détail mis au service de l’ensemble. « Les lignes parallèles et la couleur blanche, écrivent Rohmer et Chabrol, nous obsèdent, comme elles obsèdent le malade. »
De fait, Hitchcock nous fait largement partager la peur panique de Ballantine face aux lignes parallèles et au blanc : non seulement grâce à ces plans obsédants sur un dessus-de-lit ou une salle de bains immaculée, où le réalisateur parvient à nous faire ressentir ce que Ballantine endure, mais aussi par une multitude de détails visuels qui ont préparé le terrain. Ainsi, le coupe-papier que manie Constance ou le couteau qu’elle utilise dans le wagon-restaurant préfigurent les pointes effilées de la grille sur laquelle s’est tué le jeune frère de Ballantine. De la même manière, le coup de griffe que Miss Carmichael administre à l’infirmier a déjà la forme des lignes parallèles qui traumatisent le malade. Le tourniquet qu’empruntent Constance et Ballantine lors de leur pique-nique annonce, lui, la roue du rêve de Ballantine, symbole du pistolet qui a tué le docteur Edwardes. On peut encore citer cette remarque, apparemment anodine, du docteur Fleurot à Constance : « Murchinson est fou de vous envoyer Carmichael. » Elle prépare le dénouement de l’intrigue où la folie du docteur Murchinson s’avérera véritable.
Cohérence encore que le rêve qui, malgré son aspect surréaliste, s’inscrit parfaitement dans l’ensemble du film. Ainsi du motif de l’œil qui, comme le souligna Krohn, « symbolise aussi la caméra, dont la présence nous est constamment rappelée par les plans subjectifs qui caractérisent Spellbound . » Cette image de l’œil, du regard ou de la caméra est soulignée par l’usage des lunettes tout au long du film, ces lunettes que Constance porte ou ne porte pas suivant une symbolique très précise. Spoto a raison d’écrire que « la destruction systématique du regard au sens strict du terme est, pour Dali comme pour Hitchcock, le prélude nécessaire à la vision d’un monde « plus réel », ou surréel, allant au-delà des simples apparences ». En cela, la symbolique de la vue dans ce film rappelle celle qu’Hitchcock a développée dans Saboteur (Cinquième Colonne), avec le personnage de l’aveugle, ou celle qu’il développera dans The Paradine Case (Le Procès Paradine), avec les lunettes du juge opposées à l’image de la justice, aux yeux bandés.
Spellbound est aussi un grand film d’amour. Depuis le coup de foudre jusqu’au dénouement, l’amour guide l’histoire de Constance et Ballantine plus encore que la psychanalyse. Les deux thèmes sont réunis dans l’image récurrente de la porte, symbole des barrières affectives et psychologiques que doit franchir le couple. C’est par cette construction impeccable, qui fait de l’œuvre tout à la fois une histoire d’amour, un film psychanalytique et une intrigue policière, que Spelbound atteint au chef-d’œuvre.
L’HISTOIRE ET LES EXTRAITS
Green Manors – Le docteur Constance Petersen travaille à l’hôpital psychiatrique de Green Manors. Psychanalyste brillante, Constance est beaucoup plus intéressée par ses patients que par les avances répétées de son collègue, le docteur Fleurot. Le directeur de l’institution, le docteur Murchinson, récemment mis à la retraite contre son gré, annonce aux médecins l’arrivée de son remplaçant, le docteur Edwardes.
Les foudres de l’amour – Au réfectoire. Constance fait la connaissance du docteur Edwardes. Dès le premier regard. l’un et l’autre sont manifestement charmés. Edwardes est troublé par les lignes que Constance dessine sur la nappe avec sa fourchette. Ensemble, ils s’intéressent à un patient, Garmes, qui est atteint d’un complexe de culpabilité, une maladie dont le docteur Edwardes est un grand spécialiste.
Amnésie – Edwardes et Constance partent pique-niquer ensemble. Le soir, Constance feint de vouloir s’informer sur le livre du docteur Edwardes et pénètre dans sa chambre. Les deux amoureux doivent se rendre d’urgence au bloc opératoire : Garmes a tenté de se suicider. Là, Edwardes est victime d’un malaise. Constance découvre qu’il n’est pas le docteur Edwardes, mais un amnésique. Elle décide de l’aider.
La fuite – Durant la nuit, J. B. (les initiales du vrai nom du faux docteur) quitte Green Manors. Au matin, la police arrive à l’hôpital. J. B. est soupçonné d’avoir tué le docteur Edwardes, avant de se faire passer pour lui. J.B. a laissé une lettre à Constance lui indiquant qu’il se rend à New York. Très soucieuse New York. Très soucieuse pour son patient-amoureux, la jeune femme quitte rapidement l’institution et le rejoint à l’hôtel où il est descendu.
Mari et femme – Constance se rend à l’hôtel où doit se trouver J. B. Elle espère le croiser dans le hall. Feignant de chercher son mari après une dispute, elle gagne la confiance du détective de l’hôtel et trouve la chambre de J. B. Les deux amoureux doivent quitter l’hôtel, car la photo de Constance a été publiée par la presse.
Grand Central Station – Constance et J. B. tentent de reconstituer le voyage que ce dernier a dû faire avec le docteur Edwardes. À la gare, malgré un violent effort, J. B. ne parvient pas à se souvenir du nom de la station. Il est victime d’un nouveau malaise devant les grilles du guichet. Après avoir acheté des billets pour Rome en Georgie, ils prennent finalement le train pour Rochester, afin de semer la police.
Dr Brulov – À Rochester, Constance et J. B. vont chez le Dr Brulov, l’analyste qui a suivi Constance à la fin de ses études. Brulov est absent, mais deux hommes l’attendent : des policiers venus l’interroger sur le docteur Edwardes. Constance est accueillie chaleureusement. Elle présente J. B. comme son mari et dit n’avoir pas trouvé d’hôtel. Brulov leur propose une chambre.
Une nuit agitée – Constance et J. B. se retrouvent dans leur chambre. J. B. a un nouveau malaise à la vue du dessus-de-lit strié. Constance comprend qu’il ne supporte pas les lignes parallèles ni le blanc. La nuit, J. B. se lève et va dans la salle de bains pour se raser. Le blanc de la pièce le trouble. Il descend, rasoir en main, et trouve Brulov à son bureau. Le professeur lui offre à boire.
Gueule de bois – Au matin, Constance retrouve Brulov endormi sur son fauteuil : ayant compris la situation et le danger que pouvait présenter J. B., le vieux professeur l’a endormi avec du bromure. Constance, persuadée de l’innocence de J. B., tente de convaincre Brulov de l’aider à le soigner. Bien qu’il voie que Constance est amoureuse, et que son jugement est donc fort peu scientifique, Brulov accepte.
Le rêve – J. B. raconte son rêve. Le duo de psychanalystes y puise les éléments pour reconstituer la mort du docteur Edwardes. J. B. a dû aller au ski avec lui. Le malade retrouve le nom de la station. Constance décide de l’y accompagner pour provoquer, en revivant l’épisode, une catharsis qui lui redonnera la mémoire, malgré le risque que J. B., s’il était vraiment le meurtrier, reproduise son crime.
Sur la piste – Lorsque les policiers se rendent compte qu’ils ont croisé Constance chez Brulov, celle-ci est déjà partie avec J. B. au ski. Sur la piste, J. B. revit le drame de son enfance : il a tué son frère par accident. La chute du docteur Edwardes avait provoqué l’amnésie. Se croyant sauvé, John Ballantine (il a retrouvé son nom) guide la police vers le cadavre d’Edwardes. Rebondissement : avant de tomber dans le précipice, le docteur Edwardes a été tué par une balle. Soupçonné, Ballantine est jeté en prison.
Dénouement – Constance retourne à Green Manors. Tous, elle exceptée, croient l’affaire réglée. Mais une phrase du docteur Murchinson alerte la jeune femme. Relisant le rêve de Ballantine, elle parvient à une interprétation encore plus précise et accuse Murchinson d’avoir tué Edwardes dans le seul but de conserver sa place à Green Manors. Murchinson avoue son meurtre. Il menace de tuer Constance avant de retourner son arme contre lui et de se donner la mort. Constance retrouve Ballantine. libre et guéri.
LE RÊVE DE JOHN BALLANTINE
Hitchcock rêve d’expériences et fait de ses rêves une expérience. Dons cette optique, il demanda à Salvador Dali de réalisé la séquence onirique de Spellbound. Grand amateur d’art, Hitchcock s’inspirait volontiers de l’univers des peintres. Dans ce cas précis, c’était également à I’auteur (avec Buñuel) d’Un Chien andalou (1929) qu’il s’adressait. La séquence du rêve en porte la trace. Par cette collaboration, le réalisateur souhaitait rompre avec les clichés cinématographiques et pousser un peu plus loin l’expérimentation, comme il le confia à François Truffaut : « Quand nous sommes arrivés aux séquences du rêve, j’ai voulu absolument rompre avec la tradition des rêves de cinéma qui sont habituellement brumeux et confus, avec l’écran qui tremble, etc. J’ai demandé à Selznick de s’assurer la collaboration de Salvador Dali. Selznick a accepté, mais je suis convaincu qu’il a pensé que je voulais DaIi à cause de la publicité. La seule raison était ma volonté d’obtenir des rêves très visuels avec des traits aigus et clairs, dans une image plus claire que celle du film justement. Je voulais Dali à cause de l’aspect aigu de son architecture – Chirico est très semblable – les longues ombres, l’infini des distances, les lignes qui convergent dans la perspective… les visages sans forme… Naturellement, Dali a inventé des choses assez étranges qu’il n’a pas été possible de réaliser : une statue craque, des fourmis s’échappent des fissures et rampent sur la statue et ensuite on voit Ingrid Bergman recouverte de fourmis ! J’étais anxieux parce que la production ne voulait pas faire certaines dépenses. J’aurais voulu tourner les rêves de Dali en extérieurs afin que tout soit inondé de soleil et devienne terriblement aigu, mais on me l’a refusé et j’ai dû tourner cela en studio.»
Le résultat, selon Bergman, était « une merveilleuse séquence de vingt minutes, digne d’un musée. L’idée principale était de faire de moi une statue dons l’esprit de Gregory Peck. Pour ce faire, nous avons tourné la scène en commençant par la fin. Ils me mirent un tube dans la bouche pour que je puisse respirer et firent une vraie statue de mon corps. J’étais habillée d’une tunique grecque, drapée, je portais une couronne sur la tête et une flèche en travers du cou. Les caméras se mettaient en marche. J’étais dans cette statue, que je faisais craquer. L’action reprenait ensuite son cours. Nous avons passé la bobine à l’envers, comme si je devenais une statue. C’était merveilleux ! » Malheureusement, la merveilleuse séquence ne fut pas retenue au montage ! Outre que le réalisateur n’avait pu tourner la scène dans les conditions souhaitées, le résultat fut taxé de « pitrerie » Les séquences les plus audacieuses furent coupées. Le rêve n’en reste pas moins une page sublime de la filmographie d’Hitchcock.
DISTRIBUTION
Avant toute chose, Hitchcock savait qu’il tournerait avec Ingrid Bergman (1915-1982). Le scénario fut construit en grande partie pour elle. Le réalisateur inaugurait la « trilogie Bergman », qui comprend aussi Notorious (Les Enchaînés, 1946) et Under Capricorn (Les Amants du Capricorne, 1948), avant le départ de l’actrice pour l’Italie.
Il découvrait en revanche Gregory Peck (1916-2003), alors à ses débuts et qu’il allait retrouver pour The Paradine Case (Le Procès Paradine, 1947). Le fidèle Leo G. Carroll (1891-1972) obtint avec le docteur Murchinson son plus grand rôle parmi ceux (nombreux) qu’Hitchcock lui confia, depuis Rebecca (1940) jusqu’à North by Northwest (La Mort aux trousses, 1959). Le réalisateur renforça sa réputation de découvreur de talent en confiant son premier vrai rôle à une jeune actrice vouée à une longue carrière hollywoodienne : Rhonda Fleming (née en 1923), qui incarne Miss Carmichael. A l’inverse, il s’appuyait sur la maturité et le talent héréditaire en confiant le personnage du Dr Brulov à l’acteur russe Michael Chekhov (1891-1955), qui n’était autre que le neveu du fameux dramaturge Anton Tchékhov. Enfin, il revenait à l’espion de Saboteur (Cinquième colonne), Norman Lloyd (né en 1914), d’exposer les troubles du complexe de culpabilité en interprétant Garmes, le premier patient de Constance.
Le compositeur hongrois Miklos Rozsa (1907-1995) débuta le violon à l’âge de cinq ans. Etudiant dès 1926 au conservatoire de Leipzig, il produisit son premier concerto pour violon dans cette ville en 1929. L’art ne connaît pas de frontières : en 1931, Rozsa était à Paris, puis, en 1935, à Londres. C’est là qu’il fit la connaissance de son compatriote Alexander Korda qui lui demanda d’écrire la musique du film de Jacques Feyder qu’il produisait : Le Chevalier sans armure (1937). Rozsa était lancé. Son travail sur Le Voleur de Bagdad (1940) le conduisit à s’installer en Californie, où il devint rapidement un des grands compositeurs d’Hollywood. Cette première musique hollywoodienne lui valut une nomination aux oscars, la première d’une longue série. Grâce à son travail sur Spellbound et à l’utilisation qui y est faite du thérémine (un des plus anciens instruments électroniques), il obtint l’oscar de la meilleure musique originale.
HITCHCOCK / TRUFFAUT
En janvier 1960, à New York, François Truffaut rencontre Helen Scott, chargée des relations avec la presse pour le French Film Office. Celle-ci devient, dès lors, sa traductrice et sa collaboratrice attitrée aux Etats-Unis. En avril 1962, Truffaut dévoile à Robert Laffont et à Helen Scott son intention de faire un livre sur le cinéma. Le genre des entretiens radiophoniques avec des écrivains, notamment Les Entretiens de Paul Léautaud avec Robert Mallet, lui donne l’idée de composer un ouvrage à partir d’entretiens enregistrés avec Alfred Hitchcock.
Truffaut écrit à Hitchcock le 2 juin 1962 pour lui demander un entretien.
C’est avec émotion qu’Hitchcock lui répond favorablement de Los Angeles par un télégramme.
Dès lors, Truffaut commence à réunir la documentation nécessaire à la préparation du livre : le Hitchcock de Claude Chabrol et Eric Rohmer publié en 1957, les critiques, les fiches techniques et notes sur les films, les romans adaptés par Hitchcock, des photographies, classés dans des dossiers, film par film. Il écrit également des centaines de questions à poser à Hitchcock.
Ci-dessous la transcription de l’échange lié au film SPELLBOUND du livre : Hitchcock / Truffaut (avec la collaboration de Helen Scott) – Editions Ramsay (1983)
François Truffaut : Nous sommes en 1944, vous êtes de retour a Hollywood pour tourner Spellbound ; je vois, parmi les scénaristes de ce film, le nom d’Angus MacPhail, un Anglais qui vous avait assisté pour écrire le scénario de Bon Voyage ?
Alfred Hitchcock : Angus MacPhail était chef du service des scénarios de la Gaumont-British et l’un de ces jeunes intellectuels de Cambridge qui se sont intéressés les premiers au cinéma. Je l’avais connu à l’époque de The Lodger et il avait travaillé à la Gaumont-British à la même période que moi. Après Sabotage, je ne l’ai plus revu jusqu’au moment de tourner ces deux petits films français à Londres et j’ai commencé à travailler sur le premier traitement de Spellbound avec lui. Mais notre travail était trop désordonné. Quand je suis rentré à Hollywood, Ben Hecht a été recruté et c’était un choix heureux parce qu’il était justement très porté vers la psychanalyse.
F. T. Dans le livre qu’ils vous ont consacré, Eric Rohmer et Claude Chabrol disent que votre première idée avec Spellbound était de faire un film beaucoup plus délirant ; par exemple, le directeur de la clinique devait avoir, tatouée sous le pied, la croix du Christ pour la fouler à chaque pas, c’était un grand patron de messes noires, etc.
A. H. Cela, c’était le roman «la Maison du Dr. Edwardes », un roman mélodramatique et réellement fou racontant l’histoire d’un fou qui s’empare d’une maison de fous! Dans le roman, même les infirmiers étaient fous et faisaient toutes sortes de choses! Mon intention était plus raisonnable, je voulais seulement tourner le premier film de psychanalyse. J’ai travaillé avec Ben Hecht qui consultait fréquemment des psychanalistes célèbres. Quand nous sommes arrivés aux séquences de rêve, j’ai voulu absolument rompre avec la tradition des rêves de cinéma qui sont habituellement brumeux et confus, avec l’écran qui tremble, etc. j’ai demandé à Selznick de s’assurer la collaboration de Salvador Dali. Selznick a accepté mais je suis convaincu qu’il a pensé que je voulais Dali à cause de la publicité que cela nous ferait. La seule raison était ma volonté d’obtenir des rêves très visuels avec des traits aigus et clairs, dans une image plus claire que celle du film justement. Je voulais Dali à cause de l’aspect aigu de son architecture – Chirico est très semblable – les longues ombres, l’infini des distances. les lignes qui convergent dans la perspective… les visages sans forme… Naturellement, Dali a inventé des choses assez étranges qu’il n’a pas été possible de réaliser : une statue craque, des fourmis s’échappent des fissures et rampent sur la statue et ensuite on voit Ingrid Bergman recouverte de fourmis ! J’étais anxieux parce que la production ne voulait pas faire certaines dépenses. J’aurais voulu tourner les rêves de Dali en extérieurs afin que tout soit inondé de soleil et devienne terriblement aigu, mais on m’a refusé cela et j’ai dû tourner le rêve en studio.
F. T. En définitive, vous n’avez qu’un seul rêve, divisé en quatre morceaux. J’ai revu récemment Spellbound et je dois vous avouer que je n’ai pas tellement aimé le scénario.
A. H. C’est, une fois de plus, une histoire de chasse à l’homme mais ici enveloppée de pseudo-psychanalyse.
F. T. Il est très évident pour moi que beaucoup de vos films, comme Notorious ou Vertigo, ressemblent vraiment à des rêves filmés. Alors, à l’annonce d’un film de Hitchcock abordant la psychanalyse… on s’attend à quelque chose de complètement fou, de délirant, et finalement c’est un de vos films les plus raisonnables, avec beaucoup de dialogues… En gros, je reprocherais à Spellbound de manquer un peu de fantaisie par rapport à vos autres films…
A. H. Probablement parce qu’il s’agissait de psychanalyse, on a eu peur de l’irréalité et on a essayé d’être logique en traitant l’aventure de cet homme.
F. T. Sans doute. Il y a tout de même de très belles choses, par exemple le baiser suivi des sept portes qui s’ouvrent et la première rencontre entre Gregory Peck et Ingrid Bergman ; c’est clairement un coup de foudre, elle l’aime dès le premier regard…
A. H. Malheureusement, juste à ce moment-là, les violons commencent à jouer, c’est effroyable !
F. T. J’aime également la série de plans qui suivent l’arrestation de Gregory Peck, les images de grilles et plusieurs gros plans d’Ingrid Bergman avant que brusquement elle commence à pleurer. Par contre, tout ce passage où ils vont chercher refuge chez le vieux professeur n’intéresse pas beaucoup… Est-ce que cela vous choque que je vous dise que le film est décevant ?
A. H. Non, non, je suis d’accord, je crois que tout est trop compliqué et que les explications de la fin sont trop confuses.
F. T. Il y a encore un inconvénient qui affecte égalementLe Procès Paradine, c’est Gregory Peck. Ingrid Bergman est une actrice extraordinaire et parfaite pour travailler avec vous, mais Gregory Peck, lui, n’est vraiment pas un acteur hitchcockien ; il est creux et surtout il n’a aucun regard. Tout de même, à Spellbound je préfère Le Procès Paradine, et vous ?
A. H. Je ne sais pas. Il y a également beaucoup d’erreurs à énumérer dans The Paradine Case…
Alfred Hitchcock est né en Angleterre, le 13 août 1899, au sein d’une famille de catholiques. Son père était un riche marchand de volailles. Il aimait le théâtre, mais se voulait rigoureux en matière de discipline et de religion. L’enfance heureuse d’Alfred fut marquée par un incident qu’il n’oubliera jamais. Lire la suite…
La première expérience parlante d’Hitchcock, ce sera Blackmail (Chantage, 1929). Aujourd’hui, cette œuvre conserve une authentique modernité. L’auteur y installe des personnages et des situations qui alimenteront ses films postérieurs : la femme coupable, le policier amoureux de la femme qu’il doit arrêter, l’union terrible par un secret encore plus terrible, l’itinéraire vécu par un couple et la traversée des apparences.
A la veille de la guerre, l’industrie cinématographique américaine domine le marché mondial. De nombreux cinéastes européens ont raillé Hollywood. la domination nazie accélérera cette migration, mais ce cosmopolitisme convient au public national. Ce peuple d’émigrants aime le cinéma. les images satisfont ses fantasmes et bercent ses espoirs. Il se retrouve culturellement devant des produits conçus par des réalisateurs européens.
Rentré aux U.S.A. après avoir réalisé Bon voyage et Aventure malgache (courts métrages à la gloire de la résistance française réalisés en Angleterre), Hitchcock tourne une production de Selznick : Spellbound (La Maison du docteur Edwards). Cette fois, la chasse à l’homme et la formation d’un couple s’inscrivent dans une structure plus complexe. La psychanalyse règne sur l’œuvre.
En 1954, Hitchcock entre à la Paramount. Il y restera de longues années et en deviendra l’une des plus fortes valeurs commerciales. Il commence par l’adaptation d’une nouvelle de Corneil Woolrich (William Irish) : Rear window (Fenêtre sur cour). C’est l’histoire d’un reporter photographe qui a la jambe dans le plâtre. Il passe son temps à observer ses voisins. de l’autre côté de la cour.
Au cours de la période 1966-1976, Alfred Hitchcock ne tournera que quatre films. Deux se rattacheront au cycle des œuvres d’espionnage. Les autres exploiteront la veine du thriller.
La doctoresse Constance Petersen, psychanalyste, travaille dans un établissement psychiatrique du nom de Green Manors, dirigé par le docteur Murchison. Ce dernier a été mis à la retraite anticipée et doit être remplacé par le jeune et talentueux docteur Anthony Edwardes. Une fois installé, le nouveau directeur s’avère être un amnésique du nom de J. B., soupçonné d’avoir fait disparaître le véritable Edwardes. Constance, qui en est tombée amoureuse dans un coup de foudre réciproque, va l’aider à retrouver son identité. Ensemble, ils tentent de découvrir l'origine du traumatisme de JB et ce qui est vraiment arrivé au docteur Edwardes.
Analyse
Le titre anglais, Spellbound, signifie "envoûté". Qui, dans le film, est envoûté ? Il y a d’abord J.B. Peck, amnésique et qui croit être le meurtrier de son jeune frère et du Dr Edwardes ; puis Constance, envoûtée par l’amour qu'elle porte à J.B. ; enfin le spectateur, que le metteur en scène mène par le bout du nez, jusqu'au double renversement final (l'annonce du meurtre par balles du Pr Edwardes et la découverte du véritable meurtrier).
Comme souvent dans les films d'Hitchcock, c'est la question de l'identité qui est en jeu. Au début, l'usurpation de l'identité du Dr Edwardes, rapidement révélée. Puis les questions de l'amnésique J.B. : "qui suis-je ? qu'ai-je fait ?" Enfin l'enquête qui amène à la révélation de l'identité du véritable meurtrier.
Cette question de l'identité se fonde sur une vision simplifiée de la théorie psychanalytique de Freud, dont la finalité thérapeutique est de révéler les scènes originaires traumatiques afin de rétablir l'équilibre psychologique des patients. Dans une scène onirique avec des décors de Salvador Dali, J.B. raconte un rêve qui donne à Constance les clés de la résolution de l’intrigue.
Nominations et récompenses
Nominations
Oscar du meilleur film 1946
Oscar du meilleur réalisateur pour Alfred Hitchcock
Oscar du meilleur acteur dans un second rôle pour Michael Tchekhov
Oscar de la meilleure photographie Noir et Blanc pour George Barnes
Oscar de la meilleure musique pour un film dramatique ou une comédie pour Miklós Rózsa
Quand Hitchcock rencontre Dalí : Spellbound (La maison du docteur Edwardes, 1945)
Nancy Berthier
Dans Savoirs et clinique 2010/1 (n° 12), pages 115 à 124
1Le cinéma hollywoodien a contribué de manière décisive à la vulgarisation des théories psychanalytiques de Freud auprès du grand public, médiatisée par l’expérience artistique du surréalisme. Dès 1937, Salvador Dalí écrit : « Je viens de rentrer de Hollywood, où j’ai entendu le mot “surréalisme” dans la bouche de tout le monde. Il a même été annoncé officiellement l’inclusion de passages surréalistes dans de prochains films [][1]S. Dalí, « El surrealismo y Hollywood », texte de 1937…. » De fait, à partir des années 1940, nombreux seront les films hollywoodiens qui feront usage de la psychanalyse. Selon Marc Vernet : « Le grand apport de la psychanalyse a été de fournir un nouvel alibi à la structure du film narratif américain. Elle justifie en effet à la fois la démarche du film (énigme, récurrence, solution finale, etc.) et les actes des personnages [][2]M. Vernet, « Freud : effets spéciaux, Mise en scène : USA »,…. » Dans le processus de ce que Vernet nomme la « cinématographisation de la psychanalyse » qui a touché le cinéma américain mais aussi européen du XXe siècle, le trente-cinquième film d’Alfred Hitchcock, Spellbound, a occupé une place à part, par la façon radicale dont il mettait en scène les idées de Freud, en prétendant se fonder sur elles. Si la psychanalyse avait déjà irrigué la production nord-américaine, c’est avec ce film que, pour la première fois, la psychanalyse était traitée avec une volonté aussi explicitement didactique au cinéma. Juste après le générique, cette dimension est résolument mise en avant, à travers un bref texte liminaire : « Notre histoire a pour sujet la psychanalyse, méthode par laquelle la science moderne traite les problèmes psychologiques des patients. » Par ailleurs, la collaboration de Salvador Dalí à cette œuvre supposait la rencontre historique entre deux artistes, Alfred Hitchcock, le maître du
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suspense, et le surréaliste le plus célèbre de l’époque aux États-Unis. Pour le cinéaste, le coauteur d’ Un chien andalou était le mieux à même de le seconder dans l’un des épisodes centraux de la narration, le rêve de l’un des protagonistes. Nous nous attacherons à mettre en évidence la manière dont, dans Spellbound, leurs deux univers se mettent au service d’une « mise en image » de la théorie psychanalytique du rêve, afin de déterminer les enjeux, dans ce film, de la « cinématographisation de la psychanalyse ».
2Dans Spellbound, la dimension didactique par rapport à la psychanalyse est clairement assumée par Hitchcock, encouragé en ce sens par son producteur, David O. Selznick, qui sortait d’une analyse, et souhaitait voir se refléter dans un film cette expérience. Son analyste, May E. Romm, fut d’ailleurs la conseillère en la matière, garantissant en quelque sorte cette dimension didactique. D’après Leonard J. Leff, bien qu’Hitchcock se refusât à la rencontrer, elle eut un rôle non négligeable : « Elle fournit à la fois la motivation logique de chaque personnage et des noms précis, sans être techniques, pour chaque désordre émotionnel ; elle fournit de la vérité et des faits en matière de psychanalyse [][3]L. J. Leff, Hitchcock et Selznick, Paris, Ramsay, 1990, p. 123.. » L’un des objectifs avoués et premiers du film est donc bien de se mettre au service de la psychanalyse et si Hitchcock, secondé par le scénariste Ben Hecht, trouve sa source narrative dans le roman de Francis Beeding, La maison du docteur Edwardes (1927), il en modifiera en fait substantiellement l’intrigue afin de placer la psychanalyse au centre de cette dernière. Il retient du roman fondamentalement un cadre (établissement psychiatrique), une palette de personnages (médecins, malades et employés), ainsi qu’une situation narrative générale, l’usurpation d’identité du remplaçant du docteur Edwardes à la tête de l’institution. Cependant,
Hitchcock et son scénariste s’affranchissent de tout le reste, en particulier du modèle explicatif retenu par ce roman à énigmes : la folie du faux docteur Edwardes s’expliquant par son appartenance à une secte satanique. Chez Hitchcock, c’est un modèle pathologique qui est mis en œuvre pour rendre compte du comportement de ce personnage, dont le principal symptôme est une amnésie provoquée par un complexe de culpabilité. Dès lors, le fil conducteur de la narration reposera sur cette pathologie et la psychanalyse sera convoquée dans sa fonction thérapeutique. 3L’histoire peut être ainsi résumée : le docteur Constance Petersen (Ingrid Bergman) travaille dans l’établissement psychiatrique Green Manors, dirigé par le docteur Murchison (Leo G. Carroll). Celui-ci, mis à la retraite, est remplacé par le docteur Edwardes (Gregory Peck), qui se signale d’emblée par une conduite étrange. Constance tombe amoureuse de celui que tous prennent pour le docteur Edwardes, avant de comprendre qu’il s’agit en fait d’un usurpateur souffrant d’amnésie. Quand il prend conscience de cette situation, aidé par Constance, le faux Edwardes (en réalité John Ballantyne), en proie à un complexe de culpabilité, reste persuadé que c’est lui qui a tué le vrai Edwardes et s’enfuit de la clinique. Constance, qui le retrouve, va s’attacher à comprendre sa pathologie et à lui faire retrouver la mémoire, avec l’aide du professeur Brulov (Michael Chekhov), ce qui lui permettra, à la fin du film, de démasquer le véritable meurtrier du docteur Edwardes, Murchison, avant d’épouser Ballantyne.
4Il apparaît clairement, à travers ces grandes lignes de l’intrigue, que la « cinématographisation de la psychanalyse », a priori fondée sur une intention didactique, procède d’un principe d’instrumentalisation visant à la mouler dans la structure du cinéma à suspense. Surmonter l’amnésie en en découvrant les causes inconscientes permet, certes, la guérison du patient, mais aussi et surtout d’identifier le coupable du crime du docteur Edwardes : le whodunit [][4]Le whodunit ou whodunnit de l’anglais « Who done it ? »…. Ces deux finalités de la thérapie sont donc intimement liées. Mais la thérapie intervient à un autre niveau d’instrumentalisation : son inscription dans le cadre d’une histoire d’amour. Constance est, dans le film, à la fois la figure de l’analyste et celle de la femme éprise. Ce n’est qu’au terme de la guérison de Ballantyne que l’intrigue amoureuse trouvera son traditionnel happy end avec l’union des deux protagonistes. Le
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processus de vulgarisation de la psychanalyse va ainsi de pair avec son inscription dans des codes cinématographiques préexistants qui coexistent avec une portée didactique.
5C’est ainsi que, dans Spellbound, la thérapie à proprement parler ne va s’inscrire ni dans la durée, ni dans la nuance d’un patient travail sur soi. Le complexe de culpabilité qui est à l’origine de l’amnésie de Ballantyne est révélé en un temps record, exigé par l’urgence de l’accusation de meurtre qui pèse sur lui et de la présence des policiers à ses trousses. Le réalisateur choisit alors d’utiliser la méthode d’analyse des rêves de Freud comme révélateur de l’inconscient du patient. Le rêve et son interprétation seront mis en scène à partir de la soixante-dix-neuvième minute du film et occuperont une place centrale dans la triple résolution narrative (guérison du patient, révélation du whodunit, histoire d’amour entre Constance et Ballantyne). La « cinématographisation de la psychanalyse », en cette fin de film, met clairement en évidence la tension entre, d’une part, la dimension didactique, et d’autre part, les exigences narratives du film à suspense et de l’intrigue amoureuse.
6Le rêve prend place au moment où Constance et Ballantyne se sont réfugiés chez le professeur Brulov, le « maître » de la jeune femme, qui s’autodésigne comme « l’un des plus éminents psychiatres », interprété par un acteur à l’accent germanique et dont la ressemblance avec les portraits les plus diffusés de Freud est on ne peut plus marquée. Au cours de la nuit, Ballantyne a manifesté des pulsions homicides que Brulov a maîtrisées en lui administrant une forte dose de bromure qui l’a plongé dans un profond sommeil. Brulov, persuadé comme tous qu’il a tué Edwardes, souhaite le livrer à la police. Constance le convainc qu’« une enquête anéantirait ses chances de guérison » et lui rappelle, après avoir évoqué Freud, qu’« un amnésique ne peut commettre un acte contraire à sa vraie nature ». Face à la réponse ironique du professeur sur la prétendue « vraie nature » de Ballantyne, elle finit par avouer qu’elle ne pourrait « éprouver de tels sentiments pour un homme qui a commis un crime ». La femme amoureuse parvient ainsi à amadouer le professeur sceptique qui accepte de l’aider dans l’analyse de Ballantyne. Constance et Brulov vont alors s’employer à une tache d’une double nature, thérapeutique et policière, au nom de l’amour : « Nous faisons juste avancer l’enquête en tant que médecins, désireux, plus encore qu’eux, de trouver la vérité », déclare la jeune femme qui écarte ainsi les objections de son interlocuteur sur les chances d’y parvenir rapidement.
7Le rêve mis en scène par Dalí occupe une place centrale dans le processus de « cinématographisation de la psychanalyse », fondé sur une logique centripète visant à intégrer la théorie psychanalytique dans le dispositif narratif du cinéma classique. Il adopte la forme d’un récit rétrospectif de Ballantyne, attentivement écouté par Brulov et Constance qui prend des notes. Sur une bande sonore composée de la voix off de Ballantyne et d’une musique expressive, les images du rêve raconté sont mises en scène dans une séquence d’une durée totale de 2 min 24, interrompues à deux reprises par des plans qui ramènent le spectateur à la situation d’énonciation et aux premiers éléments d’interprétation. Le rêve se divise en cinq moments :
l’apparition, tout d’abord, du motif de l’œil en gros plan ; la scène de la maison de jeu ; celle de la partie de cartes ; la chute du toit de l’homme barbu ; enfin, l’esplanade pentue d’une pyramide où Ballantyne est poursuivi par un ange. Dans la mise en scène du contenu manifeste du rêve, Hitchcock et Dalí se sont efforcés de lui donner un caractère « composite », « incohérent, confus et absurde », pour reprendre les termes de Freud [][5]S. Freud, Sur le rêve, Paris, Gallimard coll. « Folio », 2007,…, a priori « inintelligible » par le spectateur. Le film, qui s’était jusque-là caractérisé par une mise en scène classique inscrite dans des rapports de causalité spatio-temporelle, tant du point de vue narratif et visuel que du point de vue sonore, se soustrait momentanément à la linéarité du récit classique hollywoodien pour enchaîner des images qui défient les lois de la causalité cinématographique ordinaire et qui, d’un point de vue plastique, dérangent celles de la vision réaliste. En effet, Dalí a utilisé des effets de perspectives déformées,
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d’éclairages fortement contrastés, de violentes ruptures d’échelles de plans que les raccords en fondu enchaîné, loin de masquer, accentuent. Le spectateur, désorienté, est en perte de repères, mais en réalité, il s’agit pour le cinéaste de le faire accéder à une autre forme de réalisme (ou de vraisemblance), fondée sur les concepts développés par Freud : le travail du rêve a mis en œuvre la double opération de condensation et de déplacement qui le rend à première vue inintelligible. Le point de vue adopté est celui du patient, qui n’en comprend pas plus le sens que le spectateur. 8Mais l’« inquiétante étrangeté », pour pasticher Freud, qui pourrait troubler le spectateur, est désamorcée par un dispositif narratif qui réintroduit le rêve dans la chaîne des causalités, même si sa mise en image reste, au départ, énigmatique. Le récit de ce dernier, en effet, est mené dans le cadre d’une analyse dont les présupposés théoriques ont été formulés juste avant par Brulov.
Lorsqu’il demande à son patient, dans la séquence antérieure, de lui raconter son rêve, Ballantyne s’insurge : « Je ne crois pas à ces théories idiotes de Freud », ce qui amène l’illustre professeur à lui exposer les fondements de la théorie psychanalytique et en particulier du rêve. Il est clair que, ce faisant, Hitchcock s’attache à faire passer de manière explicite et assumée, par un « dire », des rudiments de psychanalyse à l’intention du spectateur. Cependant, soumis à un impératif de non-digression, sous peine de briser le rythme narratif, le cinéaste résume la psychanalyse de manière fort condensée, le « dire » en escamotant la complexité. Le professeur présente la théorie de l’inconscient et la question du refoulement en ces termes : « Le secret de votre identité et de votre fuite face à vous-même est enfoui dans votre cerveau, mais vous ne voulez pas le voir. L’homme ne veut pas connaître la vérité sur lui-même, car il croit que cela le rendra malade. Du coup, il se rend encore plus malade en cherchant à oublier. » Puis il présente la théorie des rêves qui en découle : « C’est ici que les rêves interviennent. Ils vous révèlent ce que vous cherchez à dissimuler. Mais ils vous le racontent dans le désordre, comme les pièces d’un puzzle. Et le rôle du psychanalyste est de décrypter ce puzzle, de remettre les pièces au bon endroit et de découvrir ce que vous essayez de vous dire à vous-même. » Si le docteur fait bien apparaître que le rêve est doté d’une fonction de dissimulation (le contenu manifeste renvoie à un contenu latent), il transforme l’analyse, à travers la métaphore du puzzle qu’il s’agit de recomposer, en une opération de simple remise en ordre. Dans cet extrait de dialogue à visée didactique, les notions complexes de condensation, déplacement et travail du rêve, sont non seulement escamotées mais aussi et surtout niées. Il est clair ici que l’utilisation de la métaphore du puzzle vise moins le destinataire intradiégétique du discours, le docteur Ballantyne, que le grand public auquel s’adresse le film. La « cinématographisation de la psychanalyse » est donc synonyme de dénaturation de cette dernière dont les présupposés ne font qu’effleurer la surface du discours.
9Commencé lors du récit du patient, le travail d’interprétation du rêve, dont le professeur a donné le mode d’emploi, va occuper les vingt dernières minutes du film, en plusieurs phases au cours desquelles le contenu manifeste va peu à peu laisser place au contenu latent. Son déroulement entre alors en contradiction avec la théorie du puzzle. En effet, tant Constance que Brulov ou Murchison, plus tard dans le film, ne se contentent pas d’une simple remise en ordre de pièces éparses mais se livrent bel et bien à un véritable travail d’interprétation. Certains éléments du rêve vont se voir dotés de significations précises : les yeux du départ sont ainsi identifiés comme le personnel de l’institution psychiatrique, la roue comme l’arme du crime, etc. La méthode utilisée par les analystes dans le film se caractérise par un caractère empirique et un manque de systématicité. La technique des associations libres, fondamentale chez Freud, est réduite à une portion on ne peut plus congrue, se profilant par exemple dans l’identification du sens de l’ange ailé qui amènera Ballantyne à retrouver le nom de la vallée où il a assisté à l’assassinat d’Edwardes. La plupart du temps, c’est la simple intuition – ou le sens de la déduction – des analystes qui les met sur la bonne piste interprétative, presque indépendamment
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du patient : la phrase « il jouait aux cartes avec un barbu » fournit par exemple l’identité du joueur de cartes, Edwardes, sous prétexte qu’« on se représente souvent les psychanalystes avec une barbe ». Dans le cas de Brulov et de Murchison, la démarche analytique ressemble fort à celle des policiers ou des détectives classiques (interprétations de signes au départ énigmatiques) et leur fonction est identique : révéler un coupable. Le genre du film policier à suspense est un modèle subjacent, qui se superpose à l’enjeu psychanalytique. Quant à Constance, c’est en grande partie son intuition typiquement féminine de femme amoureuse qui la met sur la voie du sens caché dans le rêve de Ballantyne. À la fin du film, la mise à jour du contenu latent du rêve prendra la forme d’un récit du passé traumatique de Ballantyne qui rétablira rétrospectivement les lois de causalité spatio-temporelles classiques. Le résultat de l’analyse – la guérison du malade et la découverte du coupable – conduira dès lors au happy end du mariage final. Le caractère centripète de la « cinématographisation de la psychanalyse » scénarisée par Hitchcock dans le rêve de Spellbound tient à la manière dont les théories de Freud, au prix de simplifications et parfois d’incohérences ou de contradictions, s’intègrent à la mécanique narrative parfaitement huilée du film hollywoodien.
10La collaboration, dans la mise en scène du rêve, de Salvador Dalí, va rendre plus complexe la mise en œuvre d’une « cinématographisation de la psychanalyse » dans Spellbound. Les raisons qui poussent le maître du suspense à solliciter le peintre catalan sont fondamentalement de deux natures qui vont de pair. La première, en apparence anecdotique, n’est cependant pas sans incidence sur le résultat filmique final. Hitchcock a rapporté que l’idée est venue de lui : « J’ai exigé Dalí. Selznick, le producteur, pensait que je voulais travailler avec Dalí à cause de la publicité que cela me ferait [][6]Entretien avec P. Jenkinson, cité dans D. Païni et G. Cogeval …. » Si le cinéaste dément cette intention, il est cependant incontestable que le nom de Dalí était susceptible de constituer un argument publicitaire pour le film. Celui-ci, qui séjournait alors régulièrement aux États-Unis, avait atteint une importante cote de popularité sur le nouveau continent – tout autant pour son œuvre que pour sa personnalité haute en couleur – qui s’était notamment traduite par sa présence réitérée dans Life. Si l’univers du cinéma commercial hollywoodien et celui de l’art contemporain pouvaient sembler quelque peu incompatibles, la valeur ajoutée qu’était susceptible de représenter, pour un film, la présence d’une figure artistique de grande envergure médiatique, était de nature à abolir les frontières les plus étanches. Quant à l’intéressé, surnommé « Avida Dollars » par André Breton, il ne voyait aucun inconvénient à mettre son art au service de l’industrie hollywoodienne, moyennant de confortables cachets, âprement négociés. A cela s’ajoutait que sa renommée était liée indissolublement au surréalisme (en dépit de sa rupture avec le groupe) et à la forte présence d’une dimension onirique dans son œuvre, elle-même nourrie par sa propre lecture de Freud, explicitement revendiquée : « À l’époque surréaliste, je voulais créer l’iconographie du monde intérieur – le monde du merveilleux – de mon père Freud [][7]Salvador Dalí, Rétrospective 1920-1980, Paris, centre…. » Ce n’était pas la première fois que l’artiste était sollicité pour collaborer à un film hollywoodien, la Twentieth Century Fox l’ayant engagé en 1941 pour le rêve du projet de film de Fritz Lang, Moontide. Mais cette expérience n’aboutit pas.
11Si Hitchcock parvient à convaincre son producteur du bien-fondé de la collaboration de Dalí, en dépit de ses fortes réticences initiales, les contraintes matérielles et financières de la production entraîneront des modifications substantielles sur la mise en scène finale du rêve dans Spellbound. Tout d’abord, le budget initialement prévu pour la réalisation du projet de l’artiste (cent cinquante mille dollars) scandalise Selznick qui le réduit drastiquement à la somme de vingt mille dollars. La première conséquence de cette contrainte financière affecte le tournage
: « J’aurais voulu tourner les rêves de Dalí en extérieurs afin que tout soit inondé de soleil et devienne terriblement aigu, mais on m’a refusé cela et j’ai dû tourner le rêve en studio
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[][8]Hitchcock-Truffaut [Edition définitive], Paris, Ramsay, 1983,…. » Son intention, ce faisant, était d’« éviter le cliché ». Or, le tournage en studio produit une forte impression d’artificialité qui contribue à accentuer l’effet de greffe (ou de collage) du rêve. La deuxième conséquence notable de la réduction de budget affecte l’importance du rêve dans le déroulement narratif du film. Dalí avait en effet prévu deux scènes supplémentaires dans ce dernier. Tout d’abord une scène de bal, avec une grande salle au plafond orné de quinze pianos suspendus au-dessus des danseurs. Cette idée enthousiasmait Hitchcock. Au moment de la mise en scène, les « experts » de Hollywood remplacèrent les pianos par des miniatures et les danseurs par des nains. Le résultat sembla si grotesque, tant à l’artiste qu’au cinéaste, qu’ils décidèrent de supprimer la scène [][9]Dalí News, 20 novembre 1945, dans Obra completa, vol. IV,…. La seconde scène était consacrée à la transformation d’Ingrid Bergman en statue après un baiser avec Ballantyne : « C’était une séquence extraordinaire de vingt minutes, se souvient l’actrice, qui mériterait de figurer dans un musée [][10]D. Spoto, The Art of Alfred Hitchcock : Fifty Years of his…. » Il existe très peu de traces de cette scène et aucune, à ma connaissance, sur les raisons explicites de son exclusion du montage final. Il n’en reste pas moins que la suppression des deux scènes d’une part diminue l’importance quantitative du rêve dans le film, et contribue d’autre part à sa simplification. Ces deux scènes, en effet, étaient rattachées de manière beaucoup plus lointaine en apparence à l’interprétation formulée dans le film en termes de résolution thérapeutique de l’analyse (le sentiment de culpabilité de Ballantyne vis-à-vis du crime d’Edwardes renvoyant à son sentiment de culpabilité dans la mort de son frère). Elles tissaient en revanche les fils d’une autre voie d’interprétation, en termes plus sexuels, qui auraient conféré au rêve une dimension résolument centrifuge par rapport à l’intrigue policière. Ces scènes trouvaient d’ailleurs leur écho dans certains autres détails du rêve : l’œil sectionné par une paire de ciseaux, la présence dans la salle de casino d’une femme embrassant le héros, la figuration du revolver par une roue molle ou une gigantesque paire de pinces qui pendait du plafond de la salle de bal, évidemment « phallique [][11]L. J. Leff, op. cit., p. 133. ». Leur disparition privait donc le rêve de certaines de ses connotations sexuelles au profit d’une dimension plus radicalement centripète et simplificatrice. La « cinématographisation de la psychanalyse » allait donc de pair avec l’élimination de l’une de ses données fondamentales : la sexualité.
12Si l’on ne peut écarter, pour la collaboration de Dalí au film, un éventuel intérêt extra-cinématographique, de nature publicitaire, c’est essentiellement sur une raison de type esthétique qu’Hitchcock insiste. L’œuvre picturale de l’artiste lui semblait correspondre à sa conception du rêve cinématographique : « Ce que je recherchais, c’était […] le côté vivant des rêves […], toute l’œuvre de Dalí est très massive, avec des angles aigus, de très longues perspectives et des ombres noires [][12]« Film Profiles, Alfred Hitchcock », entretien avec Philip…. » Il s’agissait pour lui d’éviter les clichés du rêve cinématographique, en particulier l’usage du flou. Cette intention procédait manifestement d’une volonté centripète, dans la mesure où il s’agissait d’intégrer l’univers du peintre catalan à son film, comme une composante supplémentaire de cet art fondamentalement collectif et hétérogène qu’est le cinéma. Dalí fut d’ailleurs soumis aux impératifs du scénario et c’est dans ce cadre strict que s’effectua son travail. Il n’en reste pas moins qu’en faisant appel à un autre artiste, Hitchcock ouvrait la voie à une dimension inverse, de nature centrifuge. En effet, pour Dalí, la collaboration avec Hollywood représentait la possibilité de s’ouvrir à un public beaucoup plus large que celui des musées ou des galeries. La tentation était donc grande, pour lui, de se servir de Spellbound comme d’une sorte de vitrine pour introduire le grand public dans son propre univers pictural. La « cinématographisation de la psychanalyse », dans la mise en scène du rêve, se voyait ainsi dotée d’une fonction supplémentaire, qui présentait une dimension centrifuge dans la mesure où son référent se trouvait en dehors du film, dans l’œuvre de Dalí. Tant dans les scènes supprimées au montage final que dans celles qui s’y trouvent, l’artiste a multiplié les références à son œuvre pour nourrirsa mise en scène. Elles se manifestent de diverses manières, soit thématique – l’œil sectionné renvoie inévitablement au film Un chien andalou (1928), la roue molle au tableau La persistance de la mémoire (1931) –, soit plastique – les deux dernières scènes, celle des toits et celle de la pyramide, semblent n’être que des versions animées des grands paysages surréalistes peints antérieurement par l’artiste. La présence visuelle de Dalí s’impose, si bien qu’au-delà du « rêve manifeste » conçu par Hitchcock, de nature centripète, est présent une sorte de « rêve latent », celui de Dalí, de nature centrifuge, qui entre en contradiction avec lui.
13Des années plus tard, dans ses entretiens avec Alfred Hitchcock, François Truffaut avoue au cinéaste avoir trouvé le film « décevant ». Selon lui, « une enquête policière et une enquête psychanalytique ne peuvent guère s’additionner [][13]D. Païni, G. Cogeval, op. cit., p. 137 et p. 260. ». Plus généralement, Spellbound ne sera pas rangé parmi les films majeurs du cinéaste. « Je voulais seulement faire le premier film de psychanalyse », a déclaré Hitchcock à Truffaut [][14]Ibid., p. 135., mettant l’accent, pour répondre à ses critiques, sur le caractère pour ainsi dire expérimental du film. À vrai dire, Spellbound s’inscrivait dans un contexte historique particulièrement propice, la seconde guerre mondiale ayant « créé des personnages choqués, amnésiques, à la recherche d’un passé perdu et ce n’est pas un hasard si on voit apparaître au cours de la même année 1945 – année de Spellbound – […] autant de films qui ne sont pas sans lien étroit avec la psychanalyse [][15]P. Brion, Hitchcock, Turin, Editions de la Martinière, 2006, p.… ». Il n’en reste pas moins que pour Charles Derry, Spellbound fait date dans la filmographie du cinéaste en tant que premier « thriller pyschotraumatique », auquel succéderont Under Capricorn, Vertigo, Psycho et Marnie [][16]D. Païni, G. Cogeval, op. cit., p. 168.. Ces films seront libérés de la dimension didactique de Spellbound et la psychanalyse y apparaîtra de manière plus diffuse, de même que l’onirisme. Quant à Dalí, après plusieurs projets de collaborations cinématographiques avortées, il abandonne son rêve hollywoodien, reprochant au cinéma son impureté : « Je ne crois pas que le cinéma puisse jamais devenir une forme artistique […] parce que trop de personnes interviennent dans sa création [][17]Salvador Dalí, Rétrospective 1920-1980, op. cit., p. 353.. » L’expérience de Spellbound reste néanmoins un témoignage inestimable sur la manière dont, dans les années 1940, le cinéma nord-américain, soumis aux lois du marché, a cependant cherché à diffuser, à l’échelle d’un grand public, des savoirs plutôt élitistes (la psychanalyse et le surréalisme), au prix, certes, de leur assimilation hollywoodienne. Au point que, assez rapidement, la présence de la psychanalyse au cinéma s’imposa comme une partie de l’arsenal commun et, quelques années plus tard, Hitchcock s’amusa de ces nouveaux clichés dans l’un des dialogues de Marnie (1964). À son interlocuteur qui lui demande de raconter son rêve, l’héroïne du film rétorque ironiquement : « Toi Freud, moi Jane ? OK, je suis cinéphile, je connais bien le jeu…
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