LES ARTISANS DE LA NOUVELLE VAGUE
Après des années d’effort, demeurés à peu près vains depuis 1945, de jeunes réalisateurs français réussirent enfin à se faire remarquer en faisant irruption dans le monde cinématographique avec une énergie sans précédent. L’apparition soudaine en 1959 de la nouvelle vague mit le monde cinématographique en émoi. Ce fut une extraordinaire explosion d’activité créatrice : en dix-huit mois, une quarantaine de jeunes metteurs en scène accédèrent à la réalisation. On put même croire qu’une approche originale et des techniques nouvelles allaient révolutionner l’industrie du cinéma. Il s’agissait sinon d’un malentendu, du moins d’une exagération.
LES JEUNES-TURCS DES « CAHIERS »
Une photographie célèbre montre les représentants de la nouvelle vague au Festival de Cannes de 1959. C’est cette année-là que François Truffaut, exclu du festival en tant que critique l’année précédente parce qu’il avait raillé dans sa revue le niveau de la participation française, y assista en tant que réalisateur et obtint, avec Les 400 Coups, le Prix de la meilleure mise en scène. Puisque les jeunes turcs de la critique justifiaient le bien -fondé de leurs théories en étant capables de faire des films à succès, l’industrie du cinéma, toujours opportuniste quand il s’agit de renflouer les caisses, allait désormais leur laisser la bride sur le cou.
Les jeunes réalisateurs figurant sur la photographie, assis sur les marches du palais du Festival sont François Truffaut, Édouard Molinaro, Jacques Baratier, Jean Valère, François Reichenbach, Robert Hossein, Jean-Daniel Pollet, Roger Vadim, Marcel Camus, Claude Chabrol, Jacques Doniol-Valcroze, Jean-Luc Godard, Jacques Rozier et quelques autres, qui ne sont plus guère connus aujourd’hui. Quelques-uns de ces réalisateurs n’étaient pas particulièrement doués ; certains films, comme ceux de Vadim ou de Molinaro, s’écartaient à peine des normes de la production commerciale. Le seul mérite de leurs auteurs était d’appartenir à la nouvelle génération. Marcel Camus, que l’on classa parmi les cinéastes de la nouvelle vague, remporta le Grand Prix du Festival avec une fresque exotique qui, d’un point de vue stylistique, ne bouleversait pas la production française, Orfeu Negro (1958). Camus était alors âgé de quarante-sept ans.
Néanmoins, on ne saurait nier l’importance du phénomène de la nouvelle vague. Il se signalait avant tout par l’irruption de nouveaux réalisateurs issus des milieux critiques les plus influents. Lorsque le barrage de la tradition et de la prudence financière fut renversé, on put constater que presque tous les plus talentueux de ces nouveaux venus – Godard, Truffaut, Chabrol, Rivette et Rohmer – sortaient des rangs des Cahiers du cinéma – la revue qui avait exercé la plus forte pression, relayée par l’hebdomadaire Arts animé par Jacques Laurent. Le mécontentement s’exprima dès 1948 dans un article d’Alexandre Astruc intitulé « La Naissance d’une nouvelle avant-garde : la caméra-stylo », qui dénonçait les méthodes de la production française héritées de Hollywood, selon lesquelles tous les films devaient être faits sur le même modèle pour satisfaire aux impératifs économiques. On y lisait entre autres que les sensibilités risquaient d’être émoussées par ces films sans originalité qui, année après année montrent un visage conventionnel et fatigué.
Les grands réalisateurs, poursuivait Astruc, comme Renoir, Welles, Bresson, Rossellini utilisent la caméra de la même façon que les écrivains se servent de leur stylo : pour exprimer un point de vue ou exposer leur vision des choses. Lorsque le cinéaste, pour illustrer son raisonnement, réalisa Le Rideau cramoisi (1953), Les Mauvaises Rencontres (1955) et Une vie (1958), le résultat s’avéra froid, intellectuel et teinté de cette affectation qui marquait la production hollywoodienne dès qu’elle s’essayait à l’Art.
Au début des années 1950, Les Cahiers du cinéma poussèrent encore plus loin l’argumentation d’Astruc avec une série d’analyses critiques consacrées à des cinéastes hors pair tels que Hitchcock, Hawks et Fritz Lang, qui avaient travaillé exclusivement à l’intérieur des grands systèmes de production, la plupart du temps à Hollywood. Certains articles attirèrent l’attention du public sur des réalisateurs jusqu’alors négligés, comme Samuel Fuller, Robert Aldrich, Nicholas Ray, Joseph Losey et Jacques Tourneur. Toutes ces analyses visaient à démontrer qu’un tempérament créateur doit pouvoir s’exprimer même à travers un scénario peu conforme à ses goûts ou conçu en tenant compte de considérations d’ordre économique. Ces idées, baptisées « politique des auteurs » après un article du critique André Bazin, reprenant en 1957 une expression lancée naguère par Truffaut avaient ceci d’unique dans l’histoire des mouvements cinématographiques d’avant-garde qu’elles reconnaissaient la nécessité de se plier aux exigences de l’industrie et de la rentabilité. Mais même dans ces conditions, un cinéaste digne de ce nom devait utiliser les personnages, les situations, les dialogues de façon à imposer son style. Il devait être capable de faire passer ses préoccupations personnelles dans un matériau étranger de manière à se l’approprier.
LEURS PREMIERS FILMS
Les premiers films des critiques des Cahiers du cinéma n’apparaissent pas d’emblée comme des œuvres « d’art » – dans le sens où un roman de Henry James est considéré comme plus « artistique » qu’un thriller de David Goodis ou de Raymond Chandler. Truffaut débuta à la mise en scène avec un long métrage contant l’histoire d’un jeune délinquant, Les 400 Coups, puis il se tourna vers le policier avec Tirez sur le pianiste (1960), inspiré d’un roman noir de David Goodis. Avec A bout de souffle (1960), Godard donnait dans le film de gangsters, avec une certaine distance ; avec Le Petit Soldat (1960), il entreprit une exploration de la conscience politique, si ambiguë que la droite aussi bien que la gauche rejetèrent le film (il fut même interdit pendant un certain temps). Avec Une femme est une femme (1961), il s’attaquait, pour le démanteler, au mythe de la comédie musicale hollywoodienne. Chabrol s’essaya à des spéculations théologiques lourdement intellectuelles dans son premier long métrage, Le Beau Serge (1958), mais il parvint à les ancrer, avec bonheur, dans une évocation concrète de la vie rurale.
Tirez sur le Pianiste, avec ses ruptures de ton et son ambiguïté – le spectateur ne sait s’il doit rire ou pleurer – est bien sûr fort éloigné du « policier » hollywoodien conventionnel. Truffaut est aussi présent dans ce film que Godard l’est dans A bout de souffle. Au premier abord, on croit que Godard va jouer le jeu : le héros, Michel Poiccard (Jean-Paul Belmondo) est un petit malfrat, un clin d’œil est adressé à Humphrey Bogart, la photographie est dure, contrastée, le déroulement de l’action s’accompagne d’explosions de violence – référence ironique à la Monogram Pictures, grande productrice de films de série B à qui l’œuvre est dédiée. Mais en y regardant de plus près, on remarque le caractère peu orthodoxe de la construction en trois parties.
Coincée entre un début et une fin haletants, saccadés, la sinueuse séquence des longues conversations dans la chambre entre Michel et sa compagne (Jean Seberg) – qui le dénoncera à la police – suggère que cet homme apparemment soucieux du seul instant présent, élabore de timides projets d’avenir. Tout en donnant au spectateur sa « ration » d’action, Godard a réussi à subvertir le genre traditionnel en introduisant un moment de réflexion, où la pensée supplante le geste.
PEUT-ON PARLER D’AUDACE ?
Aux premiers temps de la nouvelle vague, chaque film était un événement majeur, attendu avec impatience par tous les cinéphiles avides d’innovations et d’audaces techniques. Mais celles-ci se transformèrent rapidement en clichés lorsque l’industrie adopta ces films, sans réticence, comme de simples produits prêts à être exploités.
Aujourd’hui, la surprise est retombée et le public ne remarque même plus le montage saccadé d’A bout de souffle, qui, à l’époque, avait fait jubiler la critique. Cette technique n’avait d’ailleurs rien de nouveau : elle se pratiquait à Hollywood et ailleurs depuis des années et n’avait pas ému outre mesure la critique lorsque Kurosawa, en 1954, l’avait utilisée de façon tout aussi systématique dans Les Sept Samouraïs (Shichi-nin no Samurai).
Mais, tandis que Kurosawa faisait appel à cette technique, de façon traditionnelle, pour rythmer l’action, Godard lui prêtait une dimension métaphorique. Le montage donne en effet à A bout de souffle l’allure d’un pastiche des policiers de série B de la Monogram, teinté d’insolence par la canaillerie bogartienne de Jean-Paul Belmondo, le tout aboutissant à une parodie du thriller hollywoodien.
LE JUGEMENT DE L’HISTOIRE
Godard, Rohmer, Truffaut, Chabrol… Tel semble être aujourd’hui avec le recul l’apport essentiel de la nouvelle vague au cinéma français. Cette vision réductrice déforme sensiblement l’histoire cinématographique des années 1959-1962, et minimise la portée d’un mouvement qui ne se confond pas entièrement avec l’aventure intellectuelle de quelques critiques des Cahiers du. cinéma, même si ceux-ci en furent l’âme. Au sein même de la revue, d’autres noms jouèrent un rôle qui, à l’époque, fut également important. A commencer par Jacques Doniol-Valcroze, principal rédacteur en chef des Cahiers, depuis la mort d’André Bazin (survenue en novembre 1958), et son complice de La Revue du cinéma (1947-1949) et du ciné-club « Objectif 49 » : Pierre Kast. Ce dernier, écrivain de cinéma extrêmement talentueux, avait essayé de s’introduire dans le système par les voies classiques : assistant (de Grémillon, Clément, etc.), puis auteur de courts métrages. Il s’était fait un nom grâce à une série de documentaires remarquables (Les Désastres de guerre, L’Architecte maudit) avant de passer au long métrage traditionnel avec Amour de poche (1957), dont la vedette était Jean Marais. Le film est un échec sur tous les plans, et il faudra l’explosion de la nouvelle vague en 1959, pour que Kast effectue ses vrais débuts avec Le Bel âge. film en trois sketches, interprété par ses amis, dont Boris Vian. Bien accueilli, ce film permit à Kast de récidiver avec La Morte-Saison des amours (1960) et Vacances portugaises (1963). La suite de sa carrière devait connaître des hauts et des bas, mais au moins doit-on lui rendre cette justice, la bêtise n’est pas son fort.
Coscénariste et interprète du Bel Age et de Vacances portugaises, Doniol-Valcroze, après quelques courts métrages, débuta également dans le long métrage, en 1959, avec L’Eau à la bouche. Cette aimable comédie, non dépourvue d’élégance, fut suivie d’une autre, moins réussie, Le Cœur battant (1960), puis d’un drame de la guerre, La Dénonciation (1961), film assez intéressant, mais qui fut un échec. Comme Kast, Doniol-Valcroze eut aussi un certain mal à poursuivre son œuvre, malgré un succès mérité avec La Maison des Bories (1969), et il se tourna par la suite vers la télévision, tout en jouant de temps en temps dans les films de ses amis. Venu également des Cahiers, Claude de Givray débuta en 1961, avec la quatrième version du célèbre vaudeville militaire, Tire-au-flanc, filmé jadis par Renoir. Malgré la collaboration au scénario et à la mise en scène de François Truffaut, ce ne fut pas une réussite, et après deux ou trois autres films sans éclat, son réalisateur se tourna vers la télévision.
DANS LA MOUVANCE DES « CAHIERS »
En 1959, Alexandre Astruc qui, plus qu’un collaborateur épisodique des Cahiers des débuts, en fut surtout une sorte de père spirituel, au côté d’André Bazin, était déjà bien implanté dans la réalisation, et avec trois films très personnels, faisait un peu figure de pionnier de la nouvelle vague. Pendant cinq ou six ans, il avait assez bien incarné ce que les jeunes critiques de la revue avaient rêvé d’être, et ce à quoi certains parviendraient avec plus de constance. En 1960, il réalisait son film sans doute le plus abouti, La Proie pour l’ombre, qui, par certains côtés, se rattachait aux canons de la nouvelle vague. Mais Astruc, créateur de modes, se tint toujours un peu à l’écart, et la suite de sa carrière s’en ressentit. Lui aussi fut finalement récupéré par la télévision. Son échec est sans doute le plus regrettable du cinéma français .
N’écrivant pas dans les Cahiers, mais soutenus par eux dès leurs débuts, plusieurs cinéastes peuvent être considérés comme relevant de leur « mouvance », et furent des agents actifs de la nouvelle vague. Même en laissant de côté le cas de Resnais, vieux « fellow traveller » de la revue, qui ne lui ménagea jamais son appui, on peut ranger dans cette rubrique Jacques Demy, Jacques Rozier et Agnès Varda. Ancien assistant de Georges Rouquier (autre marginal du cinéma français), après deux ou trois courts métrages, Demy fut adopté par les Cahiers qui assurèrent le succès de son premier grand film, Lola (1960), d’ailleurs plein de mérites (accompagnés de quelques faiblesses), et que suivait le triomphe des Parapluies de Cherbourg (1964), agréable comédie musicale à la française. Après un court métrage prometteur, Blue-Jeans (1958), Jacques Rozier bénéficia du même soutien pour Adieu Philippine (1962), pur produit « nouvelle vague », qu’un enthousiasme un peu factice ne parvint pas à imposer vraiment, en dépit de qualités certaines, mais moins originales qu’il ne fut alors écrit. Il faudra d’ailleurs dix ans à Rozier avant de pouvoir réaliser un nouveau film.
Dès 1955, Agnès Varda s’était révélée avec La Pointe courte, qu’on pourrait considérer comme un film nouvelle vague avant la lettre. Curieusement, elle n’avait guère rencontré de compréhension auprès des futurs initiateurs du mouvement, et François Truffaut avait même consacré un assez méchant article à son film dans Arts. En 1962, son deuxième film, Cléo de 5 à 7, devait rencontrer un tout autre accueil et Agnès Varda fut en quelque sorte « récupérée » après coup par la nouvelle vague. Comme elle devint ensuite l’épouse de Jacques Demy, elle apparut encore plus comme un produit du mouvement. En fait, elle l’avait bien précédé, et tout ce que Chabrol devait tenter avec Le Beau Serge était déjà contenu dans La Pointe courte. Par la suite, Agnès Varda sembla toujours un peu hésiter entre le « système » et la marginalité, finalement plus à l’aise dans la seconde que dans le premier. On a un peu oublié, aujourd’hui, que Philippe de Broca, cinéaste aux nombreux succès commerciaux, fit partie, à ses débuts, du noyau central de la nouvelle vague. Ancien assistant de Claude Chabrol, pour ses trois premiers films, il fit ses débuts en 1960 avec Les Jeux de l’amour suivit du Farceur. Les deux films bénéficiaient de bons scénarios de Daniel Boulanger (principal scénariste, avec Paul Gégauff, révélé par la nouvelle vague), qui firent leur succès, plus que d’une direction encore un peu hésitante. De Broca ne parviendra à la maîtrise et au succès public qu’en 1963 avec L’Homme de Rio. Après l’échec d’une dernière tentative originale en 1966, avec Le Roi de cœur, sa carrière prendra un tour résolument commercial, avec parfois encore des qualités qui viennent rappeler le débutant doué, soutenu par Les Cahiers du cinéma.
Si l’on hésite aujourd’hui à ranger Louis Malle parmi les cinéastes de la nouvelle vague, ce contemporain exact de Truffaut et Chabrol sembla bien, un temps, être des leurs et le scandale des Amants (1958), précédant de peu l’apparition des Cousins et des 400 Coups, contribua à alimenter la chronique journalistique du nouveau mouvement cinématographique. Et Zazie dans le métro (1960), film pourtant dépourvu d’audace véritable, sembla participer au grand renouvellement en cours. La carrière ultérieure de Malle, plus académique, devait montrer que ce n’était qu’une illusion.
Plus authentiquement non-conformiste devait être la démarche entreprise au même moment par un autre débutant, irrégulier, irritant parfois, mais finalement plus attachant : Jean-Pierre Mocky. Ancien acteur (chez Antonioni et Franju, entre autres), il travailla avec Franju à l’adaptation de La Tête contre les murs (1958) avant de passer à la réalisation avec Les Dragueurs (1959), dont il était l’auteur complet. Le film n’était pas dépourvu de facilité, mais il plut suffisamment pour permettre à Mocky de continuer, et la suite fut beaucoup plus intéressante. En 1960, ce fut l’étonnant Un couple, sur un scénario et des dialogues très savoureux de Raymond Queneau, et en 1961, un autre film acide et déconcertant, Snobs. Beaucoup d’autres suivront, très inégaux, mais jamais indifférents. Mocky, qu’on oublie souvent de mentionner, fut pourtant une des bonnes recrues de la nouvelle vague.
DEVILLE, LELOUCH, ROUCH…
Plus extérieur au mouvement, mais néanmoins contemporain, et y participant ne serait-ce qu’a contrario, fut un cinéaste comme Michel Deville. Ses qualités principales, élégance, discrétion, sobriété, étaient aux antipodes d’un certain goût de la nouvelle vague pour le scandale et la provocation ; ce sont celles qu’on retrouve dans ses premiers films, Ce soir ou jamais (1961), Adorable Menteuse (1962) et A cause, à cause d’une femme (1963). En marge de la volonté de rupture de Godard ou de Truffaut, Deville apparaît plutôt comme un cinéaste de la continuité, assez indifférent aux modes du moment, ce pourquoi ses films se sont peut-être démodés moins vite que d’autres.
On hésite à rattacher à la nouvelle vague quelqu’un comme Claude Lelouch, dont la carrière n’a vraiment débuté que plus tard, aux environs de 1965, alors que le mouvement proprement dit avait vécu. Pourtant, c’est en 1960, à l’âge de vingt-trois ans, qu’il réalisait un premier long métrage, d’ailleurs complètement raté, et qui n’eut pratiquement aucune diffusion, Le Propre de l’homme. Si l’on mentionne ce film justement oublié, c’est qu’il présentait la caractéristique de contenir une bonne part de « cinéma direct », notion qui, à un certain moment, fut un des mythes à la fois les plus obstinés et les plus malheureux de la nouvelle vague. A cet égard, un homme a joué un rôle important et finalement négatif, c’est le cinéaste-ethnologue Jean Rouch. Après une série de courts métrages réalisés en Afrique (1946-1957), comme Les Maîtres fous, Rouch obtint le Prix Louis-Delluc en 1958 pour Moi, un Noir savoureux monologue d’un Ivoirien de Treichville, qui se racontait devant la caméra avec autant d’humour que de complaisance. Il récidiva l’année suivante avec La Pyramide humaine, qui exploitait le procédé de façon un peu mécanique. En 1960, se faisant ethnologue de son propre pays, Rouch appliquait sa recette à ses compatriotes dans Chronique d’un été, réalisé avec le sociologue Edgar Morin. Ce fut le sommet de ce qu’on appelait, un peu abusivement, le « cinéma-vérité », expression reprise du vieux « Kino-Pravda » de Dziga Vertov. Edgar Morin la commentait ainsi : « Cinéma-vérité, cela signifie que nous avons voulu éliminer la fiction et nous rapprocher de la vie. Cela signifie que nous avons voulu nous situer sur une ligne dominée par Flaherty et Dziga Vertov. Nous avons voulu fuir la comédie, le spectacle, pour entrer en prise directe avec la vie. Mais la vie même est aussi comédie, spectacle. Chacun ne peut s’exprimer qu’à travers un masque, et le masque, comme dans la tragédie grecque, à la fois dissimule et révèle, fait porte-voix. Au cours des dialogues, chacun a pu être à la fois plus vrai que dans la vie quotidienne, mais en même temps plus faux. » Telle fut bien en effet la leçon de Chronique d’un été : il n’y a pas de cinéma-vérité, et surtout pas dans la formule ainsi baptisée qui n’est qu’une sorte de documentaire falsifié, voire mensonger. Comme l’écrivait un critique du film : « Il reste vrai que l’œuvre d’art qui parle au nom de tous et s’adresse à tous, recèle plus de vérité profonde que le document le plus authentique dont la signification demeure entachée de singularité. »
NI VÉRITÉ… NI CINÉMA !
Le plus curieux est que cette mystification évidente du pseudo-cinéma-vérité fascina quelques-uns des meilleurs esprits de la nouvelle vague. Toute une portée de l’œuvre de Godard en procède directement. Rohmer y succomba également assez longtemps ; tous ses premiers films ont subi la marque de la tentation du cinéma direct, qui se traduit par des scènes et des dialogues improvisés par les acteurs laissés maîtres du jeu. Or, ces scènes apparaissent comme les plus artificielles, en rupture de ton totale avec des œuvres par ailleurs rigoureuses et maîtrisées. Nombreuses dans les premiers Contes moraux, elles diminuent dans les derniers réalisés, et Rohmer les a bannies de son œuvre ultérieure. Il y avait là comme la marque d’un contresens qui étonne de la part d’un cinéaste aussi lucide, et sa persistance témoigne de la grande influence que Rouch a pu exercer, en ces années, sur les meilleurs esprits. Par ailleurs, un film comme Chronique d’un été était une expérience passionnante, dans la mesure précisément où il établissait l’impossibilité pour le cinéma d’atteindre à la vérité par les moyens utilisés par Rouch et Morin. Si, pendant une courte période, François Reichenbach et son Amérique insolite (1958) purent être assimilés à cette démarche l’illusion se dissipa rapidement, et les Cahiers dénoncèrent bientôt une œuvre où ils ne se trouvaient ni vérité… ni cinéma.
Plus proche en apparence des tentatives de Rouch, mais en fait radicalement différente, apparaît l’œuvre de Chris Marker. Coréalisateur avec Resnais des Statues meurent aussi, Marker s’imposa surtout avec trois films : Lettre de Sibérie (1958), Cuba si (1961) et Le Joli Mai (1962). Tournant le dos à la pseudo-objectivité de l’école de Rouch, et à l’impossible « transparence » du cinéma, Marker imprime fortement une subjectivité puissante sur la matière qu’il filme. Montage, dissonance entre l’image et le texte, commentaire verbal important jusqu’à l’indiscrétion, tout lui est bon pour aboutir à une matière cinématographique qui lui appartienne en propre, et chaque image porte sa signature. Témoin nullement impassible, mais au contraire orienté et passionné Marker finit par cerner la vérité de beaucoup plus près que Jean Rouch, et son propos est toujours plus intéressant. La vérité sur la France de 1960 est aujourd’hui beaucoup plus apparente dans Le Joli Mai que dans Chronique d’un été. Le cinéma-vérité est battu Sur son propre terrain par un cinéma bourré de littérature et d’artifices, mais plus encore (et ceci explique cela) de talent et d’intelligence hors pair. En fin de compte, cinéma direct ou cinéma de fiction, c’est toujours la personnalité du réalisateur qui l’emporte. Telle est la leçon à retenir de l’histoire de la nouvelle vague, et le sens de cette fameuse « politique des auteurs » qu’elle inventa d’abord, et illustra ensuite elle-même, avec un bonheur plus ou moins grand.
Lorsqu’on regarde en arrière, on comprend mieux que les réactions provoquées par l’apparition de la nouvelle vague provenaient du fait que celle-ci se fondait sur une remise en cause de l’ensemble du cinéma par le rejet de ce qui était jugé dépassé dans l’histoire du septième art, au profit de ce qui semblait gros de nouvelles perspectives. Au cours d’une interview en 1962, Godard déclarait : « La critique nous a appris à admirer à la fois Rouch et Eisenstein. A ne pas condamner un genre de cinéma au profit d’un autre. A ne pas refaire ce qui a déjà été fait. Tout écrivain contemporain sait que Molière et Shakespeare ont existé. Nous avons été les premiers réalisateurs à tenir compte de l’existence de Griffith. Même Carné, Delluc et René Clair n’avaient pas de base critique et historique réelle. Renoir lui-même n’en avait guère plus : mais lui, bien sûr, avait du génie. »
Depuis de nombreuses années, Godard semble sur la touche ; Truffaut ne fut pas parvenu pas à se renouveler ; Rivette s’est obstiné dans ce qui s’est révéler une impasse ; Chabrol a pu récolté avec profit la moisson de son champ limité. Rohmer fut devenu un des plus grands cinéastes français, et a poursuivi à l’écart une œuvre ambitieuse et hautaine, qui n’a pas fini de déconcerter. Si la plupart des autres semblent avoir plus ou moins sombré dans l’oubli ou la facilité, le bilan de la nouvelle vague n’est pas pour autant négatif. Le mouvement a eu une nombreuse postérité, qui constitue une bonne part du cinéma français d’aujourd’hui. Sans la nouvelle vague, des cinéastes aussi divers que Pierre Schoendorffer, Alain Cavalier, Paul Vecchiali, Maurice Pialat, Jean Eustache, Pascal Thomas ou Gérard Blain n’auraient probablement pas existé. Et si une œuvre aussi importante que celle de Bertrand Tavernier semble s’édifier en opposition presque absolue avec l’héritage de la nouvelle vague, c’est encore une manière de reconnaître sa dette envers celle-ci. Malgré ses excès, ses erreurs et ses reniements, la nouvelle vague fut, en son temps, une étape nécessaire pour un cinéma français menacé, faute de renouvellement, de sclérose et de rabâchage. Le mouvement déborda d’ailleurs largement nos frontières et fit école au Brésil, en Suisse, au Canada… Il finit même par influencer, par un curieux choc en retour, ce cinéma américain auquel il devait presque tout, mais que guettait à son tour le vieillissement. [La grande histoire illustrée du 7ème art – Editions Atlas (1983)]
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