marți, 20 septembrie 2022

Marcel Carné / Les Enfants du paradis / 1945

 mon cinéma à moi



LES ENFANTS DU PARADIS – Marcel Carné (1945)

Il y a quelque dix ans, Robert Chazal, dans un ouvrage de la collection « Cinéma d’aujourd’hui », chez Seghers, portait ce jugement définitif sur un film maintenant vieux d’une trentaine d’années : « Les Enfants du Paradis, c’est en définitive un film de première grandeur, aux richesses inépuisables, et qui n’a pas fini d’être en avance sur son temps ». Eh bien oui. A l’heure où le modernisme du style cinématographique rend caduques bien des œuvres qui paraissaient marquées du sceau du chef-d’œuvre impérissable, le film de Carné-Prévert a gardé toute sa force et sa beauté. Certes les habitudes de perception des spectateurs ont changé. De même que les approches critiques. Or ce film a merveilleusement résisté à toutes ces mutations, il comble encore les partisans d’une lecture moderne de l’image, comme il comblait les cinéphiles de l’époque.

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LES ENFANTS DU PARADIS (Marcel Carné, 1945)

Évitant délibérément les pièges de la fidélité historique, Carné et Prévert ont d’abord idéalisé un personnage authentique : le mime Baptiste Debureau, aux dimensions de la séduction qu’il avait exercée sur l’acteur Jean-Louis Barrault. On sait que Debureau, alors en pleine gloire artistique, fut jugé pour le meurtre d’un passant qui avait insulté sa maîtresse. L’affaire fit grand bruit. La salle des Assises fut l’occasion d’un spectacle inédit : pour la première fois, Debureau jouait en parlant. Ce personnage, Jean-Louis Barrault se le réservait, en le débarrassant de cette encombrante carapace du fait divers. Il ne retenait que l’hommage à un acteur de génie, replacé dans le contexte d’un théâtre d’époque que les couches populaires n’avaient pas encore déserté.

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LES ENFANTS DU PARADIS (Marcel Carné, 1945)

Alors, ce personnage, il tallait le recréer cinématographiquement, Marcel Carné devint le visiteur le plus assidu du Musée Carnavalet, consultant inlassablement estampes et croquis. Et Jacques Prévert, venu consulter les archives de la Bibliothèque nationale, rencontrait les ombres de Lemaître et de Lacenaire. Tous ces personnages, issus de milieux différents, avaient en commun le goût ou la passion du théâtre. Il convenait donc de les affronter, et d’axer la mise en scène, le décor, la figuration, les costumes, la musique et même le générique sur l’idée de spectacle. D’où l’extraordinaire unité du film.

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LES ENFANTS DU PARADIS (Marcel Carné, 1945)

Toutefois, il fallait éviter le hiatus qui ne manquerait pas d’opposer personnages authentiques et personnages de fiction. La difficulté fut génialement tournée par le scénariste et par le metteur en scène : l’authenticité des personnages réels était magnifiée par la poésie, et les personnages de fiction (Garance, Jericho, Fil de soie, Madame Hermine… ) naissaient des silhouettes venues d’estampes d’époque.

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LES ENFANTS DU PARADIS (Marcel Carné, 1945)

L’adéquation parfaite entre personnages authentiques et personnages de fiction était alors une question d’atmosphère. Il suffisait donc de les plonger dans le vaste décor du Boulevard du crime, de reconstituer l’ambiance du Théâtre des Funambules. Dès lors, dans ce microcosme du monde du spectacle, les personnages se rencontrent, incidemment ou non, et manifestent leurs sentiments d’amour, de haine, de répulsion, d’amitié, de jalousie… C’est ainsi que se crée l’intrigue et qu’elle progresse sans recours aux poncifs mélodramatiques qui dénaturent maintenant le charme de bien des films de cette période du cinéma réaliste français.

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LES ENFANTS DU PARADIS (Marcel Carné, 1945)

Peut-être pourrait-on contester, et je pense que c’est la seule petite ride que porte ce film admirable, le personnage du Destin, qu’incarne Pierre Renoir dans un rôle préalablement conçu pour Le Vigan. Ce genre de silhouette mystérieuse, déambulant le long de l’intrigue, précipitant les rencontres, hâtant les coups de théâtre mélodramatiques, invitant les personnages à l’introspection, correspond à une mode de l’époque. Mais ce qui sauve ce, personnage-symbole que Pierre Renoir, c’est qu’il est ressenti physiquement, à l’image de ce dégoût qu’il inspire a Baptiste, et non pas intellectuellement. Ce n’est pus un personnage venu un autre monde, mais une individualité qui préserve son mystère par une multitude de masques qui justifient ses nombreux surnoms. Et finalement, inséré dans la foule bigarrée du Boulevard, son personnage devient plus crédible, même si ses apparitions aux moments cruciaux du film donnent l’impression d’une construction systématique.

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LES ENFANTS DU PARADIS (Marcel Carné, 1945)

Chacun des gestes, chacune des intonations, chacune des merveilleuses répliques de Prévert, participent à ce tout qu’est la reconstitution inspirée d’une atmosphère. La caméra, avec l’aisance que lui permet la construction d’un décor de superproduction (cinq millions de francs à l’époque, somme fabuleuse), peut se permettre les mouvements les plus audacieux (comme cette magnifique ouverture sur la fête du Boulevard, l’ancien faubourg du Temple), les plus élégants et les plus efficaces. Tout en restant quasi inaperçue, tant ses déplacements collent parfaitement au regard de la description. Cela permettrait à Carné d’échapper à certaines constantes esthétiques d’époque, singulièrement vieillies aujourd’hui. Carné a renoncé aux effets d’éclairages qui lui étaient chers, aux symboliques contrastes de lumière, à la poésie de la nuit et des pavés mouillés. Ici, la lumière crue des scènes d’extérieur (tournées dans les studios de Nice) s’harmonise parfaitement, dans le meilleur des styles réalistes, avec la lumière des intérieurs de théâtre. La foule dense qui déambule le long du Boulevard correspond à la foule bruyante du parterre et du paradis qui anime les salles de théâtre.

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LES ENFANTS DU PARADIS (Marcel Carné, 1945)

Alors, le film échappe à toute mode, exprimant parfaitement, et avec un immense amour, l’obsession du théâtre. Le théâtre est partout. Dans la rue, sur les estrades des bateleurs, sur la scène des Funambules, dans les loges du Grand théâtre, dans une modeste chambre d’hôtel, au bain turc ou dans les salons bourgeois. Baptiste Debureau mime avec génie le vol d’une montre, il assassine en mimodrame le marchand d’habits détesté. Frédérick Lemaître massacre avec humour un mauvais mélodrame qu’on lui infligeait, Garance (Arletty) se compose un personnage de femme du monde, Madame Hermine se souvient des minauderies de la Partie de Campagne de Renoir, et, dans une séquence admirable, Lacenaire, aristocrate du crime, donne à son arrestation volontaire toute la signification d’un salut aux spectateurs.

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LES ENFANTS DU PARADIS (Marcel Carné, 1945)

Pris dans cette extraordinaire unité d’inspiration, les personnages expriment leurs émotions et leurs sentiments en les jouant. Et autour du personnage de Garance se tisse un réseau complexe de comportements, également fondus dans un thème unique : celui de la jalousie. C’est alors que se succèdent ces séquences-modèles dont je parlais tout à l’heure : le mime de la corde, détruit par le cri de détresse de Nathalie ; la pantomime de Diane, Arlequin et Pierrot résumant les situations amoureuses qui viennent de se créer ; l’interprétation d’Othello par un Brasseur enfin révélé aux tourments d’un amour malheureux ; le thème de la pièce « Marchand d’habits », etc. On peut multiplier les exemples tant le film est riche de signification au sein de chacune de ses unités. [Raymond Lefèvre – Cinéma 74 (n°184) février 1974]


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« Son visage bouge à peine, la bouche s’ouvre à peine quand elle parle, ses éclats de rire, brefs, ironiques, semblent sortir du nez, ce sont les yeux noirs, un regard insistant, qui expriment tout. On demeure longtemps sous le charme, après avoir vu le film, on est poursuivi par l’image de cette femme dont le cinéma français aurait dû faire une Garbo ou une MarIene Dietrich et qui est restée trop souvent sans emploi. » [Michel Mohrt – Carrefour]

Marcel Carné déclarait un jour que son film constituait un hommage au théâtre du siècle dernier. A cet égard, le titre est révélateur, le « paradis » désignant, dans la savoureuse langue populaire, la galerie supérieure de la salle de spectacle (que l’on surnommera plus prosaïquement « poulailler »). Et par « enfants du paradis », il faut entendre aussi bien le public souvent impécunieux de ces étages élevés que les acteurs, non moins soumis aux caprices de la fortune.

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LES ENFANTS DU PARADIS (Marcel Carné, 1945)

Fresque grandiose et grouillante de vie, Les Enfants du paradis font ainsi revivre le fameux « Boulevard du Crime » – ainsi appelait-on, au temps de Louis-Philippe, le boulevard du Temple, bordé de théâtres affichant des mélodrames sanglants. Hommage au théâtre donc, mais aussi au peuple de Paris, gouailleur et industrieux, avec ses bateleurs et ses petits métiers pittoresques.

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LES ENFANTS DU PARADIS (Marcel Carné, 1945)

L’idée initiale du film revient à Jean- Louis Barrault. Carné et Prévert, désireux de se renouveler après Les Visiteurs du soir, étaient à la recherche d’un sujet inédit. Ils rencontrent alors à Nice l’acteur, qui se passionne pour la vie de Jean-Baptiste Deburau, l’un des plus grands mimes français (qui se produisait aux Funambules, où il créa un inoubliable Pierrot). Carné entreprend aussitôt des recherches sur cette époque et entrevoit très vite la richesse d’un tel sujet. Prévert commence à écrire un scénario romancé sur le Boulevard du Crime et Deburau, y introduisant également d’autres personnages réels hauts en couleur, comme le grand acteur Frédérick Lemaître (dit Le Talma du Boulevard) et Lacenaire, assassin crapuleux et dandy cynique, parfait héros romantique.

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LES ENFANTS DU PARADIS (Marcel Carné, 1945)

Carné, Prévert et le décorateur Alexandre Trauner travaillent fiévreusement, en parfaite harmonie. Mais la matière dramatique est si riche qu’il apparaît bientôt impossible de réduire le film à une durée normale, d’où de premières difficultés avec les futurs distributeurs. Enfin, après six mois de préparation, Carné est prêt à donner le premier tour de manivelle. En dépit des restrictions draconiennes qui sévissent (de nombreux matériaux indispensables font défaut), on est parvenu à reconstituer tant bien que mal une partie du boulevard du Temple et la façade des Funambules (un décor de plus de 150 mètres !). Par ailleurs, 25 000 figurants sont engagés afin de donner plus d’ampleur et d’authenticité aux scènes de foule (qu’on se souvienne de l’intérieur du théâtre, des badauds massés devant les attractions foraines ou des masques de carnaval se pressant sur le boulevard). Étant donné sa longueur inusitée (trois heures), le film sera projeté en deux parties : Le Boulevard du Crime et L’Homme blanc. Il s’agit certainement de la plus coûteuse production française de cette époque.

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LES ENFANTS DU PARADIS (Marcel Carné, 1945)

Réalisation de prestige, considérée comme le chef-d’œuvre de Marcel CarnéLes Enfants du paradis vont connaître un succès immédiat. Les performances des acteurs ont contribué pour une bonne part à cette réussite. Qu’il s’agisse de célébrités confirmées, comme Louis Salou, Marcel Herrand, Pierre Brasseur et surtout Arletty, inoubliable Garance, ou de débutants, comme Maria Casarès. Jean-Louis Barrault, qui s’était imposé comme vedette dans La Symphonie fantastique (1942), démontrait ses prodigieux dons de mime. Les Enfants du paradis prouvaient l’incomparable vitalité du cinéma Français au sortir de ces années tragiques.

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LES ENFANTS DU PARADIS – Marcel Carné (1945) – Arletty Jean-Louis Barrault, Pierre Brasseur, Maria Casarès, Marcel Herrand, Louis Salou

L’HISTOIRE

Sur le célèbre Boulevard du Crime, aux environs de 1840, les badauds, auxquels se mêlent les mauvais garçons, admirent la parade des Funambules. La belle Garance (Arletty) est accusée d’un vol commis par son ami Lacenaire (Marcel Herrand). Grâce à ses talents de mime, Baptiste (Jean-Louis Barrault) démontre son innocence et lui procure un emploi au théâtre. Les deux jeunes gens sont épris l’un de l’autre, mais Garance, se méprenant sur le silence de Baptiste, devient la maîtresse de son ami Frédérick (Pierre Brasseur). La police recherche Lacenaire qui a commis un crime et suspecte Garance. Celle-ci accepte alors la protection d’un admirateur, le riche comte de Montray (Louis Salou) et quitte Paris. Quelques années plus tard, Frédérick Lemaître est devenu un acteur célèbre, ainsi que Baptiste, qui a épousé Nathalie (Maria Casarès) qui l’aime depuis toujours. Garance retrouve Baptiste. Ils s’aiment encore. Le comte croit avoir Frédérick pour rival , mais Lacenaire, par jalousie, lui révèle la vérité puis l’assassine dans un bain turc. Par pitié pour Nathalie, Garance disparaît, tandis que Baptiste la cherche en vain parmi la foule des masques de carnaval qui envahit le boulevard.


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Photo de tournage – LES ENFANTS DU PARADIS – Marcel Carné (1945)
LES EXTRAITS

Lacenaire emmène Garance faire un tour, sur le Boulevard du Crime, évidemment. Et l’on s’arrête devant la parade des Funambules. Si Garance n’a plus de travail, Lacenaire, lui, ne chôme pas. Il escamote la montre en or d’un badaud et disparaît. Garance est la coupable toute désignée et la main de la loi va s’abattre sur elle. Mais Baptiste Deburau, qui, depuis qu’il l’a aperçue, s’est perdu, dans la contemplation de la beauté, intervient. Il ne sait pas manier les mots convaincants, mais ses gestes se révèlent plus éloquents encore… Il mime ingénieusement tout ce qui s’est passé, à la grande joie de la foule… L’innocence de Garance éclate et la jeune femme reconnaissante, lance au mime une fleur rouge qui sera pour lui l’appel du destin. Baptiste aime Garance…  Cet amour a révélé Baptiste à lui-même, à la foule… Il est comme réveillé et il va pouvoir passer des tréteaux de la parade à la scène des Funambules, malgré l’opposition sceptique de son père. Mais pour cela, il faudra au moins une catastrophe.

Tout s’arrange n’est-ce pas ? Baptiste, avec la complicité de la nuit, de la pluie, ose avouer son amour à Garance et cette grande passion, à la fois pudique et ardente, semble toucher l’étrange femme… Elle accompagne Baptiste jusqu’au « Grand-Relais » et s’apprête tout naturellement à le garder dans sa chambre. Non, rien ne s’arrange. Baptiste se fait sans doute de l’amour une idée moins simple, puisqu’il s’enfuit devant celle qui s’offre. Bien entendu, le hasard met à ce moment Garance en présence de son voisin Frédérick, ce charmant Frédérick Lemaître qui n’a pas peur des réalités, lui ! Garance ne couchera pas seule pour sa première nuit au « Grand-Relais »… ni cette nuit-là, ni les autres. Mais si son corps est dans le lit de Frédérick, où est son cœur ?..

Baptiste est devenu l’Etoile de la troupe des Funambules, où la beauté de Garance fait maintenant sensation. Cette beauté a frappé le cœur du comte Édouard de Montray qui vient lui offrir, avec sa fortune, une évasion vers une vie toute nouvelle. Mais Garance n’est pas à vendre… Frédérick Lemaître, lui aussi, joue la pantomime, mais à contre-cœur. Son génie l’attire vers d’autres moyens d’expressions. En attendant, il mène avec Garance des amours sans conviction. Frédérick est vaguement jaloux de Baptiste, à qui Garance pense trop à son gré. Et Baptiste aussi pense trop à Garance; et Nathalie souffre.

Garance est est retournée mélancoliquement dans son luxueux hôtel, où l’attend une nouvelle ombre du passé… « Monsieur » Lacenaire, à tout hasard, est venu lui rendre visite. Il trouve Garance toujours semblable à elle-même. Ce serait plutôt lui qui aurait changé. Lacenaire s’occupe un peu trop maintenant de ce qu’on pense de lui, et il a pris un sens aigu de son honneur particulier… Il rencontre en partant le comte de Montray et de ces deux mondes qui se croisent, jaillit un éclair de haine qui ne sera profitable ni à l’un, ni à l’autre. En tout cas, ce n’est pas auprès d’une Garance, incessible, qu’il a achetée, mais qui ne s’est pas vendue, que M. de Montray trouvera la paix dans l’âme. La jalousie le tourmente, lui aussi, et ses soupçons, ô ironie, s’égarent sur Frédérick Lemaître…

Baptiste croit avoir réalisé sa destinée, chose qu’il aurait été plus facile de faire quand Garance s’offrit à lui pour la première fois. Mais cette nuit, à l’hôtel du Grand Relais, dans la chambre de jadis, où ils sont revenus tous les deux, il la tient solidement entre ses bras. Au petit jour Baptiste ne lâchera pas son bonheur retrouvé… Hélas, il est trop tard… Une intervention de Nathalie qui lutte, elle aussi, pour son amour, le fera comprendre à Garance. Et Garance ne se trouve plus le droit, ni la possibilité peut -être, d’être heureuse auprès de celui qu’elle aime. Elle s’en va, seule, vers on ne sait quel destin, par le Boulevard du Crime qui, envahi de masques en ce jour de Carnaval, semble grouiller d’une folie collective… [Marcel Carné « Le môme du cinéma français » – David Chanteranne – Ed. Soteca (2012)]


A lire également : Zoom sur Les Enfants du paradis, du dessin à l’écran / « Un film aventureux » [Carole Aurouet – Editions en ligne, Cinémathèque française, 2012]

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LES ENFANTS DU PARADIS (Marcel Carné, 1945)

C’est avec le concours du poète Jacques Prévert que Marcel Carné allait s’affirmer comme le chef de file du réalisme poétique à la française. Une collaboration ex





Les Enfants du paradis


Les Enfants du paradis
Description de cette image, également commentée ci-après
Pierre BrasseurArletty et Jean-Louis Barrault dans un mime du film.
RéalisationMarcel Carné
ScénarioJacques Prévert
Acteurs principaux

Arletty
Jean-Louis Barrault
Maria Casarès
Pierre Brasseur
Marcel Herrand
Pierre Renoir

Pays de productionDrapeau de la France France
GenreDrame
Durée1re époque : 95 min.
2e époque : 87 min.
Sortie1945

Les Enfants du paradis est un film français réalisé par Marcel Carné d'après un scénario de Jacques Prévert, sorti en .

Chef-d'œuvre du réalisme poétique, c'est une des rares superproductions françaises entreprises sous l'Occupation et le film bénéficie notamment de la présence d'Arletty, de Pierre Brasseur et de Jean-Louis Barrault.

Synopsis

Première époque : Paris, dans les années 1820. Dans la foule présente sur le boulevard du Crime, on suit Garance, une femme libre qui se fait d'abord aborder par un jeune aspirant comédien, Frédérick Lemaître, qu'elle repousse ironiquement avant de rendre visite à son ami, poète anarchisant et truand Pierre François Lacenaire. Elle rencontre ensuite le mime Baptiste Deburau qui la sauve d'une injuste accusation de vol en apportant son témoignage muet.

À la suite d'une bagarre burlesque entre troupes d'acteurs rivales sur la scène du Théâtre des Funambules, Frédérick et Baptiste sont bientôt engagés en tant que remplaçants et Baptiste permet à Frédérick de trouver une chambre au Grand-relais, pension tenue par Mme Hermine et où lui-même réside. Baptiste recroise la nuit même le chemin de Garance, qu'il emmène également chez sa logeuse.

Toutefois, alors qu'il lui a avoué son amour et qu'elle paraît prête à lui ouvrir son lit, il préfère disparaître. Laissée seule, Garance entame une liaison avec Frédérick qui occupe la chambre voisine de la sienne. On la retrouve quelque temps plus tard embauchée aux Funambules, où elle joue un ange, tandis que Baptiste est Pierrot et Frédérick, Arlequin. On revoit aussi Nathalie-Colombine, la fille du directeur, qui aime Baptiste, tandis que celui-ci manifeste ses sentiments pour Garance.

Garance attire également l'attention du comte de Montray, qui l'assure de sa protection. Victime d'une nouvelle fausse accusation, toujours due à sa fréquentation de Lacenaire, Garance sollicite l'intervention du comte de Montray pour se tirer de ce mauvais pas.

Deuxième époque : six années plus tard, Baptiste est marié à Nathalie avec qui il a eu un petit garçon. Il rencontre un grand succès sur les boulevards où il a fait de la pantomime un art reconnu et populaire. Frédérick a accédé lui aussi à la célébrité, et rêve de pouvoir interpréter Othello de Shakespeare. Garance, devenue la maîtresse du comte, est revenue à Paris et assiste incognito à toutes les représentations de Baptiste. Frédérick la reconnaît et, bien que s'affirmant jaloux, informe Baptiste du retour de Garance. Mais entretemps, Nathalie, qui a appris elle aussi la présence de sa rivale, lui a envoyé son petit garçon afin de la convaincre de partir.

Baptiste et Garance parviennent toutefois à se retrouver après la première représentation d'Othello, que joue enfin Frédérick. Lacenaire en profite pour se venger du comte, qui l'avait humilié et lui cherche à nouveau querelle, en lui découvrant dans un premier temps les deux amoureux enlacés derrière un rideau. Il l'assassinera, le lendemain matin, aux Bains turcs. Après leur première et unique nuit d'amour, Garance, qui ne veut pas détruire le bonheur de Nathalie et de son petit garçon, s'en va, au désespoir de Baptiste et alors que "Jéricho", le chiffonnier et mauvais génie qui parcourt le film, lui intime en ricanant l'ordre de retourner auprès de sa femme.

Fiche technique

Titre : Les Enfants du paradis
Réalisation : Marcel Carné, assisté de Pierre Blondy et Bruno Tireux
Scénario et dialogues : Jacques Prévert
Musique : Maurice ThirietJoseph Kosma (sous le nom de Georges Mouqué)

Distribution

Production

Le précédent film du duo Carné-Prévert, Les Visiteurs du soir sorti en 1942, est un succès critique et commercial, si bien que le producteur André Paulvé donne carte blanche au tandem pour un prochain film avec un budget quasi illimité. Ce long-métrage est financé par la société française Discina de Paulvé, en collaboration avec la société italienne des frères Scalera soutenue par le gouvernement fasciste de Benito Mussolini, afin que le film puisse échapper aux restrictions financières françaises6.

Compte tenu de la période historique, Les Enfants du paradis est exceptionnel. C'est en effet une des rares superproductions parmi les 190 films7 réalisés pendant l'occupation allemande. De nombreuses interruptions liées au rationnement de la pellicule et aux coupures d'électricité ont considérablement rallongé le temps de tournage et rendu difficile la production de ce film qui est le dernier tourné sous l'occupation8.

Scénario

Jacques Prévert, Marcel Carné et Jean-Louis Barrault ont pris l'habitude de se retrouver entre l'été 1942 et  en zone libre à Nice où germe l'idée du scénario d'après une anecdote de Barrault. En , Prévert et Carné sortent de chez leur producteur qui vient de leur refuser un scénario. Sur une terrasse de café, ils demandent à Barrault s'il n'a pas une idée de film. Ce dernier leur raconte un épisode dramatique de la vie du mime Deburau : agressé par un passant ivrogne qui insulte sa femme, Deburau venge son honneur en rossant l'homme à coups de canne et le tue. Traduit en cour d'assises, le tout Paris s'y précipite pour voir et surtout pour entendre, pour la première fois, le mime. Carné et Prévert sont enthousiasmés par cette histoire, voyant l'occasion de mettre en scène Paris et ses théâtres9.

Carné loue en  le château des Valettes, près du village du Bar-sur-Loup et réunit sous un même toit Prévert, Trauner et Kosma qui travaillent sur le film dans le salon de ce château (qui pouvait permettre à Trauner et Kosma, juifs tous les deux, de fuir dans les collines grassoises en cas de descente de police)10. L'histoire s'appuie sur une galerie de personnages soit ayant réellement existé (DeburauFrédérick LemaîtreLacenaire), soit inspirés par des personnages réels (une riche aristocrate assistant, selon des chroniques de l'époque, à toutes les représentations de Deburau ; un ministre des Affaires étrangères de Louis-Philippe et le duc de Morny, le demi-frère de Napoléon III, modèles possibles du personnage du comte de Montray), soit totalement imaginaires. Par ailleurs, le personnage de Jéricho est un des personnages principaux de la pantomime Chand d'habits11 créée en 1842 par Deburau (ce que Jéricho/Renoir reproche à Deburau/Barrault dans le film).

Tournage

Le film est tourné pendant la Seconde Guerre mondiale, d'abord dans les studios de la Victorine à Nice, puis à Paris dans les Studios Francœur12 et au théâtre Déjazet. Plusieurs participants qui sont juifs, ont apporté leur contribution au film dans la clandestinité, comme Alexandre Trauner et Joseph Kosma, mentionnés au générique sous couvert d'un pseudonyme13,14.

Le film marque la première collaboration de Carné avec le peintre et créateur de costumes Mayo, qui poursuivra sa collaboration avec le réalisateur sur de nombreux films par la suite (Les Portes de la NuitLa Fleur de l'ÂgeJuliette ou La Clef des SongesThérèse Raquin et Les Tricheurs). Cet ami de Prévert commence son travail très en amont avec l'équipe pour s'imprégner au mieux des personnages et du scénario. Les tissus fournis par Jeanne Lanvin permettent également de travailler dans des conditions très favorables compte tenu du contexte de l'occupation15.

Le tournage est long, difficile et coûteux (le budget initial de 26 millions de francs explose, pour atteindre 55 millions de francs16), les alertes aériennes, les coupures d'électricité et la difficulté de se procurer des pellicules ralentissent la production. Il est interrompu le . À la suite du débarquement en Sicile survenu le Alfred Greven, directeur de la Continental-Films (principal trust cinématographique allemand), obtient l'interdiction d'activité de la Société Scalera. Le tournage peut reprendre le  à Paris grâce à Pathé, nouveau producteur à la demande instante de Louis-Émile Galey, commissaire du gouvernement du Comité d'organisation de l'industrie cinématographique (COIC)17.

Costume de Pierrot pour Baptiste par Mayo

Le tournage est également brièvement interrompu par les événements de la LibérationRobert Le Vigan, qui, ironiquement, tient le rôle d'un informateur, le marchand d'habits Jéricho, tourne deux scènes18. Mais, paniqué à l'idée de voir arriver les Alliés, il prend la fuite pour Sigmaringen du fait de sa collaboration avec l'occupant allemand (fasciste avant la guerre, il s'est beaucoup fait entendre à Radio-Paris). L'acteur est remplacé par Pierre Renoir18. Le réalisateur fait tout son possible pour ralentir la production et amener sa sortie au moment de la Libération.

Une troisième partie avait été envisagée, mettant en scène deux procès : celui de Lacenaire pour le meurtre du comte et celui de Baptiste pour un crime passionnel. Ceci ne dépassera pas le stade de l'ébauche19.

Anecdotes

La pendule volée évoquée dans le film « Aujourd'hui, les cuillères, hier, une pendule » fait référence à celle volée par Lacenaire à l'étalage de l'horloger parisien Richond : c'était le  vers h du soir à l'étalage du sieur Richond, horloger, rue Richelieu, 108 comme le relatent les mémoires du criminel20.

Arletty interrompt le tournage du film pour se faire avorter une deuxième fois. Enceinte de son amant, l'officier dans la Luftwaffe Hans Jürgen Soehring, elle décide de cette opération sans l'en informer21.

Analyse

Le film montre les coulisses du théâtre, lui rendant ainsi hommage. Il est également dédié au peuple modeste qui va se percher tout en haut, aux places les moins chères, dans le poulailler… le paradis ! « c’est le public préféré de Prévert, le vrai public, celui qui réagit, celui qui participe », écrit Carole Aurouet dans Jacques Prévert, portrait d'une vie22.

Le film, ouvert et clos par des rideaux, est également une mise en abyme de la représentation, déclinant le monde du spectacle d'alors, traitant de la kermesse, de la pantomime, du mime, de la comédie, du mélodrame, de la tragédie, du carnaval… Le sommet est atteint avec la représentation dans le film de L'Auberge des Adrets, mélodrame authentique, relatant les aventures d'un bandit, Robert Macaire.

Cinéaste homosexuel, Carné met en scène deux homosexuels, Lacenaire et Avril, mais le réalisateur et le scénariste restent dans le flou concernant leurs mœurs « ambiguës », en raison de la censure selon Arletty23.

Hostile au cinéma parlant au début de sa carrière, Prévert rend hommage au cinéma muet à travers la pantomime24.

Chef-d'œuvre du réalisme poétique, le film évoque allégoriquement ce courant cinématographique par les regrets exprimés pour le cinéma muet auquel renvoie le mime25.

Réception

Lors de sa sortie en 1945, les deux parties du film sont projetées l'une à la suite de l'autre26, avec un système d'entracte et une réservation à la manière du théâtre, le prix de la place étant doublé en raison des deux parties27.

Arletty, la grande vedette du film, est absente le soir de la première, elle est arrêtée le 28,29 pour sa liaison avec l'officier allemand Hans Jürgen Soehring8.

La critique est élogieuse, tel Georges Sadoul, qui note dans Les Lettres françaises du  : « Le chef-d'œuvre de Marcel Carné, le chef-d'œuvre de Jacques Prévert ». Seul fait exception le critique influent François Chalais qui écrit le même jour dans Carrefour, et évoque sa déception devant ce « roman historico-superartistique » : « Hélas ! Nous n'avons eu qu'un Vautrin revu par Paul Féval, avec une interminable tranche de Mystères de Paris, une succession de brillantes velléités »30,31.

Cet unique avis négatif n'empêche pas le film de rester 54 semaines en exclusivité32 et de rencontrer un grand succès public avec 4,7 millions de spectateurs en France33, et 41 millions de recettes32. Symbole de l'excellence française et de la reconstruction nationale, il connaît un grand succès à l'étranger.

En 1959, le critique cinéma Henri Agel écrira : « On peut aujourd'hui se demander si ce n'est pas dans la mesure où le toc de Prévert, fausse poésie, fausse psychologie, langage faux, s'est uni à l'académisme truqué de Carné, que le tandem a connu et connaît encore, hélas, une si brillante fortune34 ».

La télévision française le rediffuse plusieurs fois, de 1960 à 198032.

Distinctions

Restauration et reprise

Le film, restauré en haute définition en 2011, ressort en salle aux États-Unis en  et en France en 37. À cette occasion, la Cinémathèque française consacre une exposition au film8 : « Les Enfants du paradis, l'exposition », à la cinémathèque française du  au 38

Autour du film

Documentaires

Ce film a fait l'objet d'un documentaire Il était une fois : Les Enfants du paradis, de Marcel Carné réalisé en 2009 par Serge July, Marie Génin et Julie Bonan39.

Arletty, une passion coupable, téléfilm biographique français coécrit et réalisé par Arnaud Sélignac, diffusé en 2015. Ce téléfilm raconte l'histoire d'amour entre l'actrice française Arletty et l'officier allemand Hans Jürgen Soehring durant l'occupation de la France par l'Allemagne. Ce téléfilm évoque également le tournage du film Les Enfants du paradis à la même époque40.

Citations et hommages

Le générique du Ciné Club de Claude-Jean Philippe a intégré durant plusieurs décennies une photo de Pierre Brasseur dans le rôle de Frédérick Lemaître tirée du film.

On peut entendre, à plusieurs reprises, la célèbre réplique « C'est tellement simple, l'amour » dite par Arletty, qui a été insérée dans le montage musical Home Movies (2e partie) du compositeur Carlos d'Alessio consacré au cinéma (album Home Movies précédé des thèmes du film India Song, 1 CD Le Chant du Monde LDX 274864, 1987).

La réplique de Pierre Brasseur « Ah, vous avez souri ! Ne dites pas non, vous avez souri. Ah, c'est merveilleux ! La vie est belle! et vous êtes comme elle... si belle, vous êtes si belle vous aussi... », est utilisé dans le morceau d'Antibo, Southern Shores, qui est en fait une reprise de la chanson Alexandrie Alexandra de Claude François41.

On y trouve l'amorce d'un poème de Jacques Prévert qui figurera dans Paroles : « je suis comme je suis », que prononce Garance.

L'extrait du dialogue où Louis Salou dit : « Peut-on savoir, mon ami, comment vous exercez actuellement vos talents ? » et Marcel Herrand répond : « Puisque cela vous intéresse, je termine, enfin, je mets la dernière main, à une chose tout à fait passionnante, et qui fera du bruit... » est utilisé au début de la chanson Extra Mile du groupe Deluxe sur l'album The Deluxe Family Show.

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https://www.dvdclassik.com/article/entretien-avec-marcel-carne

INTRODUCTION

Edward Turk est professeur de Littérature française et de cinéma au célèbre MIT (Massachusetts Institute of Technology) de Cambridge, Massachusetts. Il est également docteur en Lettres françaises de l'université de Yale. Il a publié notamment un livre sur le romancier français du 17° siècle Gomberville (Baroque Fiction-Making) en 1978, ainsi qu'une biographie en 1998 de l'actrice et la chanteuse d'opérette et d'opéra Jeanette MacDonald qui a débuté avec Ernst Lubitsch en 1929 (Hollywood Diva, a Biography of Jeanette MacDonald). En 1996, il a été nommé Chevalier des Arts et des Lettres en France et a depuis écrit une étude sur le théâtre français contemporain (French Theatre Today : The View from New York, Paris, and Avignon).

Le livre qu'il a consacré à Marcel Carné (Child of Paradise, Marcel Carné and the Golden Age of French Cinema) a été publié en 1989 à la Harvard University Press avant d'être traduit en 2002 chez L'Harmattan (Marcel Carné et l'âge d'or du cinéma français 1929-1945). L'ouvrage américain a reçu un prix de la Theatre Library Association en 1990, et la version française a gagné en 2003 le Prix du Syndicat de la Critique du cinéma pour le meilleur livre étranger. Notons que cette traduction, sauf pour un seul chapitre sur "Carné et la Nouvelle vague", s'arrête dans la carrière de Carné en 1945 et donc censure d'une manière regrettable toute la deuxième partie de l'original, de 1946 à la fin, c'est-à-dire des Portes de la nuit à La Merveilleuse visite, renforçant l'impression désastreuse que les films de Carné après la guerre sont de peu de valeur.

Il est donc révélateur que cela soit à un universitaire américain que l'on doit la première et la seule étude sérieuse sur toute la carrière de Marcel Carné, à croire qu'en France il n'intéresse personne. Les extraits de l'interview que vous allez pouvoir lire et entendre (MP3) sont inédits et exclusifs. Edward Turk m'a très aimablement autorisé à les reproduire sur ce site. Cette interview fut la première d'une longue série qui dura une bonne partie des années 80. Lors de l'un de ses voyages à Paris, Edward Turk se souvient avoir été invité par Roland Lesaffre à un déjeuner avec Carné et Arletty (qu'il avait déjà interviewée) et avoir été fasciné par l'amitié et la joie qui les unissaient. En 1981, il invita le cinéaste à venir à Boston, où se trouvent les archives de Marcel Carné à la French Library, pour présenter le film Thérèse Raquin et débattre avec les étudiants.

Au début de l'année 1980, cela fait sept ans que Marcel Carné a tourné son dernier film La Merveilleuse Visite. Puis en 1977, il avait tourné un documentaire sur les mosaïques de la basilique de Monreale en Sicile et continuait à avoir des projets de films dont l'inachevé Mouche en 1992. Les deux hommes ne se sont jamais rencontrés auparavant et l'interview qui débute durant un dîner dans un restaurant de la rive gauche à Paris se poursuivra dans un taxi puis dans l'appartement de Carné et durera près de trois heures. C'est un document inestimable car c'est la possibilité d'entendre Carné parler plus librement de sa carrière, jusqu'à aller à se confier lors de rares moments comme celui où il parle de l'influence de la mort de sa mère (lorsqu'il avait cinq ans) sur sa sensibilité, sûrement le moment le plus émouvant de cette interview.

Edward Turk terminera son livre sur Carné par ses mots : "Les films de Carné corroborent la vision baudelairienne selon laquelle chagrin et mélancolie sont les composantes fondamentales de l'art. Ils confirment que les sentiments de perte, d'exil et d'impuissance peuvent engendrer des oeuvres d'une beauté profonde".

SOMMAIRE

1 - Nogent, les Expressionnistes et les Impressionnistes - 8'17
2 - Jenny et Feder - 4'02
3 - Les Visiteurs du soir et Dominique Androgyne - 1'52
4 - Les plans nus de Barrault et Arletty - 3'26
5 - Carné, sa mère - 2'52
6 - Son hyper-sensibilité - 3'47
7 - Carné, Apocalypse Now et Voyage au bout de l'enfer - 2'25
8 - Carné et son don - 2'05
9 - Carné et Jean Renoir - 5'07
10 - La scène du meurtre dans Le jour se lève - 4'43

L'ENTRETIEN

1 - NOGENT, LES EXPRESSIONNISTES ET LES IMPRESSIONISTES

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Mais à propos de Nogent, vous savez pourquoi j'ai fait ce film ? C'est parce que je voulais... J'étais critique, et un jour j'étais fatigué, exaspéré de gagner ma vie du travail des autres. Et je me suis demandé si j'étais capable de faire quelque chose dans le cinéma. Il n'y avait pas d'autres solutions alors que d'acheter un petit appareil pas très cher. Le tout m'a coûté 9 000 francs. Et j'avais pensé quand j'étais un peu plus jeune que c'était vraiment un spectacle très curieux et très beau. Ces centaines de milliers de gens qui quittaient Paris le dimanche qui s'en allaient dans les banlieues, danser dans les guinguettes au bord de l'eau, faire de la nage, de l'aviron et j'ai pensé à faire ça. Et ce n'est que beaucoup plus tard que j'ai réalisé que finalement j'avais subi l'influence des Impressionnistes et de Monet, de Renoir, de Sisley !! Et finalement les guinguettes de Nogent c'est un peu l'équivalent de la Grenouillère de Maupassant laquelle a été peinte par plusieurs impressionnistes. Mais ce n'est que beaucoup plus tard que je me suis rendu compte de ça.

Mais la structure même du film, c'est une variante sur la « Berlin, symphonie d'une grande ville » de Walter Ruttmann non ? c'est un peu l'inverse où l'on quitte la ville et on montre les gens durant la journée.
Ça je n'ai pas du tout été influencé par Ruttmann. Si je l'avais été, ça aurait été plutôt par Rien que les Heures de Cavalcanti... Alors, je l'ai d'abord fait pour moi pour savoir si j'étais capable de faire quelque chose. Je l'ai fait de A jusqu'à Z puisque j'ai imaginé l'histoire, j'ai pris moi-même le cadre, j'ai fait moi-même le montage et puis un jour il me l'a été demandé par des gens qui tenaient le Studio des Ursulines, qui était l'une des rares salles d'art et essai, c'était la plus connue, ils avaient ouvert avec La Rue sans joie. Et à ma grande stupéfaction, ils l'ont diffusé avec un film américain qui s'appelait La Rafle de Josef von Sternberg avec George Bancroft. Et le film a eu une presse extraordinaire. Il y a même Alexandre Arnoux qui dans les Nouvelles Littéraires a écrit « Ou je me trompe ou nous tenons un homme de grande classe. » Le film a très bien marché et René Clair l'a vu et il m'a engagé comme 2°assistant dans Sous les toits de Paris.

La seule copie de ce film est restée chez moi dans des placards peut-être 30 ans, et puis un jour, par Roland Lesaffre, je rencontre le directeur de la revue l'Avant-Scène qui me dit qu'il a un club qui s'appelle "le Club des Invisibles" qui projette des films tous les dimanches matins. Donc j'accepte, mais j'avais un peu peur, et j'étais plus ému le matin de la présentation que si c'était un film nouveau ! J'avais oublié le film et j'avais peur que ce soit très vieux, que ça déçoivent les gens, et il y a eu un enthousiasme extraordinaire que je n'ai pas compris. A tel point qu'à la sortie Pierre Prévert m'a dit : « Mais t'as refait le montage ? Car tu étais drôlement en avance. » Finalement l'Avant-Scène m'a dit qu'ils pourraient exploiter ce film. Alors ils ont été très moches, en ce sens que sans rien me dire ils ont commencé à le passer dans des ciné-clubs et toujours sans rien me dire, ils l'ont sonorisé eux-même. Et brutalement je me suis trouvé devant le film avec des airs que je n'aime pas du tout. Dieu sait si je connais les javas, l'accordéon... Ça aurait pu être bien pire mais ça aurait pu être bien meilleur...

Le dernier plan, celui de l'accordéoniste, me paraît être la clef du film et l'une de vos films. C'était un véritable aveugle ou c'était un acteur ?
Non, c'était un acteur, plutôt un camarade...

Et pourquoi terminer le film avec cet accordéoniste ?
C'était pour terminer sur une note nostalgique, c'est la fin d'une journée, le lendemain on va voir... déjà dans le train on va penser... au travail du lendemain, c'est fini. Vous comprenez ?

Mais lui probablement reste à Nogent, non ?
Oui mais ça n'a pas d'importance qu'il soit de Paris ou de... D'ailleurs dans mon idée ce n'est pas véritablement un aveugle, c'est un vrai garçon qui a la vue très faible et met des lunettes noires.

2 - JENNY ET FEYDER

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Nous en arrivons à Jenny. Vos mémoires servent de contradictions à tout ce qui a été écrit concernant la genèse du film, parce que la plupart des sources disent que vous l'avez réalisé mais que c'était avant tout vraiment le projet de Feyder qui avait tout préparé...
Absolument pas ! Il n'y a qu'une chose ou deux. On m'a demandé, le producteur, que Feyder soit superviseur. J'ai dit : « Oui, j'aime beaucoup Feyder, c'est un grand honneur pour moi mais c'est mon premier film. S'il est supervisé par Feyder, si le film est bon on dira c'est Feyder, si il est mauvais on dira que c'est Carné donc je veux courir ma chance. » Mais sans me prévenir, le producteur a signé un contrat avec Feyder pour que sans rien dire il vienne voir sur le plateau et il est venu deux fois. Et Feyder ne m'a rien dit. Mais de vous à moi, il avait quelques difficultés d'argent donc ça l'arrangeait.

Une fois je tournais à la sortie de la Comédie Française. J'avais en tout et pour tout dans le cadre deux colonnes et une porte dans le fond, Feyder a mis son oeil au viseur et a dit : « Ah oui, ça fait de l'effet, c'est bien » et il est parti en emmenant Françoise Rosay dîner. Et puis une autre fois, il a demandé à voir la projection et il en est sorti vraiment très mécontent en me disant « Rosay a l'air de Raimu déguisée en femme ! » Alors le producteur était furieux et a dit « Si vous venez démoraliser mon metteur en scène je n'ai plus besoin de vous », et il n'est jamais revenu. Et alors vous allez voir la malveillance des gens, on a dit que le film était bien mais c'était du Feyder. Or Feyder ne pouvait pas sentir l'esprit de Prévert. Il en parlait péjorativement. D'autre part je peux vous assurer que Feyder ne connaissait pas les endroits où j'ai tourné Jenny, le canal de l'Ourq tout ça, il n'y est jamais allé.

Mais il était jusqu'à un certain point votre mentor ?
Oui, je crois qu'il m'a communiqué sa passion pour faire jouer les acteurs, pour leur tirer le maximum. C'est la seule influence que je reconnaisse. Ça s'explique pas. Faut que je vous explique tout de suite que je suis le contraire d'un théoricien, je tourne les scènes comme je les ai au bout des doigts, je les sens je peux pas expliquer pourquoi. Pourquoi là y a un travelling ? pourquoi là un panoramique ? ça s'explique pas. Je travaille uniquement par intuition, par instinct. Alors évidemment au bout de ces années j'ai acquis du métier mais dès le début, j'ai fait les scènes comme je les sentais. J'aurais pas pu les faire autrement. C'est pour ça qu'on dit que j'étais impossible à travailler car quand je demandais l'appareil là, c'était pas l'appareil dans le fond !

3 - LES VISITEURS DU SOIR, DOMINIQUE ANDROGYNE ET LACENAIRE HOMOSEXUEL

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Dans la poursuite par le baron Hughes de Dominique, est-ce qu'on joue un peu avec l'ambiguïté sexuelle là ? Car il y a le coté androgyne de Dominique...
Pas pour le baron Hughes ! Pour lui c'est une femme, non, ça joue pas du tout. Le coté androgyne de Dominique ne joue en aucune façon auprès de n'importe qui.

D'après le scénario des Enfants du Paradis, il y a une scène qui a été coupée dans la version sortie où Garance parle avec Lacenaire à un café après le vol de la montre et il y a des propos assez ambigus entre les rapports de Lacenaire avec les femmes. Alors est-ce qu'on a conçu Lacenaire comme homosexuel à l'origine ?
Il était homosexuel ! Historiquement. Et Avril est son ami.

Mais dans le film ce n'est pas trop clair...
Oh ! c'est très clair « Oh, monsieur Lacenaire ! » [Carné le dit d'un air efféminé.] C'est très clair, enfin il me semble. Mais sous Vichy on ne pouvait pas aller beaucoup plus loin. Faut pas oublier ça !

Donc c'est là mais c'est un peu atténué. Parce que ce n'est pas clair pour la plupart des gens.
Mais il y a tout de même des allusions, Arletty/Garance prononce certaines phrases tout de même ambigües. Elle lui fait certaines reparties tout de même très ambigües. Comme « Qu'est-ce que vous en connaissez des femmes, Pierre-François ? »

4 - LES PLANS NUS DE BARRAULT ET ARLETTY

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Vous savez aux USA, pour Drôle de Drame nous n'avons aucune copie qui montre la scène nu de Barrault. C'est peut-être notre puritanisme américain...
Non, parce qu'on a fait trois ou quatre prises de ce plan. Et il n'y a qu'une seule prise où il est complètement nu. Sur les autres, il a un slip. Mais le plan qui a été exploité était celui où il était nu.

Alors c'était quelque chose de très audacieux, je suppose, à l'époque ?
Oui, et c'est pourquoi on avait pris des plans avec slip en cas où la censure nous coupait. Si on avait pris Barrault de face, ils auraient coupé.

Bien sur, et Arletty on a coupé quand elle est dans la douche dans Le Jour se lève ?
Oui, c'était sous Pétain. Et c'est resté comme ça, de même que Vichy a interdit le film aux moins de 16 an. Et le film l'est toujours !

Est-ce que Barrault hésitait à tourner ce plan ?
Pas du tout.

Et Arletty ?
Elle a simplement demandé à ce qu'il n'y ait aucun photographe. Et j'ai fait descendre les électriciens des passerelles et tout. J'étais plus gêné qu'elle finalement. J'aime pas tourner ce genre de scène.

C'était l'idée de Prévert d'inclure ce plan ?
Ben c'est la scène ! Qu'est-ce qui donne l'idée à Gabin de faire l'amour avec Arletty ? Parce qu'il arrive, il la voit nue ! Bon c'est un dimanche matin, il arrive peut-être avec l'idée que... mais ça le décide si vous voulez. Maintenant on comprend plus rien ! Il arrive et tout de suite il va au lit ! On croit qu'il arrive dans un bordel ! Et ce plan n'a jamais été rétabli ! Je sais pas où il est ce plan. Mais huit jours après, alors qu'à ma connaissance il n'y avait pas de photographes, que mon photographe de plateau était à coté de moi, huit jours plus tard dans une revue paraissait la photo nue d'Arletty ! Et il y a un livre qui s'appelle L'Erotisme au cinéma de Lo Duca dans lequel il y a cette photo. Et j'ai jamais su comment, malgré toutes nos précautions prises. Mais je dois dire qu'Arletty ne m'en a jamais parlé. Et ce n'est pas un photogramme qu'on a pris de la pellicule car c'est trop net ! Vous savez, une image de film n'est pas nette. Pour qu'elle le soit, il faudrait un centième de seconde je sais pas, or l'image passe à 1/48° de seconde, on dit 24 images secondes plus l'obturateur ça fait 1/48 et c'est pas suffisant pour avoir une netteté absolue dans un geste. Il y avait donc un photographe qui était là et en plus qui n'était pas loin de la caméra. Moi je soupçonne un assistant opérateur. Mais il a été adroit car je ne l'ai pas vu.

Mais quand le film est sorti à Paris la première fois, la scène avait déjà été coupée ?
Mais non ! Il est sorti avant la guerre, peut-être deux mois avant la guerre. Et quand la guerre a éclaté, tous les cinémas ont fermé et on a retiré le film, pour beaucoup de raisons d'ailleurs. Parce que Gabin et Morgan étaient partis en Amérique, parce qu'il y avait des collaborateurs juifs dans le film comme Trauner...

5 - CARNE, SA MERE

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J'ai une question sur votre vie personnelle, et vous n'avez pas à répondre si vous ne voulez pas. Vous racontez que votre mère est morte quand vous aviez 5 ans. Alors quel âge avait-elle et de quoi est-elle morte ?
Écoutez, j'étais très jeune pour savoir de quoi exactement elle est morte. Elle avait peut-être 25, 26 ans, elle était toute jeune. Moi on m'a toujours raconté, étant enfant (et je n'ai jamais demandé par la suite), on m'a raconté qu'elle avait de très beaux cheveux, de très long cheveux noirs de bretonne. Et elle s'est lavé les cheveux étant indisposée, et je ne sais pas ça a causé un traumatisme quelconque. Elle avait lavé ses cheveux, à l'époque c'était au savon pas au shampoing, et elle avait sans doute pas bien séché ses cheveux. Elle a eu froid, je ne sais pas ce qui s'est passé exactement, et a attrapé une sorte de congestion pulmonaire, j'ai dit qu'elle était indisposée, elle avait ses règles et voilà tout ce que j'ai su.

Et vous, vous avez des mémoires d'elle ?
Je me souviens de deux choses. Je me souviens de mon baptême, parce que j'avais 5 ans, c'était quelque mois avant sa mort, je me revois distribuant les dragées. Et je me souviens d'elle quand j'ai été la voir, à l'hôpital Beaujon [à Clichy, NDLR], je revois l'entrée, la cour, les trois marches qu'on gravit, la porte à gauche, la grande salle commune, à l'époque il n'y avait pas de chambres, et je vois le deuxième lit à gauche, je la vois...

Mais ça a dû être...
Très sincèrement, j'ai pas réalisé. Je crois même que j'ai pas très bien réalisé quand je suis allé au cimetière quelque temps après. Je me revois encore aller sur sa tombe où mon père m'avait amené. Je revois l'endroit mais je peux pas dire que ça m'a causé un désespoir immense.

6 - SON HYPER-SENSIBILITE

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Parce que je me demandais si cet évènement triste avait eu un impact sur votre vision artistique.
Vous savez, on a écrit des centaines et des centaines de livres sur l'influence qu'a sur un enfant l'absence de sa mère ou de ne pas avoir de mère. Moi j'ai connu deux femmes admirables qui m'ont servi de mère, mais je voudrais pas dire la moindre chose en leur défaveur, ça devait être autre chose la mère à mon avis. J'adorais ma grand-mère comme ma mère mais je crois qu'il existe une chose avec la mère que je n'ai pas eue, que j'ai pas connue, et je crois que ça m'a - c'est prétentieux de le dire -- que ça m'a communiqué une espèce d'hypersensibilité... Je ne sais pas mais c'est peut-être ça... C'est vrai que je suis un hypersensible, c'est vrai que je le suis resté malgré mon âge, enfin j'ai la sensation d'être demeuré hypersensible alors que je suis devenu moins nerveux, moins impulsif qu'il y a 10 ans par exemple. C'est tout juste si cette espèce, cette hypersensibilité ne s'est pas encore plus développée, ne s'est pas accentuée avec l'âge. J'ai conscience de ça, encore une fois c'est peut-être un manque de modestie de ma part de dire ça, c'est un manque de vanité peut-être mais il me semble, il m'arrive de lire un livre, de voir un film et d'avoir la larme à l'oeil, surtout un livre, plus qu'un film. Il m'arrive de voir une émission de TV (malheureusement elles ne sont pas très bonnes), je suis seul chez moi, et il m'est arrivé d'être ému...

Mais je ne sais pas si c'est pas une faiblesse biologique ça, parce que la larme à l'oeil à un certain age, il y a des gens qui prétendent que c'est une forme de vieillissement, alors ça je peux pas vous dire. Jj'ai jamais consulté un docteur pour ça, moi ça date de très longtemps ça, mais ça n'a fait que s'accentuer. Je sais plus, je vous ai dit tout à l'heure qu'il y a deux passages au cours de notre entretien où je ne sais plus ce que je disais mais il y avait deux minutes durant lesquelles j'étais un peu ému, je sais pas si vous vous en êtes rendu compte. Alors est-ce une faiblesse biologique ou résultant de l'âge ?

7 - CARNE, APOCALYPSE NOW ET VOYAGE AU BOUT DE L'ENFER

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Je crois que c'est plutôt un don, c'est une qualité d'être sensible, non? Surtout si on est artiste.
Par exemple, je vais vous dire, j'ai eu une conversation singulière avec un ami hier, nous sommes allés voir Apocalypse Now, il aimait beaucoup et moi je lui dis que je préférais Voyage au bout de l'enfer. Mais lui dit qu'Apocalypse Now lui semble plus vrai. Et alors que la guerre fait rage qu'ils peuvent se faire tuer d'un moment à l'autre, cherchant à se distraire, tout d'un coup c'est le capitaine qui veut faire du surf à 2 km de l'ennemi, et il lui semble (à cet ami) que la guerre du Vietnam c'était ça, et j'ai répondu que dans ce domaine il avait raison. Mais aucun personnage ne m'a touché dans Apocalypse Now, je trouve déjà l'histoire très petite pour ce style de film aussi important, alors que les personnages m'ont infiniment plus ému dans Voyage au bout de l'enfer. Autrement dit, cet ami juge peut-être parce qu'il a 22, 23 ans, mais moi je juge sur un plan beaucoup plus sensible que lui. Lui c'est une sorte de raisonnement, d'analyse psychologique à laquelle il se livre, alors que moi je suis ému plus par des sentiments, par des réactions, des êtres, par leur psychologie propre, leur tempérament propre, et ça je sais pas si c'est l'âge, si c'est le fait que je suis plus sensible que lui, j'en sais rien.

8 - CARNE ET SON DON

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Mais ce qu'il y a qui m'étonne, c'est quand même qu'après des années et des années de métier, chaque fois que je fais un film j'apprends quelque chose.

Dans quel domaine ?
Dans le domaine de mon métier, dans la façon de présenter les choses, de placer les gens, de faire jouer, dans le rendu cinématographique, dans ce que ça va donner à l'écran, dans ce qu'il faut faire ou ne pas faire. C'est pas seulement le métier ça, ou alors c'est que c'est un métier constamment perfectible.

Mais vous n'avez pas l'impression de recommencer de zéro à chaque fois ?
Ah non ! Mais tout de même, si je reste 2-3 ans sans faire un film, ça m'est arrivé, j'ai pas une certitude, une assurance complète les 48 premières heures, ça vient au 3°jour. Mais je vous disais tout à l'heure que je sens la scène, je pourrais pas la faire autrement, j'ai une espèce de sûreté dans ma façon de voir la scène, de cadrer. Ça je crois, que si j'ai un don, c'est celui là, d'exprimer quelque chose par l'image, faut que l'image parle d'elle même. Et je déplore qu'aujourd'hui dans le cinéma français, tout au moins, que le dialogue prenne autant d'importance, mais il n'y a rien à faire, ça c'est les scénaristes français, qui font dialoguer les gens, mais ne montrent pas les choses, qui les explique mais ne les montre pas...

9 - CARNE ET JEAN RENOIR

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À propos de Simenon, que pensez-vous de l'adaptation de Renoir de La Nuit du carrefour ?
J'aime beaucoup, je vais vous dire, j'aime beaucoup même si on comprend rien, ça m'est égal, ça, on comprend rien du tout ! Voyez, j'adorais le talent de Renoir, un immense metteur en scène. Et une grande tristesse dans ma vie c'est que l'homme, je peux le dire, n'était pas à la hauteur de l'artiste. Dans le livre je dis ce que je pense de Renoir, comment je lui ai facilité des films, à commencer par La Grande illusion, à commencer dans l'ordre par La Vie est à nousLa Bête humaine. Il a toujours eu une sorte de mépris pour moi, je le sentais.

Parce que vos conceptions du cinéma étaient tellement différentes ?
Non, on était un peu dans le même domaine, les drames psychologiques que j'ai fait c'était un peu...

Tandis que son style sur le plateau, c'était beaucoup plus quoi ? Il permettait l'improvisation à ses acteurs, non ? C'était pas vrai ?
Beaucoup moins que... C'était un très mauvais comédien à l'écran mais sur un plateau un comédien extraordinaire, vous savez qu'il disait « Bon, coupez ! C'est parfait, merci, (tout juste s'il ne prenait pas la main de l'actrice) On ne pourra pas faire mieux, vous avez été géniale, mais tout de même c'était tellement bien je voudrais le voir encore une fois, on va le tourner à nouveau, faites moi plaisir » et ça n'en finissait pas ce genre de chose. Cétait pas, comme on dit, un élève des jésuites pour rien !

Mais vous êtes d'accord que La Règle du jeu et La Grande illusion sont des grands films ?
La Règle du jeu
 oui, je me suis battu avec des spectateurs pour La Règle du jeu au cinéma Colisée parce qu'ils chahutaient, ils hurlaient, et je les ai traités de bandes de cons, malgré que je n'étais pas très content de Renoir, mais je l'ai fait parce que... Et La Grande Illusion moins, je trouve qu'il y a un coté poujadiste, à vouloir faire plaisir à tout le monde, il y a le bon juif, il y a le bon officier sorti du rang qu'est Gabin, le bon officier de carrière qu'est Fresnay. Vous savez qu'au début de La Grande illusion, moi je le sais bien puisque c'est le producteur qui a fait Jenny - et c'est comme ça que je lui ai parlé de Renoir - qu'il l'a vu et qu'il a fait La Grande illusion, au début, et c'est lui qui me l'a raconté plusieurs fois, l'histoire c'était l'antagonisme de l'officier de carrière, noble enfin d'un certain rang, et l'officier sorti du rang. Et c'est quand ils ont eu l'idée d'engager Stroheim pour faire l'officier allemand que tout a dérapé et que Gabin finalement fait de la figuration ou presque, il fait pas grand chose, mais le véritable sujet du film c'est l'antagonisme entre Stroheim et Fresnay. Mais je vous dis, ce désir de plaire enfin pour employer un terme un peu odieux, cette putasserie...

Mais c'est Octave dans La Règle du jeu qui dit que « Tout le monde a ses raisons » et c'est un peu ça que Renoir essaie de montrer, il n'y a ni méchants ni bons.
Non, ça justement y avait pas toujours. Vous me direz c'est un scénario de Prévert, regardez dans Le Crime de Monsieur Lange, Jules Berry est vraiment un salaud.

Oui mais ça c'est un cas unique car c'était le moment gauchiste de Renoir, n'est-ce pas ?
Oui je sais, à l'époque du Front Populaire il a flairé le vent. Enfin je vous raconte pas, tout ça vous le lirez dans le livre.

 

10 - LA SCENE DU MEURTRE DANS LE JOUR SE LEVE

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Le meurtre dans Le Jour se lève n'est pas gratuit. Est-ce que vous avez compris dans quel intention vient Jules Berry ?

Il a un revolver et il vient pour le tuer, pour tuer Gabin ?
Vous croyez que c'est ça ? Non ce n'est pas ça. Il venait pour que Gabin le tue. Il voulait être tué par Gabin. Parce que ça ne l'intéressait pas de tuer Gabin. Je sais que tout le monde n'a pas compris, c'est pas assez clair, il y a une faute de mise en scène. Imaginons qu'il vienne pour tuer Gabin mais il ne va pas jeter son revolver comme ça, il le garde dans sa poche la main dessus et le moment venu il tuera Gabin. Qu'est-ce qui arrive s'il tue Gabin? Il va aller en prison pour au moins 15/20 ans et finira ses jours en prison. Mais imaginez une seconde, sa vie est finie, il n'a plus la petite, il n'a plus Clara non plus, la vie ne l'intéresse plus. Il imagine donc de se faire tuer par Gabin, car s'il se suicide les autres vivront heureux, la petite et Gabin, et lui sera mort pour rien, mais imaginez si Gabin le tue ? Gabin finira ses jours en prison et sera séparé de la petite, et c'est pour ça que quand il vient il lui dit, quand Gabin a tiré sur lui, « Tu es bien avancé maintenant ? » C'est ça la phrase clé. Mais peu de gens l'ont compris comme ça.

Mais pourquoi voulait-il se tuer ?
Mais pourquoi quelqu'un veut-il se suicider ? Parce qu'il savait que c'était trop tard, qu'il n'aura jamais la petite, il n'avait même plus Clara. Un homme aussi habile que lui, aussi diabolique, ne jetterait pas son revolver à un mètre de Gabin voyons ! Mais ce que j'aurais dû faire, c'est faire un plan de lui quand il a jeté le revolver, pour qu'on comprenne qu'il le faisait sciemment...

Le film étant comme il est, si on cherchait une motivation, ce serait qu'il vient de dire qu'il aimait les jeunes filles, etc...
Oui mais pourquoi il lui dit tout ça ? Sinon pour le provoquer. Jusqu'à ce qu'il tire sur lui. Quelle autre raison a-t-il de venir ? Parce que venir le provoquer sans rien, s'il n'a pas d'armes sur lui... Gabin est un homme plus fort que lui, il sait que s'il le provoque, Gabin peut l'étrangler, peut le flanquer par la fenêtre. Seulement, je vous le dis, il y a quelque chose qui manque dans la mise en scène que j'ai pas suffisamment soulignée. C'est ça qui est bien plus fort. Et Gabin, lui, n'a pas compris puisqu'il lui répond « Et toi ? » quand l'autre lui dit « T'es bien avancé maintenant ? »

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ROBERT SIODMAK (1904 - 1973)