mon cinéma à moi
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ROBERT BRESSON
C’est bien à tort que l’on a qualifié Robert Bresson de cinéaste abstrait. Sensible et même sensuel, son art vise au contraire à la présence et à l’incarnation. Par les seuls moyens du cinématographe.
« Je crois que le cinéma est dans une ornière, qu’il a un langage propre, des moyens propres, et que, depuis qu’il existe, il se trompe, c’est-à-dire qu’il cherche à s’exprimer par des moyens qui sont ceux du théâtre. » Dans sa sévérité radicale, cette déclaration de Robert Bresson situe l’ambition d’un cinéaste dont l’œuvre, parcimonieuse et réfléchie, touche à l’essence de la création cinématographique et occupe, de ce fait même, une place solitaire et. singulièrement élevée dans l’histoire du septième art. Pour Robert Bresson, en effet, le cinéma n’est pas un spectacle, mais une écriture fondée sur le rapport du son et de l’image.
Le dépouillement extrême de ses films ne saurait être attribué à une volonté d’abstraction. Au contraire, cinéaste doué d’une rare sensualité, Robert Bresson vise à l’incarnation, à la présence, ce qui l’entraîne à refuser les systèmes de représentation hérités du théâtre, et dont il estime qu’ils ont détourné le cinéma de sa vocation. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle il a renoncé à employer les acteurs professionnels : « Les films dans lesquels jouent des acteurs sont pour moi comme ces rêves angoissés ou nous nous obstinons, contre toute raison, à mettre sur le visage d’une personne que nous connaissons bien des traits, un nez, une bouche, que nous savons pourtant ne pas lui appartenir. »
CONTRE LES SIMULACRES
Robert Bresson est né le 25 septembre 1901 à Bromont-Lamothe, dans le Puy-de-Dôme, mais c’est dans la banlieue parisienne qu’il a passé sa jeunesse. Après des études classiques, il s’est dirigé vers la peinture. Son éducation initiale fut ainsi beaucoup plus faite de sensations que de lectures, et ce n’est que tardivement qu’il fait la découverte des grands écrivains, notamment Montaigne, qu’il citera dans ses « Notes sur le cinématographe » : « Nous ne commandons pas à nos cheveux de se hérisser et à notre peau de frémir de désir ou de crainte ; la main se porte souvent où ne nous l’envoyons pas. » Ce propos de Montaigne définit admirablement l’un des thèmes majeurs de l’œuvre de Bresson, celui du hasard et de la prédestination, et dont l’exemple le plus éclatant demeure indéniablement Pickpocket (1959).
Son entrée dans le monde du cinéma sera très progressive. Dans le courant des années 1930, il collabore au scénario de quelques productions françaises aujourd’hui bien oubliées, et il réalise un petit film satirique interprété par le clown Babys et Marcel Dalio, Les Affaires publiques (1934). De ce film, dont aucune copie ne paraît avoir survécu, Robert Bresson ne conserve pas un souvenir empreint de satisfaction, coupant court à tout commentaire en le déclarant « totalement mauvais ». Il travaille ensuite brièvement à un film de René Clair, Air pur, dont le tournage sera interrompu par la guerre.
Après dix-huit mois de captivité en Allemagne, Bresson entreprend la réalisation d’un film de long métrage dont l’idée lui a été suggérée par le père Bruckberger, Les Anges du Péché (1943). Si ce film participe bel et bien à l’univers spirituel de son auteur, celui-ci devait, par la suite, en renier la forme conventionnelle : les dialogues de Jean Giraudoux, aussi beaux et intelligents fussent-ils, représenteront pour lui un véritable contresens cinématographique. Inspiré d’un récit de « »Jacques le Fataliste », le roman posthume de Diderot, Les Dames du bois de Boulogne (1944) relève encore du cinéma traditionnel, notamment par l’emploi d’acteurs professionnels. Cependant le style propre de Robert Bresson s’y affirme incontestablement. Le refus du détail pittoresque et l’indifférence aux motivations d’ordre psychologique sont manifestes. Sans doute est-ce la raison pour laquelle ce second film, contrairement au précédent, fut accueilli très froidement par la critique.
Son film suivant, Journal d’un curé de campagne (1950), lui vaudra, en revanche, une immense notoriété. Dans cette admirable adaptation du roman de Georges Bernanos, il n’y a plus d’acteur, mais un « modèle » (selon le terme favori du cinéaste) qui ne représente plus, mais qui personnifie le cheminement spirituel de son personnage, sa progression vers la liberté. Tout l’art de Robert Bresson consistera, dès lors, à incarner la vérité ontologique de ses personnages et à dépouiller leur aventure intérieure de toute espèce de référence naturaliste : la réalité de ses films ne relève pas d’un dérisoire simulacre cinématographique, mais, pour reprendre l’expression du philosophe allemand Martin Heidegger, d’une volonté de « faire advenir le monde comme réel ». Cette démarche, qui se poursuit et s’approfondit avec Un condamné à mort s’est échappé (1956), trouve un accomplissement avec Picktocket, que les admirateurs de Bresson sont nombreux à considérer comme son œuvre la plus importante.
A ce point, Robert Bresson ne s’écartera plus jamais de sa ligne de conduite cinématographique : « Un acteur simulant la peur du naufrage, sur le pont d’un vrai navire battu d’une vraie tempête, nous ne croyons ni à l’acteur, ni au navire, ni à la tempête, écrit-il. »
UN MONDE SANS DIEU
L’œuvre de Robert Bresson a donné lieu à de multiples interprétations philosophiques et théologiques : « Dans ses dimensions profondes, conclut par exemple Michel Estève, elle me semble rythmée par une dialectique de la liberté et de la grâce. » Si les références au christianisme sont encore explicites dans Procès de Jeanne d’Arc (1961), dans Au hasard Balthazar (1966) et dans Mouchette (1967), trois chefs-d’ œuvre dont la limpidité formelle a pu être très justement comparée à Giotto, elles ne le sont plus guère dans Une Femme douce (1968) et Quatre Nuits d’un rêveur (1971) deux films adaptés de Dostoïevski et tournés en couleurs dans le cadre naturel du Paris contemporain.
En effet, le propos de Bresson s’élargit à partir de ces deux films et, par-delà les formes d’une religion historique, fût-elle la sienne (point sur lequel il ne s’est d’ailleurs jamais clairement expliqué), consiste à filmer la présence ou l’absence de Dieu en l’homme et dans le monde. Cette évolution ne laisse pas d’être troublante avec Lancelot du lac (1974), film dans lequel l’écriture cinématographique atteint à un degré d’autonomie absolu. Pour incarner ce monde abandonné de Dieu que constitue la cour d’Artus après l’échec de Lancelot dans sa quête du Graal, Robert Bresson recourt systématiquement à l’ellipse et à la litote : personnages cadrés de la taille aux pieds, visages masqués par le casque, un seul bruit pour écraser le spectateur sous le poids du carnage. Lors de la conférence de presse qui suivit la présentation du film au Festival de Cannes, en 1974, le cinéaste devait en particulier expliquer : « Quand je veux donner une impression de puissance du cheval, je photographie ce qui donne l’idée de puissance – la croupe par exemple. Je ne veux pas donner un cliché du cheval ! La photographie ne doit pas être une représentation, mais un signe. »
Dans Lancelot du lac, la réalité n’est plus seulement ontologique, mais métaphysique : réalité d’un monde en creux, emporté dans la spirale de son anéantissement. Ce divorce de Dieu et du monde, aussi radical soit-il, n’en détermine pas moins, chez Robert Bresson, une morale hautaine qui, si elle n’est certainement pas athée, n’en est pas moins beaucoup plus proche, désormais, du stoïcisme que du christianisme. Avec Le Diable probablement (1977), il va en donner une démonstration bouleversante, tout en faisant montre d’une fraîcheur créatrice et d’une sensibilité dont l’acuité épidermique n’a sans doute aucun équivalent dans le cinéma français.
LE SUICIDE EXEMPLAIRE
« Ce qui m’a poussé à faire ce film, dit Robert Bresson, c’est le gâchis qu’on a fait de tout. C’est cette civilisation de masse, où bientôt l’individu n’existera plus. Cette agitation folle. Cette immense entreprise de démolition où nous périrons par où nous avons cru vivre. C’est aussi la stupéfiante indifférence des gens, sauf de certains jeunes actuels, plus lucides. »
Une étrange révolte consume le jeune héros du Diable probablement. En effet, la conscience d’une supériorité irréductible (la grâce ?) le pousse à vivre conformément à sa vraie nature. Mais comment le pourrait-il dans un monde qui favorise le triomphe des médiocres, qui consacre toutes les fausses valeurs, qui détruit toute perspective esthétique et religieuse? La révolte de Charles est une révolte par le haut, la révolte précisément de la supériorité contre le nivellement par le bas. Et plutôt que de vivre au prix de compromissions dégradantes, Charles choisit de mourir. Sa mort volontaire, comme celle de Mishima, n’est pas une fuite, mais une protestation. Et il ne choisit pas n’importe quelle mort.
Lorsque les anciens Romains décidaient pareillement de mourir, lorsqu’il ne leur était plus moralement tolérable de vivre, ils demandaient à l’ami, ou à l’esclave, de porter le glaive sur eux. Dans Le Diable probablement, c’est un petit voyou, drogué, pilleur de troncs d’église, personnage que l’on croirait issu d’un film de Pasolini, Valentin, qui va accomplir le sacrifice rituel.
Le dernier quart d’heure du film est d’une beauté stupéfiante. Une nuit, les deux adolescents franchissent les murs du cimetière du Père-Lachaise. Ils marchent dans l’obscurité, entre les tombes, Charles devant Valentin. Et puis soudain, ce dernier s’arrête, lève le bras, vise et tire. Charles s’effondre sans un bruit, Valentin vide ses poches et disparaît dans la nuit. L’art de Robert Bresson confine à la liturgie : le héros, déjà, avait quitté son écorce terrestre, et c’est un archange que l’on avait vu passer dans la féerie lunaire de Paris et dans la fantastique forêt de croix du Père- Lachaise.
Robert Bresson était-il devenu le seul cinéaste français authentiquement romantique? En 1982, cet octogénaire, dont la juvénilité était vraiment exemplaire, entamait la réalisation de son treizième film, L’Argent, témoignant de la force et de la vitalité de sa propre révolte contre une civilisation qui avait tout perverti, tout dégradé, à commencer par le noble art du cinématographe… [La grande histoire illustrée du 7ème art – Editions Atlas (1983)]
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