Oppenheimer: critique d'une bombe à retardement
Après l'échec relatif de Tenet en 2020 en pleine pandémie, Christopher Nolan a décidé de quitter son studio de coeur, Warner, à cause d'une mésentente. Avec un nouveau studio (Universal), le cinéaste a donc trouvé le moyen parfait de réaliser une oeuvre hors-norme : Oppenheimer. En effet, cette adaptation faramineuse (3h) du bouquin Robert Oppenheimer - Triomphe et tragédie d'un génie de Kai Bird et Martin J. Sherwin a été tourné dans une combinaison IMAX 70mm et 65mm, mêlant couleur et noir & blanc (du jamais vu en IMAX), est mené par un casting dantesque (Cillian Murphy, Robert Downey Jr., Matt Damon, Emily Blunt...) et se révèle un pari prodigieux. Attention légers spoilers !
IMAX, 70MM ? LE GUIDE POUR VOIR OPPENHEIMER DANS LES MEILLEURES CONDITIONS
SAINTE TRINITY
Christopher Nolan aime régulièrement prendre le contrepied de l'industrie afin de concevoir le cinéma, le spectacle hollywoodien, autrement que le tout-venant. Ainsi, il s'oblige à éviter au maximum l'utilisation des CGI dans chacun de ses projets et se refuse à tenir un peu trop par la main les spectateurs durant leur visionnage (à l'instar du fameux "N'essayez pas de comprendre, ressentez le" de Tenet) quitte à les laisser maîtres de l'interprétation finale (Inception). Dans la continuité, la manière dont ses films sont promus ne reflète pas forcément les films en question.
Si Dunkerque a été présenté comme un film de guerre, il s'agissait surtout d'une expérience ultra-sensorielle sur le temps, loin des prérequis du genre. Dans la même idée, Interstellar a largement été comparé à 2001, l'Odyssée de l'espace durant sa promotion, et l'on pouvait s'attendre à ce que les robots soient des traîtres (comme HAL 9000) avant de comprendre qu'ils seraient, au contraire, les plus fidèles alliés des héros. Quant à Tenet, même si sa promotion reposait largement sur l'explosion d'un véritable Boeing sur le tournage, la scène en question occultait quasi-totalement l'utilisation de l'avion pour se concentrer sur l'élément central du film, la machine à inversion, et sa révélation.
Les spectateurs prenant au pied de la lettre la promo d'Oppenheimer
De facto, Oppenheimer ne déroge donc pas à la règle. Indiscutablement, le film a été vendu sur la reconstitution de l'explosion d'une bombe nucléaire sans CGI, au point même de laisser fantasmer le public que le cinéaste jusqu'au-boutiste ait réellement utilisé une bombe A pour son film. S'il n'a pas été jusque là (évidemment), cette explosion était la promesse d'une séquence tonitruante au cinéma. Sauf que, sans surprise, Nolan déjoue les attentes lors de la séquence. Loin de la déflagration assourdissante attendue, l'explosion de la bombe se déroule dans un silence hypnotisant, capturée par une simple succession de plans fixes.
Une explosion observée à la fois hors du temps et à la croisée de toutes les temporalités, puisqu'elle représente un point de bascule éternel de notre existence, bousculant le sort de l'humanité. Bien sûr, la scène est la plus spectaculaire du film, mais finalement, c'est surtout la manière dont Robert Oppenheimer (Cillian Murphy exceptionnel) observe la beauté et horreur simultanée de l'événement qui lui donne toute sa puissance. Et c'est logique, car dans Oppenheimer, la véritable ambition de Nolan n'est pas de représenter l'explosion de cette bombe, mais plutôt de décrire l'implosion intérieure de son créateur.
Silence... action !
BE OPPIE
À l'image du titre, Robert Oppenheimer est en effet au coeur des préoccupations de Christopher Nolan plus encore que la bombe (le film ne s'appelle pas Projet Manhattan ou Trinity). Dans le dossier de presse, Christopher Nolan explique d'ailleurs avoir écrit le scénario d'Oppenheimer à la première personne pour permettre aux spectateurs "d'accompagner Oppenheimer tout au long de son périple". Et au visionnage, le résultat est terriblement captivant et impressionnant.
Non pas que le récit soit raconté à la première personne (Oppenheimer n'est pas, à proprement parler, le narrateur), mais le film nous plonge littéralement dans l'esprit du scientifique dès ses premières secondes. Souvenirs qui le hantent, images de décompositions subatomiques, de tempêtes moléculaires, hallucinations horrifiques... Oppenheimer nous embarque dans l'intimité la plus viscérale du génie de la physique quantique. Le moyen parfait pour mieux ressentir ses émotions, ses doutes, sa perception de la réalité et plus encore sa vision du monde, Nolan capturant toute la beauté et fatalité de son héros.
La splendeur de la photographie
Si Oppenheimer démarre comme un biopic possiblement classique, il se transforme ainsi assez rapidement. Derrière la fresque historique incroyablement riche, on jongle en permanence entre le film de guerre, le film de casse, le film d'aventure, voire le western lors des sublimes passages à chevaux dans les plaines du Nouveau-Mexique. Mais plus encore, Nolan fissure le genre du biopic en réalisant une course contre la montre intense dans la guerre contre les nazis et surtout un thriller psychologique muant en véritable labyrinthe introspectif, à la fois cauchemardesque et lyrique.
Il s'agit d'ailleurs probablement du film le plus expérimental du Britannique (une scène de sexe fantasmée, les conséquences d'un bombardement cauchemardé, les arrières-plans tremblant...) notamment à travers son dispositif. Christopher Nolan et son chef opérateur Hoyte van Hoytema relèvent en effet un défi exceptionnel avec Oppenheimer : réaliser une épopée intime avec de l'IMAX, soit les plus grosses caméras du monde. Un choix culotté qui vient pleinement ancrer le spectateur dans l'histoire et l'univers du film, la caméra scrutant avec une intensité croissante (et une qualité folle) les visages de sa galerie de personnages, dont Oppenheimer.
Au plus près des personnages
AMERICAN PROMETHEUS
D'où la naissance d'un énorme morceau de cinéma et d'une oeuvre hors-norme dans la carrière de Christopher Nolan. Car si l'on peut rapprocher son douzième film d'Interstellar pour l'ampleur de son histoire au service d'une tragédie intime et à Dunkerque pour sa sensorialité, Oppenheimer se distingue très largement de tout ce qu'a pu faire le Britannique jusqu'ici. En particulier, il s'agit du film le plus bavard de sa filmographie et il doit donc énormément à son casting.
Avec une ribambelle de stars, on pouvait craindre une triste compilation de caméos de luxe. Heureusement, il n'en est rien. Les célébrités permettent au contraire de s'approprier plus rapidement le récit, d'assimiler plus facilement les nombreux personnages qui déferlent sur l'écran grâce à leurs visages connus et identifiables.
Une séquence extrêmement troublante
Parmi les personnages secondaires majeurs, Emily Blunt (dans la peau de Kitty, la femme d'Oppenheimer) et Florence Pugh en Jean Tatlock (une des amantes et compagnes d'Oppenheimer) livrent des performances très solides, notamment la première lors d'une scène d'interrogatoire jubilatoire.
Cependant, le film tourne surtout autour de la dualité entre Robert Oppenheimer et Lewis Strauss, laissant forcément une place prépondérante à Cillian Murphy et Robert Downey Jr.. Bien sûr, Cillian Murphy donne vie au coeur émotionnel-psychologique du film dans un jeu sans épate et loin des standards du biopic, préférant s'imprégner de la sensibilité, et des convictions intimes d'Oppenheimer plutôt que de simplement le singer. Toutefois, c'est probablement Robert Downey Jr. qui marque le plus les esprits dans ce rôle ambigu, voire machiavélique, enfin à la hauteur de son talent (porté disparu depuis son arrivée dans le MCU en 2008).
Le (très) grand retour de Robert Downey Jr.
TAMBOUM BATTANT
S'éloignant totalement des précédents films de Nolan, toute l'action de Oppenheimer se trouve ainsi dans les échanges incessants des personnages, leurs remises en question, leurs troubles... Il faut concrètement imaginer un mélange de la densité de JFK d'Oliver Stone avec la fougue d'un film sorkinien, où la parole est la véritable arme des personnages, magnifiée, accentuée, par la mise en scène de Christopher Nolan et le montage de Jennifer Lame.
Autant dire que c'est un film à la cadence infernale, qui nous aspire dès ses premières secondes dans son déluge d'idées, d'informations, de personnages, d'époques... Et progressivement, les intentions de Christopher Nolan se font alors plus précises : raconter l'histoire de la bombe bien sûr, explorer l'esprit de Robert Oppenheimer évidemment, mais aussi expérimenter le retentissement de cette création à travers le temps.
Et si le temps...
En résulte, un spectacle d'une incroyable harmonie visuelle, sonore et musicale (la partition de Ludwig Göransson est une merveille) où Christopher Nolan joue avec le temps et les perspectives comme jamais auparavant. Si le cinéaste nous a habitués à des narrations non linéaires (Memento, Dunkerque), il trouve ici une nouvelle forme d'abstraction narrative. L'histoire d'Oppenheimer est complexe et riche en oscillant constamment entre les perspectives, la couleur et le noir et blanc, les époques (des années 20 aux années 60)... et pourtant, elle ne nous prend jamais par la main.
L'ensemble est tellement pensé, cohérent, lié à chaque instant, que le récit n'en a pas besoin, et conserve une fluidité déconcertante. Dans un geste de cinéma aussi ambitieux qu'audacieux, Nolan édifie une fusion perpétuelle de l'espace-temps, où tout se mêle sans discontinuité durant trois heures jusqu'à pleinement s'ancrer dans notre présent et notre futur.
HOW I LEARNED TO WORRY AND HATE THE BOMB
En combinant la richesse littéraire de l'ouvrage de Kai Bird et Martin J. Sherwin à sa créativité artistique, Christopher Nolan dresse assurément une fresque historique majeure, pamphlet à charge contre les États-Unis de l'époque. Son épopée dénonce avec hargne la violente paranoïa des autorités américaines envers les communistes avec le Maccarthysme ("Le peuple [américain] semble pris d'hystérie collective, comme une compulsion à se définir en fonction de la menace soviétique" comme le dit si bien le livre).
Et cette critique des États-Unis se reflète parfaitement dans le traitement subi par Oppenheimer (génie érigé en héros avant d'être repoussé, renié et de devenir une sorte de paria). Mais plus encore, Nolan porte une réflexion glaçante sur les dilemmes moraux humains et la tragédie de l'humanité qui, malgré des connaissances scientifiques de plus en plus importantes (fission et fusion atomique), semble désespérément inapte à percer son propre mystère. L'humain semble condamné à ne pas s'entendre, à ne pas se comprendre dans Oppenheimer.
De quoi en faire l'oeuvre la plus pessimiste d'un Christopher Nolan de plus en plus préoccupé par l'avenir du monde. Dans Interstellar, la crise écologique venait sceller le sort de notre planète quand Tenet évoquait déjà la crainte de voir une arme nucléaire tomber entre de mauvaises mains (habituel chez Nolan) et provoquer la fin du monde. Une peur évidente qui fait encore du chemin dans Oppenheimer, dont le pouvoir de résonance avec notre présent est manifeste.
À l'heure de la guerre en Ukraine et de la menace atomique régulièrement agitée par Vladimir Poutine, le monde semble bel et bien au bord du gouffre (en 2023, il reste 90 secondes avant l'apocalypse selon l'horloge de la fin du monde imaginée par le Bulletin of the Atomic Scientists fondé par un certain Albert Einstein). Un précipice dont les fondations se retrouvent englobées avec maestria dans Oppenheimer, en faisant une expérience immanquable de cinéma et d'Histoire, rien que ça.
résumé
Christopher Nolan défie la physique du cinéma avec Oppenheimer, oeuvre sensorielle à la richesse obsédante et la beauté époustouflante.
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