duminică, 5 martie 2023

ALL ABOUT EVE (Ève) – Joseph L. Mankiewicz (1950)

 


LE FILM ÉTRANGER

ALL ABOUT EVE (Ève) – Joseph L. Mankiewicz (1950)

Eve Harrington s’apprête à recevoir la plus haute distinction pour une interprétation théâtrale. Sur cette première image, Mankiewicz greffe une question : comment en est-elle arrivée là, quelques mois seulement après avoir été engagée comme secrétaire par la grande comédienne Margo Channing ? Après ce prologue, qui propose d’aller au-delà des apparences, Mankiewicz use de son procédé préféré, le flash-back, pour décortiquer, en trois témoignages, le parcours fulgurant de cette intrigante hors pair. Rien de mieux que le milieu du théâtre pour aborder ses deux thèmes chéris, l’ambition et la manipulation… On ne voit jamais Eve sur scène ? C’est exprès : son talent saute tellement aux yeux dans la vie, quand elle joue la douce et modeste fan. Face à cette jeune vipère qui cherche à lui voler la vedette, Margo, la diva de déjà 40 ans, va rugir, taper du pied, puis finir par se retirer du jeu. L’épilogue lui donne raison : dans la quête dévorante de reconnaissance, il y a toujours une nouvelle Eve… Distillés comme du poison par Anne Baxter, Bette Davis et George Sanders, les dialogues de Mankiewicz sont brillants, blessants, et plus encore. Le langage est déterminant, il commande l’action plus que dans tout autre film du cinéaste. [Télérama – décembre 2017]



Le 23 mars 1950, les Academy Awards (Oscars) sont décernés pour les films sortis l’année précédente. Joseph L. Mankiewicz est l’un des grands triomphateurs de la soirée, puisqu’il obtient, pour A Letter to Three Wives (Chaînes conjugales), l’Oscar du meilleur scénario et celui de la meilleure mise en scène de l’année. C’est une véritable consécration. Trois semaines plus tard, il commence le tournage d’All About Eve, le film le plus célèbre de sa période Fox. Il raconte lui-même : « J’avais l’idée générale du film en tête depuis longtemps. Mais je n’avais pas de second acte. Puis notre bureau de New York nous soumit une histoire de Mary Orr, « The Wisdom of Eve » – qui devint plus tard une pièce radiophonique – et je trouvai alors mon deuxième acte. De plus, Zanuck mérite de la reconnaissance pour ce film. C’était le seul directeur de studio de Hollywood, à l’époque, qui avait le courage et l’intelligence d’essayer des choses nouvelles . Je ne pense pas que j’aurais pu faire aucun de mes derniers films autre part qu’à la Fox. »

Le point de départ est donc une nouvelle publiée en mai 1946 par Cosmopolitan. Son auteur, Mary Orr s’était inspirée d’une histoire que lui avait racontée l’actrice Elisabeth Bergner. Celle-ci jouait au théâtre la pièce The Two Mrs. Carroll en 1943-1944, mise en scène par Réginald Denharn, le mari de Mary Orr. La comédienne avait alors fait la connaissance d’une jeune femme qui lui vouait une grande admiration et suivait fidèlement sa carrière. Loin d’avoir l’ambition d’Eve Harrington par rapport à Margo Channing, cette jeune femme, qui, selon certains, aurait été Irene Worth, était devenue un moment la secrétaire de Paul Czinner, le mari d’Elisabeth Bergner. Certains ont échafaudé d’autres interprétations – on a parlé d’une certaine Martina Lawrence -, mais l’hypothèse Irene Worth paraît la plus plausible. Mankiewicz, lui, reconnaissait même avoir pensé à Peg Woffington, idole des scènes de Londres et de Dublin au milieu du dix-huitième siècle, célèbre pour Ses amours et ses disputes avec sa rivale, Mrs. Bellamy.

La nouvelle de Mary Orr n’attira pas tout de suite l’attention de Hollywood et fut d’abord adaptée à la radio le 21 janvier 1949 et James Fisher, qui avait la charge du story department de la 20th Century-Fox, en parla à Mankiewicz qui écrivit à Darryl F. Zanuck le 24 avril pour lui demander d’acquérir les droits d’adaptation cinématographique. La Fox acheta aussitôt les droits pour cinq mille dollars. Dans la lettre qu’il adressa à Zanuck, Mankiewicz envisageait d’utiliser pour le film les talents de Susan Hayward, son interprète de House of Strangers (La Maison des étrangers), toujours sous contrat à la Fox.

Mankiewicz écrit le scénario durant l’été et le début de l’automne 1949. Le projet s’ appelle Best Performance. Le 26 septembre 1949, un premier état de scénario complet est fourni à Darryl F. Zanuck qui, avec sa lucidité et son intelligence habituelles, va faire de très judicieuses remarques. C’est d’abord à lui que l’on doit le titre définitif du film, All About Eve, qu’il souligne volontairement dans le commentaire d’Addison DeWitt. Zanuck demande ensuite à Mankiewicz plusieurs modifications, souhaitant d’abord que la jalousie de Birdie envers Eve Harrington ne révèle pas trop vite qu’Eve est une canaille. Dans le même ordre d’idée, il désapprouve la seconde partie de la scène entre Eve et Bill Sampson dans la loge, où Eve embrasse Bill. Zanuck écrit à ce propos : « C’est faux. Elle est trop habile pour sauter aussi vite. » Et la scène demeurera, mais pas le baiser !

De même, Zanuck souhaite que Mankiewicz supprime une succession de petites scènes montrant Eve et Lloyd ensemble, dans des cafés ou dans la rue. Zanuck explique sa pensée : « Stupide, évident, dégoûtant. Faux. Toutes les relations entre Eve et Lloyd doivent ne pas apparaître à l’image et être suggérées. » Ces petites scènes seront donc supprimées. Ce qui renforce d’autant la force du coup de téléphone de l’amie d’Eve à Lloyd : le spectateur apprend en même temps que Karen ce dont il pouvait se douter… Par ailleurs, et sans pour autant que la séquence soit finalement supprimée, Zanuck ajoute, à propos de la scène de la panne d’essence : « C’est dur à avaler. » 

Concernant les acteurs, Darryl F. Zanuck a également au départ une idée de la future distribution du film : MarIene Dietrich (Margo Channing), Jeanne Crain (Eve Harrington), John Garfield (Bill Sampson), Jose Ferrer (Addison DeWitt), Hugh Marlowe ou William Lundigan (Lloyd Richards). Il semble que l’on ne parle même plus de Susan Hayward pour qui le sujet avait été acheté et que Mankiewicz trouve trop jeune. Mais le réalisateur est peu favorable au choix de Marlene Dietrich et préfère Bette Davis, qui n’est pas libre. Il offre alors le rôle à Gertrude Lawrence, mais il doit affronter Fanny Holtzmann, l’avocate de l’actrice : « Elle décide ce que Gertie doit jouer. Elle m’a écrit une lettre à la suite d’un long coup de téléphone, me disant qu’elle ne veut pas que Miss Lawrence joue un rôle qui pourrait laisser supposer qu’elle boit. Je pensais alors moi-même que peut-être je n’ai jamais connu la véritable Gertrude Lawrence. Fanny m’a alors dit que, dans la scène de la réception, il devrait y avoir une chanson que Gertie chanterait, quelque chose comme « My Bill ». Je lui ai alors répondu que cela avait déjà été fait dans Show Boat. » Il n’est donc plus question de Gertrude Lawrence et Ingrid Bergman, un moment envisagée, refuse de quitter l’Italie et Roberto Rossellini. Le choix de Mankiewicz se porte alors sur Claudette Colbert qui signe pour interpréter le rôle de Margo Channing et fait les essais de costumes à cet effet. Mais elle est grièvement blessée lors du tournage de Three Came Home de Jean Negulesco. Elle souffre d’une rupture de disque et doit impérativement prendre plusieurs semaines de repos.

Comme il n’est pas question d’attendre son rétablissement, Zanuck appelle lui-même Bette Davis, avec qui il a eu quelques problèmes précédemment. Elle lit le scénario tandis qu’elle est en train de terminer le tournage de Payment on Demand et accepte aussitôt. Mankiewicz lui explique son personnage en lui disant que c’est « quelqu’un qui traite un manteau de vison comme un poncho ! ». Il reconnaîtra plus tard : « Je me suis toujours demandé comment j’avais pu penser que Claudette aurait pu jouer Margo Channing. Claudette est certainement une bonne actrice mais ce n’est rien comparé à Bette ivre, Bette émotive, Bette éprouvant tous les problèmes d’une actrice âgée, et notamment la dichotomie actrice-femme. Je ne pense pas que Claudette aurait pu s’identifier comme Bette. » Ailleurs, il reconnaissait, avec plus d’ambiguïté : « Le problème de l’âge aurait été accentué si Claudette avait joué Margo. Margo ne peut plus jouer ses rôles habituels car elle est trop âgée. Mais, aux yeux du public, Bette Davis n’a jamais réellement été jeune. Et à cause de cela, le problème de l’actrice âgée est partiellement éclipsé avec Bette jouant Margo Channing. »

Apprenant que Mankiewicz va diriger Bette Davis, Edmund Goulding, qui avait déjà eu quatre fois cette dernière comme interprète, lui dit : « Es-tu devenu fou ? Cette femme va te détruire. Elle va te réduire en poudre et te disperser au vent. Tu es un scénariste, cher garçon. Elle va arriver sur le plateau avec du papier jaune. Et des crayons. Elle veut écrire. Et alors c’est elle, et non toi, qui dirigera le film. Souviens-toi de ce que je te dis. » Mais c’est l’inverse qui se produira, et Mankiewicz racontera : « Le premier jour du tournage, je me souvenais de l’avertissement d’Eddie Goulding. J’avais déployé mes antennes pour prévenir un éventuel orage. Miss Davis est arrivée sur le plateau, totalement habillée et maquillée, au moins un quart d’heure avant le moment où on devait l’appeler. Elle n’a même pas jeté un coup d’œil au décor. Elle a allumé une cigarette et ouvert le scénario. Bette connaissait son rôle par cœur. Chaque syllabe était parfaite. Il n’y avait pas une hésitation. Les mots de Margo Channing étaient devenus les siens. Le rêve d’un metteur en scène. Une actrice totalement prête. »

Le casting des autres personnages posera moins de problèmes. Jeanne Crain étant enceinte, Mankiewicz choisira Anne Baxter pour personnifier Eve Harrington, trouvant par ailleurs que Jeanne Crain aurait sans doute été trop frêle pour le rôle. Le cinéaste va donc diriger pour la seule et unique fois Anne Baxter, qui avait déjà failli être son interprète à plusieurs reprises, étant sous contrat à la 20th Century- Fox. Gary Merrill, lui, se voit confier le rôle du metteur en scène Bill Sampson – pour lequel Mankiewicz avoue s’être en partie inspiré de son ami Elia Kazan – et Hugh Marlowe celui de Lloyd Richards. J. Edward Bromberg avait un moment été pressenti pour jouer Max Fabian, mais le rôle ira finalement à Gregory Ratoff, lui-même réalisateur et fidèle ami de Darryl F. Zanuck. Thelma Ritter, déjà dirigée par Mankiewicz dans A Letter to Three Wives, sera ici Birdie Connan, la confidente de Margo, jalouse de l’arrivée et de l’importance prise par Eve auprès de son amie.

Le film verra par ailleurs la présence d’une débutante qui n’apparaît que dans deux scènes et qui n’avait joué que de petits rôles : Marilyn Monroe« Marilyn, raconta Mankiewicz, avait un agent du nom de Johnny Hyde. Il était amoureux fou d’elle et voulait qu’elle fasse une carrière. Johnny voulait qu’elle ait le rôle de Miss Caswell dans Eve mais Zanuck ne la souhaitait pas. J’ai dit à Johnny : « Je croîs qu’elle peut le faire. » J’ai trouvé que Marilyn était d’une certaine manière une étrange personne. Elle était seule. Je ne dis pas solitaire, ce qui a un sens précis. À la fin d’une journée de travail, certains d’entre nous buvions quelque chose. Elle arrivait et s’asseyait dans un coin de la pièce. Nous l’invitions et elle était contente de venir, mais le soir suivant la même chose se produisait. Elle n’était jamais avec quelqu’un. Vous savez, j’aimais bien Marilyn. Elle est venue un jour avec un livre qu’elle tenait comme un serpent. Je lui ai demandé ce qu’elle lisait. C’était les Lettres d’un jeune poète de Rainer Maria Rilke. Je lui ai alors demandé comment elle l’avait choisi. « Vous savez, répondit-elle, je n’ai pas lu beaucoup de livres et ce que je fais est d’aller dans l’Hollywood Bookstore la nuit et de prendre des livres au hasard. Je lis ceux qui retiennent mon attention. Est-ce que j’ai tort ? » Je lui ai alors dit : « Marilyn, je ne crois pas qu’il y ait un meilleur moyen au monde pour acheter un livre. » Cela lui a fait plaisir et elle m’a envoyé un exemplaire du livre le lendemain. »

Reste le rôle d’Addison De Witt auquel George Sanders apporte son inimitable talent. « Par ses manières et ses attitudes, avouait Mankiewicz, je pense qu’Addison reflète certaines de celles de George Jean Nathan, sans pour autant exclure d’autres personnages appartenant à ce même univers. » Le réalisateur a aussi reconnu que certains des traits d’Addison lui étaient propres, « ses remarques sur la nature même du comédien, par exemple, et aussi celles sur l’emphase des vétérans du théâtre et de l’écran ». Cet élégant cynisme éclate dès le début du film dans le commentaire d’Addison DeWitt assistant à la remise du Sarah Siddons Award, un texte superbement écrit par Mankiewicz lui-même. [Joseph L. Mankiewicz – Patrick Brion – Ed. de La Martinière (2005)]


L’HISTOIRE

La « légende » de la scène théâtrale new-yorkaise, Margo Channing (Bette Davis), reçoit dans sa loge une admiratrice, Eve (Anne Baxter), qui est venue à chaque représentation de la pièce en cours. Le compagnon de Margo, Bill Sampson (Gary Merrill), metteur en scène de la pièce, de 8 ans plus jeune qu’elle, part le soir même travailler à Hollywood pour plusieurs semaines. Apitoyée par le destin tragique d’Eve, Margo la prend sous son aile comme secrétaire particulière. De fil en aiguille, Eve prend de plus en plus d’importance en devenant à la fois la sœur, la mère, l’amie, l’avocate et la gardienne de Margo. Au retour de Bill, éclate la première scène de jalousie de Margo car celui-là l’a négligée et s’est d’abord occupé d’Eve. Une prochaine pièce est en préparation et Margo est évidemment pressentie pour le rôle principal bien qu’il s’agisse d’une femme d’une vingtaine d’années alors que Margo entame la quarantaine. Ève, envieuse d’un succès semblable à celui de son idole Margo, réussit à remplacer la doublure de cette dernière. Elle arrive à ses fins en allant donner la réplique à une jeune actrice lors d’une audition : on ne remarque qu’elle. Elle place ses pions, patiemment.

Comme Margo devient de plus en plus insupportable en raison de sa jalousie, sa meilleure amie Karen Richards (Celeste Holm), femme de Lloyd Richards (Hugh Marlowe), auteur des pièces de théâtre interprétées par Margo, décide de lui jouer un tour. Au retour d’un week-end, Margo rate son train – pas par accident – et ne peut jouer au théâtre. Eve la remplace au pied levé. La presse est présente ce soir-là et, le lendemain dans les journaux, fait presque un triomphe à Eve. En particulier le redouté critique Addison DeWitt (George Sanders), qui publie une interview d’Eve critiquant les actrices plus âgées qui continuent à vouloir se cantonner dans des rôles de jeunes premières.

Des liens se tissent entre Eve et DeWitt pendant que d’autres se désagrègent, entre Margo et Eve. Margo et Bill, que l’épreuve rapproche, annoncent qu’ils vont se marier. Une sorte de chantage sur Karen Richards permet à Eve d’obtenir le rôle principal dans la nouvelle pièce de Lloyd. Eve fait ensuite tomber celui-ci dans ses filets et informe même DeWitt qu’ils vont se marier. DeWitt, fasciné par Ève et soucieux de conserver l’influence qu’il exerce sur sa carrière, la fait renoncer à ses projets. En effet, quelques heures avant la grande première, il lui fait comprendre qu’elle lui « appartient », elle et sa carrière, qui ne font plus qu’une, car il a découvert des informations sur son passé et fait un chantage à son tour. Eve gagne le prix Sarah-Siddons. Ce même soir, elle découvre chez elle une jeune actrice et admiratrice ; celle-ci commence à s’occuper des affaires d’Eve…


En 20 films, et autant de chefs-d’œuvre, Joseph L. Mankiewicz s’est installé au panthéon des plus grands réalisateurs hollywoodiens. Après avoir été dialoguiste et producteur, il met en scène ses propres scénarios, écrits d’une plume vive et acérée. Il fait tourner les plus grands, décortique les rapports humains et moque avec finesse les différences sociales.


Le film commence lorsque Eve Harrington reçoit le Sarah Siddons Award. Dès lors, par une succession de flash-back commentés par certains des protagonistes du film, nous allons peu à peu découvrir qui est véritablement Eve. La frêle petite admiratrice vêtue d’un vieil imperméable est devenue peu à peu la fidèle assistante qui sait se rendre indispensable, puis la doublure, l’actrice débutante, et enfin l’actrice confirmée et récompensée. Il suffit de voir la manière dont Eve salue et remercie ceux qui lui ont accordé le Sarah Siddons Award pour deviner qu’elle est en effet une actrice dans l’âme.

Parallèlement à cette irrésistible ascension d’Eve, Mankiewicz s’attache à décrire le monde du théâtre, dont on voit vivre les divers éléments fondamentaux, du réalisateur à l’écrivain, du producteur à la diva, de l’aspirante actrice à la fidèle costumière, sans oublier naturellement Addison De Witt, le critique. Bill Sampson, le réalisateur et compagnon de Margo, a ainsi l’occasion de décrire sa conception des choses : « Le théâtre, le théâtre ! Qui a dit qu’il n’existe que dans ces hideux bâtiments regroupés sur un mile carré à New York ? Ou à Londres, Paris ou Vienne? Ecoutez, mon petit. Et apprenez. Vous voulez savoir ce qu’est le théâtre ? Un cirque de puces. C’est aussi l’opéra. Les rodéos, les carnavals, les ballets, les danses tribales indiennes. Punch et Judy, un homme-orchestre. Tout cela, c’est le théâtre. Donald Duck, Ibsen et le Justicier solitaire. Sarah Bernhardt et Poodles Hanneford, Lunt et Fontanne, Betty Grable, Rex the Wild Herse, Eleonora Duse. Tout cela c’est le théâtre ! Vous ne les comprenez pas, vous ne les aimez pas tous, Pourquoi le devriez-vous ? Le théâtre est pour chacun, y compris vous, mais pas uniquement vous. Aussi, n’approuvez, ni ne désapprouvez. Cela peut ne pas être votre style de théâtre, mais c’est le théâtre pour quelqu’un quelque part. »

On croirait presque entendre Jack Buchanan dans The Band Wagon de Vincente Minnelli lorsqu’il parle du monde du spectacle ! Vivant avec une actrice – et quelle actrice ! -, Bill cherche à ne pas être dupe et témoigne à ce propos d’une curieuse volonté de sous-estimer le bonheur d’être acteur. D’où la conversation qu’il a avec Eve, qui incarne au contraire la joie de jouer devant un public : « Bill : Donner autant pour presque si peu.
Eve : Si peu. Si peu, dites-vous ? Pourquoi. Même s’il n’y avait rien d’autre, il y a les applaudissements. J’ai écouté depuis les coulisses le public applaudir. C’est comme des vagues d’amour dépassant la rampe et vous enveloppant. Imaginez… Savoir que, chaque soir, des centaines de gens différents vous aiment. Ils vous sourient, les yeux sont humides, vous leur avez fait plaisir. Ils vous veulent. Vous leur appartenez. Rien que ça vaut tout l’or du monde. »

Témoin cynique de cet univers, Addison est l’un des premiers à discerner le talent d’Eve. Il se fait un plaisir d’en informer Margo : « Addison : Margo, comme vous le savez, j’ai vécu dans le théâtre comme un moine trappiste vit sa foi. Je n’ai pas d’autre monde, pas d’autre vie et une fois il survient cet instant de pure révélation pour laquelle tous les croyants attendent et prient. Vous l’avez été. Jeanne Eagels aussi… Paula Wessely… Hayes… elles aussi. Trois ou quatre. Eve Harrington en fait partie.
Margo : J’en déduis qu’elle a bien lu.
Addison : Ce ne fut pas une lecture, ce fut une interprétation. Brillante, éclatante, un mélange de musique et de feu. »

Eve sait qu’Addison lui est indispensable pour son ascension. Non seulement il symbolise le pouvoir de la presse, mais il forme avec elle le couple que l’ on remarquera, du Club 21 au Stork Club. Mais les rapports d’Eve avec les hommes sont pourtant ambigus, comme si elle ne les connaissait pas aussi bien que cela. Elle tente d’abord, vainement, de séduire Bill Sampson, qui lui préfère Margo, et si elle a plus de succès avec Lloyd Richards qu’elle réussit à faire venir en pleine nuit à son chevet, elle n’arrive pas à tromper Addison DeWitt. Celui-ci, après avoir mené son enquête, en conclura qu’elle est une arriviste et une menteuse. Tout en lui reconnaissant un instinct de survie (« Quelque chose vous pousse à faire ce que je dis. N’est-ce pas ? Cet instinct vaut des millions. Vous ne pouvez l’acheter, Eve. Chérissez-le. »), il lui assène alors son véritable nom, Gertrude Slescynski, et parlant de cet Eddie qui n’existe pas, il prononce superbement : « Vous n’avez jamais été mariée. C’est non seulement un mensonge mais une insulte envers les héros morts et les femmes qui les aimaient. » Pour la première fois, Eve est défaite.

Elle a été démasquée. Elle serait perdue, sans l’opportunisme d’Addison qui, désormais, va se servir de celle qui croyait se servir de lui. Il n’est d’ailleurs pas interdit de penser que les relations entre Eve et Addison sont du même ordre que celles qui unissaient Laura à Waldo Lydecker dans le film d’Otto Preminger, des relations plus platoniques et « mondaines » que réellement physiques : « Addison : Vous êtes une personne imprévisible, Eve. Moi aussi. Nous avons cela en commun. De même qu’un mépris pour l’humanité et une impossibilité à aimer et à être aimé, une ambition insatiable et du talent. Nous nous méritons. Est-ce que vous m’écoutez?.. Alors dites-le.
Eve : Oui, Addison.
Addison : Vous comprenez à quel point vous m’appartenez désormais complètement ?
Eve : Oui, Addison.
Addison : Alors faites un petit somme, et bonne chance pour ce soir.
Eve : Je ne jouerai pas ce soir. Je ne peux pas.
Addison : Vous ne voulez pas y aller? Vous donnerez l’interprétation de votre vie. »

Et c’est ce qui se passera ! Superbement construit, le film se déroule comme un jeu où les divers protagonistes croient l’emporter, alors qu’en fait ils sont sur le point de perdre. C’est ainsi que lorsque Eve demande à voir Karen, on a tout d’abord l’impression que la jeune actrice est en état d’infériorité par rapport à son ancienne amie. Eve tente de jouer en effet sur cette amitié, n’hésitant pas à rendre responsable Addison du mal fait à Margo. Karen est parfois ébranlée. Eve passe alors au registre suivant en exigeant de Karen qu’elle lui fasse donner le rôle de Cora, faute de quoi elle révélera à Margo l’épisode de la panne d’essence et détruira à tout jamais leur amitié. En quelques minutes, Eve a pris le contrôle de la situation ! Inversement, lorsqu’elle veut faire croire à Addison que Lloyd Richards est prêt à quitter Karen pour elle, Addison frappe verbalement celle qui le croit trop tôt à sa portée : « Je suis Addison DeWitt. Je ne suis le jouet de personne. De vous moins que quiconque… Lloyd peut peut-être quitter Karen, mais il ne quittera pas Karen pour vous… Je suis venu vous dire que vous n’épouserez pas Lloyd ou qui que ce soit d’autre pour une simple raison : je ne vous le permettrai pas ! À partir de ce soir, vous m’appartenez. » Et c’est alors qu’il lui révèle qu’il connaît son véritable passé et sa duplicité. Cette duplicité a été parfaitement mise en évidence dans l’une des scènes les plus ambiguës du film, celle au cours de laquelle la « voisine » d’Eve téléphone à Lloyd Richards pour lui dire qu’Eve est malade (elle en profite pour dire à Karen, qu’elle a au téléphone avant de parler à Lloyd, qu’elle a souvent vu ce dernier en compagnie d’Eve… ). En réalité, Eve n’est pas malade. Elle est à côté de la jeune fille et, à la fin de la communication téléphonique, elles remontent toutes deux l’escalier en se tenant de près comme deux amies, deux complices ou… deux amantes. Ceux qui ne s’en seraient pas douté auparavant peuvent alors se demander si Eve n’entretient pas des relations saphiques avec certaines femmes, cela pouvant expliquer l’antipathie immédiate de la fidèle Birdie craignant qu’Eve ne se rende que trop utile auprès de Margo.

Le code de production de l’époque obligeait les cinéastes hollywoodiens à utiliser une technique plus allusive qu’aujourd’hui… L’admirable ultime séquence renforce cette idée. Eve, de retour chez elle, découvre une jeune fille, une admiratrice, endormie. La jeune fille habite loin et Eve choisit de la laisser dormir dans sa suite plutôt que de la renvoyer. Addison arrive et rapporte le Sarah Siddons Award. Il découvre la présence de la jeune fille, Phoebe. Elle sait déjà qui il est. Addison repart et Phoebe ment en disant à Eve que ce n’était que le chauffeur de taxi. Eve a déjà commencé à garder Phoebe auprès d’elle, Phoebe a déjà commencé à mentir… La boucle est bouclée. Phoebe succédera peut-être à Eve comme celle-ci avait succédé à Margo Channing. On remarque d’ailleurs que le chemisier de la jeune Phoebe, délicieusement jouée par Barbara Bates, est particulièrement transparent, avant d’être caché sous la somptueuse cape de soirée d’Eve, au moment où le miroir à plusieurs faces va renvoyer à l’infini la vision de Phoebe déjà triomphante…

Il est impossible de quitter Eve sans rappeler certaines des plus belles répliques du film, témoignages de l’esprit ironique de Mankiewicz, poussé ici à sa perfection : De Bill à Margo, lorsque celle-ci se plaint, une fois de plus, de son âge : « J’ai toujours nié la légende qui voulait que vous étiez sur scène dans An American Cousin la nuit où Lincoln fut tué. »
D’Addison De Witt présentant la jeune femme qui l’accompagne : « Miss Caswell est une actrice, diplômée de l’école d’art dramatique de Copacabana. »
Entre Addison et Miss Caswell, après l’essai peu convaincant de cette dernière sur scène : « Miss Caswell : Dites-moi, est-ce qu’il y a des auditions pour la télévision ?
Adisson : C’est cela, la télévision, ma chère. Il n’y a rien que des auditions. »
Entre Bill et Margo, à propos de son départ pour Hollywood : « Bill : Zanuck est impatient. Il me veut. Il a besoin de moi !
Margo : Zanuck, Zanuck, Zanuck ! Qu’est-ce que vous avez tous les deux ? Vous êtes amants ? » Mais l’une des plus belles répliques demeure certainement celle de Margo au cours de la soirée digne de Macbeth : « Attachez vos ceintures. La nuit va être agitée. »
Toujours délicieusement cynique, Addison DeWitt voit une explication à tout cela : « Nous avons l’anormalité en commun. Nous sommes une race à part du reste de l’humanité. Nous, les gens de théâtre. Nous sommes les vraies personnes déplacées. »

L’accueil du film sera relativement réussi auprès du public – 2 900 000 dollars de recettes aux Etats Unis – et triomphal auprès de la presse et des professionnels qui couronneront à nouveau Mankiewicz, qui obtiendra, comme pour A Letter to Three Wives, l’Oscar du meilleur scénario et celui de la meilleure mise en scène. Bette Davis, Anne Baxter, Thelma Ritter et Celeste Holm seront toutes nommées pour l’Oscar mais ne l’obtiendront pas. Mankiewicz l’expliquera ainsi : « Bette a perdu parce que Anne Baxter était nommée. Annie a perdu parce que Bette Davis était nommée. Celeste Holm a perdu parce que Thelma Ritter était nommée et celle-ci a perdu pour la même raison. » George Sanders obtiendra en revanche l’Oscar de la meilleure interprétation masculine de second plan. Une juste récompense pour une composition géniale.

Le tournage du film verra par ailleurs s’ébaucher la liaison de Bette Davis et de Gary Merrill. Celui-ci trouvait que Bette Davis était une femme possédant un exceptionnel « magnétisme », une « irrésistible féminité » : « J’étais inéluctablement poussé vers elle. Mon premier sentiment de compassion pour cette femme au grand talent et mal comprise a bientôt cédé la place à une puissante attirance. Avant peu, nous tenions nos mains, allions au cinéma ensemble et faisions autre chose aussi. Mon initiale compassion s’est transformée en un désir incontrôlable. » Bette Davis divorcera de William Sherry le 4 juillet 1950, Gary Merrill de Barbara Leeds le 28 juillet, et tous deux se marieront à Juarez ce même 28 juillet ! Ils adopteront une petite fille qu’ils nommeront Margot, en souvenir de Margo Channing. Mais le mariage sera un échec. Bette Davis avouera s’être éprise non de Gary Merrill mais de Bill Sampson, et Gary, de son côté, de Margo Channing plus que de Bette Davis. « Une heure après l’avoir épousé, dira Bette Davis, j’ai su que j’avais fait une terrible erreur ! »  La conclusion peut appartenir à Anne Baxter qui déclarait que le tournage avait été comme « une délicieuse thérapie de groupe dont Mankiewicz était le psychiatre. Joe connaissait mieux les femmes que n’importe quel autre homme que j’ai connu. » [Joseph L. Mankiewicz – Patrick Brion – Ed. de La Martinière (2005)]


LES EXTRAITS

on Berkeley Square et The House on the Square. Il s’agit d’une nouvelle adaptation de la pièce de John L. Balderston Berkeley Square, inspirée par The Sense of the Past d’Henry James.

Il y a des films qui tombent sous le sens. Des films que rien ni personne ne peuvent enfermer dans une langue définitive ou livrer aux limbes de l’oubli. Tout a été dit sur le cinéma de Joseph L. Mankiewicz. A peu de choses près. mais cette comtesse qui s’avance pieds nus depuis l’année 1954 garde dans nos coeurs une place à part, une place de choix, une place que bien des films voudraient lui prendre.

Un samedi de mai, Deborah, Lora Mae et Rita délaissent leurs maris pour organiser un pique-nique sur les bords de la rivière avec un groupe d’enfants orphelins. Juste avant d’embarquer sur le bateau, elles reçoivent une lettre : Addie Ross leur apprend qu’elle a quitté la ville avec le mari de l’une d’entre elles. Pendant la promenade, chacune s’interroge pour savoir s’il s’agit du sien…

1951 est l’année la plus prestigieuse de la carrière de Joseph L. Mankiewicz, qui, pour All About Eve (Eve), va obtenir en quelques semaines les Oscars du meilleur film, du meilleur réalisateur,  et du meilleur scénario adapté. La cérémonie des Oscars a lieu le 29 mars. À ce moment-là, Mankiewicz a débuté depuis neuf jours le tournage de People Will Talk, sans aucun doute son film le plus curieux. L’intrigue présente une grossesse non désirée, un souhait d’avortement, une tentative de suicide et une commission d’enquête sur fond de délation, tout ceci dans une atmosphère qui oscille entre la comédie et le drame.

Guys and dolls a été joué à Broadway à partir du 21 novembre 1950, au théâtre de la 46e rue. Samuel Goldwyn est l’un des spectateurs de la première et, avant même la fin du second acte, il a décidé de produire une adaptation cinématographique du spectacle. Ce ne sera pourtant qu’en 1954 qu’il parviendra enfin à acquérir les droits tant convoités. Il l’emportera sur ses rivaux en garantissant un million de dollars plus 10 % des bénéfices au-dessus de dix millions de dollars. Un engagement considérable qui rend, dès le départ, le succès financier du film très problématique

Réalisé par Joseph L. Mankiewicz, Somewhere in The Night (Quelque part dans la nuit) place la figure du détective privé dans le dispositif des films sur les amnésiques. Sa forme repose sur les transcriptions visuelles de l’angoisse d’un homme sans mémoire qui cherche l’individu susceptible de l’éclairer sur son passé, puis découvre avec stupeur que celui qu’il veut retrouver n’est autre que lui-même. Et qu’il est un détective privé qu’on soupçonne de vol et d’assassinat.

1844. Miranda Wells (Gene Tierney) quitte sa famille du Connecticut pour rejoindre son riche cousin Nicholas Van Ryn (Vincent Price) qui vit avec sa femme dans la sombre demeure de Dragonwyck. Van Ryn traite ses métayers avec la dureté de ses ancêtres et souffre parallèlement du fait que sa femme, Johanna (Vivienne Osborne), a été incapable de lui donner un héritier mâle. Johanna tombe bientôt malade et meurt. Peu de temps après, Nicholas demande à Ephraim Wells (Walter Huston), le père de Miranda, la main de sa fille…


Mélange explosif de candeur et de sensualité débordante, Marilyn Monroe est une actrice proche du génie. Sous le maquillage et les atours, elle restait une « petite fille ». Elle ne ressemblait à personne…



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