L’OBSCURITÉ ET LA CORRUPTION DANS LE FILM NOIR
Le film noir a toujours eu une conscience. C’est sans doute pourquoi tant de gauchistes et de victimes du maccarthysme comme Jules Dassin (The Naked City), Joseph Losey (The Prowler), Edward Dmytryk (Cornered), Albert Maltz (scénariste de The Naked City), Adrian Scott (scénariste de Crossfire) et Dalton Trumbo (scénariste de Gun Crazy ) y trouvaient là un genre salutaire. Ils voyaient la société avec un regard venant du bas de l’échelle sociale, du point de vue du loser, du délinquant, du malchanceux et du quidam prolétaire. Il était donc normal que le genre soit imprégné d’une certaine critique sociale.
Force of Evil (1948) d’Abraham Polonsky, mis sur la liste noire, raconte l’histoire d’un avocat amoral (John Garfield) au service d’un gang contrôlant les paris, qui se rachète au travers de son amour sincère pour son frère harcelé puis tué par la mafia. De même, dans Rogue Cop (Sur la trace du crime, 1954), Kelvaney (Robert Taylor), flic pourri, ne se rachète une conduite qu’après l’assassinat de son frère par la pègre. Il trouve sa propre forme de pénitence et de rédemption dans une grêle de balles lors de la fusillade finale.
Dans l Wake Up Screaming (1942) et son remake Vicki (1953), un inspecteur de police maussade et froid utilise son badge pour satisfaire sa fixation sentimentale/sexuelle sur un mannequin puis, après la mort de celle-ci, pour persécuter son fiancé. Dave Bannion dans The Big Heat , un flic intègre, après le meurtre de sa femme, recourt à des méthodes discutables avec des résultats tragiques.
Dans The Big Combo (1955), réalisé par Joseph H. Lewis, également réalisateur de Gun Crazy, l’inspecteur Leonard Diamond (Comel Wilde) laisse sa passion sexuelle pour la mondaine maltraitée et masochiste Susan Lowell (Jean Wallace) altérer ses méthodes de travail jusque-là légales. Il est prêt à tout pour détruire les activités de l’amant mafieux de celle-ci, Mr. Brown (Richard Conte), son rival.
Dans Snockproof (1949), écrit par le scénariste/réalisateur Samuel Fuller, spécialiste du film noir (Pick up on South Street, 1953 – The Crimson Kimono, 1959), un contrôleur judiciaire (également incarné par Cornel Wilde) tombe amoureux de sa sulfureuse prisonnière en liberté conditionnelle (Patricia Knight) et sabote sa carrière, abandonnant son code strict de l’honneur pour l’aider à échapper à la loi.
Touch of evil fut réalisé par Orson Welles, dont on considère que Citizen Kane a eu une influence majeure sur le film noir par son inventivité visuelle, ses peintures corrosives de personnages et même ses dialogues stylisés. Touch of evil est une histoire de corruption aux dimensions shakespeariennes. L’action se déroule dans une ville frontalière crasseuse (en fait le film fut tourné à Venice en Californie), où le commerce de la drogue, du sexe, du jeu et toute forme de comportement illégal battent leur plein. « Toutes les villes frontalières attirent ce qu’il y a de pire dans un pays », dit Vargas (Charlton Heston) à son épouse américaine (Janet Leigh). Le célèbre plan-séquence d’ouverture, un long panoramique ascendant qui dure plus de trois minutes et s’achève sur l’explosion d’une voiture, établit adroitement le milieu et sa violence latente. Le plan s’ouvre sur une bombe artisanale que l’on place dans le coffre de la voiture d’un homme d’affaires américain, Linnekar, un homme marié qui vient de passer la nuit avec une stripteaseuse. La caméra suit sa voiture du côté mexicain de la frontière, donnant au spectateur un aperçu des rues sombres et de leurs habitants bagarreurs. On y aperçoit également plusieurs des personnages principaux, parmi lesquels Vargas, un policier mexicain incorruptible, en lune de miel avec sa nouvelle épouse Susan. Tandis que Vargas et Susan s’embrassent, la caméra s’arrête enfin et révèle la voiture déchiquetée et en flammes.
Cet événement est le déclencheur d’une intrigue remplie de rebondissements désormais typiques du film noir. Vargas rejoint un confrère du côté nord de la frontière, l’inspecteur Hank Quinlan, pour enquêter et découvrir le poseur de bombe. Quinlan, interprété par Welles lui-même, est l’incarnation de la corruption. Il est de plus raciste. Apprenant que Vargas est sur l’affaire, il déclare avec dédain : « Ils ont invité une sorte de Mexicain. » Plus tard, il dit à son coéquipier, Pete Menzies, en désignant le côté américain de la frontière : « Rentrons à la civilisation. » Il s’enorgueillit de se fier à son intuition plutôt qu’à de « simples faits » et n’hésite pas à prendre des mesures discutables, comme passer à tabac le suspect mexicain Sanchez, amant de la fille de l’homme assassiné. Il va jusqu’à cacher de la dynamite dans la salle de bains de leur « nid d’amour » pour l’incriminer. Mais le plus frappant, c’est son aspect physique. Le plus souvent filmé en contre-plongée, Quinlan ressemble à un cadavre gonflé bien avant de le devenir à la fin du film. Grignotant sans cesse des barres au chocolat et marchant avec une canne, il paraît malade et en décomposition physique aussi bien que morale. Comme le révèle plus tard Menzies, Quinlan est un alcoolique qui a fait une dépression après le meurtre par strangulation de sa femme, la seule affaire qu’il n’a jamais pu élucider.
Mais la corruption dans le film ne se limite pas à Quinlan et à ses sbires, qui incluent le représentant du ministère public Adair ainsi que le chef de la police. Parallèlement à l’enquête sur la bombe, Welles entrecoupe le récit d’une autre intrigue de corruption interne qui recoupe parfois la trame principale et tourne autour du parrain de la ville, « Oncle Joe » Grandi. Akim Tamiroff, acteur de genre souvent utilisé par Welles, en fait un personnage quasi comique avec des mimiques à la Edward G. Robinson et un toupet de guingois. Grandi est un opportuniste habile, qui fait pression sur la femme de Vargas pour empêcher celui-ci de témoigner contre son frère à Mexico. Susan reçoit ses menaces avec mépris, le traitant de « petit porc ridicule », Il passe alors à la vitesse supérieure tandis qu’elle attend dans un motel isolé dans le désert que son mari ait fini son enquête. Dans une scène au suspense terrifiant, une bande de voyous recrutés par Grandi, dont un couple lesbien, encercle le motel, mettant la musique à fond pendant qu’elle essaie de dormir. Puis ils coupent l’électricité, l’agressent et la droguent. Elle est ensuite abandonnée dans un hôtel de la ville frontalière.
Les fils des deux histoires s’entremêlent quand Quinlan est accusé par Vargas de créer de fausses pièces à conviction comme dans d’autres affaires précédentes. Quinlan est alors obligé de consulter Grandi qui lui déclare : « Dans cette histoire, on est associés. » Pour détruire la réputation de Vargas, Quinlan, désormais ivre en permanence, retrouve Grandi dans la chambre de Susan puis l’étrangle pour faire endosser le meurtre au policier mexicain et à sa femme. Mais, dans son esprit brouillé par l’alcool, il commet une erreur fatale : il oublie sa canne. Bien que toujours dévoué à Quinlan, Menzies découvre la canne et se rend compte qu’il ne peut plus fermer les yeux sur les agissements de son ami et mentor. Il la donne à Vargas mais est affolé à l’idée que ce n’est sans doute pas la première fois que Quinlan va trop loin. À contrecœur, il accepte de porter sur lui un micro pour enregistrer les propos incriminants de son coéquipier. « Vous croyez que ça me fait plaisir ? Hank est le meilleur ami que j’ai jamais eu. »
La dernière scène, près des canaux fétides et des tours de forage de la ville, est un tour de force visuel. La caméra suit Pete d’un mouvement fluide tandis qu’il entraîne Quinlan le long des canaux, Vargas les suivant en se cachant sous les ponts et derrière les tours de forage afin de rester dans le champ restreint du transmetteur, Quinlan est méfiant mais assez saoul pour avouer qu’il a placé la dynamite dans la salle de bains de Sanchez. Puis, retrouvant soudain son instinct tant vanté, il sent la présence de Vargas. Il abat Pete, comprenant qu’il l’a trahi. Le sang de son ami coule sur sa main. Filmé avec un très grand angle qui déforme l’image, il s’avance dans l’eau glauque où se déversent les égouts pour tenter de laver le sang sur ses mains, évoquant la célèbre scène de Lady Macbeth dans la pièce de Shakespeare. Apercevant Vargas, il tente de lui tirer dessus mais Menzies agonisant l’atteint avant. n tombe parmi les ordures flottantes, qui symbolisent sa propre corruption. Son corps gonflé part à la dérive. Schwartz, un procureur appelé à la rescousse par Vargas, arrive avec Susan. Contre toute attente, il révèle que Sanchez a tout avoué et que, comme le soutenait Quinlan, c’était bien lui qui avait posé la bombe. La fin apporte une dernière note ironique quand Tanya, la propriétaire de la cantina locale et la seule autre amie de Quinlan, arrive et prononce son épitaphe laconique : « C’était un drôle de type. Qu’est -ce que ça change ce qu’on peut dire des gens ? »
Comme la plupart des films de Welles, Touch of evil rencontra de nombreux problèmes au cours de sa production et de sa distribution. La première eut lieu en 1958 et, selon différentes sources, le film faisait alors entre 105 et 114 minutes. Devant l’accueil décevant du public, le studio exigea qu’on rajoute des scènes explicatives et qu’on revoie le montage. À ce stade, Welles avait déjà claqué la porte et Universal engagea Harry Keller pour diriger les changements. La copie qui sortit en salles ne faisait plus que 95 minutes. En 1998, le producteur Rich Schmidlin supervisa la « restauration » du film en une version de 111 minutes, se basant sur les nombreuses notes laissées par Welles. [Film Noir – Alain Silver & James Ursini, Paul Duncan (Ed.) – Ed. Taschen (2012)]
PORTRAIT
Orson Welles est né à Kenosha, dans le Wisconsin, le 6 mai 1915. De tous les réalisateurs de films noirs, c’est celui qui jouit du plus grand prestige auprès du public, en grande partie grâce à Citizen Kane (1941) son premier long métrage devenu un monument du cinéma… Welles était un homme de théâtre comme on peut le voir a son goût pour les adaptations littéraires, ses dialogues sophistiqués et ses mises en scène expressionnistes. Il commença sur les planches en Irlande et à New York au début des années 1930, mais devint rapidement auteur, producteur et metteur en scène tout en continuant à jouer dans ses propres productions. Il connut ses premiers grands succès avec John Houseman et le New York Federal Theater Project, avec lesquels il mit en scène des versions révolutionnaires de classiques tels que Macbeth et Jules César, respectivement transposés à Haïti et dans l’Italie fasciste. Avec Houseman, ils finirent par former leur propre troupe baptisée The Mercury Theater et élargirent leurs activités à la radio où Welles se fit un nom en 1938 avec la célèbre adaptation de La Guerre des mondes de H. G. Wells. Rapportant les événements du roman comme si l’invasion extraterrestre avait vraiment lieu, il terrorisa un nombre considérable d’auditeurs. Profitant de cette notoriété, Welles signa un contrat avec RKO pour réaliser une série de films. Le premier, Citizen Kane, librement inspiré de la vie du magnat de la presse William Randolph Hearst, fut un succès critique mais, comme tous les films de Welles, il fut marqué par une série de problèmes. Hearst tenta d’empêcher la distribution du film en le rachetant dans le dos du réalisateur et, la RKO refusant de vendre, lança tous ses journaux à l’attaque du film. Welles continua de travailler à la radio et au cinéma, réalisant des films et écrivant des scénarios dans la veine du Noir tels que The Stranger (Le Criminel, 1946) et The Lady from Shanghai (La Dame de Shanghai, 1948). Fidèle à son amour des classiques, il réalisa Macbeth (1948) et Othello (1952), tous deux mémorables par leur esthétique baroque ainsi que l’histoire mouvementée de leur production. Il revint au monde du Noir avec Mr. Arkadin/Confidential Report, 1955) et, enfin, Touch of evil. Pour le restant de sa carrière, il sillonna le monde, travaillant énormément comme acteur et réalisant des films quand il le pouvait, souvent par fragments assemblés plus tard. Parmi les plus remarquables, on retiendra The Trial (Le Procès, 1962) et Chimes at Midnight (Falstaff, 1966). Welles mourut à Hollywood le 10 octobre 1985.
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