duminică, 6 martie 2022

BOUDU SAUVÉ DES EAUX (Jean Renoir, 1932)

 
LE FILM FRANÇAIS / 

mon cinéma à moi


BOUDU SAUVÉ DES EAUX (Jean Renoir, 1932)

«Croyez-vous que la vérité s’exprime uniquement par le vrai ? Erreur ! Boudu… est, en effet, un film d’une fausseté rigoureuse ! »  Au cours du prologue, sur la scène d’un théâtre de convention, Lestingois, le brave libraire secrètement amoureux de sa bonne, interprète le rôle d’un satyre. Ce bourgeois voltairien, libre penseur, libéral et libertaire trouve en Boudu le porte-parole de ses rêves d’anticonformisme radical. En lui, il accède à la seule image de lui-même à laquelle il puisse réellement souscrire. II rompt toutes les amarres. Mais le libérateur s’avère très vite un gêneur ou plutôt le révélateur du véritable visage de son hôte : Lestingois n’est qu’un brave homme installé dans le conformisme inconscient que ses références littéraires et ses transports imaginaires lui permettaient de masquer. La créature condamne alors son créateur. Trempé, penaud, assis sur les berges où court le mouvement de l’eau, Lestingois laisse filer l’interprète d’un idéal auquel il ne peut évidemment plus souscrire.

Dans Boudu sauvé des eauxRenoir fait pour la première fois avec une telle clarté le procès de l’imaginaire en tant que force de dénégation du réel et instrument de conquête d’une identité mensongère. Tout le malentendu autour de l’insuccès puis du succès de ce film vient de là. A travers le personnage de Michel Simon, le spectateur n’accède-t-il pas lui aussi à une illusion de liberté sur fond de dénégation de ses propres contradictions ?

Mais Boudu peut être pris au premier degré. La recherche du bonheur dans le dénuement, la rupture avec les derniers ponts de la société, ne se retrouvent-ils pas, tout au long de son œuvre, du moins en tant que tentations ? Pepel dans Les Bas-fonds, Bomier dans La Marseillaise, Felipe dans Le Carrosse d’or n’expriment-ils pas eux aussi cette tendance ? Renoir portait-il réellement cette potentialité en lui ? N’était-elle, à son tour, qu’une référence imaginaire, une ultime protection contre la société, ses méfaits et ses tares, une dernière forme de contestation d’un monde fondé sur la possession et le rendement ? Les deux clochards du Dernier réveillon consomment-ils la fin de cette référence et de ses illusions ? L’œuvre de Renoir est trop riche pour que nous puissions la ramener à une unité par-delà toute contradiction.

Redoublant le génie de Renoir, sa science du décor et de la profondeur de champ, Boudu doit évidemment beaucoup à l’immense talent de Michel Simon. On ne peut même plus parler de direction d’acteur, mais de la rencontre de deux personnalités d’exception en état de grâce. Une œuvre unique dans le cinéma mondial. Ainsi qu’il en est souvent dans l’œuvre de Jean Renoir[Jean Renoir – Daniel Serceau – Filmo n°12, Edilio (1985)]


Considéré par beaucoup comme « le plus grand et le plus français des cinéastes français », Jean Renoir aura marqué son temps avec des films où une féroce critique de la société s’alliait à un sens très vif du spectacle.


L’HISTOIRE

Un clochard du nom de Boudu perd son chien. La police ne consent pas à le rechercher. Désespéré, il se jette dans la Seine. M. Lestingois, libraire, qui aime regarder les passantes à l’aide de sa longue-vue, l’aperçoit. Il repêche le malheureux, l’installe en son logis l’habille et le nourrit. Boudu prend ses aises. Il crache dans les livres, cire ses chaussures avec l’édredon de Madame Lestingois, injurie les clients. La nuit venue, M. Lestingois n’ose plus rejoindre Anne-Marie, sa servante, dont il avait fait sa maîtresse. Boudu commence à changer. Il se met à mentir et à dissimuler. Un jour, Madame Lestingois le convoque dans sa chambre pour le réprimander. Il fait l’amour avec elle. Boudu gagne à la loterie. Le billet lui avait été donné par M. Lestingois. Il boude sa maîtresse. Celle-ci s’accroche à son cou, pousse malencontreusement une porte, et découvre sa servante et son mari tendrement enlacés. Le libraire décide de régulariser la situation. Boudu épouse Anne-Marie. Les jeunes mariés se promènent en bateau, ainsi que toute la noce. Boudu se penche pour ramasser une fleur. La barque chavire. Boudu se laisse glisser au fil de l’eau. Il troque sa redingote contre les guenilles d’un épouvantail et reprend son existence de vagabond. Sur la berge, tristes et désemparés, Lestingois et ses proches se lamentent.


Michel Simon est considéré comme l’un des plus prestigieux comédiens du XXe siècle. Sa personnalité se dessine dès l’enfance : un esprit d’une vivacité peu commune, épris de liberté individuelle, un amour éperdu de toute forme de vie et un sens de l’observation extrêmement aigu. A l’épreuve de la vie en société, tout cela composera un humaniste misanthrope dans la grande tradition, d’une sensibilité inquiète et d’une tendresse ombrageuse, mais aussi d’une timidité qui le condamnera à une certaine solitude : c’est essentiellement par son métier de comédien qu’il participera à la vie en communauté et ce métier s’en trouvera enrichi d’autant.


« Oh celui-là, ce qu’il est beau ! Je n’ai jamais vu un clochard aussi réussi ! », s’exclame Monsieur Lestingois de son balcon du quai de Conti lorsqu’il voit apparaître dans sa lorgnette Boudu. Pour cet humaniste éclairé, nourri de Renan et d’Anatole France, le clochard hirsute, faunesque et dépenaillé représente davantage qu’un type idéal. Il concrétise le rêve, tout littéraire, que mettait en scène le prologue mythologique : sur un proscenium imaginaire Lestingois-Bacchus batifolait avec la nymphe Anne-Marie-Chloé contre le décor à deux dimensions d’un sage jardin à la française. De toute évidence Boudu sera le Priape de la fable. Affranchi des conventions sociales, il est à même de réaliser ce que le libraire se contente de rêver. Le clochard sauvé des eaux pratique avec une tranquille insolence cette philosophie épicurienne dont Lestingois ne goûte que furtivement les plaisirs.

Pénétrant bien malgré lui dans « un intérieur honnête, familial et bourgeois », Boudu refuse d’emblée la règle du jeu, refuse de manifester la moindre reconnaissance envers son bienfaiteur. Il ne se sent l’obligé de personne. Pire : il se livre à une véritable escalade de la goujaterie : ce dissident, cet asocial se permet de formuler des idées très personnelles sur les bonnes manières et même de retourner comme un gant les usages établis : il répand du vin sur la nappe « pour couper le sel », il crache partout sauf dans son mouchoir parce que « c’est sale », il s’obstine à dormir sur le palier pour ne pas « suer dans des draps »… Non content de jongler avec la vaisselle ou les ustensiles ménagers, de laisser couler les robinets, d’essuyer ses chaussures avec le couvre-lit de satin, il lutine la bonne comme pour s’approprier le droit de cuissage que se réservait Lestingois. Celui-ci regrette bientôt son geste inconsidéré : «On ne devrait jamais secourir que les gens de sa condition ». Fût-il vêtu d’un complet, les chaussures cirées, les cheveux coupés, Boudu demeure irrécupérable. Il n’en comble pas moins à point nommé les désirs jusqu’ici refoulés de la très hypocrite Madame Lestingois. Le mari trompé lui pardonnerait tout, même de cracher dans la « Physiologie du Mariage » de Balzac, si le scandale ne finissait par menacer les fondements même de son foyer.

Dans l’œuvre originale, la soudaine fortune de Boudu, acquise à la loterie, permettait de régulariser la situation en conformité avec la morale du siècle : le clochard épousait la petite bonne et allait grossir cette classe des domestiques, pilier le plus solide de la société bourgeoise. C’est là que Renoir prend le contre-pied de la pièce de René Fauchois : Boudu ne s’intègrera pas. A peine marié, Boudu fait chavirer la barque et se laisse emporter par le courant de la rivière. Ses ébats aquatiques célèbrent la liberté retrouvée du corps et de l’âme. Force de la nature, Boudu est retourné à la matrice originelle. Quand il aborde sur la berge, un ample panoramique à 3600 lui restitue cet espace solaire où, libre de toutes contraintes, se dilatent et s’épanouissent les forces vitales. Boudu rejoint le monde dionysiaque des faunes, des satyres et des nymphes que Renoir ne cessera de chanter. Boudu marque donc la rupture entre ces deux univers antagonistes et pourtant complémentaires, celui de l’ordre et celui du désordre, que l’œuvre future du cinéaste s’efforcera de réconcilier. Cependant, dans le Testament, le couple Opale-Cordelier symbolisera à nouveau le divorce de l’intelligence et de l’instinct, de la cérébralité et de la sensualité de la culture et de la nature. On peut aussi voir en Boudu le premier messager de ce dieu Pan qui soulèvera la tempête érotique du Déjeuner sur l’Herbe.

Boudu est célèbre, à juste titre, pour la liberté de sa construction : Renoir traite chaque scène pour elle-même, se plaît à mélanger les genres – du burlesque au pathétique – bat en brèche toutes les conventions théâtrales. Aux enchaînements logiques il substitue le coq-à-l’âne, aux unités classiques l’accumulation des incidents et le foisonnement de la vie. La richesse de la bande sonore n’est pas moins remarquable : les bruits de la rue enregistrés en direct, les chansons populaires toujours « en situation », la valse en contrepoint des barques glissant sur la Marne. Les instruments de musique se chargent de connotations savoureuses: d’un côté le piano des Lestingois, rarement ouvert, considéré comme une potiche («Nous avons un piano parce que nous sommes des gens respectables ! ») ; de l’autre la flûte qui module une lancinante invitation à la volupté. Ou encore cet orgue de Barbarie qu’écoute, étendue sur son lit, tourmentée par une inavouable insatisfaction, la digne Madame Lestingois. Lorsqu’elle cède aux avances de Boudu, la caméra recadre dans un mouvement de feinte pudeur l’image du mamelouk au clairon, tandis qu’une fanfare tonitruante recouvre le dialogue des amants. Le final de Boudu, cet improbable défilé de clochards chantant « Sur la Riviera », nous entraîne très loin des chemins étroits du réalisme, sur lesquels certains ont voulu cantonner le Renoir des années 1930. Celui-ci avouera en 1957 n’avoir jamais aimé que «les histoires dans lesquelles le mélange de féerie théâtrale et de féerie de la vie forment la base de l’intrigue ». [Les français et leur cinéma 1930-1939 – Eric Losfeld – Maison de la culture de Créteil (1973)]


LES EXTRAITS

Réalisé avec des acteurs et des techniciens de l’équipe Marcel Pagnol, développé dans son laboratoire de Marseille, et ayant peut-être bénéficié de sa discrète collaboration pour certains dialogues, Toni, entièrement tourné en extérieurs dans le Midi, a plus d’un point commun avec Angèle, tant dans son thème et ses personnages que dans son style, résolument mélodramatique. 

Devenu culte après avoir été maudit (mutilé, censuré…), ce vaudeville acide a été conçu dans l’atmosphère trouble précédant la Seconde Guerre mondiale, à une époque où une partie de la société française ignorait qu’elle dansait sur un volcan. Jean Renoir s’inspire de Beaumarchais et de Musset. Et il dirige ses comédiens, inoubliables, en pensant à la frénésie de la musique baroque, à la verve trépidante de la commedia dell’arte : Dalio en aristo frimeur, Carette en braconnier gouailleur, Paulette Dubost en soubrette, Gaston Modot en garde-chasse crucifié.

Deux ans après leur première collaboration pour Les Bas-fonds, Gabin et Renoir se retrouvent pour porter à l’écran le roman d’Émile Zola. À la fois drame social et romance tragique, La Bête humaine s’avérera l’un des chefs-d’œuvre de l’immédiat avant-guerre. 

Moyen métrage aussi travaillé qu’un film long (selon l’expression de son auteur), ce dix-septième film de Renoir est une œuvre faussement limpide. Simple histoire d’amour pour une banale promenade à la campagne, il porte, jusqu’à en crier, toute la tragédie de l’amour en Occident – une tragédie dont Renoir, de film en film, fera une critique de plus en plus radicale pour en consommer définitivement la fin dans Le roi d’Yvetot.

L’action des Bas-fonds se situe à la fois dans la Russie des tsars et la France du Front populaire. Renoir n’a pas cherché à tricher. Seuls les noms, les costumes et quelques anecdotes de scénario rappellent le pays de Gorki. Le « réalisme extérieur » ne compte pas. L’auteur du Crime de monsieur Lange parle de la France en 1936. 

Le film dont Jean Gabin attaque le tournage à l’automne 1954 est, à plusieurs titres, placé sous le signe du renouveau. Tout d’abord parce qu’il s’agit de son tout premier film en couleurs. Ensuite, parce que l’aventure de French Cancan marque la fin d’une des bouderies les plus regrettables du cinéma français : en froid depuis la Seconde Guerre suite à des choix de vie divergents, Gabin et Jean Renoir trouvent dans ce projet le prétexte à des retrouvailles sans doute espérées de part et d’autre depuis longtemps.

« La Grande Illusion, écrivait François Truffaut, est construit sur l’idée que le monde se divise horizontalement, par affinités, et non verticalement, par frontières. » De là l’étrange relation du film au pacifisme : la guerre abat les frontières de classe. Il y a donc des guerres utiles, comme les guerres révolutionnaires, qui servent à abolir les privilèges et à faire avancer la société. En revanche, suggère Renoir, dès que les officiers, qui n’ont d’autre destin que de mourir aux combats, auront disparu, alors les guerres pourront être abolies : c’est le sens de la seconde partie, plus noire, qui culmine dans les scènes finales entre Jean Gabin et Dita Parlo, à la fois simples et émouvantes.



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