duminică, 14 septembrie 2025

[la IVe République et ses films] 2/10

 Histoire du cinéma

[la IVe République et ses films] LA QUALITÉ – UNE ABDICATION FORCÉE (2/10)

Le cinéma, toujours fasciné par la grandeur du Grand Siècle, évoque Descartes, La Fontaine, Molière, Beaumarchais et Marivaux. Il admire également le panache romantique et la précision réaliste, tout en cherchant à remplacer la cadence des strophes et la vivacité du dialogue par des combinaisons d’images et de sons. Pendant l’occupation, le cinéma français, replié sur lui-même, s’épanouit en recréant un monde de rêve. Après la victoire alliée, il revient à la réalité, malgré la concurrence américaine. Les réalisateurs en vogue, tels que ClouzotGuitryCarné, Delannoy, Autant-LaraCayatteBecker, Clément, Allégret, Decoin, Christian-Jaque, Dréville, Daquin, Lacombe, Marc Allégret, René Clair et Julien Duvivier, travaillent avec ardeur pour affirmer la prépondérance de la France dans le cinéma mondial.


[la IVe République et ses films] LA QUALITÉ – LA MOISSON DE LA LIBÉRATION (1/10)
S’écoule l’année 1945. Le bilan de la Saint-Sylvestre surprend et inquiète. Abstraction faite des films inspirés par le conflit et l’occupation, les premiers préposés aux opérations de qualité se sont embourbés dans des histoires battues et rebattues…


Le triomphe des Enfants du paradis, éblouissant feu d’artifice qui illumine la Libération, va peser lourd sur la suite de la carrière de Marcel Carné. Quel autre film pourra égaler, sinon dépasser ce monument ? Carné, Prévert, Trauner, Hubert, Thiriet, Kosma, se sont entendus et complétés pour agencer l’un des plus purs produits de la qualité française. Le cinéma, sans timidité, prodigue ses saluts au théâtre et à la pantomime. Les grâces vives et mélancoliques du dialogue exaltent l’hommage au romantisme. La majesté des décors, la magnificence des costumes enrichissent une histoire d’amour qui, au hasard des boulevards et des années, hésite et s’égare pour se noyer dans les remous de la mi-carême. La souplesse et le mordant de l’interprétation achèvent de situer l’œuvre sur un sommet difficile à reconquérir. Carné en a conscience. Il agit avec prudence et finit par choisir comme prétexte un ballet, Le Rendez-vous, dont l’argument est de Jacques Prévert et la musique de Joseph Kosma et qui a été bien accueilli. Prévert élargit le scénario à la mesure de Gabin qui revient des Etats-Unis et de Marlène Dietrich, désireuse de tourner à ses côtés. L’acteur traine avec lui sa mythologie et le poids des victimes de la société vouées à la fatalité et aux amours sans issue. Mais pour éviter de se complaire dans les réminiscences, l’action comprimée en une nuit va se situer dans un quartier bien défini de Paris : le Paris appauvri, glacial et équivoque de l’immédiat après-guerre. Sans recul.

C’est vouloir jouer sur deux tableaux. Il est téméraire d’invoquer des fantômes : le déserteur du Quai des brumes, l’ouvrier traqué du Jour se lève sont nés dans la fièvre des années tourmentées. La guerre a passé, leur image a pâli. On tente de la raviver mais les couleurs ont trop servi. On risque, de ce fait, le décalage entre les amours purement littéraires de deux créatures et la lassitude trop réelle qui accable le petit peuple parisien au sortir de l’occupation. Les vedettes vont heureusement imprimer aux rôles leur forte personnalité. Par ailleurs, Pathé s’inquiète des exigences du réalisateur. Le coût du décor monumental ( et pourtant nécessaire) de la station de métro Barbès lui paraît exorbitant. Or Gabin et Marlène se désistent. On craint la catastrophe et leur abandon va d’ailleurs nuire à l’exploitation. Les néophytes qu’on leur substitue (Montand, Nathalie Nattier) sont inexpérimentés. Leurs scènes ardues passent mal. Elles ennuient, et le symbolique Destin qu’ils rencontrent à chaque coin de rue sous l’apparence d’un clochard paraît bien daté et n’arrange rien.

En revanche, tous les comparses, du père de famille nombreuse (Carette) au cheminot résistant (Bussières) existent et touchent le public. Mais les auteurs – et c’est à leur honneur- ont enfoncé leurs doigts dans des plaies vives. Les portraits à l’emporte-pièce des deux collabos ou celui de la patronne du restaurant-marché noir surprennent et gênent certains. Ils ternissent l’image de la patrie, ils méritent la cabale. La présentation du film déchaîne les ragots et suscite des ricanements. Un des rares critiques à défendre Les Portes de la nuit fait la part des choses : « Sa première gronde qualité consiste à nous donner une image satisfaisante du temps où nous vivons. Le métro, le marché noir, l’épuration y tiennent sensiblement la même place qu’ils ont occupée dans la vie des Parisiens en 1945… En même temps, Marcel Carné a évoqué avec une intense poésie ces quartiers populaires qu’il avait déjà fait vivre dans Hôtel du Nord et Le Jour se lève. Je trouve assez vain de discuter le nombre de millions qu’a coûté la reconstitution du métro Barbès, parce que, grâce à elle, ce décor familier s’est animé pour la première fois à l’écran. Et le paysage du canal de l’Ourcq et de la gare de l’Est eux aussi jouent un rôle capital dans ce qu’on pourrait appeler le Songe d’une nuit d’hiver parisien.»

L’échec des Portes de la nuit n’en est pas moins patent. Rude coup pour la qualité française (et pourtant la symphonie des gris qui nimbent le suicide de Reggiani au petit matin est inoubliable). Carné s’en remet mal et Prévert, son compagnon, le déplore. L’année d’après, l’impossibilité de terminer un nouveau film, La Fleur de l’âge, va consommer leur rupture. Le réalisateur qui retrouve Gabin tourne alors de la façon la plus classique l’ascension de La Marie du port (1949), cette ambitieuse. Il espère beaucoup en Juliette ou la Clé des songes présenté à Cannes (1950). Là encore, on lui fait durement sentir que le temps n’est plus aux symboles, ni au délire onirique, et que les feux de la passion ne réchauffent plus les cœurs. Carné revient alors définitivement au réalisme de Jenny, son premier film. Est-ce en souvenir de Feyder, cet autre réaliste qui lui tendit la main, qu’il modernise Zola et situe Thérèse Raquin (1953) au flanc de la colline de Fourvière ? Avec un peu de masochisme, il installe Gabin et Arletty sur qui les ans ont passé dans la poussière des rings de boxe (L’Air de Paris, 1954). Son travail est toujours net, les décors minutieux, les détails méticuleux et pourtant l’étincelle ne passe plus. En 1958, sa peinture de la jeunesse souffre tout de suite d’accents romantiques, envahissants et fallacieux (Les Tricheurs) et, si elle contente le gros public, elle fait ricaner une partie de la critique.  [La IVe République et ses films – Raymond Chirat – 5 Continents / Hatier (1985)]



À suivre


LES ENFANTS DU PARADIS – Marcel Carné (1945)
Il y a quelque dix ans, Robert Chazal, dans un ouvrage de la collection « Cinéma d’aujourd’hui », chez Seghers, portait ce jugement définitif sur un film maintenant vieux d’une trentaine d’années : « Les Enfants du Paradis, c’est en définitive un film de première grandeur, aux richesses inépuisables, et qui n’a pas fini d’être en avance sur son temps ». Eh bien oui. A l’heure où le modernisme du style cinématographique rend caduques bien des œuvres qui paraissaient marquées du sceau du chef-d’œuvre impérissable, le film de Carné-Prévert a gardé toute sa force et sa beauté.

LES PORTES DE LA NUIT – Marcel Carné (1946)
Après Les Enfants du paradis et quelques chefs-d’œuvre, le tandem Marcel Carné-Prévert se reconstitue pour un nouveau film, Les Portes de la nuit, avec Jean Gabin et Marlène Dietrich en vedettes. Mais au dernier moment, ils abandonnent le projet. Ils vont être remplacés par deux comédiens quasi-débutants : Yves Montand et Nathalie Nattier.

LA MARIE DU PORT – Marcel Carné (1950)
Des retrouvailles entre Marcel Carné et Jean Gabin naît un film qui impose l’acteur dans un nouvel emploi et marque sa renaissance au cinéma français. L’association avec Prévert est terminée – même si le poète, sans être crédité au générique, signe encore quelques dialogues de haute volée. Carné adapte un beau « roman dur » de Simenon, tourné in situ, entre Port-en-Bessin et Cherbourg…

THÉRÈSE RAQUIN – Marcel Carné (1953)
Cette histoire d’adultère qui tourne mal est consciencieusement calligraphiée dans l’atmosphère des studios de l’après-guerre. Le Lyon des années 1950 prête, par instants, sa noirceur poisseuse à ce récit cadenassé. Le cinéaste s’intéresse peu à Simone Signoret, préférant s’attarder sur le physique avantageux de Raf Vallone, camionneur de choc, face à un Jacques Duby anémié à souhait, modèle du mari insipide. La vie a déserté ce cinéma étriqué, dépourvu de générosité et, finalement, d’intelligence.

L’AIR DE PARIS – Marcel Carné (1954)
A l’automne 1953, le nouveau film de Marcel CarnéThérèse Raquin, reçoit un excellent accueil. C’est donc avec confiance que le réalisateur se lance avec le scénariste Jacques Viot dans un nouveau projet : l’histoire d’un entraîneur de boxe qui jette son dévolu sur un jeune ouvrier pour en faire son poulain. Carné est à l’époque un passionné de boxe.


MARCEL CARNÉ 
Marcel Carné illustre parfaitement cette école – ou cette tendance – dite du « réalisme poétique », qui marqua si profondément le cinéma français de la fin des années 1930. Une tendance dont on retrouve l’influence dans les domaines les plus divers de la vie artistique, et qui donnera aux œuvres de cette période troublée de l’avant-guerre une atmosphère tout à fait caractéristique. Pour sa part cependant, Carné préférait parler de « fantastique social », reprenant ainsi une expression de Pierre Mac Orlan.


[la IVe République et ses films] PAYSAGE APRES LA BATAILLE
Mai 1945, la France célèbre la victoire mais reste marquée par la fatigue, la pauvreté et la déception, tandis que l’épuration se poursuit. Malgré la condamnation de Pétain et l’exécution de Laval, les difficultés persistent. De Gaulle encourage la croyance en la grandeur nationale, même si le climat reste morose. Face à la concurrence artistique internationale et au passé controversé de certains écrivains, le cinéma apparaît comme un espoir pour la culture française d’après-guerre. Cependant, le secteur souffre d’un manque de moyens, d’infrastructures vétustes et d’une production jugée légère par un public avide de rêve hollywoodien, bien que les films réalisés à la fin de l’occupation aient montré des tentatives audacieuses malgré les difficultés.


[la IVe République et ses films] 2/10