A FOREIGN AFFAIR (La Scandaleuse de Berlin) – Billy Wilder (1948)
Dès les premières images, où des représentants du Congrès américain survolent le Berlin en ruine de l’immédiat après-guerre, le style incisif de Billy Wilder est à l’œuvre : « Donner du pain à celui qui a faim, c’est de la démocratie. Mais le faire avec ostentation, c’est de l’impérialisme », lance l’un d’eux à propos de l’aide américaine aux Berlinois. Le personnage de Jean Arthur, missionnée pour vérifier la bonne moralité des troupes d’occupation (elle va tomber de haut !), est un peu une cousine de Ninotchka (dont Wilder coécrivit le scénario pour Lubitsch). La communiste pure et dure découvrait, horrifiée, les plaisirs du capitalisme. La représentante de l’Iowa, elle, ouvre des yeux comme des soucoupes devant les magouilles et la « fraternisation » de l’occupant avec l’occupé ! Et c’est avec un air narquois (le même que celui que Billy Wilder jette sur l’humanité en général) que Marlene Dietrich chante Black Market dans un cabaret rempli de GI…

Grande idée que d’avoir convaincu l’actrice de jouer une ex-nazie reconvertie en chanteuse opportuniste, sans parler de son apparition dans le film : la bouche pleine de dentifrice ! Ses dialogues avec l’officier américain qui la protège (John Lund, un peu fade) sont de véritables feux d’artifice de sous-entendus sexuels. La Scandaleuse de Berlin est aussi un festival de regards en coin. Mais, derrière la comédie très insolente (le gag du gamin qui dessine des croix gammées partout est digne de To Be or Not to Be !), il y a la ville. En ruines. En cendres. Et le naturalisme des plans de Berlin (filmés en 1947, avant le tournage) est, lui, d’une profonde gravité. [Guillemette Odicino – Télérama (09/2025)]

Si La Valse de l’empereur (The Emperor Waltz) était, des films de Billy Wilder, le plus superficiellement Iubitschien, La Scandaleuse de Berlin (A Foreign Affair) l’est le plus profondément. D’abord le scénario se présente comme une variation sur celui de Ninotchka. On y retrouve une émissaire gouvernementale envoyée dans une ville d’Europe de l’Ouest où elle se révèle à elle-même, se métamorphosant de femme rigide, marquée par une haute idée de sa fonction, en femme épanouie et ouverte aux nuances, tolérante, plus apte à voir la vérité sous l’apparence des faits.
Bien sûr le Berlin de 1946 est différent du Paris éternel et fastueux. Il en est même tout le contraire. Mais ces deux situations presque diamétralement opposées se rejoignent par le caractère paroxystique qu’elles présentent au regard des intransigeances d’Etats ou de systèmes, qu’il s’agisse de l’austérité soviétique ou du puritanisme américain. Mieux : Paris dans le film de Lubitsch ou Berlin dans celui de Wilder ne pourraient pas être interchangeables. Paris ville vitrine, ville d’opulence et de luxe, du moins vue comme telle, s’oppose directement à l’austérité soviétique.
Certes Paris, également symbole de mœurs légères et parée de tout un folklore de prostituées aguichantes au grand cœur (cf. Irma la douce) et de spectacles déshabillés, aurait pu tout aussi bien convenir pour être opposée au puritanisme de Phoebe Frost. Mais le fait même que cet aspect parisien soit quasiment institutionnalisé et donc parfaitement admis aurait rendu ce contexte bien moins significatif que celui de Berlin en ruines (Allemagne année zéro) dont la situation exceptionnelle et toute particulière était propice, bien plus que tout autre, à entrer en conflit avec la personnalité de la parlementaire. Celle-ci y trouve une réalité tout à l’encontre de ses préjugés, tant sur le plan moral que sur le plan économique, tant en regard des Américains occupants qu’en regard des Allemand(e)s occupé(e)s. Ni les uns ni les autres ne sont des modèles de bonne conduite selon ses codes traditionnels. Quant au troc, il intervient constamment et partout, et souvent plus pour de futiles frivolités que pour des produits nécessaires.
Voilà qui ne pourrait que la conforter dans ses positions, s’il ne fallait prendre garde au monde des apparences et découvrir derrière elles la richesse humaine. L’opposition Phoebe-Erika prend ici tout son sens, la seconde étant l’incarnation de la sensualité raffinée, d’une majesté féminine exemplaire, et n’ayant que le tort, ou ayant surtout le tort, de se trouver dans un film qui ne saurait se terminer autrement que par l’arrestation d’une ancienne nazie amie des grands dignitaires du régime et, même, objet des hommages du premier d’entre eux, le Führer en personne (bande d’actualités reconstituée). Il est clair qu’Erika fut nazie non par conviction mais par opportunisme ou inconscience (coupable ou non ?) des fluctuations de l’Histoire. Elle a placé son éclat personnel dont les mondanités ne sont qu’un aspect avant tout autre considération éthique ou politique. Là réside son ambiguïté autant que sa force. La première étant probablement ce qui incita Marlene Dietrich – anti-nazie notoire – a d’abord refuser le rôle ; la seconde étant sans doute ce qui la fit revenir sur ce refus. [Billy Wilder – Gilles Colpart – Filmo n°4 – Edilio (1982)]

En 1945, Billy Wilder se rend en Europe pour retrouver sa famille, qu’il découvre disparue dans les camps de concentration. Il reçoit également une commande de l’armée américaine pour réaliser un film sur les camps de la mort nazis, afin de prévenir tout négationnisme futur. Wilder réalise alors « Death Mills », qu’il projette à la population allemande, mais celle-ci, épuisée par des années de guerre et confrontée à un pays en ruine, refuse de regarder le film jusqu’à la fin. Comprenant leur épuisement, Wilder décide de se tourner vers la comédie pour faire passer son message, notamment avec La Scandaleuse de Berlin.

À l’été 1947, Wilder se rend à Berlin avec une petite équipe pour filmer des scènes extérieures de la ville en ruine et en reconstruction après la Seconde Guerre mondiale. Ces images, intégrées au long-métrage, donnent l’impression que le film a été entièrement tourné à Berlin, ce qui n’est pas le cas. Marlene Dietrich rejoint Hollywood à la fin de l’année 1947 pour le tournage du film. Selon sa fille, elle accepte de jouer une ancienne nazie proche du Führer par besoin d’argent, bien que ce rôle la répugne. Elle avait déjà refusé le rôle principal du film de Marcel Carné Les Portes de la nuit en 1946, ne voulant pas jouer la femme d’un collaborateur. Seule la confiance qu’elle a en Wilder, d’origine allemande comme elle, la convainc de tourner, avec la présence de Friedrich Hollander, parolier des chansons de « L’Ange bleu », au piano. D’après Homer Dickens, Wilder fait des essais avec la comédienne June Havoc, qu’il montre ensuite à Dietrich pour la convaincre que le rôle est fait pour elle. Trois morceaux de musique sont composés par Hollander pour le film et interprétés par Marlene : « Black Market », « Illusions » et « Ruins of Berlin ».

Sa costumière, Edith Head, recrée pour elle la robe en paillettes dorées qu’elle portait lors de ses tours de chant sur les fronts occidentaux en 1944 et 1945. Head déclare d’ailleurs à l’époque : « On ne fait pas de robe pour Dietrich, on les crée pour elle. » Pour Marlene, ses partenaires principaux ne sont pas intéressants : John Lund est « un morceau de bois pétrifié » et Jean Arthur « laide, laide, avec un accent américain atroce » d’après Maria Riva (la fille de Marlene Dietrich), le tournage se passe sans anicroche.

L’histoire
Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, en 1946, une commission parlementaire américaine arrive à Berlin pour effectuer une enquête sur les conditions d’occupation par les troupes américaines et sur la moralité de celles-ci. Membre de cette commission, l’élue de l’Iowa, Phoebe Frost (Jean Arthur), jeune femme austère et intransigeante, découvre les dessous de la réalité berlinoise : marché noir, immoralité, intimité des soldats avec les Allemandes… Apprenant également la protection dont jouit Erika von Schlütow (Marlene Dietrich), chanteuse de cabaret et ancienne nazie notoire, grâce à un officier américain, elle décide d’identifier ce dernier. Pour cette enquête, elle s’adjoint les services du capitaine John Pringle (John Lund), sans savoir que c’est lui qu’elle recherche, puisqu’il est l’amant d’Erika. Ainsi menacé, et afin de déjouer l’attention de Phoebe Frost, Pringle lui joue la comédie de l’amour, avec succès, et se prend lui-même au jeu. Phoebe n’en apprend pas moins la vérité, et s’en trouve humiliée, avant de découvrir sa propre personnalité, féminine, vivante. Pringle est alors chargé d’intensifier ses relations avec Erika afin de démasquer l’ancien amant de celle-ci, le nazi Hans Otto Birgel. Birgel est tué, Erika arrêtée. Quant à Phoebe, à qui cet épisode berlinois a appris une certaine idée de la tolérance, elle retrouve entier son amour pour Pringle…

BILLY WILDER
Après une brillante carrière de scénariste, Billy Wilder, sans nul doute le meilleur disciple de Lubitsch, affronta la mise en scène avec une maîtrise éblouissante. On lui doit, en effet, quelques-uns des films qui marqué plusieurs décennies.
Les extraits

DOUBLE INDEMNITY (Assurance sur la mort) – Billy Wilder (1944)
Billy Wilder choisit deux vedettes à contre-emploi. Barbara Stanwyck, l’héroïne volontaire et positive de tant de drames réalistes – et même de comédies – va incarner une tueuse, et Fred MacMurray, acteur sympathique et nonchalant par excellence, va se retrouver dans la peau d’un criminel.

THE LOST WEEKEND (Le Poison) – Billy Wilder (1945)
Avant ce film, le cinéma américain n’avait jamais tenté de véritable étude clinique de l’alcoolisme, généralement abordé de manière superficielle et anecdotique ou comme un élément du mélodrame social. C’était pourtant là un problème qui devait préoccuper un pays capable d’instaurer la prohibition… Même s’il a vieilli aujourd’hui, le film de Billy Wilder a le mérite d’une approche plus mûre et plus consciente de ce sujet scabreux pour le code moral hollywoodien. Écartant tout préjugé puritain, Wilder dépeint les alcooliques comme des malades qui doivent être entourés de soins vigilants et non traités comme des parias.

SUNSET BOULEVARD (Boulevard du crépuscule) – Billy Wilder (1950)
Un homme flotte sur le ventre dans une piscine ; les policiers tentent maladroitement de repêcher le cadavre. Le début de Sunset Boulevard est l’un des plus déstabilisants et en même temps des plus brillants de l’histoire du cinéma. Joe Gillis (William Holden), un petit scénariste sans succès, y raconte comment sa rencontre avec l’ancienne star du muet Norma Desmond (Gloria Swanson) l’a conduit à sa perte.

THE SEVEN YEAR ITCH (Sept ans de réflexion) – Billy Wilder (1955)
Après avoir réalisé Sabrina en 1954, Billy Wilder enchaîne avec une commande de la compagnie Fox à laquelle Paramount l’a loué : The Seven year itch (Sept ans de réflexion), adaptation d’une pièce à succès de George Axelrod. Dans ce film , Marilyn Monroe incarne l’essence même de ce mélange unique de sexualité et d’innocence qui l’a caractérisée tout au long de sa carrière. La célébrité de ce film tient à son interprète et à la scène de la bouche de métro où sa robe se relève haut sur les cuisses.

SOME LIKE IT HOT (Certains l’aiment chaud) – Billy Wilder (1959)
Nobody’s perfect ! (personne n’est parfait !). Et voilà gravée à jamais la plus célèbre réplique de dialogue du cinéma mondial avec les « Bizarre, bizarre » de Jacques Prévert ou les « Atmosphère, atmosphère ! » d’Henri Jeanson ! Cette phrase est le triomphe de l’équivoque et de l’ambiguïté, armes absolues de subversion pour Billy Wilder qui, dans ce jeu du chat et de la souris avec la censure (terme générique englobant toutes les ramifications morales et économiques d’un système social), va ici peut-être encore plus loin, avec plus d’audace, que dans The Seven yeay itch .

IRMA LA DOUCE – Billy Wilder (1963)
Un ratage, selon Wilder, mais le public en fit un de ses plus gros succès. Shirley MacLaine joue avec autorité l’archétypale prostituée au grand cœur. Lemmon s’attaque hardiment au double rôle de Nestor, l’agent de police français qui travaille dans le quartier chaud tout en se faisant passer pour « Lord X », client d’Irma. Le film est paillard et pittoresque, plein de surprises, plus charmant et sexy que le réalisateur ne veut bien l’admettre.
