LES MISÉRABLES – Jean-Paul Le Channois (1958)
En 1957, Jean-Paul Le Chanois se voit confier les rênes de sa première superproduction. Une aubaine qu’il doit en partie à Jean Gabin, avec qui il a collaboré quelques mois plus tôt, et qui va lui permettre de signer l’une des plus grandes adaptations du célèbre roman. L’adaptation du chef-d’œuvre de Victor Hugo donne lieu à un tournage fleuve, au cours duquel Gabin a le plaisir de côtoyer des acteurs de la trempe de Bourvil, Danièle Delorme et Bernard Blier. Genèse d’un succès…

Que Jean Gabin se confronte à un moment ou à un autre de sa carrière au rôle de Jean Valjean semblait inévitable. On imaginerait mal que tant de monstres sacrés, avant et après lui, se soient glissés dans le costume du forçat, et que le héros de Pépé le Moko n’ait pas souhaité relever le défi lui aussi. Mais pour Gabin, il ne s’agit pas simplement d’un passage obligé, même si son extraordinaire notoriété devait bien finir par donner à un producteur l’idée de se lancer avec lui dans une nouvelle version des Misérables. Car, à la différence d’autres comédiens, Gabin ne semble pas se livrer à une « composition » en abordant le personnage imaginé par Victor Hugo. Le caractère de Jean Valjean mêle en effet l’autorité, la force, la droiture, et une générosité dissimulée tant bien que mal sous une apparence sévère : autant de traits qui sont depuis longtemps associés pour le public à la figure de Gabin. Par ailleurs, le comédien a souvent joué des héros qui, suite à de malheureux coups du sort, se voient mis au ban de la société, et ne parviennent plus à s’y réinsérer – ils sont d’ailleurs souvent traqués par la police, ce qui leur interdit toute rédemption. En ce sens, Valjean peut apparaitre comme un frère du Pierre Gilieth de La Bandera, du Trott Lennard du Récif de corail ou du Pierre Ruffin de Leur dernière nuit … Au milieu des années 1950, nul ne parait donc plus à même d’incarner le célèbre anti-héros que Jean Gabin. Le public, ne s’y trompant pas, lui fera un triomphe.
Inutile de résumer le sujet des Misérables : les malheurs de Jean Valjean, de Cosette et de Gavroche ont fait l’objet de tant de films qu’il n’est guère nécessaire d’avoir lu le roman- fleuve de Victor Hugo pour les connaître. Cela fait bientôt un siècle que le cinéma replonge régulièrement dans cette source inépuisable, pour en livrer chaque fois une version conforme aux canons de l’époque. Lorsqu’en 1957, la société Pathé offre à Jean-Paul Le Chanois de s’attaquer à un tel monument, le réalisateur n’ignore donc pas que, pour s’en tenir aux seules productions hexagonales, trois adaptations des Misérables font déjà référence. Celles tournées respectivement par Albert Capellani en 1913, par Henri Fescourt en 1925 et, après l’avènement du parlant, par Raymond Bernard en 1934. Si, à la fin des années 1950, ces films semblent inévitablement un peu désuets, ils n’en ont pas moins marqué plusieurs générations de spectateurs, dont certains sont encore là pour se livrer à des comparaisons… Signer une quatrième adaptation des Misérables constitue donc un indéniable défi. Aussi Jean-Paul Le Chanois va-t-il commencer par s’entourer d’une équipe solide.
On s’en doute : l’étape la plus délicate dans une telle entreprise est celle du scénario. Car s’il est toujours difficile de traduire sous forme cinématographique le génie d’un écrivain, Les Misérables pose un autre problème de taille. Puisqu’il est évidemment impossible d’adapter dans son entier une histoire aussi longue (le roman lui-même est d’ailleurs édité le plus souvent en plusieurs volumes), quels passages choisir ? Car à trop élaguer l’intrigue, on prend le risque de trahir l’esprit du roman ou, pire encore, de rendre le parcours des personnages incompréhensible. Mais si l’on cherche au contraire à conserver au maximum les multiples rebondissements, on s’expose à noyer le spectateur sous un flot d’informations excessif, et à le lasser par un film trop long… Pour l’épauler dans cet exercice de haute voltige, Jean-Paul Le Chanois va faire appel au romancier René Barjavel. Le célèbre auteur des Chemins de Katmandou est en effet scénariste à ses heures. On lui doit déjà à l’époque le script des deux premiers volets de Don Camillo, et il vient d’écrire avec Le Chanois un film atypique, Le Cas du Dr Laurent, qui lui a valu de collaborer une première fois avec Jean Gabin. L’expérience ayant été concluante, le trio peut se reformer pour le projet des Misérables. La seule exigence de Gabin étant que Michel Audiard, qui est depuis quelque temps son scénariste attitré, soit également de l’aventure. Mais celui-ci ne doit intervenir qu’au stade des dialogues – et n’a donc pas à se poser l’épineux problème de la construction de l’histoire.
Il apparaît très vite à Jean-Paul Le Chanois et René Barjavel qu’il sera impossible de transposer toute l’épopée de Jean Valjean en un seul film. En 1913, Albert Capellani n’avait pas hésité à tronçonner l’intrigue en quatre parties, intitulées « Jean Valjean », « Fantine », « Cosette » et « Marius et Cosette ». Henri Fescourt adoptera lui aussi la répartition en quatre époques, avant que Raymond Bernard ne préfère tirer des Misérables un film en trois parties. Le Chanois et Barjavel vont choisir quant à eux de synthétiser davantage l’intrigue, afin de livrer un film en deux parties, formule plus conforme au type d’exploitation en vigueur dans les années 1950. Bien sûr, un tel parti pris oblige le tandem à effectuer des coupes sombres dans le roman : la nouvelle existence de Valjean à Montreuil-sur-mer est ainsi brossée en quelques scènes rapides, et l’on ne connaîtra de l’enfance de Cosette que l’essentiel. Mais Le Chanois, qui se souvient des films réalisés à ses débuts pour le Front populaire, prend bien soin de conserver autant que possible la dimension humaniste du roman de Victor Hugo. Il choisira d’ailleurs d’ouvrir le film sur cette citation de l’écrivain : « Tant qu’il y aura sur terre ignorance et misère, des œuvres de la nature de celle-ci pourront ne pas être inutiles »… [Collection Gabin – Remorques – Eric Quéméré (n°41-42 – 2007)]

Retour de manivelle
Si Gabin accepte en 1957 de tourner pour Pathé, il n’en oublie pas pour autant le contentieux qui l’a opposé dix ans plus tôt à la célèbre firme. À l’époque, l’acteur avait signé un contrat pour Les Portes de la nuit, film produit par Pathé et réalisé par Marcel Carné. Mais Gabin décidera de se retirer du projet, se fâchant du même coup avec les dirigeants de Pathé. Lesquels lui intentent un procès, qu’ils finissent par gagner en 1949 (un destin facétieux voulant que Gabin apprenne cette nouvelle pendant le tournage de La Marie du port, film de… Marcel carné). Mais en 1957, les prises de vues des Misérables prennent un tel retard qu’elles dépassent bientôt la date de fin de tournage prévue par le contrat. C’est donc avec une certaine satisfaction que Gabin va dès lors appliquer un « tarif journalier » qui, au final, lui permettra de récupérer la somme du dédit versé à Pathé pour Les Portes de la nuit.
Choisir des comédiens n’est pas une tâche facile. Tout en tenant comptes des impératifs commerciaux inévitables, que nécessite une superproduction comme Les Misérables, Jean-Paul Le Chanois a mûrement réfléchi aux visages qu’il convenait de donner aux héros du roman de Victor Hugo. Si l’attribution du rôle de Jean Valjean à Gabin relève de l’évidence, les autres personnages posent davantage question. Notamment ceux, très importants, de l’inspecteur Javert et de l’aubergiste Thénardier. Les deux rôles sont extrêmement antipathiques, et le premier élan d’un réalisateur serait de les confier à des comédiens spécialisés dans les emplois de « méchants ». Mais Le Chanois décide au contraire de jouer la carte du contre-emploi. C’est ainsi que Bernad Blier, identifié par le public comme le marie trompé et faible d’Hôtel du Nord et de Manèges, campe en fait dans Les Misérables un policier tenace et intraitable. De même, Bourvil est à l’époque une vedette du music-hall et de l’opérette. Il vient de connaître le succès aux côtés de Luis Mariano dans Le Chanteur de Mexico. Mais, sur la suggestion de Gabin, Le Chanois va décider de « ternir » l’image amusante de Bourvil en le transformant en Thénardier, monstre de veulerie et de lâcheté. En déjouant ainsi les attentes des spectateurs, le cinéaste va pouvoir tirer le meilleur parti de la rencontre de ses trois acteurs d’exception.
Traditionnellement, les adaptations cinématographiques des Misérables réunissent une pléiade de vedettes chargées d’ajouter encore au prestige du roman d’origine, et d’assurer ainsi le succès de l’entreprise. La version tournée en 1957 par Jean-Paul Le Chanois ne fera pas exception à la règle. Dès le début, le rôle de Jean Valjean a été destiné à l’acteur qui, à l’époque, est indéniablement le seul à avoir à la fois l’âge, la stature et la notoriété qu’exigent un tel rôle. Pour Gabin, il imagine sans mal le plaisir éprouvé à l’idée d’incarner un personnage aussi fascinant. D’autant que la distribution du film va lui permettre de retrouver tout un groupe de comédiens fort appréciés. À commencer par Bernard Blier, qu’il a croisé au cours des années 1930 sur le plateau du Messager et du Jour se lève, et avec qui il vient de tourner récemment Crime et châtiment. Les deux hommes s’entendent à merveille, et ils auront encore bien des occasions de travailler ensemble. D’autre part, Les Misérables va offrir à Gabin l’occasion de collaborer une seconde fois avec Bourvil : leur surprenant duo a triomphé deux ans plus tôt dans La Traversée de Paris, et Gabin éprouve pour son confrère une grande estime.
Mais si Bourvil et Bernard Blier tiennent les rôles les plus importants des Misérables après celui de Jean Valjean, ils sont loin d’être les seuls à avoir déjà été partenaires de Gabin. Celui-ci retrouve en effet, dans le rôle de Fantine, la belle Danièle Delorme, qui lui a fait tourner la tête dans Voici le temps des assassins. Il partage également quelques scènes avec le grand Fernand Ledoux, qui interprète ici Monseigneur Myriel, après avoir été le rival de Gabin dans La Bête humaine et son fidèle second dans Remorques. Il ne faut pas oublier par ailleurs le jeune Jimmy Urbain, l’orphelin pour lequel le juge de Chiens perdus sans collier se prenait d’affection, et qui campe cette fois un émouvant Gavroche. Enfin, Gabin a déjà joué aux côtés de Silvia Monfort dans Le Cas du Dr Laurent, de Serge Reggiani dans Fille dangereuse, et de Giani Esposito dans French Cancan. C’est dire que les acteurs des Misérables ne lui ayant encore jamais donné la réplique ne sont pas légion… Au point que Béatrice Altariba fera presque figure d’exception. La jeune première, récemment révélé par Robert Hossein dans Pardonnez nos offenses, se voit offrir par Jean-Paul Le Chanois le rôle de Cosette adulte, ce qui lui vaudra de partager plusieurs scènes avec la star du film.
Si le casting des Misérables version Le Chanois regorge de vedettes, son équipe technique n’est pas en reste, comptant également plusieurs grands noms de la profession. Outre que le scénario est signé par René Barjavel et Michel Audiard, la photographie du film est ainsi confiée au chef-opérateur Jacques Natteau, qui s’est déjà illustré à l’époque avec L’Auberge rouge et La Traversée de Paris. Pour les décors et les costumes, deux postes primordiaux dans le cas d’un film d’époque, le réalisateur choisit de collaborer avec le vétéran Serge Piménoff, décorateur entre autres du Napoléon d’Abel Gance, et avec Marcel Escoffier, à qui l’on doit déjà les costumes de La Belle et la Bête, Fanfan la tulipe et Lola Montès. Quant à la musique, elle sera composée par Georges Van Parys, qu’on ne présente plus depuis les partitions écrites pour French Cancan, Les Diaboliques ou Les Grandes manœuvres… Malheureusement, l’union de tous ces talents n’empêchera pas le tournage de prendre plusieurs semaines de retard, le budget du film menaçant alors de doubler à mesure que les semaines passent. Mais les prises de vues finissent malgré tout par être bouclées à la fin du mois d’octobre 1957, après plus de six mois de tournage. Et ce désagrément ne va pas tarder à être oublié, au vu des résultats du film : sorti en salles le 12 mars 1958, Les Misérables sera en effet l’un des succès les plus phénoménaux de toute la carrière de Gabin. [Collection Gabin – Remorques – Eric Quéméré (n°41-42 – 2007)]

JEAN GABIN
S’il est un acteur dont le nom est à jamais associé au cinéma de l’entre-deux-guerres, aux chefs-d’œuvre du réalisme poétique, c’est bien Jean Gabin. Après la guerre, il connait tout d’abord une période creuse en termes de succès, puis, à partir de 1954, il devient un « pacha » incarnant la plupart du temps des rôles de truands ou de policiers, toujours avec la même droiture jusqu’à la fin des années 1970.

BOURVIL
Le succès commercial n’a jamais éloigné Bourvil de ses origines paysannes. C’était un homme simple et droit, qui a su interpréter avec beaucoup de sincérité et d’humanité des rôles bouleversants.

JEAN GABIN : MONSIEUR LE CHANOIS
Parmi les collaborateurs privilégiés de la seconde carrière de Jean Gabin figure Jean-Paul Le Chanois, dont le parcours oscille entre projets commerciaux et œuvres plus personnelles. Comme en témoignent les quatre films tournés par le réalisateur et le comédien.
Les extraits

VICTOR HUGO À L’ÉCRAN
Continuant au fil du temps à exercer la même emprise sur le public, l’œuvre romanesque de Victor Hugo a donné lieu à d’innombrables adaptations cinématographiques, qui ont fait des personnages de Quasimodo et de Jean Valjean des mythes du XXe siècle.




















