sâmbătă, 27 septembrie 2025

A FOREIGN AFFAIR – Billy Wilder (1948)

 

A FOREIGN AFFAIR (La Scandaleuse de Berlin) – Billy Wilder (1948)

Dès les premières images, où des représentants du Congrès américain survolent le Berlin en ruine de l’immédiat après-guerre, le style incisif de Billy Wilder est à l’œuvre : « Donner du pain à celui qui a faim, c’est de la démocratie. Mais le faire avec ostentation, c’est de l’impérialisme », lance l’un d’eux à propos de l’aide américaine aux Berlinois. Le personnage de Jean Arthur, missionnée pour vérifier la bonne moralité des troupes d’occupation (elle va tomber de haut !), est un peu une cousine de Ninotchka (dont Wilder coécrivit le scénario pour Lubitsch). La communiste pure et dure découvrait, horrifiée, les plaisirs du capitalisme. La représentante de l’Iowa, elle, ouvre des yeux comme des soucoupes devant les magouilles et la « fraternisation » de l’occupant avec l’occupé ! Et c’est avec un air narquois (le même que celui que Billy Wilder jette sur l’humanité en général) que Marlene Dietrich chante Black Market dans un cabaret rempli de GI…

Grande idée que d’avoir convaincu l’actrice de jouer une ex-nazie reconvertie en chanteuse opportuniste, sans parler de son apparition dans le film : la bouche pleine de dentifrice ! Ses dialogues avec l’officier américain qui la protège (John Lund, un peu fade) sont de véritables feux d’artifice de sous-entendus sexuels. La Scandaleuse de Berlin est aussi un festival de regards en coin. Mais, derrière la comédie très insolente (le gag du gamin qui dessine des croix gammées partout est digne de To Be or Not to Be !), il y a la ville. En ruines. En cendres. Et le naturalisme des plans de Berlin (filmés en 1947, avant le tournage) est, lui, d’une profonde gravité. [Guillemette Odicino – Télérama (09/2025)]


Si La Valse de l’empereur (The Emperor Waltz) était, des films de Billy Wilder, le plus superficiellement IubitschienLa Scandaleuse de Berlin (A Foreign Affair) l’est le plus profondément. D’abord le scénario se présente comme une variation sur celui de Ninotchka. On y retrouve une émissaire gouvernementale envoyée dans une ville d’Europe de l’Ouest où elle se révèle à elle-même, se métamorphosant de femme rigide, marquée par une haute idée de sa fonction, en femme épanouie et ouverte aux nuances, tolérante, plus apte à voir la vérité sous l’apparence des faits.

Bien sûr le Berlin de 1946 est différent du Paris éternel et fastueux. Il en est même tout le contraire. Mais ces deux situations presque diamétralement opposées se rejoignent par le caractère paroxystique qu’elles présentent au regard des intransigeances d’Etats ou de systèmes, qu’il s’agisse de l’austérité soviétique ou du puritanisme américain. Mieux : Paris dans le film de Lubitsch ou Berlin dans celui de Wilder ne pourraient pas être interchangeables. Paris ville vitrine, ville d’opulence et de luxe, du moins vue comme telle, s’oppose directement à l’austérité soviétique.

Certes Paris, également symbole de mœurs légères et parée de tout un folklore de prostituées aguichantes au grand cœur (cf. Irma la douce) et de spectacles déshabillés, aurait pu tout aussi bien convenir pour être opposée au puritanisme de Phoebe Frost. Mais le fait même que cet aspect parisien soit quasiment institutionnalisé et donc parfaitement admis aurait rendu ce contexte bien moins significatif que celui de Berlin en ruines (Allemagne année zéro) dont la situation exceptionnelle et toute particulière était propice, bien plus que tout autre, à entrer en conflit avec la personnalité de la parlementaire. Celle-ci y trouve une réalité tout à l’encontre de ses préjugés, tant sur le plan moral que sur le plan économique, tant en regard des Américains occupants qu’en regard des Allemand(e)s occupé(e)s. Ni les uns ni les autres ne sont des modèles de bonne conduite selon ses codes traditionnels. Quant au troc, il intervient constamment et partout, et souvent plus pour de futiles frivolités que pour des produits nécessaires.

Voilà qui ne pourrait que la conforter dans ses positions, s’il ne fallait prendre garde au monde des apparences et découvrir derrière elles la richesse humaine. L’opposition Phoebe-Erika prend ici tout son sens, la seconde étant l’incarnation de la sensualité raffinée, d’une majesté féminine exemplaire, et n’ayant que le tort, ou ayant surtout le tort, de se trouver dans un film qui ne saurait se terminer autrement que par l’arrestation d’une ancienne nazie amie des grands dignitaires du régime et, même, objet des hommages du premier d’entre eux, le Führer en personne (bande d’actualités reconstituée). Il est clair qu’Erika fut nazie non par conviction mais par opportunisme ou inconscience (coupable ou non ?) des fluctuations de l’Histoire. Elle a placé son éclat personnel dont les mondanités ne sont qu’un aspect avant tout autre considération éthique ou politique. Là réside son ambiguïté autant que sa force. La première étant probablement ce qui incita Marlene Dietrich – anti-nazie notoire – a d’abord refuser le rôle ; la seconde étant sans doute ce qui la fit revenir sur ce refus. [Billy Wilder – Gilles Colpart – Filmo n°4 – Edilio (1982)]


« Je considère La Scandaleuse de Berlin comme un de mes films les plus réussis. Le casting était efficace. J’avais une nouvelle vedette masculine, John Lund, que je trouvais très bon. Jean Arthur était la vedette féminine, n’est-ce pas ? Elle et Marlene, évidemment. Jean Arthur ne s’entendait pas du tout avec moi. Elle était accompagnée de son mari. Un jour, pendant le tournage, ils sont venus chez moi à minuit. On frappe à la porte, je me réveille et Jean Arthur est là avec son mari, et il me dit : « Ma femme m’apprend quelque chose de très désagréable. » Je lui demande : « Qu’est-ce que c’est, qu’est-ce qui s’est passé ? » Il me dit : « Il y avait un gros plan d’elle où elle était absolument magnifique, formidable, et quand je suis venu la chercher au studio nous avons demandé à voir les rushes et le gros plan avait disparu. Nous ne pouvons qu’en conclure que vous favorisez mademoiselle Dietrich. » Je lui ai répondu : « Penser que je détruirais quelque chose est de la pure folie. »»  [Billy Wilder]


En 1945, Billy Wilder se rend en Europe pour retrouver sa famille, qu’il découvre disparue dans les camps de concentration. Il reçoit également une commande de l’armée américaine pour réaliser un film sur les camps de la mort nazis, afin de prévenir tout négationnisme futur. Wilder réalise alors « Death Mills », qu’il projette à la population allemande, mais celle-ci, épuisée par des années de guerre et confrontée à un pays en ruine, refuse de regarder le film jusqu’à la fin. Comprenant leur épuisement, Wilder décide de se tourner vers la comédie pour faire passer son message, notamment avec La Scandaleuse de Berlin.

À l’été 1947, Wilder se rend à Berlin avec une petite équipe pour filmer des scènes extérieures de la ville en ruine et en reconstruction après la Seconde Guerre mondiale. Ces images, intégrées au long-métrage, donnent l’impression que le film a été entièrement tourné à Berlin, ce qui n’est pas le cas. Marlene Dietrich rejoint Hollywood à la fin de l’année 1947 pour le tournage du film. Selon sa fille, elle accepte de jouer une ancienne nazie proche du Führer par besoin d’argent, bien que ce rôle la répugne. Elle avait déjà refusé le rôle principal du film de Marcel Carné Les Portes de la nuit en 1946, ne voulant pas jouer la femme d’un collaborateur. Seule la confiance qu’elle a en Wilder, d’origine allemande comme elle, la convainc de tourner, avec la présence de Friedrich Hollander, parolier des chansons de « L’Ange bleu », au piano. D’après Homer Dickens, Wilder fait des essais avec la comédienne June Havoc, qu’il montre ensuite à Dietrich pour la convaincre que le rôle est fait pour elle. Trois morceaux de musique sont composés par Hollander pour le film et interprétés par Marlene : « Black Market », « Illusions » et « Ruins of Berlin ».

Sa costumière, Edith Head, recrée pour elle la robe en paillettes dorées qu’elle portait lors de ses tours de chant sur les fronts occidentaux en 1944 et 1945. Head déclare d’ailleurs à l’époque : « On ne fait pas de robe pour Dietrich, on les crée pour elle. » Pour Marlene, ses partenaires principaux ne sont pas intéressants : John Lund est « un morceau de bois pétrifié » et Jean Arthur « laide, laide, avec un accent américain atroce » d’après Maria Riva (la fille de Marlene Dietrich), le tournage se passe sans anicroche.



L’histoire

Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, en 1946, une commission parlementaire américaine arrive à Berlin pour effectuer une enquête sur les conditions d’occupation par les troupes américaines et sur la moralité de celles-ci. Membre de cette commission, l’élue de l’Iowa, Phoebe Frost (Jean Arthur), jeune femme austère et intransigeante, découvre les dessous de la réalité berlinoise : marché noir, immoralité, intimité des soldats avec les Allemandes… Apprenant également la protection dont jouit Erika von Schlütow (Marlene Dietrich), chanteuse de cabaret et ancienne nazie notoire, grâce à un officier américain, elle décide d’identifier ce dernier. Pour cette enquête, elle s’adjoint les services du capitaine John Pringle (John Lund), sans savoir que c’est lui qu’elle recherche, puisqu’il est l’amant d’Erika. Ainsi menacé, et afin de déjouer l’attention de Phoebe Frost, Pringle lui joue la comédie de l’amour, avec succès, et se prend lui-même au jeu. Phoebe n’en apprend pas moins la vérité, et s’en trouve humiliée, avant de découvrir sa propre personnalité, féminine, vivante. Pringle est alors chargé d’intensifier ses relations avec Erika afin de démasquer l’ancien amant de celle-ci, le nazi Hans Otto Birgel. Birgel est tué, Erika arrêtée. Quant à Phoebe, à qui cet épisode berlinois a appris une certaine idée de la tolérance, elle retrouve entier son amour pour Pringle…


BILLY WILDER
Après une brillante carrière de scénariste, Billy Wilder, sans nul doute le meilleur disciple de Lubitsch, affronta la mise en scène avec une maîtrise éblouissante. On lui doit, en effet, quelques-uns des films qui marqué plusieurs décennies. 


Les extraits

DOUBLE INDEMNITY (Assurance sur la mort) – Billy Wilder (1944)
Billy Wilder choisit deux vedettes à contre-emploi. Barbara Stanwyck, l’héroïne volontaire et positive de tant de drames réalistes – et même de comédies – va incarner une tueuse, et Fred MacMurray, acteur sympathique et nonchalant par excellence, va se retrouver dans la peau d’un criminel.

THE LOST WEEKEND (Le Poison) – Billy Wilder (1945)
Avant ce film, le cinéma américain n’avait jamais tenté de véritable étude clinique de l’alcoolisme, généralement abordé de manière superficielle et anecdotique ou comme un élément du mélodrame social. C’était pourtant là un pro­blème qui devait préoccuper un pays capable d’instaurer la prohibi­tion… Même s’il a vieilli aujourd’hui, le film de Billy Wilder a le mérite d’une approche plus mûre et plus consciente de ce sujet scabreux pour le code moral hollywoodien. Écartant tout préjugé puritain, Wil­der dépeint les alcooliques comme des malades qui doivent être entou­rés de soins vigilants et non traités comme des parias.

SUNSET BOULEVARD (Boulevard du crépuscule) – Billy Wilder (1950)
Un homme flotte sur le ventre dans une piscine ; les policiers tentent maladroitement de repêcher le cadavre. Le début de Sunset Boulevard est l’un des plus déstabilisants et en même temps des plus brillants de l’histoire du cinéma. Joe Gillis (William Holden), un petit scénariste sans succès, y raconte comment sa rencontre avec l’ancienne star du muet Norma Desmond (Gloria Swanson) l’a conduit à sa perte.

THE SEVEN YEAR ITCH (Sept ans de réflexion) – Billy Wilder (1955)
Après avoir réalisé Sabrina en 1954, Billy Wilder enchaîne avec une commande de la compagnie Fox à laquelle Paramount l’a loué : The Seven year itch (Sept ans de réflexion), adaptation d’une pièce à succès de George Axelrod. Dans ce film , Marilyn Monroe incarne l’essence même de ce mélange unique de sexualité et d’innocence qui l’a caractérisée tout au long de sa carrière. La célébrité de ce film tient à son interprète et à la scène de la bouche de métro où sa robe se relève haut sur les cuisses.

SOME LIKE IT HOT (Certains l’aiment chaud) – Billy Wilder (1959)
Nobody’s perfect ! (personne n’est parfait !). Et voilà gravée à jamais la plus célèbre réplique de dialogue du cinéma mondial avec les « Bizarre, bizarre » de Jacques Prévert ou les « Atmosphère, atmosphère ! » d’Henri Jeanson ! Cette phrase est le triomphe de l’équivoque et de l’ambiguïté, armes absolues de subversion pour Billy Wilder qui, dans ce jeu du chat et de la souris avec la censure (terme générique englobant toutes les ramifications morales et économiques d’un système social), va ici peut-être encore plus loin, avec plus d’audace, que dans The Seven yeay itch .

IRMA LA DOUCE – Billy Wilder (1963)
Un ratage, selon Wilder, mais le public en fit un de ses plus gros succès. Shirley MacLaine joue avec autorité l’archétypale prostituée au grand cœur. Lemmon s’attaque hardiment au double rôle de Nestor, l’agent de police français qui travaille dans le quartier chaud tout en se faisant passer pour « Lord X  », client d’Irma. Le film est paillard et pittoresque, plein de surprises, plus charmant et sexy que le réalisateur ne veut bien l’admettre. 



duminică, 14 septembrie 2025

[la IVe République et ses films] 2/10

 Histoire du cinéma

[la IVe République et ses films] LA QUALITÉ – UNE ABDICATION FORCÉE (2/10)

Le cinéma, toujours fasciné par la grandeur du Grand Siècle, évoque Descartes, La Fontaine, Molière, Beaumarchais et Marivaux. Il admire également le panache romantique et la précision réaliste, tout en cherchant à remplacer la cadence des strophes et la vivacité du dialogue par des combinaisons d’images et de sons. Pendant l’occupation, le cinéma français, replié sur lui-même, s’épanouit en recréant un monde de rêve. Après la victoire alliée, il revient à la réalité, malgré la concurrence américaine. Les réalisateurs en vogue, tels que ClouzotGuitryCarné, Delannoy, Autant-LaraCayatteBecker, Clément, Allégret, Decoin, Christian-Jaque, Dréville, Daquin, Lacombe, Marc Allégret, René Clair et Julien Duvivier, travaillent avec ardeur pour affirmer la prépondérance de la France dans le cinéma mondial.


[la IVe République et ses films] LA QUALITÉ – LA MOISSON DE LA LIBÉRATION (1/10)
S’écoule l’année 1945. Le bilan de la Saint-Sylvestre surprend et inquiète. Abstraction faite des films inspirés par le conflit et l’occupation, les premiers préposés aux opérations de qualité se sont embourbés dans des histoires battues et rebattues…


Le triomphe des Enfants du paradis, éblouissant feu d’artifice qui illumine la Libération, va peser lourd sur la suite de la carrière de Marcel Carné. Quel autre film pourra égaler, sinon dépasser ce monument ? Carné, Prévert, Trauner, Hubert, Thiriet, Kosma, se sont entendus et complétés pour agencer l’un des plus purs produits de la qualité française. Le cinéma, sans timidité, prodigue ses saluts au théâtre et à la pantomime. Les grâces vives et mélancoliques du dialogue exaltent l’hommage au romantisme. La majesté des décors, la magnificence des costumes enrichissent une histoire d’amour qui, au hasard des boulevards et des années, hésite et s’égare pour se noyer dans les remous de la mi-carême. La souplesse et le mordant de l’interprétation achèvent de situer l’œuvre sur un sommet difficile à reconquérir. Carné en a conscience. Il agit avec prudence et finit par choisir comme prétexte un ballet, Le Rendez-vous, dont l’argument est de Jacques Prévert et la musique de Joseph Kosma et qui a été bien accueilli. Prévert élargit le scénario à la mesure de Gabin qui revient des Etats-Unis et de Marlène Dietrich, désireuse de tourner à ses côtés. L’acteur traine avec lui sa mythologie et le poids des victimes de la société vouées à la fatalité et aux amours sans issue. Mais pour éviter de se complaire dans les réminiscences, l’action comprimée en une nuit va se situer dans un quartier bien défini de Paris : le Paris appauvri, glacial et équivoque de l’immédiat après-guerre. Sans recul.

C’est vouloir jouer sur deux tableaux. Il est téméraire d’invoquer des fantômes : le déserteur du Quai des brumes, l’ouvrier traqué du Jour se lève sont nés dans la fièvre des années tourmentées. La guerre a passé, leur image a pâli. On tente de la raviver mais les couleurs ont trop servi. On risque, de ce fait, le décalage entre les amours purement littéraires de deux créatures et la lassitude trop réelle qui accable le petit peuple parisien au sortir de l’occupation. Les vedettes vont heureusement imprimer aux rôles leur forte personnalité. Par ailleurs, Pathé s’inquiète des exigences du réalisateur. Le coût du décor monumental ( et pourtant nécessaire) de la station de métro Barbès lui paraît exorbitant. Or Gabin et Marlène se désistent. On craint la catastrophe et leur abandon va d’ailleurs nuire à l’exploitation. Les néophytes qu’on leur substitue (Montand, Nathalie Nattier) sont inexpérimentés. Leurs scènes ardues passent mal. Elles ennuient, et le symbolique Destin qu’ils rencontrent à chaque coin de rue sous l’apparence d’un clochard paraît bien daté et n’arrange rien.

En revanche, tous les comparses, du père de famille nombreuse (Carette) au cheminot résistant (Bussières) existent et touchent le public. Mais les auteurs – et c’est à leur honneur- ont enfoncé leurs doigts dans des plaies vives. Les portraits à l’emporte-pièce des deux collabos ou celui de la patronne du restaurant-marché noir surprennent et gênent certains. Ils ternissent l’image de la patrie, ils méritent la cabale. La présentation du film déchaîne les ragots et suscite des ricanements. Un des rares critiques à défendre Les Portes de la nuit fait la part des choses : « Sa première gronde qualité consiste à nous donner une image satisfaisante du temps où nous vivons. Le métro, le marché noir, l’épuration y tiennent sensiblement la même place qu’ils ont occupée dans la vie des Parisiens en 1945… En même temps, Marcel Carné a évoqué avec une intense poésie ces quartiers populaires qu’il avait déjà fait vivre dans Hôtel du Nord et Le Jour se lève. Je trouve assez vain de discuter le nombre de millions qu’a coûté la reconstitution du métro Barbès, parce que, grâce à elle, ce décor familier s’est animé pour la première fois à l’écran. Et le paysage du canal de l’Ourcq et de la gare de l’Est eux aussi jouent un rôle capital dans ce qu’on pourrait appeler le Songe d’une nuit d’hiver parisien.»

L’échec des Portes de la nuit n’en est pas moins patent. Rude coup pour la qualité française (et pourtant la symphonie des gris qui nimbent le suicide de Reggiani au petit matin est inoubliable). Carné s’en remet mal et Prévert, son compagnon, le déplore. L’année d’après, l’impossibilité de terminer un nouveau film, La Fleur de l’âge, va consommer leur rupture. Le réalisateur qui retrouve Gabin tourne alors de la façon la plus classique l’ascension de La Marie du port (1949), cette ambitieuse. Il espère beaucoup en Juliette ou la Clé des songes présenté à Cannes (1950). Là encore, on lui fait durement sentir que le temps n’est plus aux symboles, ni au délire onirique, et que les feux de la passion ne réchauffent plus les cœurs. Carné revient alors définitivement au réalisme de Jenny, son premier film. Est-ce en souvenir de Feyder, cet autre réaliste qui lui tendit la main, qu’il modernise Zola et situe Thérèse Raquin (1953) au flanc de la colline de Fourvière ? Avec un peu de masochisme, il installe Gabin et Arletty sur qui les ans ont passé dans la poussière des rings de boxe (L’Air de Paris, 1954). Son travail est toujours net, les décors minutieux, les détails méticuleux et pourtant l’étincelle ne passe plus. En 1958, sa peinture de la jeunesse souffre tout de suite d’accents romantiques, envahissants et fallacieux (Les Tricheurs) et, si elle contente le gros public, elle fait ricaner une partie de la critique.  [La IVe République et ses films – Raymond Chirat – 5 Continents / Hatier (1985)]



À suivre


LES ENFANTS DU PARADIS – Marcel Carné (1945)
Il y a quelque dix ans, Robert Chazal, dans un ouvrage de la collection « Cinéma d’aujourd’hui », chez Seghers, portait ce jugement définitif sur un film maintenant vieux d’une trentaine d’années : « Les Enfants du Paradis, c’est en définitive un film de première grandeur, aux richesses inépuisables, et qui n’a pas fini d’être en avance sur son temps ». Eh bien oui. A l’heure où le modernisme du style cinématographique rend caduques bien des œuvres qui paraissaient marquées du sceau du chef-d’œuvre impérissable, le film de Carné-Prévert a gardé toute sa force et sa beauté.

LES PORTES DE LA NUIT – Marcel Carné (1946)
Après Les Enfants du paradis et quelques chefs-d’œuvre, le tandem Marcel Carné-Prévert se reconstitue pour un nouveau film, Les Portes de la nuit, avec Jean Gabin et Marlène Dietrich en vedettes. Mais au dernier moment, ils abandonnent le projet. Ils vont être remplacés par deux comédiens quasi-débutants : Yves Montand et Nathalie Nattier.

LA MARIE DU PORT – Marcel Carné (1950)
Des retrouvailles entre Marcel Carné et Jean Gabin naît un film qui impose l’acteur dans un nouvel emploi et marque sa renaissance au cinéma français. L’association avec Prévert est terminée – même si le poète, sans être crédité au générique, signe encore quelques dialogues de haute volée. Carné adapte un beau « roman dur » de Simenon, tourné in situ, entre Port-en-Bessin et Cherbourg…

THÉRÈSE RAQUIN – Marcel Carné (1953)
Cette histoire d’adultère qui tourne mal est consciencieusement calligraphiée dans l’atmosphère des studios de l’après-guerre. Le Lyon des années 1950 prête, par instants, sa noirceur poisseuse à ce récit cadenassé. Le cinéaste s’intéresse peu à Simone Signoret, préférant s’attarder sur le physique avantageux de Raf Vallone, camionneur de choc, face à un Jacques Duby anémié à souhait, modèle du mari insipide. La vie a déserté ce cinéma étriqué, dépourvu de générosité et, finalement, d’intelligence.

L’AIR DE PARIS – Marcel Carné (1954)
A l’automne 1953, le nouveau film de Marcel CarnéThérèse Raquin, reçoit un excellent accueil. C’est donc avec confiance que le réalisateur se lance avec le scénariste Jacques Viot dans un nouveau projet : l’histoire d’un entraîneur de boxe qui jette son dévolu sur un jeune ouvrier pour en faire son poulain. Carné est à l’époque un passionné de boxe.


MARCEL CARNÉ 
Marcel Carné illustre parfaitement cette école – ou cette tendance – dite du « réalisme poétique », qui marqua si profondément le cinéma français de la fin des années 1930. Une tendance dont on retrouve l’influence dans les domaines les plus divers de la vie artistique, et qui donnera aux œuvres de cette période troublée de l’avant-guerre une atmosphère tout à fait caractéristique. Pour sa part cependant, Carné préférait parler de « fantastique social », reprenant ainsi une expression de Pierre Mac Orlan.


[la IVe République et ses films] PAYSAGE APRES LA BATAILLE
Mai 1945, la France célèbre la victoire mais reste marquée par la fatigue, la pauvreté et la déception, tandis que l’épuration se poursuit. Malgré la condamnation de Pétain et l’exécution de Laval, les difficultés persistent. De Gaulle encourage la croyance en la grandeur nationale, même si le climat reste morose. Face à la concurrence artistique internationale et au passé controversé de certains écrivains, le cinéma apparaît comme un espoir pour la culture française d’après-guerre. Cependant, le secteur souffre d’un manque de moyens, d’infrastructures vétustes et d’une production jugée légère par un public avide de rêve hollywoodien, bien que les films réalisés à la fin de l’occupation aient montré des tentatives audacieuses malgré les difficultés.