duminică, 11 mai 2025

Le Poison (The Lost Wee-k­end, 1945), véritable étude clinique de l’alcoolisme

 

Le Film Noir

THE LOST WEEKEND (Le Poison) – Billy Wilder (1945)

Avant Le Poison (The Lost Wee-k­end, 1945), le cinéma américain n’avait jamais tenté de véritable étude clinique de l’alcoolisme, généralement abordé de manière superficielle et anecdotique ou comme un élément du mélodrame social. C’était pourtant là un pro­blème qui devait préoccuper un pays capable d’instaurer la prohibi­tion… Certes, bien des ivrognes ont traversé les écrans, mais ils étaient le plus souvent destinés à apporter une simple note folklori­que et pittoresque.

Même s’il a vieilli aujourd’hui, le film de Billy Wilder a le mérite d’une approche plus mûre et plus consciente de ce sujet scabreux pour le code moral hollywoodien. Écartant tout préjugé puritain, Wilder dépeint les alcooliques comme des malades qui doivent être entou­rés de soins vigilants et non traités comme des parias. L’une des scè­nes les plus fortes du film montre le service des alcooliques de l’hôpital Bellevue, baptisé « Hangover Pla­za » : nous sommes plongés dans un univers de cauchemar, peuplé de pathétiques rebuts de la société qui hurlent et se tordent en proie au delirium tremens et sur lequel règnent des infirmiers sadiques.

Après avoir lu le best-seller de Charles Jackson dans le train qui l’emmène de New York à Los Angeles, Wilder est si séduit qu’il télégraphe aussitôt à son scénariste et collaborateur habituel, Charles Brackett, pour qu’il en achète les droits cinématographiques. La Paramount, en revanche, se montre beaucoup moins enthousiaste et opposé même d’abord un veto farouche. Il faudra tout le prestige du tandem Wilder-Bracket pour que le président de la firme Barney Balaban, donne enfin son accord au projet.

Il n’est pas question cependant d’adapter intégralement l’œuvre de Jackson, qui explique le penchant à l’alcoolisme de son héros par son refus d’assumer ses tendances homosexuelles : un tel sujet est bien entendu incompatible avec la censure. Dans le film Don Birnam devient un écrivain raté qui cherche dans l’alcool une compensation à son échec artistique. Certains ont suggéré que Wilder, pour le personnage de Birnam, ne serait en partie inspiré de Raymond Chandler, avec lequel il avait travaillé pour Assurance sur la mort (Double Indemnity). Que ce soit ou non exact il est certain que l’éthylisme a fait des ravages chez bien des écrivains célèbres et spécialement à Hollywood (on peut aussi citer Fitzgerald).

En faisant de leur héros un écrivain en mal d’inspiration, Wilder et Brackett ont pu sans nul doute donner plus d’authenticité aux personnages au détriment peut-être de la cohésion profonde du film : entreprenant de dénoncer et d’analyser une plaie sociale, les scénaristes se sont visiblement plus intéressés à l’écrivain raté qu’à l’alcoolique, d’où certaines invraisemblances parfois gênantes. La fin du film illustre parfaitement cette contradiction : retrouvant miraculeusement sa machine à écrire qu’il croyait perdue, Birnam oublie aussitôt ses tendances suici­daires et son besoin d’alcool…

Si l’on peut regretter ce genre d’expédients narratifs, force est d’admirer le style parfaitement maî­trisé de Wilder. Par souci de réa­lisme, beaucoup de prises de vues ont eu lieu en extérieurs, telle la célèbre scène où Don Birnam (Ray Milland) arpente la 3e Avenue, en quête d’un prêteur sur gages, qui a été tournée en une seule journée avec des caméras soigneusement dissimulées. De même, les séquen­ces du Hangover Plaza ont été réel­lement filmées à l’hôpital Bellevue. Par contre, le bar favori de Don Bir­nam, situé dans la 55e Rue Est, devra être reconstitué en studio au beau milieu du tournage, une tem­pête de neige inopportune s’étant abattue sur New York alors que le film est censé se dérouler en plein été ! L’impressionnante scène oni­rique où Ray Milland, sujet à des hallucinations, croit voir un rat dévorant une chauve-souris est en parfaite harmonie avec le style for­tement expressionniste du film. On retrouve ici l’univers inquiétant du film noir et son atmosphère de fatalité oppressante.

Si Le Poison est un film résolu­ment noir, dans le goût du temps, l’humour caustique et typi­quement européen de Wilder se manifeste dans plus d’une séquence. Citons par exemple le flash-back de l’Opéra, où Birnam doit subir les joyeux toasts portés par le chœur de « La Traviata », ou encore l’ironie du sort qui veut qu’il soit précisément en quête d’une boutique de prêteur sur gages le jour de la fête juive du Kippour.

La projection en avant-première du Poison, à Santa Barbara, laisse mal augurer du succès du film. Il est vrai que la Paramount a remplacé en catastrophe la partition dramatique de Miklos Rozsa par une sorte de pot-pourri musical parfaitement hors de propos. Wilder est alors mobilisé mais Brackett et Rozsa vont plaider la cause du film auprès du studio et ils obtien­dront que lui soit restituée sa bande sonore originale. La Paramount n’aura pas lieu de le regretter. Après une autre avant-première triomphale, Le Poison va remporter quatre Oscar le 7 mars 1946 : les trois premiers sont décernés à Wil­der et Brackett pour le meilleur film, la meilleure mise en scène et la meilleure adaptation ; le quatrième ira à Ray Milland pour sa magistrale interprétation.


Comment un cycle de films américains est-il devenu l’un des mouvements les plus influents de l’histoire du cinéma ? Au cours de sa période classique, qui s’étend de 1941 à 1958, le genre était tourné en dérision par la critique. Lloyd Shearer, par exemple, dans un article pour le supplément dominical du New York Times (« C’est à croire que le Crime paie », du 5 août 1945) se moquait de la mode de films « de criminels », qu’il qualifiait de « meurtriers », « lubriques », remplis de « tripes et de sang »…


Peu de films sont allés aussi profond dans l’étude d’un cas clinique, en laquelle résident l’intérêt et le vrai sujet du film bien plus que dans la condamnation de l’alcoolisme, qui est certes implicite et même évidente mais à qui à elle seule eut limité l’œuvre à qui un est discours démonstratif de film à thèse. On ne sait plus dès lors s’il est dommage ou si peu importe que la fin soit ce qu’elle est, rassurante mais peu crédible contrairement à celle du livre. Le handicap de cette happy end est de n’être pas assumée, de survenir subitement comme dic­tée par un délégué de production soudain affolé, ce qui est probablement le cas. Une conclusion positive, pourquoi pas ? Oui, mais à condition qu’elle soit plausible ; or celle-ci ne l’est guère. Peut-être, au fond, n’est-ce pas plus mal, son artificialité la transformant, en quelque sorte, en fin ouverte.

Le ton et le style du film noir lui ayant réussi avec Assurance sur la mortBilly Wilder les adopte à nouveau ici, leur joignant une étonnante puissance psychologique en un récit qui lui aussi, en un sens, est à la première personne. La difficulté pour une telle œuvre d’introspection réside dans la traduction en images de l’intériorité d’un personnage sans pour autant se livrer à un délire visuel qui, vingt ans avant la mode psychédélique, eût été pour le moins déplacé et en tout cas sans intérêt dramatique, sans vérité humaine. Le tour de force de la mise en scène est de signifier cette torture intérieure par un rythme épousant parfaitement l’évolution du personnage et de ses angoisses, par des images fortes privilégiant des détails expressifs (gros plan de l’œil, etc.) ou des ambiances caractéristiques et déterminantes (déambulation dans les rues, scène de l’hôpital, appartement de Birnam… ) – marques de l’expression­nisme – ou encore par un sens de l’économie dramaturgique qui fait que pra­tiquement nous ne voyons que ce que Birnam peut voir lui-même, comme à l’hôpital, où les délires des autres hospitalisés ne sont pas représentés à l’image et, n’apparaissant que sous la forme, perceptible par  tout spectateur présent, de gestes et de cris, n’en sont que plus angoissants. [Billy Wilder – Gilles Colpart – Filmo n°4 – Edilio (1982)]


Billy Wilder choisit deux vedettes à contre-emploi. Barbara Stanwyck, l’héroïne volontaire et positive de tant de drames réalistes – et même de comédies – va incarner une tueuse, et Fred MacMurray, acteur sympathique et nonchalant par excellence, va se retrouver dans la peau d’un criminel.


Le plus frappant dans Le Poison c’est la représentation réaliste et brutale de l’alcoolisme (abstraction faite de la fin un peu trop optimiste). Dès la première seconde du film Don Birnam se trouve en effet entraîné dans un gouffre dont il semble incapable de sortir. L’écrivain raté est un homme surmené qui n’éprouve que du mépris pour sa personne. Petit à petit, il va perdre dans la boisson ce qui lui reste de dignité et se retrouver dans des situations toujours plus humiliantes. Car Don, qui boit depuis plusieurs années et a derrière lui plusieurs cures de désintoxication, ne se contente pas de leurrer son frère Wick (Phillip Terry) et sa fiancée Helen (Jane Wyman), il se met aussi à voler pour obtenir de l’alcool. Se trouvant en état de manque il se rend un jour dans un bar où il supplie qu’on lui serve à boire, puis il chaparde une bouteille de whisky dans un magasin de spiritueux. Après une terrible crise de délirium tremens, il se trouve au bord du suicide.

A côté de la description des étapes de la carrière d’un buveur entrecoupé par des épisodes peu glorieux racontés par Don au barman Nat (Howard Da Silva) sous forme de flashback, le film expose également les conséquences concrètes de l’alcool sur le psychisme : quand il a besoin de sa « dose », Don est  brutal et grossier et n’a plus qu’une idée fixe : se procurer du whisky. Quand il est légèrement ivre en revanche, il s’épanouit pleinement, se montrant charmant et imaginatif.

Le Poison montre aussi avec beaucoup de réalisme les conséquences de l’alcoolisme de Don sur ses proches. Wick et Helen s’empêtrent tous les deux dans leur éternels mensonges pour prendre la défense de Don vis-à-vis des tiers et passent leur temps à réparer ses erreurs tant bien que mal. Mais tandis que Wick finit par en avoir par-dessus la tête et part seul en week-end au lieu d’emmener son frère comme prévu, Helen affirme clairement sa position : « il est malade il a besoin de notre aide ».

Sur le plan stylistique Le Poison est principalement marqué par la performance du chef opérateur John F. Seitz, un maître de la technique du clair-obscur ou low-key lighting (des contrastes prononcés obtenus par le recours à un éclairage éblouissant et le renoncement aux contre-jours et à la lumière d’appoint) comme on les utilise volontiers à cette époque pour les histoires sombres du film noir avec leurs personnages déchirés intérieurement. [Film Noir 100 All-Time Favorite – Paul Duncan, Jürgen Müller – Edition Taschen – (2013)]



L’histoire

Jeune écrivain alcoolique Do Birnam a déjà subi des cures de désintoxication. A la fin d’une d’elles, il s’apprête à partir en week-end avec sa fiancée Helen et son frère Wick. Ces deux derniers ont fait tout ce qu’ils ont pu pour l’empêcher de boire et lui permettre de révéler son talent d’auteur mais le besoin d’alcool est le plus fort. Don cache une bouteille suspendue à la fenêtre par une ficelle. Las et désespéré de si peu de volonté, Wick finalement par seul. Don trompe alors la vigilance d’Helen et cherche tous les moyens de se procurer de l’alcool, par exemple en tentant de vendre sa machine à écrire, ou en volant quelques dollars à une jeune femme dans un bar. Déambulant dans les rues de New York, il rend visite à une entraîneuse puis se retrouve à l’hôpital, au milieu d’autres épaves et malades dont certains sont sujets à des hallucinations… Tout comme lui d’ailleurs, lorsqu’une fois rentré chez lui après s’être enfui il croit assister au combat vampiresque d’une chauve-souris et d’un rat, la première absorbant le sang du second. Sous l’emprise de sa propre déchéance, et constatant son impossibilité à se guérir, il vole le manteau d’Helen pour acquérir en échange un revolver, avant de se tuer Hélène en empêche à temps et dans un suprême effort sur lui-même, il renaît à la vie prêt à écrire le récit douloureux de son expérience personnelle.



Bande originale du film (1945). Composé par Miklós Rózsa, dirigé par Irvin Talbot
Playlist : 00:00 Prelude (Alternate) / New York Skyline / 02:13 Don Stays Home / The Weekend Begins / 03:28 Rye and William Shakespeare / 04:52 Broken Date and Hidden Bottle / 06:42 Phone Call (New Version) / 07:50 Frustration / 08:52 Morning and Telephone / 09:24 The Walk (New Version) / 11:47 Dawn / Nightmare / 13:10 Suizide Attempt / 13:47 Long Finale

La bande-annonce

Après une brillante carrière de scénariste, Billy Wilder, sans nul doute le meilleur disciple de Lubitsch, affronta la mise en scène avec une maîtrise éblouissante. On lui doit, en effet, quelques-uns des films qui marqué plusieurs décennies. 

Tous les films interprétés par Ray Milland ne méritent pas de passer à la postérité. Cet acteur d’origine britannique n’en a pas moins marqué Hollywood, qui sut lui faire confiance et lui permettre de réaliser son ambition : passer à la mise en scène.



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