[flash-back] VINCENTE MINELLI: ENTRE RÊVE ET FOLIE
Des maîtres de la comédie musicale hollywoodienne de l’après-guerre, Minnelli est le seul à avoir affronté avec bonheur, non pas à la suite, comme le fit Stanley Donen, mais de front, les registres de la comédie légère et du drame symbolique. Peut-être son importance dans l’histoire du film musical a-t-elle masqué en partie la véritable place de l’artiste, qui s’est interrogé lucidement sur la création cinématographique dans plusieurs de ses films.

Vincente Minnelli est né à Chicago le 28 février d’une année incertaine, entre 1903 et 1913. Dès l’âge de trois ans, il fait ses débuts sur scène avec la troupe ambulante des frères Minnelli, où son père est chef d’orchestre et premier violon, et sa mère, d’origine française, est la vedette féminine. Son enfance est marquée par une ambiance de spectacles forains, enrichie par ses origines italiennes. À quatorze ans, il devient peintre d’enseignes publicitaires, assistant photographe, puis dessinateur de décors et de costumes pour une chaîne théâtrale de Chicago. En 1931, il est repéré par un entrepreneur de spectacles new-yorkais et arrive à Broadway. Collaborateur d’opérettes luxueuses et directeur artistique de Radio City Music-Hall en 1933, il dispose de moyens considérables pour monter des ballets et des revues. Il s’initie également à l’art d’avant-garde et à la psychanalyse. Un premier séjour à Hollywood ne lui procure pas d’emploi, mais en 1939, il accepte un contrat de deux ans avec Arthur Freed à la M.G.M., où il étudie la confection des comédies musicales.


En 1942, Minnelli réalise des séquences centrées sur Judy Garland, qu’il épousera en 1945, dans les films Babes on Broadway de Berkeley et Panama Hattie de Norman Z. Mac Leod. La même année, Freed lui confie la mise en scène complète de Cabin in the Sky, une comédie musicale interprétée exclusivement par des artistes noirs tels que Lena Horne, Ethel Waters, Louis Armstrong et Duke Ellington. Minnelli signe alors un contrat indéfiniment renouvelé avec la M.G.M., qui le prêtera à la Fox pour un seul film, Good bye Charlie, en 1964. Au sein de cette structure bien huilée, il parvient à intégrer des préoccupations personnelles dans un style classique et original, même s’il estime ne jamais avoir réussi à réaliser des films selon son cœur.


Minnelli a déclaré qu’il adoptait la même approche pour un drame que pour une comédie musicale. Ce parti pris permet de mieux comprendre l’ensemble de ses films comme une « peinture de la vie rêvée ». Ses héros transforment leur existence en rêve vécu (ainsi Madame Bovary) ou ils tentent de le faire, par l’art notamment (ainsi dans Lust for Life, qui retrace la vie de Van Gogh, de meilleure façon qu’on ne l’a dit) ; ou bien ils s’installent d’emblée dans l’art et nous y installent avec eux (voir l’ensemble des comédies musicales). Les deux limites de ce riche éventail de possibilités sont fournies par Brigadoon (un monde imaginaire peut être rejoint au cœur même de celui-ci) et par les films sur le cinéma (consacrés plus exactement à la vie des stars, qui mêle inextricablement réel et imaginaire). La conclusion de Brigadoon est d’un optimisme ludique, d’ailleurs émouvant, celle des films sur le cinéma est ambiguë, voire sombre.


Le style de l’esthète Minnelli est bien entendu d’apparence ornementale. Le choix de certains rideaux commande le succès d’une cure psychanalytique dans La Toile d’araignée (The Cobweb). Les chevaux de Marly, place de la Concorde, sont employés en rime visuelle de ceux de la vision de l’Apocalypse dans Les Quatre Cavaliers (et ceux-ci sont annoncés par les chevaux de bronze qui décorent discrètement un devant de cheminée dans la première séquence). On peut même soutenir que ce style est encore assez impersonnel dans ce somptueux gâteau d’anniversaire qu’est Ziegfeld Follies. Dans Un Américain à Paris même, l’imagination de Minnelli s’exprimerait surtout par le truchement des peintures célèbres qu’il utilise en toile de fond d’un ballet de vingt minutes (le plus long final tourné à cette date), n’était la chorégraphie plus intime du pas de deux au bord de la Seine, et surtout l’ambiance de mélancolie romantique qui baigne l’aventure de Gene Kelly.


Le style de Vincente Minnelli s’est donc déplacé sans problème, et avec un bonheur presque égal, de la comédie musicale à la comédie « mondaine » ou intimiste (ainsi le délicieux Il faut marier papa, où, d’ailleurs, le monde est vu à travers les yeux d’un enfant imaginatif). Il va même jusqu’au mélodrame et au drame mondain, pour s’accomplir, en fait, dans deux films tragiques qui abordent le problème, jusque-là éludé, de la responsabilité morale de l’artiste (Quinze Jours ailleurs) ou du dilettante (Les Quatre Cavaliers de l’Apocalypse). L’unité de l’inspiration n’est pas fonction des genres, et ce sont ses propres limites qui déterminent la part de réussite ou d’échec du cinéaste.


Tout n’est pas également heureux dans les premières incursions de Minnelli hors du film musical. Seule la verve de Spencer Tracy maintient au-dessus du médiocre Le Père de la mariée, et Comme un torrent pâtit des effets trop appuyés du drame final. En général, aux prises avec le réalisme provincial, ou même new-yorkais (Un Numéro du tonnerre, essai de film musical populiste, ne fait pas exception), Minnelli est assez peu à son aise. Il se heurte à certains problèmes de « jeu » et de liaison entre l’acteur et l’environnement. On peut noter à ce propos que si, pris globalement, Madame Bovary trahit l’esprit de Flaubert, l’actrice (Jennifer Jones) le retrouve. En outre, Minnelli s’est trouvé désemparé devant l’avènement du scope, dès qu’il s’agit de filmer un personnage isolé, dont l’inscription dans le décor n’est ni affirmée ni niée. Ce qui n’empêche ni Les Quatre Cavaliers… ni même Le Chevalier des sables, avec son prologue panthéiste, d’être de fort beaux films, qui ont bien résisté au piétinement de la critique. Feuilleton pseudo-freudien peu crédible sur le papier, La Toile d’araignée devient à l’écran, par un mélange impalpable de tact et de lucidité, l’un des films les plus fascinants de son auteur.


Dans une certaine mesure, les comédies musicales sont des films sur le cinéma, ou du moins sur la magie du spectacle, puisque monter une revue, par exemple, aboutit à présenter directement sur l’écran un pastiche des films noirs où danse et mélodrame se confondent (ainsi dans The Band Wagon). Mais Minnelli a affronté l’évocation pirandellienne des monstres sacrés de Hollywood directement dans Les Ensorcelés (The Bad and the Beautiful), triomphe du discours introverti dans l’éloge, d’ailleurs critique, de l’activité la plus extravertie.


On n’a peut-être pas suffisamment considéré à quel point la folie glisse aisément derrière les films les plus réussis et les plus séduisants de Minnelli, depuis l’exercice d’hypnotisme qui résout l’imbroglio du Pirate jusqu’aux aveux de La Toile d’araignée et de Quinze Jours ailleurs. Déjà le fonctionnalisme de ses mises en scène de films musicaux se tempère moins d’une élégance fluide que de béances par où s’engouffre une certaine stridence. Cette démesure interne (dans Le Pirate) ou déployée (dans Un Américain à Paris, Kismet, voire Brigadoon puisque l’imaginaire y triomphe au-delà du vraisemblable) emporte Minnelli au bord du désespoir parfois, de la névrose toujours. Ainsi s’éclaire l’accumulation sincère des références culturelles (peinture anglaise et hollandaise dans Brigadoon , impressionnisme dans Un Américain à Paris) qui, au travail de la caméra, ajoutent un autre sens que celui d’une simple liaison entre les figures d’un ballet, ou que d’accompagner, voire de précéder un regard. Dans Quinze Jours ailleurs, un cinéaste génial en perdition se fait projeter un ancien film, Les Ensorcelés, où Kirk Douglas, producteur-réalisateur génial en difficulté, tenait un discours analogue à celui qu’il tient dans Quinze Jours ailleurs (où il est un acteur qui veut guérir d’une crise psychique, et qui « s’essaie » à la mise en scène). Il y a là l’indice d’une nostalgie et d’une blessure. L’artiste Minnelli, qu’on a très justement rapproché des peintres maniéristes italiens chez qui la virtuosité s’accompagne toujours d’inquiétude, ne montre que des personnages qui doutent de leur art. Même le spectacle triomphant de The Band Wagon est, dans l’intrigue, bien près d’échouer ; c’est d’ailleurs un spectacle de remplacement, fondé sur un transfert typiquement shakespearien. Ce qui donne à Minnelli la suprême occasion de citer son leitmotiv : The World is a stage, the stage is a world – of entertainment ! (« Le monde est une scène, la scène est un monde – un monde de divertissement ! »). Ce dernier mot, à qui songe aux drames par quoi s’est pratiquement close la carrière du cinéaste, laisse en suspens toute l’ambiguïté propre à Minnelli. [Gérard Legrand, « Minnelli Vincente (1903-1986) », Encyclopædia Universalis]



Niciun comentariu:
Trimiteți un comentariu