mon cinéma à moi
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LIFEBOAT – Alfred Hitchcock (1944)
En s’attaquant à la réalisation de Lifeboat, Hitchcock relevait un double défi : montrer qu’un suspense psychologique peut se développer dans un espace aussi réduit qu’un canot de sauvetage, et tourner son film uniquement en studio, en installant une barque à bascule dans un immense bassin, devant un écran de transparences. Les deux paris réussis sont à l’origine d’une des œuvres les plus grandioses et les plus originales d’Hitchcock qui compte aussi parmi ses films les plus engagés.
Le 30 décembre 1942, Ernest Hemingway reçut dans la villa cubaine où il résidait un fort long télégramme lui proposant de travailler au scénario d’un film qui se déroulerait entièrement sur un canot de sauvetage errant sur les flots à la suite d’un torpillage. Le télégramme était signé Alfred Hitchcock. Pour le premier film qu’il s’apprêtait à tourner pour la 20th Century Fox (deux étaient prévus, mais un seul sera réalisé), le cinéaste entendait effectivement s’en tenir à ce cadre restreint, mais aussi faire appel à un grand écrivain pour rédiger le scénario. Sans perdre de temps, Hitchcock annonçait à l’auteur du Vieil homme et la mer qu’il se tenait à sa disposition pour une rencontre à Miami afin de discuter du projet. Peine perdue ! En janvier, Hemingway envoya une réponse négative : bien que flatté par la proposition, il ne pouvait pas prendre part à ce travail, d’autres projets littéraires l’en empêchant.
Autre monstre de la littérature américaine, John Steinbeck fut alors contacté. Il accepta et se mit au travail avec Hitchcock. Steinbeck apporta la touche finale à son premier traitement à New York, où il travaillait pour le ministère de la Guerre. Rien de plus normal puisque le projet du film était en partie dû à la marine américaine, qui avait demandé à Darryl Zanuck, producteur de la Fox, de produire un film de propagande sur les convois menacés par les sous-marins allemands. Pourtant, bien que l’armée ait promis une commission à Steinbeck, l’auteur ne reçut jamais rien de sa part, ses opinions politiques radicales n’étant pas du goût des décideurs …
Le premier traitement achevé par Steinbeck avait la forme d’un roman. Hitchcock le jugea inutilisable et engagea l’auteur à persévérer. Steinbeck, flanqué d’Harry Sivester, mit alors au point une nouvelle qui, si elle put être publiée en novembre 1943 dans le magazine Colliers, n’était pas encore à proprement parler un scénario. C’est pourtant à partir de ce texte que Lifeboat prit forme. Le réalisateur confia à Jo Swerling la tâche d’en tirer un scénario dont la première mouture fut terminée en août 1943. Hitchcock demanda à Ben Hecht de revoir quelques scènes.
UNE PRESTATION À LA BANCOCK
Il ne fallait plus traîner : le tournage avait débuté le 3 août. Hitchcock avait cependant peaufiné sa préparation, en réalisant les croquis de chaque plan, ensuite retravaillés par un professionnel, qui allaient constituer un story-board de plusieurs centaines de pages. Lifeboat est en effet, avec The Birds, un des films qui fut ainsi presque entièrement dessiné. Cette base s’avéra essentielle, notamment pour la préparation des décors et l’élaboration des grands bassins où se déroula intégralement le tournage du film. Une telle utilisation du story-board était inhabituelle à l’époque. Elle fera pourtant des adeptes : plus tard, des réalisateurs comme Steven Spielberg et George Lucas la rendront quasi obligatoire pendant la préparation de leurs films.
Hume Cronyn mis à part (il venait de jouer dans Shadow of a Doubt), la distribution était nouvelle pour Hitchcock. Le réalisateur s’en montra très satisfait, y compris de William Bendix qui vint remplacer Murray Alper initialement prévu et tombé malade. Il sut prodiguer des conseils à la jeune Mary Anderson, que la Fox destinait à un brillant avenir : sur un ton très hitchcockien, alors que la jeune femme s’enquérait de savoir quel était son meilleur profil, il lui fit remarquer qu’elle était assise dessus…
Tallulah Bankhead fut indéniablement l’actrice qui convint le mieux à Hitchcock : son caractère exceptionnel n’était pas étranger à ce penchant. Tallulah Bankhead était l’héritière d’une riche famille sudiste, devenue comédienne par goût du paradoxe. Ses débuts au cinéma, en 1918, n’avaient guère suscité d’intérêt. L’actrice avait alors choisi de s’exiler à Londres, où elle devint un monstre sacré du théâtre anglo-saxon. Son excentricité tout autant que sa sexualité sulfureuse pour l’époque (on lui attribue une liaison avec la chanteuse Billie Holiday) furent à la fois source de succès et de scandales. Tallulah ne laissait pas indifférent : on lui comptait autant d’admirateurs exclusifs que de détracteurs forcenés. Ses phrases étaient célèbres et entretenaient sa réputation : « Si j’étais amenée à vivre une seconde vie, je ferais les mêmes erreurs, seulement un peu plus tôt », disait-elle. Malgré une notoriété grandissante, son retour à Hollywood, en 1928, n’avait pas été couronné de succès. Une fois encore, on utilisa le personnage à contre-emploi. Le théâtre était plus compréhensif et, au début des années 1930, Bankhead se fit une solide réputation sur les scènes de Broadway.
Un tel caractère ne pouvait que captiver Hitchcock. Pensait-il déjà à elle en dressant le portrait de Connie ? On l’ignore, mais il est certain que le personnage convenait parfaitement à l’actrice. Sur le plateau comme en dehors, Bankhead s’obstinait à ne pas porter de dessous… Un petit scandale interne éclata à ce sujet, la production demandant une intervention d’Hitchcock, et le réalisateur s’y refusant, prétextant que les dessous de Tallulah Bankhead étaient du ressort de l’habilleuse. Une manière pour Hitchcock de laisser faire l’actrice qu’il admirait au point d’affirmer, à la fin du tournage, que Bankhead avait fait « une prestation à la Bancock », fusion des patronymes du réalisateur et de l’actrice.
HUIS CLOS EN PLEINE MER
Le tournage fut particulièrement long. Débuté le 3 août 1943, il ne prit fin que le 17 novembre. Malgré une préparation minutieuse de chaque plan, plusieurs difficultés surgirent et ralentirent le rythme de la production. La première vint de la direction. Zanuck, le producteur, s’effraya du projet au début du tournage. Le 19 août, il écrivit à Hitchcock : « J’ai relu le scénario la nuit dernière et essayé de considérer sa longueur. Je suis très préoccupé. Je l’avais déjà minuté sans considération commerciale. Nous avons minuté à trois minutes la séquence de la tempête. Le résultat confirme mes doutes. Nous avons 13 000 pieds de dialogue et, d’après moi, nous arrivons à 15 000 pieds à la fin du film. Sans aucun doute, cela sera fatal pour ce genre de film. D’après moi, l’histoire ne doit pas dépasser les 10 000 pieds. Cela veut dire qu’il faut des coupes drastiques que vous n’aurez pas en supprimant quelques répliques dans chaque séquence. Vous devez couper certains dialogues dans leur totalité. Je vous fais quelques suggestions : couper dans les discours sur le base-ball, sur les jeux de cartes peut aider, mais je pense qu’il faut couper un épisode entier. » La réponse ne se fit pas attendre et fut plutôt cinglante : « Je viens juste de recevoir votre note concernant la longueur de Lifeboat, écrivit Hitchcock. Je ne sais pas qui vous employez pour minuter vos films, mais il vous trompe complètement. Je n’hésite pas à être si discourtois. C’est la première fois depuis que je fais ce métier, que je vois qu’une information aussi stupide puisse être donnée par un quelconque employé qui n’a aucune connaissance du minutage d’un film ou de la vitesse d’un dialogue. » Et de conclure, non sans ironie : « Votre serviteur obéissant ».
Il est certain que la durée du film devait être difficile à calculer, tant le contexte de Lifeboat était particulier. Un huis clos en pleine mer, voilà qui n’avait jamais été fait. Il ne s’agissait pourtant pas pour Hitchcock d’une simple prouesse, mais plutôt de l’aboutissement d’une réflexion sur un certain type de cinéma. Le réalisateur expliqua à Truffaut : « C’était un pari, mais aussi la vérification d’une théorie que j’avais à ce moment-là. Il me semblait que, si on analysait un film psychologique courant, on s’apercevait que, visuellement, quatre-vingts pour cent du métrage était consacré à des gros plans ou à des demi-gros plans. » Dans ces conditions, l’intrigue psychologique de Lifeboat pouvait très bien évoluer dans le cadre restreint d’un canot de sauvetage. Hitchcock allait le prouver brillamment, avec ce film, mais aussi plus tard en réalisant Rope ou Dial M for murder deux admirables huis clos.
LE SENS DRAMATIQUE
II s’agissait pourtant d’éviter la monotonie qui pouvait naître d’un huis clos, Pour cela, Hitchcock s’ingénia à donner plus de force à chaque séquence, À l’époque des Oiseaux, le réalisateur expliqua : « Dans Lifeboat, j’avais une série de séquences. Elles étalent très bien écrites, mais l’ai trouvé que c’était des scènes qui n’en étaient pas, c’est-à-dire qu’elles manquaient de construction dramatique. Je me souviens d’avoir été obligé de retravailler ces scènes pendant le tournage. » Effectivement, malgré la minutieuse préparation dont Lifeboat avait bénéficié, Hitchcock dut repenser plusieurs séquences pour leur donner une chute. C’est ainsi qu’il imagina, par exemple, la perte des objets de Connie : la chute de sa machine à écrire dans la mer vient conclure une séquence en renforçant son aspect dramatique. Hitchcock décida par ailleurs de tourner les séquences à la suite, dans l’ordre chronologique du film, ce qui fit hurler la production qui ne comprenait pas pourquoi il fallait consacrer deux jours distincts à filmer un plan identique, par exemple Walter Siezak en train de ramer…
INCOMPRÉHENSION
Au commencement du tournage, Zanuck avait émis quelques critiques concernant le personnage de Willi : « Quand on découvre la montre-compas, il faut cesser de parler avec l’Allemand et le maîtriser ; autrement ils ont l’air d’idiots. C’est une évidence que même un enfant comprendrait. L’Allemand semble trop fort pendant trop longtemps. » Ce reproche, tous les critiques l’exprimèrent lors de la sortie du film, début 1944. A cette date, les plumes les plus lues de la presse américaine prédirent une vie d’une semaine à Lifeboat ; reprochant avant tout à Hitchcock d’avoir donné la part trop belle à l’Allemand, d’avoir montré le nazi plus fort que les autres. La vérité n’est jamais bien accueillie. Car il s’agissait bien d’un tableau fidèle de la situation internationale : d’abord parce qu’à l’époque de la réalisation du film, les Allemands semblaient encore capables de l’emporter. Mais surtout parce que l’opposition au régime nazi n’était pas assez unie pour contrecarrer les plans de l’Allemagne qui, elle, savait très bien où elle allait et tirait profit de cette assurance. Lifeboat résumait cette situation. Les passagers du canot formaient un microcosme des pays et des aspirations de l’époque. En cela, le film développait le schéma esquissé dans la roulotte du cirque de Saboteur. Comme le précisa Hitchcock : les naufragés « symbolisaient les démocraties qui ne s’étaient pas encore alliées, n’avaient pas encore uni leurs forces. Même John Hodiak, qui jouait le communiste, était indécis. Il a fallu que tous s’unissent contre ce type pour s’en débarrasser. »
De fait, c’est leur indécision qui empêche les passagers de s’unir et de choisir le bon cap (dans tous les sens du terme). C’est parce qu’ils hésitent et s’opposent sur le sort à réserver à Willi après avoir découvert son compas que celui-ci peu finalement s’imposer et, littéralement, les mener en bateau. Comme dans nombre de ses films, Hitchcock engage le spectateur à prendre la mesure du danger et à s’engager fermement. A ne pas faire comme Kovak et Rittenhouse, qui incarnent respectivement le communiste et le fasciste : continuer à jouer au poker alors que le nazisme gangrène le monde. L’inclination de l’Industriel Rittenhouse pour l’Allemand Willi est nette : il le défend et l’accompagne même à la flûte or celle-ci ne dut pas plaire à tout le monde. Est-ce cela qui explique l’échec de Lifeboat ? Le film, qui avait coûté 1 590 000 dollars, ne fit que 1 000 000 de dollars de recettes. Nominé pour les oscars de la meilleure mise en scène, de la meilleure histoire et de la meilleure photographie, Lifeboat n’en reçut aucun… Le vrai talent, décidément, est rarement récompensé par une médaille !
DISTRIBUTION
Le casting de Lifeboat ne comptait aucune grande star, mais une troupe d’acteurs convaincants. William Bendix (1906-1964) avait débuté au cinéma en 1942. Il est surtout connu pour ses rôles dans les films noirs. Walter Slezak (1902-1983), fils du ténor Leo Slezak, avait joué les jeunes premiers dans des films allemands avant de passer aux Etats-Unis, où il devint un « méchant » réputé. John Hodiak (1914-1955) ne réussit pas aussi bien. Malgré plusieurs rôles dans des comédies musicales de la M.G.M, il finit dans les séries Z. Henry Hull (1890-1977) avait été un jeune premier réputé des années 1920, avant de changer de registre avec Stuart Walker (Le Monstre de Londres, 1935), ce qui le dirigea vers une filmographie brillante. La star de Lifeboat était Tallulah Bankhead (1903-1968). L’actrice trouvait enfin auprès d’Hitchcock un rôle à la mesure de son excentricité. Sa carrière, faite de scandales et de coups d’éclat (notamment ou théâtre), allait également être marquée par son interprétation dans A Royal Scandal (Scandale à la cour, 1945) de Preminger. Le seul hitchcockien de la troupe était Hume Cronyn (1911-2003).Il avait tenu le rôle du voisin dans Shadow of a Doubt (1943) et devait ensuite participer à l’adaptation de deux films du réalisateur : Rope (1948) et Under Capricorn (Les Amants du Capricorne (1949).
L’HISTOIRE ET LES EXTRAITS
EFFETS SPÉCIAUX : LA MER EN STUDIO
Le tournage des scènes maritimes de Jamaica Inn (La Taverne de la Jamaïque) et de Foreign Correspondent (Correspondant 17) avaient demandé d’importants moyens techniques et des aménagements que le réalisateur s’était montré parfaitement apte en mettre en oeuvre et à manier avec brio. Il recommença l’expérience sur toute la longueur du film, avec des moyens encore plus spectaculaires, pour le tournage de Lifeboat. L’intégralité du film fut effectivement tournée dans un immense bassin. Deux embarcations furent employées. La première, un canot à bascule, simulait les secousses des vagues devant un écran de transparences. Comme le rappela l’acteur Hume Cronyn : « Le film a été tourné en studio et en transparences. le canot de sauvetage était monté sur un système de bascule, et la coordination des mouvements du bateau et ceux de l’océan projeté sur l’écran de la transparence était techniquement complexe. A cause de ce mécanisme, le canot était situé à un mètre du sol, et il fallait y accéder par une échelle. » Le second canot était arrimé par des câbles au fond du bassin. Quatre bouches pouvaient déverser en une minute d’immenses quantité d’eau dans le réservoir, tandis que d’énormes ventilateurs construits pour l’occasion provoquaient de véritables rafales de vent. Une telle installation compliqua considérablement le tournage. Cronyn précisa : « Si une erreur était commise, la situation devenait très tendue. Il fallait que l’huile répandue sur l’eau et que les vêtements soient dans le même état. Il fallait réinstaller les réservoirs et regrouper les acteurs. (…) Nous avions chacun de six à huit costumes identiques : nous étions toujours en train de tomber dans l’eau ou d’en ressortir, couvert d’huile. C’était très inconfortable. Quand nous avions fini une scène, il fallait réinstaller la caméra pour la prise suivante, et quelquefois nous avions une heure d’attente. Alors nous retournions dans nos loges et nous remettions exactement les mêmes vêtements, avec cette différence qu’ils étaient secs. » Plusieurs acteurs sortirent de cette épreuve plutôt décrépits, comme en témoigne Blankhead : « Avec la chaleur, les projecteurs, le faux brouillard et les bains forcés suivis de séchages rapides, j’ai attrapé une pneumonie début novembre. »
HITCHCOCK / TRUFFAUT
Ci-dessous la transcription de l’échange lié au film LIFEBOAT du livre : Hitchcock / Truffaut (avec la collaboration de Helen Scott) – Editions Ramsay (1983)
François Truffaut : Certains de vos films constituent véritablement des gageures, Lifeboat est l’un d’eux, ici, le pari est de tourner tout un film sur un canot de sauvetage ?
Alfred Hitchcock : Effectivement c’était un pari, mais aussi la vérification d’une théorie que j’avais à ce moment-là. Il me semblait que, si on analysait un film psychologique courant, on s’apercevait que, visuellement, quatre-vingts pour cent du métrage étaient consacrés à des gros plans ou à des semi-gros plans. C’était une chose non concertée, probablement instinctive chez la plupart des metteurs en scène; c’était une nécessité de s’approcher, une sorte d’anticipation de ce qu’allait être la technique de la télévision.
F. T. C’est très intéressant, mais vous avez souvent été tenté par ce genre d’expériences sur l’unité de lieu, de temps ou d’action ; par ailleurs, Lifeboat est le contraire d’un thriller, c’est un film de personnages. Est-ce la réussite de Shadow of a Doubt qui vous a entraîné dans cette direction ?
A. H. Non, cela n’a aucun rapport avec Shadow of a Doubt ; Lifeboat était seulement influencé par la guerre. C’était un microcosme de la guerre.
F. T. J’ai pensé à une certaine époque que la morale de Lifeboat était que tout le monde est coupable, que tout le monde a quelque chose à se reprocher et que vous vouliez conclure par : « Ne jugez pas. » Mais je crois que je me suis trompé ?
A. H. L’idée du film est différente. Nous avons voulu montrer qu’à ce moment-là, dans le monde, il y avait deux forces en présence, les démocraties et le nazisme. Or, les démocraties étaient complètement en désordre alors que les Allemands savaient tous où ils voulaient aller. Il s’agissait donc de dire aux démocrates qu’il leur fallait absolument prendre la décision de s’unir et de se rassembler, d’oublier leurs différences et divergences pour se concentrer sur un seul ennemi, particulièrement puissant par son esprit d’unité et de décision.
F. T. C’était une idée forte et juste…
A. H. L’ingénieur interprété par John Hodiak était pratiquement un communiste et, à l’autre extrémité, vous aviez un homme d’affaires qui était un fasciste. Et, dans les grands moments d’indécision, personne ne savait quoi faire, pas même le communiste. Le film a été très critiqué et, dans sa colonne, la fameuse Dorothy Thompson a donné au film dix jours pour quitter la ville !
F. T. Le film n’est pas seulement psychologique, il est souvent moral aussi ; par exemple, vers la fin, les personnages vont lyncher l’Allemand, et vous montrez le groupe d’assez loin, de dos, et c’est une vision assez répugnante, volontairement je crois ?
A. H. Oui, ils sont comme une meute de chiens.
F. T. C’est un film qui constitue à la fois un conflit psychologique et en même temps une sorte de fable morale. Les deux éléments s’entremêlent très bien, sans jamais se mure.
A. H. D’abord, j’avais commandé ce sujet à John Steinbeck et son travail était incomplet. J’ai fait venir alors un écrivain très connu Mac Kinley Cantor, qui a travaillé deux semaines… Je n’aimais pas du tout ce qu’il avait fait. Il m’a dit : « Je ne peux pas faire mieux », alors je lui ai dit : « Merci beaucoup », et j’ai pris un autre écrivain, Jo Swerling, qui avait travaillé pour Frank Capra. Le script terminé et le film sur le point de commencer, Je me suis aperçu que chaque séquence se terminait sans point d’orgue et alors je me suis efforcé de donner une forme dramatique à chaque épisode.
F. T. C’est pourquoi vous avez accordé tellement d’importance aux objets comme la machine à écrire, les bijoux, etc.
A. H. Oui. Ce qui a rendu les critiques américains si véhéments contre ce film est que j’avais montré un Allemand supérieur aux autres personnages. Or, pendant cette période de 1940-1941, les Français étaient vaincus et les alliés étaient en décomposition. Par ailleurs l’Allemand qui, au début, se faisait passer pour un simple marin, avait été commandant de sous-marin ; il y avait donc toutes les raisons de penser qu’il était plus qualifié que les autres pour prendre le commandement du canot, mais apparemment les critiques ont pensé qu’un méchant nazi ne pouvait être un bon marin ! Le film a tout de même obtenu un certain succès à New York, mais il n’était pas très commercial, ne serait-ce qu’à cause du défi technique. Je n’ai jamais laissé la caméra sortir du bateau, je n’ai jamais montré le bateau vu de l’extérieur et, de plus, il n’y avait pas une note de musique, c’était très rigoureux. Evidemment, l’ensemble a été dominé par le personnage de Tallulah Bankhead.
F. T. Elle suit un peu le même trajet que l’héroïne de The Birds : elle part de la sophistication pour atteindre le naturel en traversant des épreuves physiques, et j’ai beaucoup apprécié cet itinéraire moral ponctué par l’abandon de choses très matérielles la machine à écrire qui tombe à l’eau, et, à la fin du film, le crochet du bracelet d’or qui sert d’hameçon lorsqu’il n’y a plus rien à manger… A propos d’objets, il ne faut pas oublier le vieux journal qui traîne dans le canot et dont vous vous êtes servi pour faire votre apparition rituelle.
A. H. C’est mon rôle favori et je dois avouer que j’ai passé de longs et pénibles moments à résoudre ce problème…D’habitude je joue un passant, mais comment inventer des passants sur l’océan ! J’avais bien pensé figurer un cadavre flottant à distance du bateau de sauvetage, mais j’avais trop peur de me noyer. Et il m’était impossible de jouer l’un des neuf survivants, car tous ces rôles devaient être tenus par des actrices et des acteurs compétents. Finalement, je suis tombé sur une excellente idée. Je suivais à ce moment-là un régime très sévère, allant péniblement vers mon but qui était de perdre cinquante kilos en descendant de cent cinquante à cent. Ainsi, je décidai d’immortaliser mon amaigrissement et d’obtenir en même temps mon bout de rôle en posant pour des photographies « avant » et « après » la cure d’amaigrissement. Ces photos furent reproduites comme illustrant une publicité dans le journal, prônant une drogue imaginaire « Reduco » – et les spectateurs pouvaient voir aussi bien cette annonce que ma propre personne, lorsque William Bendix dépliait un vieux journal que nous avions accroché au bateau. Ce rôle fut un grand succès !
F. T. J’espère que ce n’est pas la dureté des critiques contre Lifeboat qui vous a conduit à consacrer votre année 1944 au tournage de deux courts métrages de propagande pour le ministère de l’Information britannique ?
A. H. Non ! Je sentais le besoin d’apporter une petite contribution à l’effort de guerre, car j’étais à la fois trop âgé et trop gros pour prendre du service dans l’armée. Si je n’avais rien fait du tout, je me le serais reproché par la suite. Je ressentais le besoin de partir, c’était important pour moi, et je voulais également pénétrer l’atmosphère de la guerre. Alors nous nous sommes mis d’accord avec Selznick pour tourner notre prochain film d’après un roman anglais intitulé « la Maison du Dr. Edwardes », et je suis parti pour l’Angleterre. Cela n’était pas tellement facile à cette époque. Je suis parti dans un bombardier, assis sur le plancher ; à mi -chemin, dans l’Atlantique, l’avion a dû revenir en arrière et je suis reparti deux jours plus tard. A Londres, j’ai retrouvé mon ami Berstein qui dirigeait la section des films au ministère britannique de l’Information et c’est ainsi que j’ai tourné deux petits films faisant l’éloge des gens de la Résistance française.