luni, 12 aprilie 2021

Film noir / L’AMOUR EN CAVALE

 
LE FILM NOIR

L’AMOUR EN CAVALE

La quintessence de ce que Buñuel appelle « l’amour fou » a très souvent été associée aux couples fugitifs, pas seulement dans le film noir mais au cinéma en général. Les couples en cavale sont des parias et des hors-la-loi, traqués et condamnés d’avance, généralement morts ou agonisants à la fin du film. En tant que sous-type, le couple fugitif a une longue histoire, de Scarlet Days de Griffith (1919) à Mad Love (De l’amour à la folie, 1995) et Yellowknife (2002). Mais, même en admettant quelques variantes modernes telles que Thelma et Louise (1991), les films entrant dans cette catégorie ne sont pas légion. Beaucoup, sinon la plupart, furent réalisés pendant la période classique du film noir, dans les 15 ans qui s’écoulèrent entre You Only Live Once (J’ai le droit de vivre, 1937) et Where Danger Lives (Voyage sans retour, 1950). Le caractère obsessionnel de l’amour et l’aliénation sociale des fugitifs sont par excellence des thèmes du Noir.

YOU ONLY LIVE ONCE (Fritz Lang, 1937)

Dans son étude sur le film noir Paint it Black, Raymond Durgnat dresse un rapide portrait du couple fugitif sous l’intitulé « En cavale » : « Cette fois, les criminels, ou les innocents piégés, sont essentiellement passifs et fugitifs et, même quand ils sont tragiquement et honteusement coupables, ils restent suffisamment sympathiques pour que le public soit tiraillé entre, d’une part, la pitié, l’identification et le regret, et, de l’autre, la condamnation morale ou le fatalisme conformiste. » La prose de Durgnat est si dense qu’elle masque les failles de son analyse. Ce qui autorise, voire force, la pitié ou l’identification avec les innocents ou les coupables, c’est la nature de la plupart des couples fugitifs et de leur amour fou : obsessionnel, chargé de désir érotique, allant bien au-delà du simple romantisme.

THEY LIVE BY NIGHT (Nicholas Ray, 1948)

Le Noir étant autant un style qu’un genre, la manière de dépeindre la passion débordante des fugitifs est plus significative que les éléments de l’intrigue justifiant leur cavale. Certains de ces amants ne sont encore que des enfants, comme Bowie et Keechie dans They Live by Night (Les Amants de la nuit, 1948) de Nicholas Ray. Par leur naïveté, illustrée par la demande de Keechie à Bowie de lui apprendre à embrasser, ce film rappelle le couple modèle de Fritz Lang dans You Only Live Once.

THEY LIVE BY NIGHT (Nicholas Ray, 1948)

They Live by Night de Ray reprend l’aspect élégiaque de You Only Live Once, épousant presque la forme d’une fable. Ses personnages avec des noms aux consonances étranges – Bowie, Keechie, T-Dub, Chickamaw – vivent dans un monde de garages crasseux et de motels minables, en marge, loin de l’ordinaire, mais nimbé par l’aura du mythe. Ses amants fugitifs étant à peine sortis de l’adolescence, l’ironie centrale se situe précisément dans la jeunesse et l’innocence de ces héros « hors-la-loi », Bowie est trop naïf pour survivre car son manque de sophistication permet à de vrais criminels comme T-Dub et Chickamaw de profiter de lui. Autrement, comment auraient-ils pu le convaincre que le seul moyen d’effacer son casier judiciaire est de s’offrir les services d’un avocat ? Or, quel meilleur moyen de trouver de quoi payer cet avocat que d’aider ses amis à braquer une banque ? Même le bon sens de Keechie ne peut sauver Bowie de son ingénuité. Elle peut l’aider en le soustrayant à l’influence de T-Dub et de Chickamaw, mais le couple ne peut se soustraire aux entraves mortelles de la société elle-même. Comme la sonnette du marieur qui joue une marche nuptiale grinçante pendant qu’il vante « une cérémonie de luxe incluant un portrait instantané de l’heureux couple », le monde réelles heurte par sa médiocrité et son insensibilité. Il les leurre avec de faux espoirs d’évasion, tel que le bungalow du motel enfoui dans les bois où ils se réfugient un temps. À la fin, Bowie est coupable et doit mourir. Mais, contrairement à la façon dont Lang traite Eddie Taylor, Ray présente le sort de Bowie comme étant moins déterminé par un destin implacable que victime d’une simple malchance. On pourrait objecter que le caractère poignant des relations dans You Only Live Once et dans They Live by Night relève autant du monde romantique que de celui du Noir. L’aspect le plus sombre de ces films, surtout dans le contexte du Hollywood grand public, est que un ou les deux membres du couple trouvent la mort. Apparemment, le concept simple de rétribution morale, qui veut que les coupables meurent, sert à la fois de ressort dramatique et d’exigence dictée par le code moral hollywoodien. L’accent mis par les cinéastes sur l’innocence de leur héros, littéralement dans le cas d’Eddie qui n’est pas coupable du crime dont on l’accuse, et émotionnellement pour Bowie qui est piégé par des criminels plus âgés et fourbes, rend ces films encore plus sombres et les inscrits fermement dans le cycle Noir.

TOMORROW IS ANOTHER DAY (Felix Feist, 1951)

Il existe des exemples plus optimistes de couples fugitifs dans le film noirShockproof (Jenny, femme marquée, 1949) réalisé par Douglas Sirk et Sam Fuller, et Tomorrow is Another Day (Les Amants du crime), 1951, de Felix Feist, réalisateur et scénariste de The Devil Thumbs a Ride de 1947) sont deux exemples où les couples en cavale survivent. Mais leur sensibilité « noire » est entretenue par un amour fou. Comme dans You Only Live Once, les héros de ces deux films ont déjà été accusés d’un crime avant le début du récit. jenny, femme marquée rajoute l’élément du « flic renégat » avec son personnage de contrôleur judiciaire poussé par son amour obsessif à s’enfuir avec sa détenue en conditionnelle accusée de meurtre. Tomorrow is Another Day va encore plus loin. Les deux héros forment un mélange bizarre de perversion et d’innocence. L’homme, Bill (Steve Cochran), a grandi en prison, condamné pour un meurtre commis sous l’influence d’une colère incontrôlable quand il était tout jeune. Mis en liberté conditionnelle une fois adulte, il manque d’expérience sexuelle. Tel que l’incarne Cochran – plus connu pour ses rôles secondaires dont le gangster qui cocufie le Cody Jarrett de James Cagney dans White Heat (L’Enfer est à lui) -, Bill a une maturité physique qui contredit son retard sur le plan sentimental et émotionnel. La femme, Catherine (Ruth Roman), qui devient l’objet de ses désirs obsessionnels, est une taxi-girl/prostituée. Là encore, on retrouve le thème du flic voyou, cette fois sous la forme d’un inspecteur de police qui est amoureux de Catherine, tente de la violer et se fait tuer. Comme la plupart des couples fugitifs de Hollywood, y compris Eddie/Jo et Bowie/Keechie, les « amants du crime » sont des prolétaires. À l’instar du couple de Jenny, femme marquée, qui trouve du travail sur un champ de pétrole, Bill et Catherine cherchent refuge dans l’anonymat des ouvriers agricoles journaliers.

SHOCKPROOF (Douglas Sirk, 1948)

À la fin, par une subtile ironie, aucun des deux couples de Jenny, femme marquée et des Amants du crime n’a su prendre en main sa destinée ni créer les conditions de son salut. Ils ne doivent leur survie qu’au fait d’avoir été innocentés. Pour de nombreux couples en cavale, surtout dans le contexte du film noir, le soutien émotionnel que pourrait leur apporter tout espoir d’évasion ou l’aide généreuse d’inconnus passe après leur propre passion. Quand l’amour fou tel que le décrit Buñuel est une passion dévorante, chaque action, qu’il s’agisse de se planquer, de voler de l’argent ou de tuer des intrus, est une tentative désespérée pour rester en liberté afin de donner libre cours à cette passion.

YOU ONLY LIVE ONCE (Fritz Lang, 1937)

Bien que réalisé seulement deux ans plus tard, Gun Crazy (Le Démon des arme) et son couple se situent aux antipodes de l’innocence de They Live by Night. Quand Clyde montre son arme pour la première fois à Bonnie dans Bonnie and Clyde d’Arthur Penn (1967), elle caresse nonchalamment son canon. En tant que métaphore sexuelle, ce n’est rien à côté de la rencontre des amants de Gun Crazy , réalisé par Joseph H. Lewis (sorti initialement aux États-Unis sous le titre Deadly is the Female, « mortelle est la femme »), Le premier plan d’Annie Laurie Starr (Peggy Cummins), tireuse d’élite dans une fête foraine, est pris en contre-plongée tandis qu’elle entre dans le cadre en tirant en l’air avec deux pistolets. Elle lance un défi au public et Bart Tare (John Dall) se propose. Bientôt, ils font sauter des têtes d’allumettes sur le sommet de leurs crânes respectifs. La séquence s’achève sur leurs regards qui se croisent. Laurie, qui a perdu, esquisse un sourire enjôleur. Bart, le vainqueur dont la puissance a été établie, affiche un large sourire. Ce n’est là que leur première rencontre. Bart décroche un emploi dans la fête foraine et, dès lors, Laurie porte son béret de guingois, des pulls moulants et un rouge à lèvres vif. Jaloux, le patron de la fête foraine les vire tous les deux et le couple mène grand train jusqu’à ce que Bart ait épuisé toutes ses économies. Laurie tente de le convaincre qu’ils gagneront plus d’argent en montrant leurs talents de tireurs dans des banques plutôt que dans des foires. Comme il hésite encore, elle s’assoit sur le bord du lit, enfile ses bas d’un air faussement pudique et lâche son ultimatum : c’est ça ou je te quitte. Bart capitule.

GUN CRAZY (Joseph H. Lewis, 1950)

L’atmosphère puissamment érotique que Lewis construit dans la première partie du film n’a rien de subtil, même pour 1950, comme l’ont observé avec enthousiasme Borde et Chaumeton en 1955 : « Le Démon des armes, disons-le, met à l’écran un couple exceptionnellement séduisant qui n’en est pas moins meurtrier. » L’aspect physique des amants influence considérablement la perception du spectateur. La performance des acteurs peut entretenir ou contrer l’impression visuelle, souvent aidée en cela par des détails physiques tels que les costumes et le maquillage.

GUN CRAZY (Joseph H. Lewis, 1950)

Parce qu’ils forment un si beau couple et parce que, comme le dit Bart, ils vont ensemble comme des armes et des munitions, l’intensité de leur amour fou naissant est immédiate et flagrante. Les camarades de Bart lors de la parade de la fête foraine s’en rendent compte, tout comme le propriétaire de l’attraction de tir, qui l’engage néanmoins. Si, au début, la passion de Laurie est moins visible, elle ne se marie pas moins avec Bart et place tous ses espoirs en lui. À ce stade, la folie furieuse de l’amour fou est prête à exploser.

GUN CRAZY (Joseph H. Lewis, 1950)

À mesure que Gun Crazy, l’attraction physique entre les deux amants s’associe, pour Laurie du moins, à l’excitation que provoquent en eux leurs méfaits. Laurie explique à Bart que la peur pourrait lui faire tirer sur des innocents. Toutefois, ses vrais sentiments deviennent particulièrement clairs dans la célèbre longue prise du braquage d’une banque de la petite ville de Hampton. Durant toute la séquence, la caméra est installée sur la banquette arrière de leur Cadillac volée : on voit Bart et Laurie en costumes de western, soi-disant pour participer à la parade d’une fête foraine itinérante. Naturellement, cela suggère également qu’ils sont les résidus d’une autre époque, des desperados d’une trempe plus proche de Jessie James ou de Belle Starr que de Bonnie et Clyde. Pendant que Bart se trouve dans la banque, Laurie use de ses charmes pour distraire puis assommer un agent de police qui passait par là. Cet incident l’a secouée et excitée. Quand ils prennent la fuite, elle lance un coup d’œil derrière eux, ses mains autour du cou de Bart comme pour l’embrasser. Durant ce bref regard, haletante, donnant le dos à la route en se tenant face à la caméra, son sourire est indubitablement sexuel. Selon les critères actuels, la simple insinuation qu’un acte criminel pourrait provoquer un plaisir sexuel peut paraître bien banale. Mais la construction de cette scène dans Gun Crazy, la perspective soigneusement contrôlée depuis l’arrière de la voiture et le fait que toute la séquence soit tournée en un seul plan, crée chez le spectateur une tension subtilement analogue à celle du couple. Le relâchement de cette tension à la fin de la scène est synchronisé avec l’apaisement de Laurie. Pour utiliser une terminologie moderne, elle est en train de développer une dépendance à la violence. D’abord motivée par le désir « d’argent et de tout ce qu’il permet d’acheter », elle a besoin désormais de sa montée d’adrénaline. En entretenant la dépendance de sa compagne, Bart est, lui, un « accro » typique. Contrairement aux couples fugitifs qui les ont précédés, qui fuient pour se sauver d’accusations injustes, Bart et Laurie ont choisi de devenir des criminels. À mesure qu’ils deviennent de plus en plus dépendants l’un de l’autre, le processus de They Live by Night est inversé. Plutôt que deux innocents dont l’interdépendance totale, platonique, devient une relation sexuelle, l’attirance purement physique de Bart et de Laurie devient un lien affectif. Il est donc logique que le point d’orgue émotionnel du film suive immédiatement leur dernier hold-up. Laurie a décidé qu’ils se sépareraient et se rejoindraient plus tard afin de semer ceux qui les traquent. Ils rejoignent une seconde voiture et partent dans des directions opposées. Soudain, au même moment, ils font demi-tour et se rejoignent. Comme les archétypes de Buñuel, le couple de Lewis s’étreint au milieu de la rue, indiquant figurativement à la société qu’ils ne se laisseront pas séparer. Après cette déclaration d’amour fou, il est entendu qu’ils doivent mourir. Ils mourront ensemble, lui la tuant dans un dernier geste pervers d’amour. [Film Noir – Alain Silver & James Ursini, Paul Duncan (Ed.) – Ed. Taschen (2012)]

TOMORROW IS ANOTHER DAY (Felix Feist, 1951)

« Ce n’est pas un film de gangsters, un récit sordide de sang et de misère, précise Nicholas Ray à ses producteurs, pour son premier film, mais l’histoire d’amour de deux jeunes gens qui n’ont jamais été correctement présentés au monde. » Terrifiés par le pamphlet social qu’ils sentent en filigrane (l’action se situe dans les années 30, en pleine crise économique), les responsables du studio RKO repoussent, remanient, censurent le scénario.

« L’amour fou isole les amants, leur fait oublier leurs obligations sociales habituelles, rompt leurs liens familiaux ordinaires et, au bout du compte, provoque leur perte. Cet amour effraie la société, la choque profondément. Elle va donc utiliser tous les moyens possibles pour séparer ces amants comme elle le ferait de deux chiens dans la rue. » Luis Buñuel

Bien que Gun Crazy (Le Démon des armes) n’ait été tourné que quelques années plus tard, le duo dépeint par le réalisateur Joseph H. Lewis et le scénariste Dalton Trumbo est bien loin de l’innocence des couples en cavale de You Only Live Once (J’ai le droit de vivre, 1937) de Fritz Lang ou des They Live by Night (Les Amants de la nuit, 1949) de Nicholas Ray. Au contraire, ces amants diaboliques annoncent l’érotisme patent des films néo-noirs postérieurs à la censure, comme Bonnie and Clyde (1967) d’Arthur Penn et Guncrazy (1992), l’hommage réalisé par Tamra Davis

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