Lorsque les premières démonstrations de cinéma sonore ont lieu à Paris, en 1927 et 1928, l’avant-garde appartient déjà au passé. Les hommes qui vont faire le cinéma de demain sont peu ou pas du tout connus. Ils vont aborder le parlant sans préjugés. Ils s’appellent Luis Buñuel, Jean Vigo, Jean Cocteau, Jean Renoir. Eisenstein vient faire des conférences à Paris en 1930 et apporte toute son autorité au service de l’avènement du parlant. Pendant que l’« élite » pleure le cinéma muet, le grand art disparu, le cinéma trouve en France sa seconde chance d’être ce qu’il fut à son origine : un art populaire. Dans cette période de 1930 à 1936, où la conscience populaire s’éveille, le cinéma français – pour la seule fois de son histoire – va être l’écho et le miroir fidèle de cet élan.
Tout commence par un cri silencieux de révolte. Le Chien andalou (1928), film muet de Buñuel, est peut-être le premier film de cette période. Avec L’Âge d’or (1930), Buñuel répète le scandale. Mais il ne le cultivera pas et, au lieu de devenir la bonne conscience d’une société déchirée, retournera en Espagne, son pays natal, tourner Terre sans pain (Las Hurdes, 1934), le premier document cinématographique sur la misère.
Buñuel a donné le ton. Le cinéma français appartiendra aux poètes. Avec Zéro de conduite (1932) et L’Atalante (1934), Jean Vigo (1905-1934), avant de mourir prématurément, donne au cinéma français deux joyaux dont personne, à l’époque, n’est capable d’estimer la valeur. À peu près seul, Élie Faure salue l’auteur de L’Atalante, en qui il a reconnu le grand peintre du cinéma. Il faudra quinze ans pour que Vigo soit enfin réhabilité par les siens. Pendant ces quinze ans, comme il arrive toujours, des médiocres tenteront vainement de forcer son secret. Chaque film de Marcel Carné est un hommage indirect à Vigo. Du Quai des brumes (1938) aux Portes de la nuit (1946), le trop fameux « réalisme poétique » français se révèle aujourd’hui l’héritage mal compris de la poésie fulgurante et inimitable de L’Atalante. Mais Carné a du succès parce que ses images sont chargées des « signes » de la poésie. Chez Vigo, la poésie n’est que ce qu’elle doit être : le réel mis à nu, troublant, angoissant, merveilleux ou sordide. On ne peut pas « récupérer » ces images, les réduire à une technique. Elles nous mettent face à face avec le monde. C’est pourquoi, d’abord, elles font peur.
JEAN VIGO
Pendant les années bouillonnantes du muet, un autre cinéaste avait travaillé discrètement, indifférent aux grands courants de la mode. À travers le naturalisme de Delluc, d’Epstein et de L’Herbier, il était allé chercher son inspiration dans la peinture impressionniste, dont il était l’héritier : il était le fils d’Auguste Renoir. « Je me mis à regarder autour de moi et, émerveillé, je découvris des quantités d’éléments purement de chez nous, tout à fait transposables à l’écran. Je commençais à constater que le geste d’une laveuse de linge, d’une femme qui se peigne devant une glace, d’un marchand des quatre-saisons devant sa voiture avaient souvent ici une valeur plastique incomparable. Je repris une espèce d’étude du geste français à travers les tableaux de mon père et des peintres de sa génération […]. Je sais que je suis français et que je dois travailler dans un sens absolument national. Je sais aussi que, ce faisant, et seulement comme cela, je puis toucher les gens des autres nations et faire œuvre d’internationalisme. »
C’est ainsi que Renoir se libéra de l’influence des maîtres américains, de Stroheim entre autres, et qu’il inventa un nouveau cinéma français. C’est dans La Chienne(1931), La Nuit du carrefour et Boudu sauvé des eaux (1932) qu’il faut chercher la poésie de Paris et de sa banlieue, la magie inquiétante de la nuit, la fascination des quais. La Grande Illusion (1937), La Bête humaine (1938), La Règle du jeu (1939) approfondissent l’analyse d’une société que Renoir sait au bord de l’abîme. L’anarchisme de Prévert, qui est sans conséquence dans les films écrits pour Carné, prend chez Renoir une valeur prophétique (Le Crime de M. Lange, 1935, où sont exprimés tous les espoirs du Front populaire).
À l’autre bout du pays, à Marseille, un autre homme va s’opposer au concert de lamentations des cinéphiles du muet. Méprisé par les critiques, adoré par le grand public, il va, en même temps que Vigo et Renoir, inventer le cinéma parlant, libre, dégagé de toute volonté expressionniste. Avec lui, la caméra redevient ce qu’elle fut pour Louis Lumière : un appareil d’enregistrement. Ce méridional, homme de théâtre, professeur, mais qui a su garder le contact avec le pays où il vit et les gens qui l’habitent, c’est Marcel Pagnol. En 1935, il invite Renoir à venir tourner en décors naturels, près de Marseille, un drame populaire : Toni. Avec une superbe audace, il ose faire une déclaration dont on n’est pas sûr qu’elle soit une évidence pour le public d’aujourd’hui, tant le mythe du cinéma muet a la vie dure. Il disait notamment : « Le film muet va disparaître à jamais », « le film parlant doit parler », « le film parlant peut servir tous les arts et toutes les sciences, mais il n’a découvert aucun des buts qu’il nous permet d’atteindre. Ce n’est qu’un admirable moyen d’expression ».
Néanmoins, Pagnol, qui s’était contenté au départ d’être le scénariste de ses films (Marius fut réalisé par Alexandre Korda, Fanny par Yves Allégret), devient avec César (1936) réalisateur. Il faudra attendre 1950 pour que les néo-réalistes italiens lui rendent justice et se reconnaissent ses héritiers. Les jeunes cinéastes français des années 1960 retrouveront sa liberté de mise en scène.
Photo de tournage – César (1936)
Pagnol, en tout cas, n’est pas le seul homme de théâtre français qui s’intéresse au cinéma. Avec lui, Sacha Guitry travaille sous les quolibets des esthètes, mais avec la confiance du grand public. Son cinéma, comme celui de Pagnol, est un cinéma d’acteurs et, de même, sa caméra enregistre d’un point de vue documentaire un drame qui existe sans elle. Curieusement, c’est vers Guitry que Renoir évoluera plus tard, ses films devenant des documents sur un univers théâtral (La Règle du jeuest le premier pas dans cette voie). On mesure ici combien il serait vain d’opposer cinéma réaliste et théâtre filmé. Une telle opposition ne se concevait qu’au niveau du contenu. En vérité, par leurs méthodes, Renoir, Pagnol et Guitry sont tous « réalistes » ; plus que Carné, plus que Julien Duvivier (Pépé le Moko, 1936), qui « font » réalistes avec les artifices les plus suspects (effets de lumière, pavés glissants, brumes et décors sordides, etc.).
Enfin, Jean Grémillon inscrit son œuvre – discrète, sensible, attentive au contexte social de l’époque – dans ce grand courant du réalisme français : Gueule d’amour (1937), Remorques (1940).
Quant à René Clair, il avait su prolonger dans le parlant l’esthétique du muet. Les poursuites du Million (1931) et de À nous la liberté (1932) sont justement célèbres. Il avait su, le premier, deviner les effets comiques du son et en tirer une multitude de gags. La poésie populiste de Paris était depuis longtemps son univers familier. Néanmoins, il n’hésita pas à s’expatrier, dès 1935, en Angleterre, puis aux États-Unis. Malgré la prodigieuse vitalité du cinéma français de cette époque, la fascination de l’Amérique était encore grande. La guerre venue, Renoir allait rejoindre, à son tour, Hollywood. Les Soviétiques aussi ressentaient cet attrait : Eisenstein avait fait en 1930 son expérience américaine.
Considéré par beaucoup comme « le plus grand et le plus français des cinéastes français », Jean Renoir aura marqué son temps avec des films où une féroce critique de la société s’alliait à un sens très vif du spectacle.
L’œuvre de Jean Vigo se réduit à quatre films ; elle est pourtant d’une telle nouveauté, face à la production du cinéma français des années 30, qu’elle fait de son auteur un maître, mais aussi un précurseur.
Marcel Carné illustre parfaitement cette école – ou cette tendance – dite du « réalisme poétique », qui marqua si profondément le cinéma français de la fin des années 1930. Une tendance dont on retrouve l’influence dans les domaines les plus divers de la vie artistique, et qui donnera aux œuvres de cette période troublée de l’avant-guerre une atmosphère tout à fait caractéristique. Pour sa part cependant, Carné préférait parler de « fantastique social », reprenant ainsi une expression de Pierre Mac Orlan.
Si le cinéma était resté muet, on peut penser que Marcel Pagnol ne serait jamais devenu cinéaste, tant son œuvre est d’abord une œuvre parlée, où le dialogue joue un rôle prépondérant. Et pourtant, nous savons aussi qu’elle constitue bien autre chose que le « théâtre filmé » à quoi on a voulu longtemps la réduire avec dédain, et qu’elle représente de l’authentique cinéma.
Cinéaste presque involontaire à ses débuts, Sacha Guitry a très vite pris conscience des ressources du nouvel art et ce n’est pas le moindre des paradoxes que cet homme de théâtre soit devenu un des grands réalisateurs français.
Le succès de Remorques, en 1941, devait constituer pour Jean Grémillon une revanche sur quinze ans de déboires. Curieusement, c’est au cœur d’une des périodes les plus noires de notre histoire, que ce « cinéaste maudit » va pouvoir le mieux s’exprimer, et dans l’œuvre de ce metteur en scène de gauche, s’il en fut, la période « vichyssoise » apparaît comme une trop brève saison privilégiée.
René Clair a donné au cinéma quelques chefs-d’œuvre inoubliables, réussissant ainsi à décrire, à travers ses narrations visuelles, l’esprit de toute une époque. Quand René Clair réalisa en 1930 Sous les toits de Paris, son premier film parlant, il jouissait déjà d’une notoriété internationale grâce à ses films muets Entr’acte (1924) et Un Chapeau de paille d’Italie (1927).
Avec Renoir, Carné et Grémillon, Duvivier a été la personnalité la plus marquante du cinéma français des années 1930. La sûreté de son art et son esprit éclectique devaient lui attirer les faveurs d’Hollywood où, pendant la guerre, il allait poursuivre une très brillante carrière. Un même drame unit le vieux comédien de La Fin du jour (1939), admirablement interprété par Michel Simon, et le jeune Duvivier, qui se destine à une carrière théâtrale : le trou de mémoire qui paralyse en scène. Si la défaillance sera fatale pour l’aîné, elle sera la chance de la vie du cadet.
La qualité, qui a caractérisé le cinéma français des années 1930, n’était pas seulement le fruit de l’inspiration de grands cinéastes, mais aussi celui du professionnalisme des équipes qui les entouraient.
Pépé le Moko compte quatre cent quarante-neuf plans. Au quatre cent quarante-cinquième, Pépé –Jean Gabin, cadré à travers la grille de fer qui le sépare du bateau qu’il n’a pas pris, sort un couteau de sa poche, l’ouvre et se le plante dans le ventre. SI le suicide de Jean Gabin sur l’écran du Marivaux, où le film de Duvivier est sorti à la fin de janvier 1937, fait basculer un réalisme qui se cherchait depuis plusieurs années dans une dimension morbide, désespérée, dont le succès jusqu’à la guerre renvoie de la société, de son inconscient collectif une image qui est l’envers, le négatif à la fois de l’optimisme du printemps 1936 et du triomphalisme nationaliste de l’hiver 1938–1939.
« T’as de beaux yeux, tu sais ! ». D’une simplicité presque banale, ces quelques mots suffisent pourtant à faire ressurgir tout un pan du cinéma français, et avec lui les figures qui l’ont bâti. À commencer par Jean Gabin, dont la célèbre phrase est devenue l’un des signes distinctifs. Les imitateurs du comédien l’ont d’ailleurs tellement galvaudée qu’en revoyant le film, on est presque surpris d’entendre Gabin la murmurer d’un ton si juste. Mais la réplique évoque évidemment aussi celle à qui s’adresse ce compliment, et dont le regard, dans la lumière irréelle du chef-opérateur Eugen Schufftan, brille de manière admirable.
Le Jour se lève raconte la destruction d’un homme, d’un homme simple pris au piège, humilié, condamné à mort par un salaud. Il fallait cette architecture rigoureuse, du coup de feu initial du meurtre au coup de feu final du suicide, pour que se mettent en place les mâchoires du piège qui broie François (Jean Gabin). On ne lui laisse pas une chance. Le combat est inégal, il n’y a pas de justice. Un pouvoir aveugle et brutal vient parachever ce que le cynisme de Valentin (Jules Berry) avait commencé : le peloton anonyme des gardes mobiles repousse les ouvriers solidaires et piétine la fragile Françoise (Jacqueline Laurent).
Drame caustique de la petite bourgeoisie, est l’œuvre de Jean Renoir la plus noire. Un théâtre de marionnettes dont les personnages sont piégés par leurs pulsions… et par la perversité d’un réalisateur-démiurge qui se plaît à inverser les rôles : un proxénète va être condamné pour le seul crime qu’il n’a pas commis, alors que le vrai coupable, le brave caissier d’une bonneterie, ne sera pas inquiété… Michel Simon est prodigieux dans le rôle de ce petit homme, modeste employé et peintre frustré par une épouse revêche, soudain aveuglé par la passion.
Dans Boudu sauvé des eaux,Renoir fait pour la première fois avec une telle clarté le procès de l’imaginaire en tant que force de dénégation du réel et instrument de conquête d’une identité mensongère. Tout le malentendu autour de l’insuccès puis du succès de ce film vient de là. Redoublant le génie de Renoir, sa science du décor et de la profondeur de champ, Boudu doit évidemment beaucoup à l’immense talent de Michel Simon. On ne peut même plus parler de direction d’acteur, mais de la rencontre de deux personnalités d’exception en état de grâce. Une œuvre unique dans le cinéma mondial.
« La Grande Illusion, écrivait François Truffaut,est construit sur l’idée que le monde se divise horizontalement, par affinités, et non verticalement, par frontières. » De là l’étrange relation du film au pacifisme : la guerre abat les frontières de classe. Il y a donc des guerres utiles, comme les guerres révolutionnaires, qui servent à abolir les privilèges et à faire avancer la société. En revanche, suggère Renoir, dès que les officiers, qui n’ont d’autre destin que de mourir aux combats, auront disparu, alors les guerres pourront être abolies : c’est le sens de la seconde partie, plus noire, qui culmine dans les scènes finales entre Jean Gabin et Dita Parlo, à la fois simples et émouvantes.
Deux ans après leur première collaboration pour Les Bas-fonds, Gabin et Renoir se retrouvent pour porter à l’écran le roman d’Émile Zola. À la fois drame social et romance tragique, La Bête humaine s’avérera l’un des chefs-d’œuvre de l’immédiat avant-guerre.
Devenu culte après avoir été maudit (mutilé, censuré…), ce vaudeville acide a été conçu dans l’atmosphère trouble précédant la Seconde Guerre mondiale, à une époque où une partie de la société française ignorait qu’elle dansait sur un volcan. Jean Renoir s’inspire de Beaumarchais et de Musset. Et il dirige ses comédiens, inoubliables, en pensant à la frénésie de la musique baroque, à la verve trépidante de la commedia dell’arte : Dalio en aristo frimeur, Carette en braconnier gouailleur, Paulette Dubost en soubrette, Gaston Modot en garde-chasse crucifié.
Réalisé avec des acteurs et des techniciens de l’équipe Marcel Pagnol, développé dans son laboratoire de Marseille, et ayant peut-être bénéficié de sa discrète collaboration pour certains dialogues, Toni, entièrement tourné en extérieurs dans le Midi, a plus d’un point commun avec Angèle, tant dans son thème et ses personnages que dans son style, résolument mélodramatique.
Des ruelles, un dédale grouillant de vie, où Julien Duvivier filme des pieds, des pas, des ombres portées : la Casbah est un maquis imprenable par la police, où Pépé le Moko (« moco » : marin toulonnais en argot) a trouvé refuge. Ce malfrat au grand cœur (Gabin) s’y sent comme chez lui. Il y étouffe aussi. Quand ses rêves de liberté, sa nostalgie de Paname prennent les traits d’une demi-mondaine, Pépé, on le sait, est condamné…
Marin dans l’âme, Grémillon chérissait la mer, qu’il avait déjà célébrée dans Gardiens de phare en 1928. Remorques, situé à la pointe de la Bretagne, du côté de Crozon, fut un film compliqué à faire : scénario remanié, tournage interrompu à cause de la guerre, etc. Il tangue un peu comme un rafiot. On y retrouve néanmoins ce lyrisme sobre qu’on aime tant. Au fond, Remorques est l’envers de Quai des brumes, auquel on pense forcément : point de « réalisme poétique » ici, plutôt une poésie réaliste, sans effets ni chichis.
En attendant le feu vert pour L’Etrange Monsieur Victor,Jean Grémillon a eu le temps de réaliser Gueule d’amour, adapté par Charles Spaakd’un roman d’André Beucler. Nous sommes en 1937, et ce film qui devait être une parenthèse, une œuvre de circonstance, marquera au contraire un tournant dans la carrière du réalisateur : grâce au succès commercial qu’il obtient, il permet à Grémillon d’entamer la période la plus féconde de son œuvre et de produire régulièrement jusqu’en 1944, des films qui marquent une synthèse réussie entre ses exigences artistiques et les contraintes d’un cinéma populaire.
Généralement considéré comme le chef-d’ œuvre de René Clair, Le Million est le résultat d’une fusion particulièrement heureuse entre la tradition du vaudeville et les expériences d’avant-garde. Dans la structure circulaire de la course poursuite, classique chez René Clair, le texte sert de support aux gags, aux digressions, au dénouement d’actions indépendantes ; ainsi, par de nombreux aspects, ce film se rattache à Un chapeau de paille d’Italie (1927).
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